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VI Voix Françaises

Alphonse Allais1

Rimes riches à l'œil

L'homme insulté‚ qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l'homme à l'humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.
Moi, je n'agis qu'à bon escient :
Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
Qu'ils soient de Château-l'Abbaye
Ou nés à Saint-Germain-en-Laye,
Je les rejoins d'où qu'ils émanent,
Car mon courroux est permanent.
Ces gens qui se croient des Shakespeares
Ou rois des îles Baléares !
Qui, tels des condors, se soulèvent !
Mieux vaut le moindre engoulevent.
Par le diable, sans être un aigle,
Je vois clair et ne suis pas bigle.
Fi des idiots qui balbutient !
Gloire au savant qui m'entretient !

Complainte amoureuse

Oui, dès l'instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes ;
De l'amour qu'en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Combien de soupirs je rendis !
De quelle cruauté vous fûtes !
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je priai, je gémis :
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis.
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes,
Et je ne sais comment vous pûtes
De sang-froid voir ce que j'y mis.
Ah! fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le disse,
Qu'avec orgueil vous vous tussiez !
Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et qu'en vain je m'opiniâtrasse,
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m'assassinassiez !

Guillaume Apollinaire2

La chanson du mal-aimé

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le Matin voit sa renaissance

Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d'Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n'es pas l'amour unique

Au tournant d'une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C'était son regard d'inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d'une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l'amour même

Lorsqu'il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d'un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu'il revînt

L'époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D'attente et d'amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

J'ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

Regrets sur quoi l'enfer se fonde
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre

J'ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisée

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Je me souviens d'une autre année
C'était l'aube d'un jour d'avril
J'ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l'amour à voix virile
Au moment d'amour de l'année

Aubade chantée à lætare, un an passé

C'est le printemps viens-t'en Pâquette
Te promener au bois joli
Les poules dans la cour caquètent
L'aube au ciel fait de roses plis
L'amour chemine à ta conquête

Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus

Viens ma tendresse est la régente
De la floraison qui paraît
La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent

Beaucoup de ces dieux ont péri
C'est sur eux que pleurent les saules
Le grand Pan l'amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes

L'amour est mort j'en suis tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent

Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
Et les Cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue

Portez comme un joug le Croissant
Qu'interrogent les astrologues
Je suis le Sultan tout-Puissant
Ô mes Cosaques Zaporogues
Votre Seigneur éblouissant

Devenez mes sujets fidèles
Leur avait écrit le Sultan
Ils rirent à cette nouvelle
Et répondirent à l'instant
À la lueur d'une chandelle

Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople

Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d'immondice et de fange
Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l'attends
Avec mon cœur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t'en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

Mon cœur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
Ô mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide
Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
Ô marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes
Les égypans les feux follets
Et les destins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins
La licorne et le capricorne
Mon âme et mon corps incertain
Te fuient ô bûcher divin qu'ornent
Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire
Tes prêtres fous t'ont-ils paré
Tes victimes en robe noire
Ont-elles vainement pleuré
Malheur dieu qu'il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant
Dieu de mes dieux morts en automne
Tu mesures combien d'empans
J'ai droit que la terre me donne
Ô mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l'aimes
Je t'ai menée souviens-t'en bien
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
Ô mon ombre en deuil de moi-même

L'hiver est mort tout enneigé
On a brûlé les ruches blanches
Dans les jardins et les vergers
Les oiseaux chantent sur les branches
Le printemps clair l'avril léger
Mort d'immortels argyraspides
La neige aux boucliers d'argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides

Et moi j'ai le cœur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène
Ô mon amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau
Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon cœur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j'oublie

Les sept épées

La première est toute d'argent
Et son nom tremblant c'est Pâline
Sa lame un ciel d'hiver neigeant
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant

La seconde nommée Noubosse
Est un bel arc-en-ciel joyeux
Les dieux s'en servent à leurs noces
Elle a tué trente Bé-Rieux
Et fut douée par Carabosse

La troisième bleu féminin
N'en est pas moins un chibriape
Appelé Lul de Faltenin
Et que porte sur une nappe
L'Hermès Ernest devenu nain

La quatrième Malourène
Est un fleuve vert et doré
C'est le soir quand les riveraines
Y baignent leurs corps adorés
Et des chants de rameurs s'y traînent

La cinquième Sainte-Fabeau
C'est la plus belle des quenouilles
C'est un cyprès sur un tombeau
Où les quatre vents s'agenouillent
Et chaque nuit c'est un flambeau

La sixième métal de gloire
C'est l'ami aux si douces mains
Dont chaque matin nous sépare
Adieu voilà votre chemin
Les coqs s'épuisaient en fanfares

Et la septième s'exténue
Une femme une rose morte
Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
À sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l'histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d'un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l'haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d'y mourir

Les dimanches s'y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes

À la Santé

Avant d'entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu'es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d'en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
O mes années ô jeunes filles (...)

Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement

Tu pleureras l'heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures (...)

J'écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu'un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison

Le jour s'en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté chère raison

Hôtel

Ma chambre a la forme d'une cage,
Le soleil passe son bras par la fenêtre.
Mais moi qui veux fumer pour faire des mirages,
J'allume au feu du jour ma cigarette,
Je ne veux pas travailler --- je veux fumer.

Le bestiaire ou cortège d'Orphée

Le Dromadaire
Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d'Alfaroubeira
Courut le monde et l'admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j'avais quatre dromadaires.

La Chèvre du Thibet
Les poils de cette chèvre et même
Ceux d'or pour qui prit tant de peine
Jason, ne valent rien au prix
Des cheveux dont je suis épris.

La Sauterelle
Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint Jean.
Puissent mes vers être comme elle,
Le régal des meilleures gens.

Le Dauphin
Dauphins, vous jouez dans la mer,
Mais le flot est toujours amer.
Parfois, ma joie éclate-t-elle ?
La vie est encore cruelle.

L'Écrevisse
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s'en vont les écrevisses,
À reculons, à reculons.

La Carpe
Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.

Orphée
Que ton cœur soit l'appât et le ciel, la piscine !
Car, pécheur, quel poisson d'eau douce ou bien marine
Égale-t-il, et par la forme et la saveur,
Ce beau poisson divin qu'est JÉSUS, Mon Sauveur ?

Louis Aragon3

Il n'y a pas d'amour heureux

Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
À quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux.

L'affiche rouge

Vous n'avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE

Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Nous dormirons ensemble

Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensemble

C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble

Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble.

Antonin Artaud4

Van Gogh, le suicidé de la société

(...) Et c'est ainsi que Van Gogh est mort suicidé, parce que c'est le concert de la conscience entière qui n'a plus pu le supporter.

Car s'il n'y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée,
il y avait du fulminate,
du volcan mûr.
de la pierre de transe,
de la patience,
du bubon,
de la tumeur cuite,
et de l'escarre d'écorché.

Et le roi Van Gogh sommeillait incubant la prochaine alerte de l'insurrection de sa santé.
Comment?
Par le fait que la bonne santé c'est pléthore de maux rodés, de formidable ardeur de vivre, par cent blessures corrodées, et qu'il faut quand même faire vivre,
qu'il faut amener à se perpétuer.

Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n'est pas digne d'être vivant.
C'est le dictame que le pauvre Van Gogh en coup de flamme se fit un devoir de manifester.

Mais le mal qui veillait lui fit mal.
Le Turc, sous sa figure honnête, s'approcha délicatement de Van Gogh pour cueillir en lui la praline,
afin de détacher la praline (naturelle) qui se formait.

Et Van Gogh y perdit mille étés.
De quoi il est mort à 37 ans,
avant vivre,
car tout singe a vécu avant lui des forces qu'il avait rassemblées.
Et c'est maintenant ce qu'il va falloir rendre, pour permettre à Van Gogh de ressusciter.

En face d'une humanité de singes lâches et de chiens mouillés, la peinture de
Van Gogh aura été celle d'un temps où il n'y eut pas d'âme, pas d'esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés.
Paysages de convulsions fortes, de traumatismes forcenés, comme d'un corps que la fièvre travaille pour l'amener à l'exacte santé.

Le corps sous la peau est une usine surchauffée.
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés.
Ainsi un paysage
deVan Gogh à midi.

Seule la guerre à perpétuité explique une paix qui n'est qu'un passage,
ainsi qu'un lait prêt à verser explique la casserole où il bouillait.
Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques,
convulsés et pacifiés.

C'est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer.
C'est la fièvre entre deux reprises d'une insurrection de bonne santé.

Un jour la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé,
reviendra pour jeter en l'air la poussière d'un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter.

Prière

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux deux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu'un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous,
Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l'on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l'intelligence
Aux griffes d'un typhon nouveau

Barbara5

Dis ! Quand reviendras-tu ?

Voilà combien de jours, voilà combien de nuits...
Voilà combien de temps que tu es reparti !
Tu m'as dit ;
Cette fois, c'est le dernier voyage,
Pour nos coeurs déchirés, c'est le dernier naufrage.
Au printemps, tu verras, je serai de retour.
Le printemps, c'est joli, pour se parler d'amour :
(Version Femme : Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)
Nous irons voir ensemble les jardins refleuris,
(Je n'ai pas la vertu des femmes de marins.)
Et déambulerons dans les rues de Paris !

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

Le printemps s'est enfui depuis longtemps déjà,
Craquent les feuilles mortes, brûl'nt les feux de bois...
A voir Paris si beau en cette fin d'automne,
Soudain je m'alanguis, je rêve, je frissonne...
Je tangue, je chavire, et comme la rengaine ;
Je vais, je viens, je vire, je tourne, je me traîne...
(V.F. Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)

Ton image me hante, je te parle tout bas...
(Je n'ai pas la vertu des femmes de marins.)
Et j'ai le mal d'amour et j'ai le mal de Toi !

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

J'ai beau t'aimer encor, j'ai beau t'aimer toujours.
J'ai beau n'aimer que toi, j'ai beau t'aimer d'amour...
Si tu ne comprends pas qu'il te faut revenir,
Je ferai de nous deux, mes plus beaux souvenirs...

Je reprendrai la rout', le Monde m'émerveill'.
J'irai me réchauffer à un autre Soleil...
(V.F. Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)
Je ne suis pas de ceux qui meurent de chagrin...
(Je n'ai pas la ver-tu des femmes de marins.)
Je n'ai pas la vertu des Chevaliers anciens.

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

Charles Baudelaire6

L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

L'invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !

Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

Harmonie du soir (faux pantoun)

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s 'évapore ainsi qu 'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l 'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s 'évapore ainsi qu 'un encensoir ;
Le violon frémit comme un coeur qu 'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un coeur qu 'on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s 'est noyé dans son sang qui se fige.

Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s 'est noyé dans son sang qui se fige ...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Joachim du Bellay7

Heureux qui comme Ulysse

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge!

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine:

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

Marcher d'un grave pas et d'un grave sourcil

Marcher d'un grave pas et d'un grave sourcil,
Et d'un grave sourire à chacun faire fête,
Balancer tous ses mots, répondre de la tête,
Avec un Messer non, ou bien un Messer si :

Entremêler souvent un petit Et cosi,
Et d'un son Servitor contrefaire l'honnête,
Et, comme si l'on eût sa part en la conquête,
Discourir sur Florence, et sur Naples aussi :

Seigneuriser chacun d'un baisement de main,
Et, suivant la façon du courtisan romain,
Cacher sa pauvreté d'une brave apparence :

Voilà de cette cour la plus grande vertu,
Dont souvent mal monté, mal sain, et mal vêtu,
Sans barbe et sans argent on s'en retourne en France.

Sonnet

Vu le soin ménager dont travaillé je suis,
Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t'ébahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante ;
Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,

Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

Marie-Claire Bancquart8

Bête écrivante

Tu comprends quelque chose, toi, la bête écrivante, aux mouvements de fond dans ton corps ?
Par là circulent les histoires au milieu de l 'Histoire au corps froid
ça halète, ça limite, ça apatride dans les béances ça sonne parfois bien
ça n 'est jamais dans l 'ordre alphabétique.

Tu marches avec, tu dors avec traversée par des vies d 'insectes d 'hommes ou de platanes.
Et ça, tu le sors en paroles.
Voici quelques mots tiédis au passage, qui s 'éparpillent au dehors, témoignant
que tu leur as donné un peu de vie supplémentaire :
clin de temps,
cri d 'amour, de refus,
dans un pli d 'univers.

Qui vient de loin

Il y a des mots meurtris devant la porte
n'ouvre pas

ils sont amoncelés, ils tomberaient en désordre
certains montent encore l'escalier
ils cherchent peut-être le silence. Leur silence

Si tu ouvrais la porte ils entreraient dans les dictionnaires
ils occuperaient ces calmes logis d'ordre alphabétique, où rien ne prouve
que l'horreur existe vraiment
mais le sang coulerait d'eux chaque fois que nous arriverions au mot Sang.

Serrer les durs rayons des lampes les jeter à la face du crépuscule
organiser un monde net contre la nuit tombale.
--- Et si le crépuscule naissait de nous ?
--- Non. Cueillir d'éclatants tournesols s'éclairer d'un reflet à caresser...

Se faire à vivre...aimer la vie...
Bonjour, mathématique incarnée, notre monde !
...Mais peut-être dans une autre partie d'univers
dans un ailleurs tout à fait ailleurs règnent des claculs différents, inconnus,
et d'autres poésies, d'autres dispositions de l'amour, des cristaux."

"Qui vient de loin, qui espére et appelle, graine folle parmi les hommes ?
Qui germe, qui veut aller vers l'accomplissememnt ?

Qui peuple les ruines des fantômes vivants ?

Qui unit les espaces et, parfois, caresse simplement le bois de sa table ?
Qui rêve à une seule lettre ouverte sur l'innombrable? "

Pourtant l'amour...

Pourtant l'amour se conforme à l'amour.
Il n'est couple d'oiseaux qui ne ressemble au nôtre.
Et du haut de leur toit, ils nous regardent avec un rayonnement,
ils évoquent le temps où les bêtes parlaient,
leur parlaient à eux, les oiseaux,
tandis que se taisaient les hommes, maintenant si bavards.
Il nous faudrait connaître le monde par leurs pépiements
si confidentiels à présent que nous ne les déchiffrons pas.
Nous resterions assis sous leurs arbres,
et les écouterions comme les enfants écoutent le maître.
Notre silence, et la sûreté de leur pépiement nous aideraient à vivre.

Christian Bobin9

Le murmure

Trop de silence, trop de crainte d 'écrire le premier mot - des choses comme ça. Pour écrire un beau livre, il faut juste être au rendez-vous. Il faut simplement dire les choses directement comme elles sont. Un vrai livre doit venir à la vitesse de la lumière, avec les « mauvais soins » (rayures permises, mots idiots permis). Nous sommes loin, très loin de toute perfection d'un jardinier auquel personne ne croit.

Il faut éloigner beaucoup de choses, beaucoup, pour écrire un livre fort - je veux dire un livre qui s 'envole et va non pas aux cieux qui sont purs et illisibles, mais auprès de qui en a vitalement besoin. Il faut d 'abord éloigner les anges et les dieux, qui existent peut-être, qui n 'existent peut-être pas. Quand je dis ceci, je sais très bien qu 'ils existent mais c 'est par respect d 'amour que je parle ainsi : je les aime, je sais qu 'ils n 'aiment pas être assignés à résidence, ici, ou là. Laissons-les s 'éloigner, s 'ils doivent revenir ils sauront bien le faire, ce sera à leur manière - jamais à la nôtre. Je ne suis pas de ces théologiens normands qui disent « peut-être ben que oui, peut-être ben que non » - faisant de la vie une gare détruite.

Yves Bonneffoy10

Du Mouvement et de L 'immobilite de Douve

Je te voyais courir sur des terrasses, Je te voyais lutter contre le vent, Le froid saignait sur tes lèvres.

II
L 'été vieillissant te gerçait d 'un plaisir monotone, nous méprisions l 'ivresse imparfaite de vivre.
Plutôt le lierre, disais-tu. l 'attachement du lierre aux pierres de sa nuit : présence sans issue, visage sans racine.
Dernière vitre heureuse que l 'ongle solaire déchire, plutôt dans la montagne ce village où mourir.
« Plutôt ce vent ... »

III
Il s 'agissait d 'un vent plus fort que nos mémoires, Stupeur des robes et cri des rocs --- et tu passais devant
ces flammes La tète quadrillée les mains Tendues et toute En quête de la mort sur les tambours exultants de les gestes.
C 'était jour de tes seins
Et tu régnais enfin absente de ma tête.

IV
Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre, Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort. De grands chiens de feuillages tremblent.
Le bras que tu soulèves, soudain, sur une porte, m 'illumine à travers les âges. Village de braise, à chaque instant je te vois naître, Douve,
A chaque instant mourir.

V
Le bras que l 'on soulève et le bras que l 'on tourne Ne sont d 'un même instant que pour nos lourdes têtes, Mais rejetés ces draps de verdure et de boue Il ne reste qu 'un feu du royaume de mort.
La jambe démeublée où le grand vent pénètre Poussant devant lui des têtes de pluie Ne vous éclairera qu 'au seuil de ce royaume, Gestes de Douve, gestes déjà plus lents, gestes noirs.

VI
Quelle pâleur te frappe, rivière souterraine, quelle artère en toi se rompt, où l 'écho retentit de ta chute ?
Ce bras que tu soulèves soudain s 'ouvre, s 'enflamme. Ton visage recule. Qu
lle brunie croissante m 'arrache ton regard ? Lente falaise d 'ombre, frontière de la mort.
Des bras muets t 'accueillent, arbres d 'une autre rive.
(...)

Jean et Jeanne

Tu demandes le nom
De cette maison basse délabrée.
C 'est Jean et Jeanne en un autre pays
Quand les larges vents passent
Le seuil où rien ne chante ni paraît.

C 'est Jean et Jeanne et de leurs laces grise
Le plâtre du jour tombe et je revois
La vitre des étés anciens.
Te souviens-tu ?

La plus brillante au loin, l 'arche lille des ombres
Aujourd 'hui, ce soir, nous ferons un feu
Dans la grande salle. Nous nous éloignerons,
Nous le laisserons vivre pour les morts

L 'orangerie

Ainsi marcherons-nous sur les ruines d 'un ciel immense,
Le site au loin s 'accomplira
Comme un destin dans la vive lumière.
Le pays le plus beau longtemps cherché
S 'étendra devant nous terre des salamandres.

Regarde, diras-tu, cette pierre :
Elle porte la présence de la mort.
Lampe secrète c 'est elle qui brûle sous nos gestes,
Ainsi marchons-nous éclairés.

La Lampe, le Dormeur

I

Je ne savais dormir sans toi, je n 'osais pas
Risquer sans toi les marches descendantes.
Plus tard, j 'ai découvert que c 'est un autre songe.
Cette terre aux chemins qui tombent dans la mort

Alors je t 'ai voulue au chevet de ma fièvre
D 'inexister, d 'être plus noir que tant de nuit.
Et quand je parlais haut dans le monde inutile,
Je t 'avais sur les voies du trop vaste sommeil.

Le dieu pressant en moi. c 'étaient ces rives
Que j 'éclairais de l 'huile errante, et tu sauvais
Nuit après nuit mes pas du gouffre qui m 'obsède.
Nuit après nuit mon aube, inachevable amour.

II

Je me penchais sur toi, vallée de tant de pierres.
J 'écoutais les rumeurs de ton grave repos.
J 'apercevais très bas dans l 'ombre qui te couvre
Le lieu triste où blanchit l 'écume du sommeil.

Je t 'écoutais rêver.
O monotone et sourde.
Et parlbis par un roc invisible brisée.
Comme ta voix s 'en va, ouvrant parmi ses ombres
Le gave d 'une étroite attente murmurée !

Là-haut, dans les jardins de l 'émail, il est vrai
Qu 'un paon impie s 'accroît des lumières mortelles.
Mais loi il te suffit de ma flamme qui bouge.
Tu habites la nuit d 'une phrase courbée.

Qui es-tu ?Je ne sais de loi que les alarmes.
Les haies dans la voix d 'un rite inachevé.
Tu partages l 'obscur au sommet de la table,
Et que les mains sont nues, o seules éclairées !

III

Bouche, tu auras bu
A la saveur obscure,
A une eau ensablée,
A l 'Être sans retour.

Où vont se réunir
L 'eau amére, l 'eau douce,
Tu auras bu où brille
L 'impartageable amour.

Mais ne t 'angoisse pas,
O bouche qui demandes
Plus qu 'un reflet troublé,
Plus qu 'une ombre de jour :

L 'âme se fait d 'aimer
L 'écume sans réponse.[
]{.underline}La joie sauve la joie.
L 'amour le non-amour.

Et le rossignol chante ...

Et le rossignol chante une fois encore
Avant que notre rêve ne nous prenne,
Il a chanté quand s 'endormait Ulysse
Dans l 'île où faisait halte son errance,
Et l 'arrivant aussi consentit au rêve,
Ce fut comme un frisson de sa mémoire
Par tout son bras d 'existence sur terre
Qu 'il avait replié sous sa tête lasse.
Je pense qu 'il respira d 'un souffle égal
Sur la couche de son plaisir puis du repos,
Mais Vénus dans le ciel, la première étoile,
Tournait déjà sa proue, bien qu 'hésitante,
Vers le haut de la mer, sous des nuées,
Puis dérivait, barque dont le rameur
Eût oublié, les yeux à d 'autres lumières,
De replonger sa rame dans la nuit.

Art poétique

Je dédie ce livre à l'improbable, c'est-à-dire à ce qui est. À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluies, d'attente et de vent. A un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l'obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d'une haute et impraticable clarté.

Daniel Boulanger11

Retouche à une maîtresse

Le chat vous ouvre la porte, le perroquet vous salue, le chien vous lèche, le singe dispose les verres sur la
table, la femme au col fermé n 'a pas desserré les lèvres et
regarde le coucou rentrer dans son horloge.
Un ange passe.

Retouche à l'humeur

Pourquoi ce malaise
devant la nappe sans tache
où le pot de cuivre et l'œuf
équilibrent leurs deux crépuscules?
Aucune histoire ne nous est contée
et nous voulions ces nourritures.
Mais l'œuf et le pot sont dans un cadre
le cadre au Musée
et le Musée ferme le soir
en souvenir des peines du peintre.

Georges Brassens12

La cane de Jeanne

La cane de Jeanne
Est morte au gui
L'an neuf,

Elle avait fait la veille,
Merveille,
Un œuf !
La cane de Jeanne
Est morte d'avoir fait,
Du moins on le présume,
Un rhume
Mauvais.
La cane de Jeanne
Est morte sur son œuf
Et dans son beau costume
De plumes
Tout neuf !
La cane de Jeanne
Ne laissant pas de veuf,
C'est nous autres qui eûmes
Les plumes
Et l'œuf.

Tous, toutes,
Sans doute,

Garderont longtemps le
Souvenir de la cane de Jeanne,
Morbleu !

La mauvaise réputation

Au village, sans prétention
J'ai mauvaise réputation.
Qu' je m' démène, ou qu' je reste coi
Je pass' pour un je ne sais quoi,
Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant mon ch'min de petit bonhomme,
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde médit de moi.
Sauf les muets, ça va de soi.

Le jour du Quatorze Juillet,
Je reste dans mon lit douillet.
La musique qui marche au pas,
Cela ne me regarde pas.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En n'écoutant pas le clairon qui sonne.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde me montre du doigt.
Sauf les manchots, ça va de soi.

Quand j' croise un voleur malchanceux
Poursuivi par un cul-terreux,
J'lanc' la patt' et pourquoi le taire,
Le cul-terreux s' retrouv' par terre.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En laissant courir les voleurs de pommes.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde se rue sur moi,
Sauf les culs-d'-jatte, ça va de soi.

Pas besoin d'être Jérémie
Pour d'viner l' sort qui m'est promis,
S'ils trouv'nt une corde à leur goût,
Ils me la passeront au cou.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En suivant les ch'mins qui n' mèn'nt pas à Rome.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le mond' viendra me voir pendu,
Sauf les aveugl's, bien entendu.

Les funérailles d'antan

Jadis, les parents des morts vous mettaient dans le bain
De bonne grâce ils en f'saient profiter les copains
" Y a un mort à la maison, si le coeur vous en dit

Venez l'pleurer avec nous sur le coup de midi... "
Mais les vivants aujourd'hui n'sont plus si généreux
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux
C'est la raison pour laquell', depuis quelques années
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez

Mais où sont les funéraill's d'antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères

Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu'-mort, au curé, aux chevaux même
Ils payaient un verre
Elles sont révolues
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r'verra plus
Et c'est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Maintenant, les corbillards à tombeau grand ouvert
Emportent les trépassés jusqu'au diable vauvert
Les malheureux n'ont mêm' plus le plaisir enfantin
D'voir leurs héritiers marron marcher dans le crottin

L'autre semain' des salauds, à cent quarante à l'heur'
Vers un cimetièr' minable emportaient un des leurs
Quand, sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis
On s'aperçut qu'le mort avait fait des petits

Mais où sont les funéraill's d'antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu'-mort, au curé, aux chevaux même

Ils payaient un verre
Elles sont révolues
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r'verra plus
Et c'est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Plutôt qu'd'avoir des obsèqu's manquant de fioritur's
J'aim'rais mieux, tout compte fait, m'passer de sépultur'
J'aim'rais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où
Et même, à la grand' rigueur, ne pas mourir du tout
O, que renaisse le temps des morts bouffis d'orgueil

L'époque des m'as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil
Où, quitte à tout dépenser jusqu'au dernier écu
Les gens avaient à coeur d'mourir plus haut qu'leur cul
Les gens avaient à coeur de mourir plus haut que leur cul

André Breton13

L'union libre

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de
dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de
Champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clefs aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière

A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre

André Breton et Philippe Soupault

Les champs magnétiques

Prisonniers des gouttes d'eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels. Nous courons dans les villes sans bruits et les affiches enchantées ne nous touchent plus. À quoi bon ces grands enthousiasmes fragiles, ces sauts de joie desséchés ? Nous ne savons plus rien que les astres morts; nous regardons les visages; et nous soupirons de plaisir. Notre bouche est plus sèche que les plages perdues; nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n'y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres mortes de la veille.

Quelquefois, le vent nous entoure de ses grandes mains froides et nous attache aux arbres découpés par le soleil. Tous, nous rions, nous chantons, mais personne ne sent plus son coeur battre. La fièvre nous abandonne.

Les gares merveilleuses ne nous abritent plus jamais : les longs couloirs nous effraient. Les villes que nous ne voulons plus aimer sont mortes. Regardez autour de vous : il n'y a plus que le ciel et ces grands terrains vagues que nous finirons bien par détester. Il faut donc étouffer encore pour vivre ces minutes plates, ces siècles en lambeaux. Nous aimions autrefois les soleils de fin d'année, les plaines étroites où nos regards coulaient comme ces fleuves impétueux de notre enfance. Il n'y a plus que des reflets dans ces bois repeuplés d'animaux absurdes, de plantes connues.

Les villes que nous ne voulons plus aimer sont mortes. Regardez autour de vous : il n'y a plus que le ciel et ces grands terrains vagues que nous finirons bien par détester. Nous touchons du doigt ces étoiles tendres qui peuplaient nos rêves. Là-bas, on nous a dit qu'il y avait des vallées prodigieuses : chevauchées perdues pour toujours dans ce Far West aussi ennuyeux qu'un musée.

Lorsque les grands oiseaux prennent leur vol, ils partent sans un cri et le ciel strié ne résonne plus de leur appel. Ils passent au-dessus des lacs, des marais fertiles; leurs ailes écartent les nuages trop langoureux. Il ne nous est même plus permis de nous asseoir : immédiatement, des rires s'élèvent et il nous faut crier bien haut tous nos péchés.

Un jour dont on ne sait plus la couleur, nous avons découvert des murs tranquilles et plus forts que les monuments. Nous étions là et nos yeux agrandis laissaient échapper des larmes joyeuses. Nous disions: « Les planètes et les étoiles de première grandeur ne nous sont pas comparables. Quelle est donc cette puissance plus terrible que l'air ? Belles nuits d'août, adorables crépuscules marins, nous nous moquons de vous ! L'eau de Javel et les lignes de nos mains, dirigeront le monde. Chimie mentale de nos projets, vous êtes plus forte que ces cris d'agonie et que les voix enrouées des usines! » Chaque chose est à sa place, et personne ne peut plus parler : chaque sens se paralysait et des aveugles étaient plus dignes que nous.Oui, ce soir-là plus beau que tous les autres, nous pûmes pleurer. Des femmes passaient et nous tendaient la main, nous offrant leur sourire comme un bouquet. La lâcheté des jours précédents nous serra le cœur, et nous détournâmes la tête pour ne plus voir les jets d'eaux qui rejoignaient les autres nuits.

Il n'y avait plus que la mort ingrate qui nous respectait.

Chaque chose est à sa place, et personne ne peut plus parler : chaque sens se paralysait et des aveugles étaient plus dignes que nous.

On nous a fait visiter des manufactures de rêves à bon marché et les magasins remplis de drames obscurs. C'était un cinéma magnifique où les rôles étaient tenus par d'anciens amis. Nous les perdions de vue et nous allions les retrouver toujours à cette même place. Ils nous donnaient des friandises pourries et nous leur racontions nos bonheurs ébauchés. Leurs yeux fixés sur nous, ils parlaient : peut-on vraiment se souvenir de ces paroles ignobles, de leurs chants endormis?

Nous leur avons donné notre cœur qui n'était qu'une chanson pâle.

Berthe Burko-Falcman14

Confrérie

Ne suis née ni de la rose
Et ni du lilas
Et la cigogne n'y est pour rien.

Moi je suis née dans un livre.
Mais un jour il faudra bien finir
Et finir le livre.
Alors s'effondreront sur ma tête
Et les briques et les planches
Des bibliothèques.
Un linceul de pages
Un cercueil de mots.

Dans le pays de mon père
Pour désigner les gens de ma sorte
Par mépris on dit
Ce sont gens du Livre.
Dans le pays où je vis
-- choisi par mon père --
On parle plutôt
Des gens du voyage.
D'autres gens.
Le même mépris.

Il y eut un temps
Où gens du Voyage
Comme gens du Livre
Dépouillés de leur vie se muèrent
Tous en un même nuage.
Vint un autre temps.
Et chacun est retourné
À son Livre
À son long Voyage.

Thomas Cantens15

L'enfant et la chaise

L'enfant se tord sur sa chaise incongrue, son corps hésite
A l'air chaud les broussailles piquantes
aux nuits sans toit les matelas par terre
Aux journées sans murs un monde sans chaise
La chaise quelle bêtise, c'est l'outil de ceux qui n'ont pas d'outils.
C'est le bois qui ne pique pas les fesses c'est plat une chaise et si loin du sol
La chaise trépigne au centre et l'interrogatoire continue et les adultes de plus en plus loin
La salle s'expand à l'infini des larmes qui baignent les hommes autour de l'enfant
Cette chaise maudite liberté surveillée aux quatre pattes de fer
L'enfant n'est pas un enfant des chaises il a tué
Quatre hommes, quatre trous, quatre corps de soldats dans la forêt là-bas
A neuf ans ou dix c'est beaucoup. Vengeance, ses amis enfants sont morts
Lui, vengeance, est vivant
vengeance, la chaise bascule Le corps ne tombe pas
il est là, vengeance, sur une chaise d'adulte.

Maurice Carême16

Le jeu de cartes

Quel étrange jeu de cartes !
Les rois n'aiment pas les reines,
Les valets veulent combattre,
Et les dix n'ont pas de veine.
Les piques, plus pacifiques,
Se comprennent assez bien;
Ils adorent la musique
Et vivent en bohémiens.
Les trèfles sont si distraits
Qu'ils tombent sur les carreaux.
Quand un cinq rencontre un sept, Ils se traitent de nigauds.
Quel étrange jeu de cartes !
Le diable même en a peur
Car il s'est brûlé la patte
En retournant l'as de cœur.

Simple vie

C'est du soir en fruit,
De la nuit en grappe
Et le pain qui luit
Au clair de la nappe.
C'est la bonne lampe
Qui met, sur les fronts
Rapprochés en rond
Sa joie de décembre.
C'est la vie très simple
Qui mange en sabots,
C'est la vie des humbles :
Sourire et repos.

L'Homme

L'homme et l'oiseau se regardèrent.
-- Pourquoi chantes-tu ? lui dit l'homme.
-- Si, je le savais, dit l'oiseau,
Je ne chanterais plus peut-être.
L'homme et le chevreuil se croisèrent.
-- Pourquoi joue-tu ? demanda l'homme
-- Si je le savais, dit la bête,
Est-ce que je jouerais encore ?
L'homme et l'enfant se rencontrèrent.
-- Pourquoi ries-tu ainsi ? dit l'homme
-- Si je le savais, dit l'enfant,
Est-ce que je rirais encore ?
Et l'homme s'en alla, pensif.
Il passa près du cimetière.
-- Pourquoi penses-tu ? dit un if qui poussait dru dans la lumière.

Et, pas plus que l'oiseau dans l'ombre,
Que le chevreuil de la clairière
Ou que l'enfant riant dans l'air,
L'homme ne put rien lui répondre.

On dansa la ronde

On dansa la ronde.
Jean se mit à rire
En voyant son ombre
Aller et venir.

On chanta Ma blonde,
Luc se mit à rire.
Aucune en la ronde
N'était vraiment blonde.

La ronde cessa.
Et fini de rire.
On se dispersa
En attendant pire.

On allait grandir.
Et adieu les rondes !
On allait souffrir
Comme tous au monde.

Blaise Cendrars17

Les Pâques à New York

Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.

Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort.
Il traçait votre histoire avec des lettres d'or

Dans un missel, posé sur ses genoux.
Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.
À l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche,
D travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait.
Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait.

A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,
Le bon frère ne savait si c'était son amour

Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père
Qui battait à grands coups les portes du monastère.

Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet
Dans la chambre à côté, un être triste et muet

Attend derrière la porte, attend que je l'appelle!
C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, --- c'est l'Éternel

Je ne Vous ai pas connu alors, --- ni maintenant.
Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant.

Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi.
Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix:;
Mon âme est une veuve en noir, --- c'est votre Mère
Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière.

Je connais unis les Christs qui pendent dans les musées;
Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés.

Je descends à grands pas vers le bas de la ville,
Le dos voûté, le cœur ridé, l'esprit fébrile.

Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil
Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles.

Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang
Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang,

D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées,
Calices renversés ouverts sous vos trois plaies.

Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu.
Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cuL
Les fleurs de la Passion sont blanches, comme des cierges,
Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge.

C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure,
Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre Cœur.

Je suis assis an bord de l'océan
Et je me remémore un cantique allemand,.
Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs,
La beauté de votre Face dans la torture.

Dans une église, à Sienne, dans un caveau,
J'ai vu la même Face, au mut, sous un rideau.

Et dans un ermitage, à Bourrié-WIadislasz,
Elle est bossuée d'or dans une châsse.

De troubles cabochons sont à la place des yeux
Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.

Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte
Et c'est pourquoi Sainte Véronique est Votre sainte.
C'est la meilleure relique promenée par les champs,
Elle guérit tous les malades, tous les méchants.

Elle fait encore mille et mille autres miracles,
Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle.

Peut-être que la foi me manque Seigneur, et la bonté
Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage
Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image.
Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains
Y laisse tomber lé masque d'angoisse qui m'étreint

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche
N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche.
Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,
Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous.

Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.

D'immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme i des chiens.

C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.

Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs
Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.

Je le sais bien, ils t'ont fait ton Procès;
Mais je t'assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.
ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,
Vendent des vieux habits, des armes et des livres.

Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.
Moi, j'ai, ce soir, marchandé un microscope.

Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques!
Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.

Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha,
Se cachent. Au fond des bouges, sur d'immondes sophas,

Elles sont polluées par la misère des hommes.
Des chiens leur ont rongé les es, et dans le rhum

Elles cachent leur vice endurci qui s'écaille.
Seigneur, quand une de ces femmes me parle, je défaille.
Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées.
Seigneur, ayez pitié des prostituées.

Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds, des receleurs.

Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous a la Potence,
Je sais que vous daienez sourire i leur malchance.

Seigneur, l'un voudrait une corde avec un nœud an bout,
Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis.

Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l'orgue de Barbarie,

A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.

Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,
Seigneur, faites-leur l'aumône de gros sous ici-bas.

Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce que l'on vit derrière, personne ne l'a dit

La rue est dans la nuit comme une déchirure,
Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.

Ceux que vous aviez chassés du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d'une poignée de méfaits.

L'Étoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.
Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s'est coagulé le Sang de votre mort

Les rues se font désertes et deviennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.

J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent.
J'ai peur.Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.

Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès.

Un effroyable drôle m'a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard.
Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi.
Le Mal s'est fait une béquille de votre Croix.

Je descends les mauvaises marches d'un café
Et me voici assis ; devant un verre de thé.
Je suis chez des Chinois ; qui comme avec le dos
Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.
La boutique est petite, badigeonnée de rouge
Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.
Ho-Kousaï apeint les cents aspects d'une montagne.
Que serait votre Face peinte par un Chinois ?

Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire.
Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.

Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment
Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident.

Des lames contournées auraient scié vos chairs,
Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs,

On vous aurait passé le col dans un carcan,
On vous aurait arraché les ongles et les dents,

D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous,
Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,

On vous aurait arraché la langue et les yeux,
On vous aurait empalé sur un pieu.

Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie,
Car il n'y a pas de plus cruelle posture.

Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux
Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.

Je suis seul à présent, les autres sont sortis,
Je me suis étendu sur un banc contre le mur.

J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église;
Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.
Je pense aux cloches tues : --- où sont les cloches anciennes?
Où sont les litanies et les douces antiennes?

Où sont les longs offices et où les beaux cantiques?
Où sont les liturgies et les musiques ?

Où sont tes fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains?
Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints?

La joie du Paradis se noie dans la poussière,
Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.
L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit
Des ombres crucifiées agonisent aux parois.

C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir
Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir.

La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint
Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.

Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue,
Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.

Des reflets insolites palpitent sur les vitres...
J'ai peur, --- et je suis triste,Seigneur, d'être si triste.
« Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »
--- La lumière frissonner, humble dans le matin.
«Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »
--- Des blancheurs éperdues palpiter comme des mains.
« Dic nobis, Maria, quid vidisti in via? »
--- L'augure du printemps tressaillir dans mon sein.
Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire
Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.

Déjà un bruit immense retentit sur la ville.
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent

Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.

La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.

Une foule enfiévrée par les sueurs de l'or
Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors.
Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,
Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.

Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne...
Ma chambre est nue comme un tombeau...

Seigneur, je suis tout seul et j'ai la fièvre...
Mon lit est froid comme un cercueil...

Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents...
Je suis trop seul. J'ai froid. Je vous appelle...

Cent mille toupies tournoient devant mes yeux...
Non, cent mille femmes...Non, cent mille violoncelles...

Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses...
Je pense, Seigneur, à mes heures en allées...

Je ne pense plus à Vous.Je ne pense plus à Vous.

René Char18

La vérité vous rendra libres

Tu es lampe, tu es nuit:
Cette lucarne est pour ton regard,
Cette planche pour ta fatigue,
Ce peu d'eau pour ta soif.
Les murs entiers sont à celui que ta clarté met au monde,
Ô détenue, ô
Mariée!

Les nuits justes

Avec un vent plus fort,
Une lampe moins obscure,
Nous devons trouver la halte
Où la nuit dira « Passez »;
Et nous saurons que c'est vrai
Quand le verre s'éteindra.

Ô terre devenue tendre!
Ô branche où mûrit ma joie!
La gueule du ciel est blanche.
Ce qui miroite, là, c'est toi.
Ma chute, mon amour, mon saccage.

Feuillet d'hypnos

Dans nos ténèbres il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

Pourquoi se rendre ?

Oh!
Rencontrée, nos ailes vont côte à côte

Et l'azur leur est fidèle.
Mais qu'est-ce qui brille encore au-dessus de nous ?
Le reflet mourant de notre audace.
Lorsque nous l'aurons parcouru,
Nous n'affligerons plus la terre :
Nous nous regarderons.

Tradition du météore

Espoir que je tente
La chute me boit.

Où la prairie chante
Je suis, ne suis pas.

Les étoiles mentent
Aux cieux qui m'inventent.
Nul autre que moi
Ne passe par là,

Sauf l'oiseau de nuit
Aux ailes traçantes.

Pâle chair offerte
Sur un lit étroit.

Aigre chair défaite,
Sombre au souterrain.

Reste à la fenêtre
Où ta fièvre bat,

O cœur volontaire,
Coureur qui combats !

Sur le gel qui croît,
Tu es immortel.

Allégeance

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?

Charles d'Orléans19

Vostre bouche dit...

Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m'est avis quant la regarde ;
Mais Dangier de trop prés la garde,
Dont mainte doleur je reçoy.

Laissiez m'avoir, par vostre foy,
Un doulx baisier, sans que plus tarde ;
Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m'est avis quant la regarde.

Dangier me heit, ne scay pourquoy,
Et tousjours Destourbier me darde ;
Je prie a Dieu que mal feu l'arde !
Il fust temps qu'il se tenist coy.
Vostre bouche dit : Baisiez moy.

En la forêt d'ennuyeuse tristesse

En la forest d'Ennuyeuse Tristesse,
Un jour m'avint qu'a par moy cheminoye,
Si rencontray l'Amoureuse Deesse
Qui m'appella, demandant ou j'aloye.
Je respondy que, par Fortune, estoye
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu'a bon droit appeller me povoye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

En sousriant, par sa tresgrant humblesse,
Me respondy : " Amy, se je savoye
Pourquoy tu es mis en ceste destresse,
A mon povair voulentiers t'ayderoye ;
Car, ja pieça, je mis ton cueur en voye
De tout plaisir, ne sçay qui l'en osta ;
Or me desplaist qu'a present je te voye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

Helas ! dis je, souverainne Princesse,
Mon fait savés, pourquoy le vous diroye ?
Cest par la Mort qui fait a tous rudesse,
Qui m'a tollu celle que tant amoye,
En qui estoit tout l'espoir que j'avoye,
Qui me guidoit, si bien m'acompaigna
En son vivant, que point ne me trouvoye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va. "

ENVOI
Aveugle suy, ne sçay ou aler doye ;
De mon baston, affin que ne fervoye,
Je vois tastant mon chemin ça et la ;
C'est grant pitié qu'il couvient que je soye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

François Cheng20

Un jour, les pierres

Tu es pagode qui élève
Et tu es pont qui relie

Tu es banc qui repose
Tu es butoir sur quoi
nous butons
Et nous trébuchons
Et nous avançons

Sur nos routes
N'es-tu, justement
La borne
Nous indiquant sans fin
Toujours d'ici
toujours plus loin

L'horizon ?

Quatrain

La nuit d'août nous re-donne une fête galante.
La lune enchante le pré. Nous parlons, nous rions...
Soudain nous nous taisons, émus du chant qu'émet
À voix basse la terre-mère le temps d'une brève entente

André Chénier21

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyr

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.
(...) Dans cet abîme enseveli,
J'ai le même destin. Je m'y devais attendre.
Accoutumons-nous à l'oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
Mille autres moutons, comme moi
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
Un mot, à travers les barreaux,
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
De l'or peut-être à mes bourreaux...
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre ;
Peut-être en de plus heureux temps
J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits ;
A mon tour aujourd'hui mon malheur importune.
Vivez, amis ; vivez en paix.

(...) Ah ! lâches que nous sommes,
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon coeur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu ;
Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillants d'un généreux orgueil.
(...)
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Égorgée !... Ô mon cher trésor,
Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor.

Quoi ! nul ne restera pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés ;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire ;
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ;
Pour descendre jusqu'aux enfers
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô coeur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure si je meurs.

Paul Claudel22

L'esprit et l'eau

Après le long silence fumant,
Après le grand silence civil de maints jours tout fumant de rumeurs et de fumées,
Haleine de la terre en culture et ramage des grandes villes dorées,
Soudain l'Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,
Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l'Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l'Esprit !
Comme quand dans le ciel plein de nuit avant que ne claque le premier feu de foudre,
Soudain le vent de Zeus, dans un tourbillon plein de pailles et de poussières avec la lessive de tout le village !

Mon Dieu, qui au commencement avez séparé les eaux supérieures des eaux inférieures,
Et qui de nouveau avez séparé de ces eaux humides que je dis,
L'aride, comme un enfant divisé de l'abondant corps maternel,
La terre bien chauffante, tendre-feuillante et nourrie du lait de la pluie,
Et qui dans le temps de la douleur comme au jour de la création saisissez dans votre main toute-puissante
L'argile humaine et l'esprit de tous côtés vous gicle entre les doigts,
De nouveau après les longues routes terrestres,
Voici l'Ode, voici que cette grande Ode nouvelle vous est présente,
Non point comme une chose qui commence, mais peu à peu comme la mer qui était là,
La mer de toutes les paroles humaines avec la surface en divers endroits
Reconnue par un souffle sous le brouillard et par l'œil de la matrone Lune !

La Vierge à midi

Il est midi. Je vois l 'église ouverte. Il faut entrer.
Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.
Je n 'ai rien à offrir et rien à demander.
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.

Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela
Que je suis votre fils et que vous êtes là.
Rien que pour un moment pendant que tout s 'arrête. Midi !
Être avec vous, Marie, en ce lieu où vous êtes.
Ne rien dire, regarder votre visage,
Laisser le cœur chanter dans son propre langage.
Ne rien dire, mais seulement chanter parce qu 'on a le cœur trop plein,
Comme le merle qui suit son idée en ces espèces de couplets soudains.

Parce que vous êtes belle, parce que vous êtes immaculée,
La femme dans la Grâce enfin restituée,
La créature dans son honneur premier et dans son épanouissement final,
Telle qu 'elle est sortie de Dieu au matin de sa splendeur originale.
Intacte ineffablement parce que vous êtes la Mère de Jésus-Christ,
Qui est la vérité entre vos bras, et la seule espérance et le seul fruit.
Parce que vous êtes la femme, l'Éden de l 'ancienne tendresse oubliée.
Dont le regard trouve le cœur tout à fait et fait jaillir les larmes accumulées.
Parce que vous m 'avez sauvé, parce que vous avez sauvé la France.
Parce qu 'elle aussi, comme moi, pour vous fut cette chose à laquelle on pense.
Parce qu 'à l 'heure où tout craquait, c 'est alors que vous êtes intervenue.
Parce que vous avez sauvé la France une fois de plus.

Parce qu 'il est midi, parce que nous sommes en ce jour d 'aujourd 'hui.
Parce que vous êtes là pour toujours, simplement parce que
vous êtes Marie, simplement parce que vous existez
Mère de Jésus-Christ, soyez remerciée !

Vers d'exil

Il faut fuir ! Voici l 'astre au ciel couleur de buis.
Voici l 'heure brûlante et la nuit ennuyeuse !
Voici le Pas, voici l 'arrêt et le suspens.
Saisi d 'horreur, voici que de nouveau j 'entends
L 'inexorable appel de la voix merveilleuse.

L 'espace qui reste à franchir n 'est point la mer.
Nulle route n 'est le chemin qu 'il me faut suivre ;
Rien, retour, ne m 'accueille, ou, départ, me délivre.
Ce lendemain n 'est pas du jour qui fut hier.

Jean Cocteau23

Tombeau de Sapho

Voici, toute en cendres, Sapho,
Dont ce fut le moindre défaut
D 'aimer, Vénus, les coquillages
Que vous entr 'ouvrez sur les plages.

Le feu qu 'elle éteint dans la mer
N 'était pas la flamme des cierges;
Comme fleurs rougissent les vierges,
Sapho rougit comme le fer.

Ce feu dont ne reste que poudre,
Tua jadis une cité.
Mais soyons justes, car la foudre
Y tomba d 'un autre côté.

Non. Sapho vous apprit à lire,
Vierges, dans son propre roman;
Elle repose maintenant
Entre les jambes de sa lyre.

Sur ce beau corps mélodieux
Elle repose chez les dieux:
Sapho, déesse médiane
Entre Cupidon et Diane.

Mon amour et mes songes

Un voile clair, un voile épais
Recouvre notre destinée
Mais l'étoile qui nous est née
Demeure une étoile de paix.

Peuvent-ils nous mentir, les astres
Ou se trompent-ils de cent ans ?
Et confondent-ils les désastres
Dans la perspective du temps ?

Étoiles, faites des mensonges !
Je crois mon amour et mes songes.

Tristan Corbière24

Pudentiane

Attouchez, sans toucher. On est dévotieuse,
Ni ne retient à son escient.
Mais On pâme d'horreur d'être : luxurieuse
De corps et de consentement !...

Et de chair... de cette œuvre On est fort curieuse.
Sauf le vendredi -- seulement :
Le confesseur est maigre... et l'extase pieuse
En fait : carême entièrement.

... Une autre se donne. -- Ici l'On se damne --
C'est un tabernacle -- ouvert -- qu'on profane.
Bénitier où le serpent est caché !

Que l'Amour, ailleurs, comme un coq se chante...
CI-GÎT ! La pudeur-d'-attentat le hante...
C'est la Pomme (cuite) en fleur de pêché.

Vendetta

Tu ne veux pas de mon âme
Que je jette à tour de bras :
Chère, tu me le payeras !...
Sans rancune -- je suis femme ! --

Tu ne veux pas de ma peau :
Venimeux comme un jésuite,
Prends garde !... je suis ensuite
Jésuite comme un crapaud,

Et plat comme la punaise,
Compagne que j'ai sur moi,
Pure... mais, -- ne te déplaise,
Je te préférerais, Toi !

-- Je suis encor, Ma très-Chère,
Serpent comme le Serpent
Froid, coulant, poisson rampant
Qui fit pécher ta grand'mère...

Et tu ne vaux pas, Pécore,
Beaucoup plus qu'elle, je crois...
Vaux-tu ma chanson encore ?...
Me vaux-tu seulement moi !...

À la mémoire de Zulma

Elle était riche de vingt ans,
Moi j'étais jeune de vingt francs,
Et nous fîmes bourse commune,
Placée, à fonds perdu, dans une
Infidèle nuit de printemps...

La lune a fait [un ] trou dedans,
Rond comme un écu de cinq francs,
Par où passa notre fortune :
Vingt ans ! vingt francs !... et puis la lune !

-- En monnaie -- hélas -- les vingt francs !
En monnaie aussi les vingt ans !
Toujours de trous en trous de lune,
Et de bourse en bourse commune...
-- C'est à peu près même fortune !

-- Je la trouvai -- bien des printemps,
Bien des vingt ans, bien des vingt francs,
Bien des trous et bien de la lune
Après -- Toujours vierge et vingt ans,
Et... colonelle à la Commune !

-- Puis après : la chasse aux passants,
Aux vingt sols, et plus aux vingt francs...

Puis après : la fosse commune,
Nuit gratuite sans trou de lune.

Pierre Corneille25

Rodrigue

Percé jusques au fond du coeur
D 'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d 'une juste querelle,
Et malheureux objet d 'une injuste rigueur :
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu ! L 'étrange peine !
En cet affront mon père est l 'offensé,
Et l 'offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s 'intéresse
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse,
L 'un m 'anime le coeur, l 'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l 'étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L 'un me rend malheureux, l 'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d 'une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer, qui causes ma peine,
M 'es-tu donné pour venger mon honneur ?
M 'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas,
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu 'à mon père,
J 'attire en me vengeant sa haine et sa colère,
J 'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l 'un me rend infidèle,
Et l 'autre indigne d 'elle,
Mon mal augmente à le vouloir guérir,
Tout redouble ma peine,
Allons, mon âme, et puisqu 'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l 'Espagne impute à ma mémoire
D 'avoir mal soutenu l 'honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N 'écoutons plus ce penser suborneur
Qui ne sert qu 'à ma peine,
Allons, mon bras, sauvons du moins l 'honneur,
Puisqu 'après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s 'était déçu,
Je dois tout à mon père avant qu 'à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l 'ai reçu.
Je m 'accuse déjà de trop de négligence,
Courons à la vengeance,
Et tout honteux d 'avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine
(Puisqu 'aujourd 'hui mon père est l 'offensé)
Si l 'offenseur est père de Chimène

Auguste

En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu 'un des miens qu 'il veuille encor séduire ?
Qu 'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l 'univers ;
Je le suis, je veux l 'être. O siècles , ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd 'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu 'à vous.
Soyons amis, Cinna, c 'est moi qui t 'en convie :
Comme à mon ennemi je t 'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l 'issue
Qui l 'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t 'en avais comblé, je t 'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t 'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu 'un père.
(...)
Qu'on redouble demain les heureux sacrifices
Que nous leur offrirons sous de meilleurs auspices,
Et que vos conjurés entendent publier
Qu 'Auguste a tout appris, et veut tout oublier.

À la marquise

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits
On m'a vu ce que vous êtes ;
Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle marquise.
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Charles Cros26

Le hareng saur

Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec. 

Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.

Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec. 

Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,
L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,
Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.

J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,
Et amuser les enfants - petits, petits, petits.

Lydie Dattas27

Mourir pour la beauté

Je ne crois plus en rien puisque je crois en Dieu :
tout ce qui n 'est pas vrai mérite de mourir.
L 'aube rivalisait avec les roses rouges,
ces roses qui mouraient à force de beauté,
la beauté dont parlaient si purement les roses.
La beauté imitait la beauté de l 'azur,
la beauté prétendait être la vérité
quand je voulais mourir pour la beauté des roses.
La beauté m 'a laissée si divinement triste :
j 'ai goûté au bonheur qu 'on goûte sur la croix,
les anges ont empêché mon amour de faiblir.
Je ne méritais pas un bonheur aussi grand.
Mais puisque j 'ai versé mon sang pour la beauté
à l 'heure où la beauté se trouble dans le ciel,
le ciel ne pourra plus oublier mon amour.

Les marches du parfum

Je ne peux m'empêcher d'aimer ce que je vois :
la beauté est partout où mon regard se pose
lorsque le ciel n'est plus que la pourpre du cœur.
Je regarde monter l'encens de ma pensée,
comme ce feu subtil qui entoure les roses.
L'ivresse la plus grande est la lucidité.
Les anges font brûler du parfum dans les fleurs,
je suis plus désarmée que si j'allais mourir.
Les roses ont transformé ma douleur en parfum,
et mon cœur consumé sur le bûcher des roses :
les roses m'ont toujours aimée comme une sœur.
Je marche sous le ciel brûlant de la pensée,
je gravis une à une les marches du parfum,
non pas proche de Dieu mais divine moi-même.

Michel Deguy28

Généalogie du vivant

L 'aïeul des grottes; il apprivoise les dieux; il les hospitalise : aïeul des grottes, thaumaturge : il cite les dieux à paraître dans le temple des masques; il miracule l 'invisible.
Une fois accueillis, prétendant les servir, il les laisse périr lentement ;
il pend aux murs les dépouilles ; il en confie le soin aux cérémoniaires ;
de son côté il vaque : « il déserte les autels ».

Son dernier petit-fils : il mourut faute de pouvoir se rendormir, après dix jours et dix nuits de fuite dans un espace à chaque heure plus giboyeux en cadavres.
L 'insomnie acharnée rouillait ses joues.
Il mourut les yeux brûlés, la peau rouge, les cheveux fumants ; aveugle et salé.

Sa sœur, ultime aussi, avait été une citadine fameuse par l 'énormité de ses seins. Les guides la signalaient d 'une étoile, et beaucoup de touristes désiraient la visiter.
Ses prix n 'étaient pas provinciaux. Pour le demi-tarif cependant on pouvait obtenir qu 'elle ouvrît la serre et parfois qu 'elle tolérât qu 'on caressât les plus beaux fruits de son jardin.
Elle soulevait les cloches de soie où couvait la maturation splendide. Les jumeaux considérables oscillaient, mats, poreux, coiffés de figues. Le voyageur croyait entendre la
douce musique de ces sphères.

Qui quoi

Il y a longtemps que tu n 'existes pas
Visage quelquefois célèbre et suffisant
Comment je t 'aime Je ne sais Depuis longtemps
Je t 'aime avec indifférence Je t 'aime à haine
Par omission par murmure par lâcheté
Avec obstination Contre toute vraisemblance
Je t 'aime en te perdant pour perdre
Ce moi qui refuse d 'être des nôtres entraîné
De poupe (ce balcon chantourné sur le sel)
Ex-qui de dos traîné entre deux eaux
Maintenant quoi
Bouche punie
Bouche punie cœur arpentant l 'orbite
Une question à tout frayant en vain le tiers

Les merveilleux nuages

Les oiseaux sont dans l'air, les poissons dans l'eau. Où sommes-nous ? En plan. Nous sommes les seuls à tomber. Poissons et oiseaux, verticaux, montent et descendent, arpentant le trièdre avec douceur, comme on se penche ou se glisse. J'aime les mouettes, les merveilleux oiseaux. Le poisson, dragon chimérique, ondule des bords.
Nous n'avons pas la verticale. À nous la chute. Nous les plats. C'est nous les animaux machines, bien sûr, qui reconquérons la verticale, à contre-chute.
Notre milieu est psychique. Il est à traverser, lui aussi. Les choses sont dans la psyché.
La mer est bleue, disons couleur mer. Pour tous. C'est ça la réalité. Les rives.

Aide mémoire

Nous ne nous en sortirons jamais
C 'est ce que je nous souhaite mais
Pratiquer une issue de secours
Pour s 'en tirer sans s 'en sortir
Si tout a toujours échoué

"Ne pas croire à la prison comme destin scellé
Croire à une possibilité de libération
Qui n 'aurait pas de sens
Si nous n 'étions pas (comme) des prisonniers "

Threne

Te survivre ne va pas de soi.
Je ne crois à aucune survie hors celle qui est la mienne pour aujourd'hui et qui reprend la peine au réveil.
Je ne crois à aucun commerce avec les morts hormis celui que j'entretiens avec ton empreinte en moi.
Je ne crois à aucune vie éternelle, nous ne nous retrouverons jamais nulle part, et c'est précisément ce défoncement du futur qu'aucun travail de deuil ne remblaiera en quoi consiste la tristesse, cette tristesse qui disparaîtra à son tour avec « moi ».
Il y a un mois mourait ma femme. Je ne peux dire tu mourais, d'un tu affolant, sans destinataire ; et je dis bien « mourait », non pas dépérissait ou lisait ou voyageait ou dormait ou riait, mais « mourait », comme si c'était un verbe, comme s'il y avait un sujet à ce verbe parmi d'autres.
Le livre sera non paginé -- parce que chaque page, ou presque, pourrait être la première, ou la nième. Tout
recommence à chaque page ; tout finit à chaque page.

Robert Desnos29

C'était un bon copain

Il avait le cœur sur !a main
Et la cervelle dans la lune
C'était un bon copain
Il avait l'estomac dans les talons
Et les yeux dans nos yeux
C'était un triste copain
Il avait la tête à l'envers
Et le feu là où vous pensez
Mais non quoi il avait le feu au derrière
C'était un drôle de copain
Quand il prenait ses jambes à son cou
Il mettait son nez partout
C'était un charmant copain
Il avait une dent contre
Etienne

A la tienne
Etienne à la tienne mon vieux

C'était un amour de copain
Il n'avait pas sa langue dans la poche
Ni la main dans la poche du voisin
Il ne pleurait jamais dans mon gilet
C'était un copain
C'était un bon copain.

Couplet de la rue de Bagnolet

Le
Soleil de la rue de
Bagnolet
N'est pas un soleil comme les autres.
Il se baigne dans le ruisseau,
Il se coiffe avec un seau,
Tout comme les autres,
Mais, quand il caresse mes épaules,
C'est bien lui et pas un autre,
Le soleil de la rue de
Bagnolet
Qui conduit son cabriolet
Ailleurs qu'aux portes des palais,
Soleil, soleil ni beau ni laid,
Soleil tout drôle et tout content,
Soleil de la rue de
Bagnolet,
Soleil d'hiver et de printemps,
Soleil de la rue de
Bagnolet,
Pas comme les autres.

La voix de Robert Desnos

Si semblable à la fleur et au courant d'air
au cours d'eau aux ombres passagères
au sourire entrevu ce fameux soir à minuit
si semblable à tout au bonheur et à la tristesse
c'est le minuit passé dressant son torse nu au-dessus
des beffrois et des peupliers j'appelle à moi ceux-là perdus dans les campagnes les vieux cadavres les jeunes chênes coupés les lambeaux d'étoffe pourrissant sur la terre et le linge
séchant aux alentours des fermes j'appelle à moi les tornades et les ouragans les tempêtes les typhons les cyclones les raz de marée les tremblements de terre
j'appelle à moi la fumée des volcans et celle des cigarettes les ronds de fumée des cigares de luxe j'appelle à moi les amours et les amoureux j'appelle à moi les
vivants et les morts j'appelle les fossoyeurs j'appelle les assassins j'appelle les bourreaux j'appelle les pilotes les maçons et les architectes

les assassins j'appelle la chair
j'appelle celle que j'aime
j'appelle celle que j'aime j'appelle celle que j'aime
le minuit triomphant déploie ses ailes de satin et se pose sur mon lit
les beffrois et les peupliers se plient à mon désir
ceux-là s'écroulent ceux-là s'affaissent
les perdus dans la campagne se retrouvent en me trouvant
les vieux cadavres ressuscitent à ma voix
les jeunes chênes coupés se couvrent de verdure
les lambeaux d'étoffe pourrissant dans la terre et sur la terre
claquent à ma voix comme l'étendard de la révolte
le linge séchant aux alentours des fermes habille d'adorables femmes que je n'adore pas
qui viennent à moi
obéissent à ma voix et m'adorent
les tornades tournent dans ma bouche
les ouragans rougissent s'il est possible mes lèvres
les tempêtes grondent à mes pieds
les typhons s'il est possible me dépeignent
je reçois les baisers d'ivresse des cyclones
les raz de marée viennent mourir à mes pieds
les tremblements de terre ne m'ébranlent pas mais font tout crouler à mon ordre
la fumée des volcans me vêt de ses vapeurs
et celle des cigarettes me parfume
et les ronds de fumée des cigares me couronnent
les amours et l'amour si longtemps poursuivis se réfugient en moi
les amoureux écoutent ma voix
les vivants et les morts se soumettent et me saluent les premiers froidement les seconds familièrement les fossoyeurs abandonnent les tombes à peine creusées
et déclarent que moi seul puis commander leurs
nocturnes travaux les assassins me saluent les bourreaux invoquent la révolution invoquent ma vois invoquent mon nom les pilotes se guident sur mes yeux les maçons ont le vertige en
m'écoutant les architectes partent pour le désert les assassins me bénissent la chair palpite à mon appel

celle que j'aime ne m'écoute pas celle que j'aime ne m'entend pas celle que j'aime ne me répond pas.

L'Alligator

Sur les bords du Mississipi
Un alligator se tapit.
Il vit passer un négrillon
Et lui dit : « Bonjour, mon garçon. »
Mais le nègre lui dit : « Bonsoir,
La nuit tombe, il va faire noir,
Je suis petit et j'aurais tort
De parler à l'alligator. »
Sur les bords du Mississipi
L'alligator a du dépit,
Car il voulait au réveillon
Manger le tendre négrillon.

La Baleine

Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid sans garantie.
Oui mais, petit appétit,
La baleine fait son nid
Dans le fond des océans
Pour ses nourrissons géants.
Au milieu des coquillages,
Elle dort sous les sillages
Des bateaux, des paquebots
Qui naviguent sur les flots.

Les hiboux

Ce sont les mères des hiboux
Qui désiraient chercher les poux
De leurs enfants, leurs petits choux,
En les tenant sur les genoux.

Leurs yeux d'or valent des bijoux,
Leur bec est dur comme cailloux,
Ils sont doux comme des joujoux,
Mais aux hiboux point de genoux!

Votre histoire se passait où?
Chez les Zoulous? les Andalous?
Ou dans la cabane Bambou?
À Moscou ou à Tombouctou?
En Anjou ou dans le Poitou?
Au Pérou ou chez les Mandchous?

Hou! Hou!
Pas du tout c'était chez les fous.

Complainte de Fantômas

Écoutez... faites silence...
La triste énumération
de tous les forfaits sans nom,
Des tortures, des violences
Toujours impunis, hélas !
Du criminel Fantômas. (...)

Un phare dans la tempête
Croule, et les pauvres bateaux
Font naufrage au fond de l'eau
Mais surgissent quatre têtes :
Lady Beltham aux yeux d'or,
Fantômas, Juve et Fandor.(...)

Prisonnier dans une cloche
Sonnant un enterrement
Ainsi mourut son lieutenant.
Le sang de sa pauv' caboche
Avec saphirs et diamants
pleuvait sur les assistants.(...)

Allongeant son ombre immense
Sur le monde et sur Paris
Quel est ce spectre aux yeux gris
Qui surgit dans le silence ?
Fantômas, serait-ce toi
Qui te dresses sur les toits ?

J'ai tant rêvé de toi

J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant
et de baiser sur cette bouche la naissance
de la voix qui m'est chère ?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
et de l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.

Anne Dujin30

Noyau manquant

Un rayon de soleil a fait apparaître
sur le vitre, comme sur la paroi
d'une grotte préhistorique
l'empreinte de main d'un enfant pressé
dont tu cherches en vain
ce qu'elle a voulu dire
quel message caché elle t'adresse
Aucun sinon te rappeler de quelle matière
est fait l'essentiel d'une vie
translucide et muette, sans intention
seulement visible à contre jour

L'ombre des heures

Dans le matin noir le réverbère
est l'étoile qui indiqua jadis
l'entrée de la crèche
Vierge sans enfant, auréolée
des vapeurs de la machine à café
elle est là pour ceux qui lavent
les rues avant le jour
Bergers sans brebis, les mains jointes
autour de la tasse, à l'abri
dans le silence de ses yeux
laissant monter peu à peu
le sourire de l'enfance

Ariane Dreyfus31

Iris, c'est votre bleu

De temps en temps, se redresser aussi,
Soi-même se redresser.
Ce que le vide devient ?
Un buisson comme un autre,
Bruissant.
Là n'est pas encore le mystère.

C'est quand
Les gestes mêmes fatigués ont perdu leur ombre
A la chaleur.
C'est quand
Ta paume se lève un peu pour m'amener contre toi
Contre ta tête.
Nous sommes sur cette terre si fragile quand nous l'aimons.

Tu fermes les yeux ?
Ah oui, je ferme les yeux aussi, nous sommes
Les deux visages enchantés.

Paul Eluard32

Pour vivre

Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver,
Un feu pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m'avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur ;
J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée,
Comme un mort je n'avais qu'un unique élément.

À peine défigurée

Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime
Tu n'es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l'amour
Dont l'amabilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.

Belle et ressemblante

Un visage à la fin du jour
Un berceau dans les feuilles mortes du jour
Un bouquet de pluie nue
Tout soleil caché
Toute source des sources au fond de l'eau
Tout miroir des miroirs brisé
Un visage dans les balances du silence
Un caillou parmi d'autres cailloux
Pour les frondes des dernières lueurs du jour
Un visage semblable à tous les visages oubliés.

Par une nuit nouvelle

Femme avec laquelle j'ai vécu
Femme avec laquelle je vis
Femme avec laquelle je vivrai
Toujours la même
Il te faut un manteau rouge
Des gants rouges un masque rouge
Et des bas noirs
Des raisons des preuves
De te voir toute nue
Nudité pure ô parure parée
Seins ô mon cœur

Lesquels ?

Pendant qu'il est facile
Et pendant qu'il est gai
Allons nous habiller et nous déshabiller.

Premièrement

Nos yeux se renvoient la lumière
Et la lumière le silence
A ne plus se reconnaître
A survivre à l'absence.

Et un sourire

La nuit n'est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l'affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie la vie à se partager.

Léon-Paul Fargue33

Spleen

Dans un vieux square où l'océan
Du mauvais temps met son néant
Sur un banc triste aux yeux de pluie
C'est d'une blonde
Rosse et gironde
Que je m'ennuie
Dans ce cabaret du Néant
Qu'est notre vie.

Air du poète

Au pays de Papouasie
j'ai caressé la Pouasie...
La grâce que je vous souhaite
C'est de n'être pas Papouète.

Merdrigal

En dédicrasse Dans mon coeur en ta présence
Fleurissent des harengs saurs.
Ma santé, c'est ton absence,
et quand tu parais, je sors.

Léo Ferré34

La mémoire et la mer

La marée, je l'ai dans le cœur qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur, de mon enfant et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment on l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament des années lumières et j'en laisse
Je suis le fantôme jersey, celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts de sable de la terre

Rappelle-toi ce chien de mer que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là, avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là, le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas et des sprints gagnés sur l'écume
Cette bave des chevaux ras, au raz des rocs qui se consument
Ô l'ange des plaisirs perdus, ô rumeurs d'une autre habitude
Mes désirs, dès lors, ne sont plus
Qu'un chagrin de ma solitude

Et le diable des soirs conquis avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords, reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors, pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants, dans le poivre feu des gerçures
Quand j'allais, géométrisant, mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul, poissé dans des draps d'aube fine
Je voyais un vitrail de plus
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquillages figurant sous les sunlights, cassés, liquides
Jouent de la castagnette tant qu'on dirait l'Espagne livide
Dieux de granit, ayez pitié de leur vocation de parure
Quand le couteau vient s'immiscer dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu'on pressent quand on pressent l'entrevoyure
Entre les persiennes du sang et que les globules figurent
Une mathématique bleue, dans cette mer jamais étale
D'où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là, sous l'arc copain où je m'aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla, ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps comme un mendiant sous l'anathème
Comme l'ombre qui perd son temps à dessiner mon théorème
Et sous mon maquillage roux s'en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout, dans la rue, aux musiques mortes
C'est fini, la mer, c'est fini, sur la plage, le sable bêle
Comme des moutons d'infini
Quand la mer bergère m'appelle

Poète... vos papiers !

Bipède volupteur de lyre, époux châtré de Polymnie
Vérolé de lune à confire, Grand-Duc bouillon des librairies
Maroufle à pendre à l'hexamètre, voyou décliné chez les Grecs
Albatros à chaîne et à guêtres, cigale qui claque du bec
Poète, vos papiers! Poète, vos papiers!

J'ai bu du Waterman et j'ai bouffé Littré
Et je repousse du goulot de la syntaxe
À faire se pâmer les précieux à l'arrêt
La phrase m'a poussé au ventre comme un axe
J'ai fait un bail de trois-six-neuf aux adjectifs
Qui viennent se dorer le mou à ma lanterne
Et j'ai joué au casino les subjonctifs
La chemise à Claudel et les cons dits "modernes"

Syndiqué de la solitude, museau qui dévore du couic
Sédentaire des longitudes, phosphaté des dieux chair à flic
Colis en souffrance à la veine, remords de la Légion d'honneur
Tumeur de la fonction urbaine, Don Quichotte du crève-cœur
Poète, vos papiers! Poète, Papier!

Le dictionnaire et le porto à découvert
Je débourre des mots à longueur de pelure
J'ai des idées au frais de côté pour l'hiver
À rimer le bifteck avec les engelures
Cependant que Tzara enfourche le bidet
À l'auberge dada la crotte est littéraire
Le vers est libre enfin et la rime en congé
On va pouvoir poétiser le prolétaire

Spécialiste de la mistoufle, émigrant qui pisse aux visas
Aventurier de la pantoufle sous la table du Nirvana
Meurt-de-faim qui plane à la Une, écrivain public des croquants
Anonyme qui s'entribune à la barbe des continents
Poète, vos papiers! Poète, documenti!

Littérature obscène inventée à la nuit
Onanisme torché au papier de Hollande
Il y a partouze à l'hémistiche mes amis
Et que m'importe alors, Jean Genet, que tu bandes
La poétique libérée, c'est du bidon
Poète, prends ton vers et fous-lui une trempe
Mets-lui les fers aux pieds et la rime au balcon
Et ta muse sera sapée comme une vamp

Citoyen qui sent de la tête, papa gâteau de l'alphabet
Maquereau de la clarinette, graine qui pousse des gibets
Châssis rouillé sous les démences, corridor pourri de l'ennui
Hygiéniste de la romance, rédempteur falot des lundis
Poète, vos papiers! Poète, salti!

Que l'image soit rogue et l'épithète au poil
La césure sournoise certes mais correcte
Tu peux vêtir ta Muse ou la laisser à poil
L'important est ce que ton ventre lui injecte
Ses seins oblitérés par ton verbe arlequin
Gonfleront goulûment la voile aux devantures
Solidement gainée ta lyrique putain
Tu pourras la sortir dans la Littérature

Ventre affamé qui tend l'oreille, maraudeur aux bras déployés
Pollen au rabais pour abeille, tête de mort rasée de frais
Rampant de service aux étoiles, pouacre qui fait dans le quatrain
Masturbé qui vide sa moelle à la devanture du coin, ha!
Poète, haha, circulez, poète, haha!
Circulez, poète! Circulez, hahaha!

Jean Follain35

L'anecdote

L 'unique peintre de ce bourg
repeignait la boutique austère
et fredonnait
quand de la gare s 'en revenaient
les deux uniques voyageuses
indifférentes à cet amour
que mettait partout le printemps
mais il est des chants qui poursuivent
et que nous ramène une brise.
O monde je ne puis te construire
sans ce peintre et sans ces deux femmes.

Fouilles d'Enfance

Les enfants qui vont fouiller dans les greniers
où sont les mannequins noirs
les oignons, les issues
le sac de papier brun où reste de l'anis étoilé
connaîtront un jour les tracas et sauront
ce qu'il en coûte de rechercher les voluptés
et d'épouser la courbe délicieuse.

Brigitte Fontaine36

Comme à la radio (avec Areski Belkacem)

ce sera tout-à-fait comme à la radio
ce ne sera rien que de la musique
ce ne sera rien rien que des mots des mots des mots
comme à la radio
ça ne dérangera pas ça n'empêchera pas de jouer aux cartes
ça n'empêchera pas de dormir sur l'autoroute
ça n'empêchera pas de parler d'argent
n'ayez pas peur ce sera tout-à-fait comme à la radio

ça ne sera rien juste pour faire du bruit
le silence est atroce quelque chose est atroce aussi
entre les deux c'est la radio tout juste un peu de bruit
pour combler le silence tout juste un peu de bruit
et rien de plus tout juste un peu de bruit
n'ayez pas peur ce sera tout-à-fait comme à la radio

à cette minute, des milliers de chats se feront écraser sur les routes ; à cette minute, un médecin alcoolique jurera au dessus du corps d'une jeune fille et il dira : « elle ne va pas me claquer entre les doigts, la garce, à cette minute, cinq vieilles dans un jardin public entameront la question de savoir s'il est moins vingt ou moins cinq ; à cette minute, des milliers et des milliers de gens penseront que la vie est horrible et ils pleureront ; à cette minute, deux policiers entreront dans une ambulance et ils jetteront dans la rivière un jeune homme blessé à la tête à cette minute, un Espagnol sera bien content d'avoir trouvé du travail.

il fait froid dans le monde ça commence à se savoir
et il y a des incendies qui s'allument dans certains endroits
parce qu'il fait trop froid
traducteurs, traduisez mais n'ayez pas peur
on sait ce que c'est que la radio il ne peut rien s'y passer
rien ne peut avoir d'importance ce n'est rien ce n'était rien
juste pour faire du bruit juste de la musique
juste des mots des mots des mots des mots
tout juste un peu de bruit comme à la radio

C'est normal

La la la...
Areski ! -Qu'est-ce qu'il y a ?
T'as pas entendu un truc bizarre ? -Si. - Qu'est ce que c'est ?

C'est le gaz. C'est le gaz dans l'appartement en dessous. Des fois y'a des fuites alors ça s'accumule. Puis s'il y a une étincelle ça explose. C'est normal. -- Ah !
Et qui dit explosion dit détonation. D'où le bruit que tu as entendu tout à l'heure, voilà. -Ah la la la

Dis-donc. -- Quoi ? -- Tu sens pas le brûlé ?
Ah oui c'est normal je t'ai expliqué il y a eu une explosion. -Oui. -- Et l'agitation moléculaire due à cette explosion. -- La... quoi ? -- L'agitation moléculaire -- Ah oui -Provoque une élévation thermique suffisante pour enflammer les matières environnantes.
Oui oui -- C'est ce qu'on appelle' la combustion. C'est normal !
Tu comprends ? -- Oui oui -- La la la -- Mais alors ...mais ...- La la la... Qu'est ce que tu voulais ? La la la
Je voulais savoir... Tout l'immeuble il est en train de brûler, c'est bien ça ?
Mais oui, écoute. Les matières qui ont servi à la construction de cet immeuble sont très fragiles. Parce qu'il n'y a que des ouvriers, des étrangers et quelques improductifs. Tu comprends ? -- Oui
Alors le feu s'empare très facilement des matières. Ça se propage. Nous sommes donc en présence d'un incendie. -- ah un incendie ! D'accord

La la la... - Dis donc -- Qu'est ce que tu veux encore ?
Tu ne sens pas comme si on commençait à tomber, là un peu ?
Écoute je vais t'expliquer c'est très simple. Tu te souviens de la combustion ? -- Quoi ?
La destruction de l'immeuble par les flammes. Ça veut dire qu'en dessous les murs et les étages ont disparu et que nous ne sommes plus soutenus par rien. Or une chose qui n'est plus soutenue par rien tombe. C'est ce qu'on appelle la pesanteur, c'est normal.
Ah -- C'est l'attraction terrestre. -- D'accord. La la la...

Areski, excuse-moi -- Oui, quoi ?
Je pense à un truc, on ne va pas mourir dans une minute ?
Brigitte, tu es fatigante -- Pardon
Nous sommes donc en train de tomber. Or tout corps tombe à une vitesse définie et en arrivant au sol il subit une décélération violente qui amène la rupture de ses différentes composantes. Par exemple les membres se séparent du tronc.
Oui -- Le cerveau jaillit hors de la boîte crânienne, etc. dans ces conditions de déconnexion il est évident que le phénomène de la vie ne peut pas se maintenir, c'est normal tu comprends ?
Aaaah !

Le silence

tous les chiens se sont tus la lune s 'est levée 
elle était rouge et nue sur mon cœur arrêté

ah le silence éclaté dans le sang répandu là sous le ciel qui sue

ah la chaleur torturée la lumière qui tue et ma vie revenue

tous les chiens se taisaient parfois les fleurs s 'égorgent
je n 'oublierai jamais le ciel est une forge 

ah les oranges écrasées  les anges écartelés et ma vie retrouvée

ah la chaleur étalée dix mille abeilles en feu mon amour

Paul Fort37

Comme hier

Hé! donne moi ta bouche, hé! ma jolie fraise!
L'aube à mis des frais's plein notr' horizon
Garde tes dindons, moi mes porc, Thérèse
Ne r'pouss' pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier! comme hier! comme hier!
Si tu n' m'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
L'un tient le couteau, l'autre la cuiller:
La vie c'est toujours les mêmes chansons.
Pour sauter le gros sourceau d'pierre en pierre,
Comme tous les jours mes bras t'enlèv'ront
Nos dindes, nos truies nous suivront légères
Ne r'pousse pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier! comme hier! comme hier!
Si tu n' m'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
La vie c'est toujours amour et misère
La vie c'est toujours les mêmes chansons.
J'ai tant de respect pour ton cœur Thérèse,
Et pour tes dindons. Quand nous nous aimons
Quand nous nous fâchons, hé! ma jolie fraise
Ne r'pousse pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier! comme hier! comme hier!
Si tu n' m'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
L'un tient le couteau, l'autre la cuiller:
La vie c'est toujours les mêmes chansons.

Georges Fourest38

Le Cid

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l'hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s'accoude au mirador
Et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
Regardent, sans rien voir, mourir le soleil d'or...

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lent se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu'il est joli garçon l'assassin de Papa ! »

André Frénaud39

A valoir

C'est une bonne base.
C'est un très bon fondement.
C'est en acompte sur le bonheur.
C'est à valoir sur l'amour.

C'est à valoir, toujours à valoir.
C'est pour en avoir encore plus.
C'est pour avaler, c'est pour la dent creuse.
C'est pour avaliser notre bon vouloir
ou c'est pour l'amuser en attendant.

Parce que nous sommes pauvres,
mais parce que demain nous serons très comblés.
Je le crois bien. Cela brille presque.

C'est pour être à notre aise.
C'est pour nous dégarnir du trop peu.
C'est pour devenir à la hauteur.
Peut-être, c'est pour nous porter chance.

Parce que les corps sont froids.
Parce que les cœurs sont friands.
Parce que les rats sans façon
se glissent hors de nos bouteilles.
Parce que les ramages de la vertu
à la fin s'emberlificotent.
Parce que tout cela donne envie de plaisanter
parce que nous prenons les choses au tragique.

C'est toujours cela de pris.
Cela pourrait être pire.
C'est à défaut de mieux.
C'est extrêmement bien de la sorte.
Cela ne pourrait pas être autrement.
Cela pourrait l'être. Cela sera peut-être.

Mais qu'est-ce que l'on sait ? Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que C'EST?

Théophile Gautier40

Carmen

Carmen est maigre - un trait de bistre
Cerne son oeil de gitana ;
Ses cheveux sont d'un noir sinistre ;
Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu'elle est laide,
Mais tous les hommes en sont fous ;
Et l'archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;

Car sur sa nuque d'ambre fauve
Se tord un énorme chignon
Qui, dénoué, fait dans l'alcôve
Une mante à son corps mignon,

Et, parmi sa pâleur, éclate
Une bouche aux rires vainqueurs,
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des coeurs.

Ainsi faite, la moricaude
Bat les plus altières beautés,
Et de ses yeux la lueur chaude
Rend la flamme aux satiétés.

Elle a dans sa laideur piquante
Un grain de sel de cette mer
D'où jaillit nue et provocante,
L'âcre Vénus du gouffre amer.

Le sphinx

Dans le Jardin Royal ou l'on voit les statues,
Une Chimère antique entre toutes me plait ;
Elle pousse en avant deux mamelles pointues,
Dont le marbre veiné semble gonflé de lait ;

Son visage de femme est le plus beau du monde ;
Son col est si charnu que vous l'embrasseriez ;
Mais quand on fait le tour, on voit sa croupe ronde,
On s'aperçoit qu'elle a des griffes à ses pieds.

Les jeunes nourrissons qui passent devant elle,
Tendent leurs petits bras et veulent avec cris
Coller leur bouche ronde à sa dure mamelle ;
Mais, quand ils l'ont touchée, ils reculent surpris.

C'est ainsi qu'il en est de toutes nos chimères :
La face en est charmante et le revers bien laid.
Nous leur prenons le sein, mais ces mauvaises mères
N'ont pas pour notre lèvre une goutte de lait.

Tristesse

Avril est de retour.
La première des roses,
De ses lèvres mi-closes,
Rit au premier beau jour ;
La terre bienheureuse
S'ouvre et s'épanouit ;
Tout aime, tout jouit.
Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

Les buveurs en gaîté,
Dans leurs chansons vermeilles,
Célèbrent sous les treilles
Le vin et la beauté ;
La musique joyeuse,
Avec leur rire clair
S'éparpille dans l'air.
Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

En déshabillés blancs,
Les jeunes demoiselles
S'en vont sous les tonnelles
Au bras de leurs galants ;
La lune langoureuse
Argente leurs baisers
Longuement appuyés.
Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

Moi, je n'aime plus rien,
Ni l'homme, ni la femme,
Ni mon corps, ni mon âme,
Pas même mon vieux chien.
Allez dire qu'on creuse,
Sous le pâle gazon,
Une fosse sans nom.
Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

Villanelle rythmique

Quand viendra la saison nouvelle,
Quand auront disparu les froids,
Tous les deux, nous irons, ma belle,
Pour cueillir le muguet au bois ;
Sous nos pieds égrenant les perles
Que l'on voit au matin trembler,
Nous irons écouter les merles
Siffler.

Le printemps est venu, ma belle,
C'est le mois des amants béni,
Et l'oiseau, satinant son aile,
Dit des vers au rebord du nid.
Oh ! Viens donc sur le banc de mousse
Pour parler de nos beaux amours,
Et dis-moi de ta voix si douce :
« Toujours ! »

Loin, bien loin, égarant nos courses,
Faisons fuir le lapin caché
Et le daim au miroir des sources
Admirant son grand bois penché ;
Puis chez nous tout joyeux, tout aises,
En panier enlaçant nos doigts,
Revenons rapportant des fraises
Des bois.

Jean Genet41

La galère

(...) Le ciel disait sa messe il pouvait de nos cœurs 
Compter les battements. Dure était la rigueur
De cet ordre terrible où la beauté tremblait. 
Nous allions en silence à travers des palais 
Où la mort solennelle avait passé sa vie. 
De remonter à l 'air je n 'avais plus l 'envie 
Ni la force à quoi bon mes amis les plus beaux 
S 'accommodant du monde et de l 'air des tombeaux. 
Et tous ces clairs enfants volaient dans la voilure. 
Le songe vous portant filait à toute allure. 
La guirlande rompue fut par l 'amour nouée 
Jusqu 'aux pieds de la mort et la mort fut jouée. 
Je vivais immobile un moment effrayant 
Car je savais saisi ce beau monde fuyant 
Dans une éternité plus dure et plus solide 
Que celle de l 'Égypte à peine moins sordide. 
On quittait des taureaux par le nœud étranglé 
De trois hommes formé. La main du vent salé 
Pardonnait les péchés. C 'était cette galère 
Un manège cassé par un soir de colère. 
Et pourtant quelle grâce émerveillait mon œil! 
Solennel monument cadavres sans cercueil 
Cercueils sans ornements nous étions par le songe
Embaumés empaumés. (...)

Marche funèbre

Mon chant n'est pas truqué si j'hésite souvent
C'est que je cherche loin sous mes terres profondes
Et j'amène toujours avec les mêmes sondes
Les morceaux d'un trésor enseveli vivant
Dès les débuts du monde.

Si vous pouviez me voir sur ma table penché
Le visage défait par ma littérature
Vous sauriez que m'écœure aussi cette aventure
Effrayante d'oser découvrir l'or caché
Sous tant de pourriture.

André Gide42

Certes, délicieuse est la brume...

Certes, délicieuse est la brume, au soleil levant sur les plaines
Et délicieux le soleil ;
Délicieuse à nos pieds nus la terre humide
Et le sable mouillé par la mer ;
Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources ;
A baiser les inconnues lèvres que mes lèvres touchèrent dans l'ombre...
Mais des fruits -- des fruits -- Nathanaël, que dirai-je ?
Oh ! que tu ne les aies pas connus,
Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère.
Leur pulpe était délicate et juteuse,
Savoureuse comme la chair qui saigne,
Rouge comme le sang qui sort d'une blessure.
Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif particulière ;
On les servait dans des corbeilles d'or ;
Leur goût écoeurait tout d'abord, étant d'une fadeur incomparable ;
Il n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ;
Il rappelait le gout des goyaves trop mûres,
Et la chair en semblait passée ;
Elle laissait, après, l'âpreté dans la bouche ;
On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit nouveau ;
A peine bientôt si seulement durait leur jouissance
l'instant d'en savourer le suc ;
Et cet instant en paraissait tant plus aimable
Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.
La corbeille fut vite vidée
Et le dernier nous le laissâmes
Plutôt que de le partager.
Hélas ! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres
Quelle fut l'amère brûlure ?
Aucune eau ne les put laver.
Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dans l'âme.
Trois jours durant, dans les marchés, nous les cherchâmes ;
La saison en était finie.
Où sont, Nathanaël, dans nos voyages
De nouveaux fruits pour nous donner d'autres désirs ?

Les poésies d'André Walter

Une lampe neuve remplace la vide ;
Une nuit succède à une autre nuit ;
Et l'on entend fuir dans la nuit, le bruit
Du sablier triste qui se vide.

Nous rapetassons de faux syllogismes
Et nous ergotons sur la Trinité,
Mais tout ça, ça manque un peu de lyrisme
Et nos lampes ne font pas beaucoup de clarté.

Pour quand nous avons trop mal à la tête
Au fond de la chambre basse on a mis
Parallèles deux étroites couchettes ;
Nous nous étendons puérils et soumis.

Nous récitons nos petites prières ;
Nous soufflons tous les flambeaux
Et se closent sur nos paupières
Les nuits étroites des tombeaux.

Mais devant nos prunelles hagardes
Un grand concept s'obstine à mourir
Et nous avons peur de nous endormir
Parce que l'un sent que l'autre le regarde.

Guillaume IX duc d'Aquitaine43

Ferai un vers de pur néant...

Ferai un vers de pur néant
Non point sur moi ni d'autres gens
Non plus d'amour ni de serment
Ni dits féaux
Je l'ai composé en dormant
Sur un chevau.

Sous quelle étoile suis-je né :
Je ne suis gai ni attristé
Ni revêche ni familier
Je n'en puis au
Une fée de nuit m'a doué
Sur un puy haut.

Ne sais si je suis endormi
Ou si je veille et où je suis
Peu s'en faut mon coeur soit parti :
Dolent étau
Ne le prise plus que souris
Par Saint-Marceau

Malade suis et crois mourir
Mais ne puis que le pressentir
Un médecin j'irai quérir
Par monts et vaux
Bon certes s'il me peut guérir
Mauvais s'il fault

J'ai une amie qui je ne sais
Car ne la vis ma foi jamais
D'elle je n'eus bien ni méfait
Il ne m'en chaut
Oncques n'eus normand ou français
Dans mon ostau44.

Jamais je ne la vis, l'aime fort,
Jamais ne m'a fait ni droit ni tort,
Quand ne la vois, bien m'en déport
Ne vaut moineau
Je sais minois bien plus accor
Et qui mieux vaut.

Mon vers est fait de tout ceci
Je vais le donner à celui
Qui le transmettra par autrui
Là vers l'Anjou
et m'enverra de son étui
La Contraclau45

Guillevic46

Chanson

Au carrefour des trois brouillards
Il passait bien quelques passants.
En passent ils gardaient leur sang,
Des plus lourds jusqu 'aux plus fuyards.

Ceux qui ne doutaient pas d 'eux-mêmes
Au carrefour des trois nuages
Gardaient le nom de leur village
Et leurs chants et leurs anathèmes.

Au carrefour des trois brouillards
Ceux qui passaient perdaient pourtant
Mais pas plus que le peu de temps
Qu 'ils auraient à donner plus tard.

Morbihan

Ce qui fut fait à ceux des miens,
Qui fut exigé de leurs mains,
Du dos cassé, des reins vrillés,

Vieille à trente ans, morte à vingt ans,
Quand le regard avait pour âge
L 'âge qu 'on a pour vivre clair,

Ce qui fut fait à ceux des miens,
Pas de terre assez pour manger,
Pas de temps assez pour chanter

Et c 'est la terre ou c 'est la mer,
Le travail qui n 'est pas pour soi,
La maison qui n 'est pas pour toi,

Quatorze pour les rassembler,
L 'armistice pour les pleurer,
L 'alcool vendu pour les calmer,

Un peu d 'amour pour commencer,
Quelques années pour s 'étonner,
Quelques années pour supporter,

Je ne peux pas le pardonner.

Victor Hugo47

Demain, dès l'aube

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Guitare

GASTIBELZA, l'homme à la carabine,
Chantait ainsi :
« Quelqu'un a-t-il connu doña Sabine ?
Quelqu'un d'ici ?
Dansez, chantez, villageois ! la nuit gagne
Le mont Falù ( *).
-- Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !

« Quelqu'un de vous a-t-il connu Sabine,
Ma señora ?
Sa mère était la vieille maugrabine
D'Antequera,
Qui chaque nuit criait dans la Tour-Magne
Comme un hibou... --
Le vent...

« Dansez, chantez ! Des biens que l'heure envoie
Il faut user.
Elle était jeune et son œil plein de joie
Faisait penser. --
A ce vieillard qu'un enfant accompagne
Jetez un sou ! ... --
Le vent...

« Vraiment, la reine eût près d'elle été laide
Quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède
En corset noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne
Ornait son cou... --
Le vent...

« Le roi disait en la voyant si belle
A son neveu :
-- Pour un baiser, pour un sourire d'elle,
Pour un cheveu,
Infant don Ruy, je donnerais l'Espagne
Et le Pérou ! --
Le vent...

« Je ne sais pas si j'aimais cette dame,
Mais je sais bien
Que pour avoir un regard de son âme,
Moi, pauvre chien,
J'aurais gaîment passé dix ans au bagne
Sous le verrou... --
Le vent...

« Un jour d'été que tout était lumière,
Vie et douceur,
Elle s'en vint jouer dans la rivière
Avec sa sœur,
Je vis le pied de sa jeune compagne
Et son genou... --
Le vent...

« Quand je voyais cette enfant, moi le pâtre
De ce canton,
Je croyais voir la belle Cléopâtre,
Qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d'Allemagne,
Par le licou... --
Le vent...

« Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe !
Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe,
Et son amour,
Pour l'anneau d'or du comte de Saldagne,
Pour un bijou... --
Le vent...

« Sur ce vieux banc souffrez que je m'appuie,
Car je suis las.
Avec ce comte elle s'est donc enfuie !
Enfuie, hélas !
Par le chemin qui va vers la Cerdagne,
Je ne sais où... --
Le vent...

« Je la voyais passer de ma demeure,
Et c'était tout.
Mais à présent je m'ennuie à toute heure,
Plein de dégoût,
Rêveur oisif, l'âme dans la campagne,
La dague au clou... --
Le vent qui vient à travers la montagne
M'a rendu fou ! »

Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait : " A boire ! à boire par pitié ! "
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé."
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: "Caramba!"
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père.

Booz endormi

Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis », disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière.

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,

Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

» Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

» Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

» Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe.
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l'eau. »

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,

Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément.
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.

Philippe Jaccottet48

Dans un Tourbillon de Neige

Ils chevauchent encore dans les espaces glacés,
les quelques cavaliers que la mort n 'a pas pu lasser.
Ils allument des feux dans la neige de loin en loin, à chaque coup de vent il en flambe au moins un de moins.
Ils sont incroyablement petits, sombres, pressés, devant l 'immense, blanc et lent malheur à terrasser.
Certes, ils n 'amassent plus dans leurs greniers ni or
ni foin, mais y cachent l 'espoir fourbi avec le plus grand soin.
Ils courent les chemins par le pesant monstre effacés, peut-être se font-ils si petits pour le mieux chasser?
Finalement, c 'est bien toujours avec le même poing qu 'on se défend contre le souffle de l 'immonde groin.

Blessure Vue de Loin

Ah ! le monde est trop beau pour ce sang mal
enveloppé qui toujours cherche en l 'homme le moment de s 'échapper!
Celui qui souffre, son regard le brûle et il dit non, il n 'est plus amoureux des mouvements de la lumière, il se colle contre la terre, il ne sait plus son nom, sa bouche qui dit non
s 'enfonce horriblement en terre.
En moi sont rassemblés les chemins de la transparence, nous nous rappellerons longtemps nos entretiens cachés, mais il arrive aussi que soit suspecte la balance et quand je penche, j 'entrevois le sol de sang taché.
Il est trop d 'or, il est trop d 'air dans ce brillant guêpier pour celui qui s 'y penche habillé de mauvais papier.

Paysages avec figures absentes -- oiseaux invisibles

Chaque fois que je me retrouve au-dessus de ces longues étendues couvertes de buissons et d'air (couvertes de buissons comme autant de peignes pour l'air) et qui s'achèvent très loin en vapeurs bleues, qui s'achèvent en crêtes de vagues, en écume (comme si l'idée de la mer me faisait signe au plus loin de sa main diaphane, et qui tremble), je perçois, à ce moment de l'année, invisibles, plus hauts, suspendus, ces buissons de cris d'oiseaux, ces points plus ou moins éloignés d'effervescence sonore. ( ...)

L'image cache le réel, distrait le regard, et quelquefois d'autant plus qu'elle est plus précise, plus séduisante pour l'un ou l'autre de nos sens et pour la rêverie. Non, il n'y a dans le jour où j'entends cela que je ne sais pas dire, ni tentes, ni fontaines, ni maisons, ni filets. Depuis longtemps je le  savais (et ce savoir ne me sert apparemment à rien) : il faut seulement dire les choses, seulement les situer, seulement les laisser paraître.

Mais quel mot, tout d'abord, dira la sorte de son que j'écoute, que je n'ai même pas écoutés tout de suite, qui m'ont saisi alors  que je marchais ? Sera-ce « chant », ou « voix », ou « cri » ? « chant » implique une mélodie, une intention, un sens qui justement n'est pas décelable ici ; « cri » est trop pathétique pour la paix sans limites où cela se produit (cette paix non sans analogie, soudain j'y songe, à celle qui règne à tel étage du Purgatoire, où il se trouve que l'on assiste à quelque chose d'assez semblable, à l'apparition dans l'air, inattendue, de fragments d'hymnes tronquées : la prima voce che passo solando...) ; « voix », bien que trop humain serait moins faux ; « bruit », quand même un peu vague.

Ainsi est-on rejeté vers les images : ne dirait-on pas, cela qui me touche et me parle comme l'on fait peu de paroles, des bulles en suspens dans l'étendue, de petits globes invisibles, en effervescence dans l'air ; un suspens sonore, un nid de bruits (un nid d'air soutenant, abritant des œufs sonores) ? Une fois de plus, l'esprit, non sans y trouver du plaisir, quelquefois du profit, vagabonde.

Max Jacob49

Vous n'écrivez plus ?

M'as-tu connu marchand d'journaux
à Barbès et sous le Métro
pour insister vers l'institut
il me faudrait de la vertu
mes romans n'ont ni rang ni ronds
et je n'ai pas de caractère.

M'as-tu connu marchand d'marrons
au coin de la rue Coquillère
tablier rendu, l'autre est vert.

M'as-tu connu marchand d'tickets
balayeur de W.-C.
Je le dis sans fiel ni malice
aide à la foire au Pain d'Épice
défenseur au juge de Paix
officier, comme on dit office
au Richelieu et à la Paix.

Le laboratoire central

Jouer du bugle

Les trois dames qui jouaient du bugle
Tard dans leur salle de bains
Ont pour maître un certain mufle
Qui n'est là que le matin.

L'enfant blond qui prend des crabes
Des crabes avec la main
Ne dit pas une syllabe
C'est un fils adultérin.

Trois mères pour cet enfant chauve
Une seule suffisait bien.
Le père est nabab, mais pauvre.
Il le traite comme un chien.

Cœur des Muses, tu m'aveugles
C'est moi qu'on voit jouer du bugle
Au pont d'léna le dimanche
Un écriteau sur la manche.

La Dame aveugle

La dame aveugle dont les yeux saignent choisit ses mots
Elle ne parle à personne de ses maux

Elle a des cheveux pareils à la mousse
Elle porte des bijoux et des pierreries rousses.

La dame grasse et aveugle dont les yeux saignent
Écrit des lettres polies avec marges et interlignes

Elle prend garde aux plis de sa robe de peluche
Et s'efforce de faire quelque chose de plus

Et si je ne mentionne pas son beau-frère
C'est qu'ici ce jeune homme n'est pas en honneur

Car il s'enivre et fait s'enivrer l'aveugle
Qui rit, qui rit alors et beugle.

Madame X...

Tant bayadères sont tes hanches
Et tes manches
Tant peu sages
Tes crabotages de corsage
Sur le nu
Ton dentellier tant fendu
Que si ton chapeau fleuri
Ne dit oui
Au moins rien jusqu'au chignon
ne dit non.

Passé et présent

Poète et ténor
l'oriflamme au nord Je chante la mort.
Poète et tambour Natif de Colliour Je chante l'amour.
Poète et marin Versez-moi du vin Versez ! Versez !
Je divulgue Le secret des algues.
Poète et chrétien Le Christ est mon bien Je ne dis plus rien.

De quelques invitations

N'étalons, ô mes chaussures,
Nos talents dans les salons !
Je n'ai pas plus de voitures
Que vous n'avez de talons.

Le cornet à dés

Genre biographique

Déjà, à l'âge de trois ans, l'auteur de ces lignes était remarquable : il avait fait le portrait de sa concierge en passe-boule, couleur terre-cuite, au moment où celle-ci, les yeux pleins de larmes, plumait un poulet. Le poulet projetait un cou platonique. Or, ce n'était ce passe-boule, qu'un passe-temps. En somme, il est remarquable qu'il n'ait pas été remarqué : remarquable, mais non regrettable, car s'il avait été remarqué, il ne serait pas devenu remarquable ; il aurait été arrêté dans sa carrière, ce qui eût été regrettable. Il est remarquable qu'il eût été regretté et regrettable qu'il eût été remarqué. Le poulet du passe-boule était une oie.

Traduit de l'allemand ou du bosniaque

Mon cheval s'arrête ! Arrête aussi le tien, compagnon, j'ai peur ! entre les pentes de la colline et nous, les pentes gazonnées de la colline, c'est une femme, si ce n'est pas un grand nuage. Arrête ! elle m'appelle ! elle m'appelle et je vois son sein qui bat ! son bras me fait signe de la suivre, son bras... si son bras n'est pas un nuage.
--- Arrête, compagnon, j'ai peur, arrête ! entre les arbres de la colline, les arbres inclinés de la colline, j'ai vu un œil, si cet œil n'est pas un nuage. Il me fixe, il m'inquiète ; arrête ! Il suit nos pas sur la route, si cet œil n'est pas un nuage.
--- Écoute, compagnon ! fantômes, vies de cette terre ou d'une autre, ne parlons pas de ces êtres à la ville pour n'être pas traités d'importuns.

Fausses nouvelles ! Fosses nouvelles !

À une représentation de « Pour la Couronne », à l'Opéra, quand Desdémone chante « Mon père est à Goritz et mon cœur à Paris », on a entendu un coup de feu dans une loge de cinquième galerie, puis un second aux fauteuils et instantanément des échelles de cordes se sont déroulées ; un homme a voulu descendre des combles : une balle l'a arrêté à la hauteur du balcon. Tous les spectateurs étaient armés et il s'est trouvé que la salle n'était pleine que de... et de... Alors, il y a eu des assassinats du voisin, des jets de pétrole enflammé. Il y a eu des sièges de loges, le siège de la scène, le siège d'un strapontin et cette bataille a duré dix-huit jours. On a peut-être ravitaillé les deux camps, je ne sais, mais ce que je sais fort bien, c'est que les journalistes sont venus pour un si horrible spectacle, que l'un d'eux étant souffrant, y a envoyé madame sa mère et que celle-ci a été beaucoup intéressée par le sang-froid d'une jeune gentilhomme français qui a tenu dix-huit jours dans une avant-scène sans rien prendre qu'un peu de bouillon. Cet épisode de la guerre des Balcons a beaucoup fait pour les engagements volontaires en province. Et je sais, au bord de ma rivière, sous mes arbres, trois frères en uniformes tout neufs qui se sont embrassés les yeux secs, tandis que leurs familles cherchaient des tricots dans les armoires des mansardes.

La Guerre

Les boulevards extérieurs, la nuit, sont pleins de neige ; les bandits sont des soldats ; on m'attaque avec des rires et des sabres, on me dépouille : je me sauve pour retomber dans un autre carré. Est-ce une cour de caserne, ou celle d'une auberge ? que de sabres ! que de lanciers ! il neige ! on me pique avec une seringue : c'est un poison pour me tuer ; une tête de squelette voilée de crêpe me mord le doigt. De vagues réverbères jettent sur la neige la lumière de ma mort.

Francis Jammes50

Au beau soleil

Au beau soleil qui sonnait, de pauvres femmes,
au seuil d'une maison pauvre comme mon âme,
désignaient quelque chose. On entendait un char.
Sur les coteaux marrons le ciel était en nacre
comme les écailles d'huîtres en arc-en-ciel.
Le chemin grimpait, doux comme un grand sommeil,
et les poules chaudes ondulaient dans la poussière,
avec, sous les ailes, un roseau en lumière.
... Une autre femme à un enfant cherchait des poux.
Un coq chantait. Une pie volait. Tout était doux.
On allait inoculer de la tuberculine
à la pauvre vache qui tousse et qui s'escrime.
Les pieux de la haie, près des lierres, étaient roses
comme ta bouche, amie aimée à la main douce...

Comme un insecte...

Comme un insecte, la faucheuse mécanique
parcourt le foin. Son cliquetis irrégulier
semble accroître la torpeur qui se communique
à la vigne et à l'horloge de l'escalier.
Laissez-moi ne penser à rien. C'est un ennui
que de n'entendre parler que d'appendicite,
de Nietzsche, de la Vie, d'on ne sait quoi ensuite.
Les cornes des beaux bœufs luisent violemment,
et la lumière bleue enflamme le froment.
Les roses du jardin ont une odeur terrible,
et leurs pétales secs sont de sable torride.
Et la lourde écolière ainsi qu'un tournesol
s'endort et son atlas est tombé sur le sol.

Alfred Jarry51

La chanson du décervelage

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste
Dans la ru' du Champs d' Mars, d' la paroiss' de Toussaints ;
Mon épouse exerçait la profession d' modiste

Et nous n'avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanch' s'annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru' d' l'Echaudé, passer un bon moment.

Voyez, voyez la machin' tourner,
Voyez, voyez la cervell' sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d' confitures,
Brandissant avec joi' des poupins en papier
Avec nous s'installaient sur le haut d' la voiture

Et nous roulions gaîment vers l'Echaudé.
On s' précipite en foule à la barrière,
On s' flanque des coups pour être au premier rang ;
Moi j'me mettais toujours sur un tas d'pierres
Pour pas salir mes godillots dans l'sang.

Voyez, voyez la machin' tourner,
Voyez, voyez la cervell' sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm's tout blancs d' cervelle,
Les marmots en boulott'nt et tous nous trépignons
En voyant l'Palotin qui brandit sa lumelle,

Et les blessur's et les numéros d' plomb.
Soudain j' perçois dans l' coin, près d' la machine,
La gueul' d'un bonz' qui n' m' revient qu'à moitié.
Mon vieux, que j' dis, je r'connais ta bobine :
Tu m'as volé, c'est pas moi qui t' plaindrai.

Voyez, voyez la machin' tourner,
Voyez, voyez la cervell' sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Soudain j' me sens tirer la manche'par mon épouse ;
Espèc' d'andouill', qu'elle m' dit, v'là l' moment d'te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d' bouse.

V'là l' Palotin qu'a juste' le dos tourné.
En entendant ce raisonn'ment superbe,
J'attrap' sus l' coup mon courage à deux mains :
J' flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s'aplatit sur l' nez du Palotin.

Voyez, voyez la machin' tourner,
Voyez, voyez la cervell' sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j' suis lancé par dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j' suis précipité la tête la première

Dans l' grand trou noir d'ousse qu'on n' revient jamais.
Voila c' que c'est qu'd'aller s' prome'ner l' dimanche
Ru' d' l'Echaudé pour voir décerveler,
Marcher l' Pinc'-Porc ou bien l'Démanch'- Comanche :
On part vivant et l'on revient tudé !

Voyez, voyez la machin' tourner,
Voyez, voyez la cervell' sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu!

Pierre Jean Jouve52

Songe

Songe un peu au soleil de ta jeunesse
Celui qui brillait quand tu avais dix ans
Etonnement te souviens-tu du soleil de ta jeunesse
Si tu fixes bien les yeux
Si tu les rétrécis
Tu peux encor l'apercevoir
Il était rose
Il occupait la moitié du ciel
Tu pouvais toi le regarder en face
Étonnement mais quoi c'était si naturel
Il avait une couleur
Il avait une danse il avait un désir
Il avait une chaleur
Une facilité extraordinaire
Il t'aimait
Tout cela que parfois au milieu de ton âge et courant dans le  train le long des forêts au matin
Tu as cru imaginer En toi-même

C'est dans le cœur que sont rangés les vieux soleils
Car là il n'a pas bougé voilà ce soleil
Mais oui il est là
J'ai vécu j'ai régné
J'ai éclairé par un si grand soleil
Hélas il est mort
Hélas il n'a jamais Eté
Oh ce soleil dis-tu
Et pourtant ta jeunesse était malheureuse.
(...)
N'ayez pas peur de votre tristesse c'est la mienne
C'est la nôtre c'est la sienne
O grandeur
N'ayez pas peur voici la paix la vie la vie est admirable
La vie est vaine
La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine

Adieu

I

Noir. Noir. Sentiment noir.

Frappe image noire un coup retentissant sur le gong du lointain
Pour l 'entrée à l 'épaisseur bien obscure de ce coeur
L 'épaisse cérémonie à la longue plaine noire
De l 'intérieur et de l 'adieu, de minuit et du départ !
Frappe, comme un gong noir à la porte d 'enfer !
Un aigre vent soulève les roseaux des sables
Confond les monts
Sous les nuées de mauvais temps de la mémoire
Fait retomber la vague en éclatante blancheur dans le néant.
C 'est la journée épaisse intime où Elle part
Jetant un dernier oeil aux prouesses d 'amant,
Où il quitte, quelques maigres longueurs encor de faible sable
Et poussant la vieillesse de l 'âge un aigre vent.
Noir, noir, sentiment noir, oh frappe clair et noir
Pour l 'épaisse cérémonie à la terre sans lendemain
Portant comme un socle divin le monument de leur départ.

II

De longues lignes de tristesse et de brouillard
Ouvrent de tous côtés cette plaine sans fin
Où les monts s 'évaporent puis reprennent
A des hauteurs que ne touche plus le regard:
Là où nous sommes arrivés, donne ta main,
Puis aux saules plus écroulés que nos silences
A l 'herbe de l 'été que détruisent tes pieds
Dis un mot sans raison profère un vrai poème,
Laisse que je caresse enfin tes cheveux morts
Car la mort vient roulant pour nous ses tambours loin,
Laisse que je retouche entièrement ton corps
Dans son vallon ou plage extrême fleur du temps
Que je plie un genou devant ta brune erreur
Ta beauté ton parfum défunt près du départ
Adorant ton défaut ton vice et ton caprice
Adorant ton abîme noir sans firmament.
Laisse ô déjà perdue, et que je te bénisse
Pour tous les maux par où tu m 'as appris l 'amour
Par tous les mots en quoi tu m 'as appris le chant.

III

Adieu. La nuit déjà nous fait méconnaissables
Ton visage est fondu dans l 'absence. Oh adieu
Détache ta main de ma main et tes doigts de mes doigts arrache
Laissant tomber entre nos espaces le temps
Solitaire étranger le temps rempli d 'espaces ;
Et quand l 'obscur aura totalement rongé
La forme de ton ombre ainsi qu 'une Eurydice
Retourne-toi afin de consommer ta mort
Pour me communiquer l 'adieu. Adieu ma grâce
Au point qu 'il n 'est espoir de relier nos sorts
Si même s 'ouvre en nous le temple de la grâce.

**Hélène **

Que tu es belle maintenant que tu n'es plus
La poussière de la mort t'a déshabillée même de l'âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le cœur du désert
La plus pale des femmes
Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d'hier des malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans la terrible Chevelure celle qui me faisait délirer

Le désir de chair est désir de la mort

Le désir de chair est désir de la mort
Le désir de la fuite est celui de la terre
L'excrément des villes c'est l'amour de l'or
Le désir de la jeunesse est l'appétit du cimetière

Les faims sont dures comme des femmes nues
Sur le lit du jour j'aime épouse je souffre
Les perles matinales dorment de lumière
Le long du rivage ourlé vert de la mort

Ce n'est pas en vain que les saints du Christ
Furent en lutte amère avec le diable
Ce n'est pas en vain que les seins du Christ
Dans la ténèbre n'étaient point distingués de ceux du diable

Compte seulement le poids des larmes
Non pour elles mais pour le vide qu'elles font
Et roulant sur la noire paroi de vertige
Dans ce monde aboli : tu approches de l'Un

Charles Juliet53

Postlude

Tu sors de la forêt. Les brouillards se sont dissipés. Tes blessures ont cicatrisé. Une force sereine t'habite. Sous ton œil renouvelé, le monde a revêtu d'émouvantes couleurs. Tu as la conviction que tu ne connaîtras plus l'ennui, ni le dégoût, ni la haine de soi, ni l'épuisement, ni la détresse. Certes, le doute est là, mais tu n'as plus à le redouter. Car il a perdu le pouvoir de te démolir. D'arrêter ta main à l'instant où te vient le désir de prendre la plume. La parturition a duré de longues années, d'interminables années, mais tu as fini naître et pu enfin donner ton adhésion à la vie.

Depuis cette seconde naissance, tout ce à quoi tu aspirais mais qui te semblait à jamais interdit, s'est emparé de tes terres : la paix, la clarté. la confiance, la plénitude, une douleur humble et aimante. Parvenu désormais à proximité de la source, tu es apte à faire bon accueil au quotidien, à savourer l'instant, t'offrir à la rencontre. Et tu sais qu'en dépit des souffrances, des déceptions et des drames qu'elle charrie, tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps combien passionnante est la vie.

Louise Labé54

Trois sonnets

Baise m'encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m'en un de tes plus savoureux,
Donne m'en un de tes plus amoureux :
Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las ! te plains-tu ? Çà, que ce mal j'apaise,
En t'en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l'un de l'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m'Amour penser quelque folie :

Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moi ne fais quelque saillie.

-

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

-

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournée !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô milles morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destiné !

Ô ris, ô front, cheveux bras mains et doigts !
Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en ai sur toi volé quelque étincelle.

Jules Laforgue55

Air de biniou

Non, non, ma pauvre cornemuse,
Ta complainte est pas si oiseuse ;
Et Tout est bien une méprise,
Et l'on peut la trouver mauvaise ;

Et la Nature est une épouse
Qui nous carambole d'extases,
Et puis, nous occit, peu courtoise,
Dès qu'on se permet une pause.

Eh bien ! qu'elle en prenne à son aise,
Et que tout fonctionne à sa guise !
Nous, nous entretiendrons les Muses.
Les neuf immortelles Glaneuses !

(Oh ! pourrions-nous pas, par nos phrases,
Si bien lui retourner les choses,
Que cette marâtre jalouse
N'ait plus sur nos rentes de prise?)

Aquarelle en cinq minutes

Oh ! oh ! le temps se gâte,
L'orage n'est pas loin,
Voilà que l'on se hâte
De rentrer les foins !...

L'abcès perce !
Vl'à l'averse !
O grabuges
Des déluges !....

Oh ! ces ribambelles
D'ombrelles !....

Oh ! cett' Nature
En déconfiture ! ....

Sur ma fenêtre,
Un fuchsia
A l'air paria
Se sent renaître...

Alphonse de Lamartine56

Le vallon

Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses voeux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.

La source de mes jours comme eux s'est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.

La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux,
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.

Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure,
D'un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux.

J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie :
L'oubli seul désormais est ma félicité.

Mon coeur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance,
A l'oreille incertaine apporté par le vent.

D'ici je vois la vie, à travers un nuage,
S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ;
L'amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le coeur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l'air embaumé du soir.

Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L'homme par ce chemin ne repasse jamais ;
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix.

Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne,
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux ;
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore,
Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts.

Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre ;
Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon ;
Avec le doux rayon de l'astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon.

Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l'esprit parle dans son silence :
Qui n'a pas entendu cette voix dans son coeur ?

Jean de La Fontaine57

Conseil tenu par les rats

Un Chat, nommé Rodilardus
Faisait des Rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu'au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l'abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ;
Qu'il n'y savait que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen,
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot" ;
L'autre : "Je ne saurais."Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter,
L'on ne rencontre plus personne.

La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf

Une Grenouille vit un Boeuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : "Regardez bien, ma soeur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point. La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Le corbeau et le renard

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Le loup et L'agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

La mort et le bûcheron

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.

Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.

Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

Boby Lapointe58

Méli-mélodie

Oui, mon doux minet, la mini,
Oui, la mini est la manie
Est la manie de Mélanie
Mélanie l'amie d'Amélie...
Amélie dont les doux nénés
Doux nénés de nounou moulés
Dans de molles laines lamées
Et mêlées de lin milanais...
Amélie dont les nénés doux
Ont donné à l'ami Milou
(Milou le dadais de Limoux)
L'idée d'amener des minous...
Des minous menus de Lima
Miaulant dans les dais de damas
Et dont les mines de lama
Donnaient mille idées à Léda...

Léda dont les dix dents de lait
Laminaient les mâles mollets
D'un malade mendiant malais
Dinant d'amibes amidonnées
Mais même amidonnée l'amibe
Même l'amibe malhabile
Emmiellée dans la bile humide
L'amibe, ami, mine le bide...
Et le dit malade adulé
Dont Léda limait les mollets
Indûment le mal a donné
Dame Léda l'y a aidé !
Et Léda dont la libido
Demande dans le bas du dos
Mille lents mimis d'animaux
Aux doux minets donna les maux...

Et les minets de maux munis
Mendiant de midi à minuit
Du lait aux nénés d'Amélie
L'ont, les maudits, d'amibes enduit
Et la maladie l'a minée,
L'Amélie aux dodus nénés
Et mille maux démodelaient
Le doux minois de la mémé
Mélanie le mit au dodo
Malade, laide, humide au dos
Et lui donna dans deux doigts d'eau
De la boue des bains du Lido
Dis, là-dedans, où est la mini ?
Où est la mini de Mélanie ?...
- Malin la mini élimée
Mélanie l'à éliminée

Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis !
Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis !

Comte de Lautréamont (Isidore Ducasse)59

Les chants de Maldoror -- Chant premier

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu 'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison; car, à moins qu 'il n 'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d 'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l 'eau le sucre. Il n 'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre; quelques uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d 'un fils qui se, détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l 'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l 'horizon, d 'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l 'avant garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu 'elle fait claquer, et n 'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l 'orage qui s 'approche de plus en plus. Après avoir de sang froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l 'expérience, prudemment, la première (car, c 'est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l 'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c 'est peut être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l 'espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d 'un moineau, parce qu 'elle n 'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

Lecteur, c 'est peut être la haine que tu veux que j 'invoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n 'en renifleras pas, baigné dans d 'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l 'air beau et noir, comme si tu comprenais l 'importance de cet acte et l 'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je t 'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t 'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l 'Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d 'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l 'espace, devenu embaumé comme de parfums et d 'encens; car, elles seront rassasiées d 'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.

J 'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c 'est fait. Il s 'aperçut ensuite qu 'il était né méchant: fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu 'il put, pendant un grand nombre d 'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu 'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal ... atmosphère douce !

Qui l 'aurait dit! lorsqu 'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l 'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l 'en eût chaque fois empêché. Il n 'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu 'il était cruel. Humains, avez vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble ! Ainsi donc, il est une puissance plus forte que la volonté ... Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? Impossible. Impossible, si le mal voulait s 'allier avec le bien. C 'est ce que je disais plus haut.

Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur que l 'imagination invente ou qu 'ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui ont commencé avec l 'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut il pas s 'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu 'on est cruel, ne peut on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu 'à vous de m 'écouter, si vous le voulez bien ... Pardon, il me semblait que mes cheveux s 'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n 'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes.

J 'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire. En voyant ces spectacles, j 'ai voulu rire comme les autres; mais, cela, étrange imitation, était impossible. (...) Dieu, qui l 'as créé avec magnificence, c 'est toi que j 'invoque: montre moi un homme qui soit bon ! ... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d 'étonnement: on meurt à moins.

Poésies I

Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes. (...)

Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, --- devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement. ( ...)

Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d'où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S'il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n'apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d'un égoïsme formidable. Automates fantastiques : indiquez-vous du doigt, l'un à l'autre, mes enfants, l'épithète qui les remet à leur place. ( ...)

Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot ! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.

Annie Le Brun60

J'ai été un automne décisif.

J'ai été un automne décisif de figues et de rousseurs éclatées dans l'or morose des scarabées enamourés. La mer s'ouvrait enfin servile sous le fouet de l'instant pour que nous avancions superbes et distraits entre les débris de la lumière. En équilibre sur le poignard que je plongeais entre les senteurs de la nuit, je croyais que le monde tournait comme une pomme brodée dans le jardin de mes vêtements. De tous les travestis, je possédais la science dédaigneuse des cambrures champagne. Je ne redoutais pas le passage des motocyclettes du matin sur les peausseries noires du cerveau, je m'espérais subtilement fardée de perversité candide et de soie grise. J'allais me heurter de plein front contre le miroir qui coupait ma vie en deux.

Ombre pour ombre

«Est-ce le fil du langage qui retient le cerf-volant de ce que nous sommes ou est-ce l'envol du cerf-volant qui donne au fil sa tension particulière ? Reste que quelque chose tient et emporte jusqu'à faire apparaître une forme qui n'est pas plus de l'autre que de moi. Mais sûrement en deçà de ce qui s'expose. Ombre pour ombre.»

Pierre Mac Orlan61

La fille de Londres

Un rat est venu dans ma chambre
Il a rongé la souricière
Il a arrêté la pendule
Et renversé le pot à bière
Je l'ai pris entre mes bras blancs
Il était chaud comme un enfant
Je l'ai bercé bien tendrement
Et je lui chantais doucement : 

"Dors mon rat, mon flic, dors mon vieux bobby
Ne siffle pas sur les quais endormis
Quand je tiendrai la main de mon chéri"

Un Chinois est sorti de l'ombre
Un Chinois a regardé Londres
Sa casquette était de marine
Ornée d'une ancre coraline

Devant la porte de Charly
A Penny Fields, j'lui ai souri,
Dans le silence de la nuit
En chuchotant je lui ai dit : 

"Je voudrais je voudrais je n'sais trop quoi
 Je voudrais ne plus entendre ma voix
 J'ai peur j'ai peur de toi j'ai peur de moi

Sur son maillot de laine bleue
On pouvait lire en lettres rondes
Le nom d'une vieille "Compagnie"
Qui, paraît-il, fait l'tour du monde

Nous sommes entrés chez Charly
A Penny Fields, loin des soucis,
Et j'ai dansé toute la nuit
Avec mon Chinetoque ébloui

Et chez Charly, il faisait jour et chaud
Tess jouait "Daisy Bell" sur son vieux piano
Un piano avec des dents de chameau

Alors, j'ai conduit l'Chinois dans ma chambre
Il a mis le rat à la porte
Il a arrêté la pendule
Et renversé le pot à bière

Je l'ai pris dans mes bras tremblants
Pour le bercer comme un enfant
Il s'est endormi sur le dos
Alors j'lui ai pris son couteau.

C'était un couteau perfide et glacé
Un sale couteau rouge de vérité
Un sale couteau rouge sans spécialité.

Stéphane Mallarmé62

UN COUP DE DÉS...

UN COUP DE DÉS JAMAIS QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES DU FOND D'UN NAUFRAGE SOIT Abîme LE MAÎTRE Nombre Esprit Fiançailles N'ABOLIRA COMME SI COMME SI SI C'ÉTAIT LE NOMBRE EXISTÂT-IL COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL SE CHIFFRÂT-IL ILLUMINÂT-IL CE SERAIT LE HASARD Choit RIEN N'AURA EU LIEU QUE LE LIEU EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE UNE CONSTELLATION

Toute Pensée émet un Coup de Dés

L'après-midi d'un faune

LE FAUNE
Ces nymphes, je les veux perpétuer.
Si clair,
Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air
Assoupi de sommeils touffus.
Aimai-je un rêve?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève
En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m'offrais pour triomphe la faute idéale de roses.
Réfléchissons...
ou si les femmes dont tu gloses figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l'illusion s'échappe des yeux bleus rt froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle.contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison?
Que non ! par l'immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s'il lutte,
Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d'accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s'exhaler avant
Qu'il disperse le son dans une pluie aride,
C'est, à l'horizon pas remué d'une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l'inspiration, qui regagne le ciel.
O bords siciliens d'un calme marécage
Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage,
Tacite sous les fleurs d'étincelles, contez

« Que je coupais ici les creux roseaux domptés
« Par le talent; quand, sur l'or glauque de lointaines
« Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
« Ondoie une blancheur animale au repos :
« Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux
« Ce vol de cygnes, non! de naïades se sauve
« Ou plonge.... »

Inerte, tout brûle dans l'heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m'éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys! et l'un de vous tous pour l'ingénuité.
Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue :
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d'alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule;
Et de faire aussi haut que l'amour se module
Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos, .
Une sonore, vaine et monotone ligne.

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m'attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps Des déesses; et par
d'idolâtres peintures,

A leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers.
O nymphes, regonflons des souvenirs divers.

» Mon ail, trouant les joncs, dardait chaque encolure
» Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure
» Avec un cri de rage au ciel de la forêt;
» Et le splendide bain de cheveux disparait
» Dans les, clartés et les frissons, pierreries !
» J'accours; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries
» De la langueur goûtée à ce mal d'être deux)
» Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux;
» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
» A ce massif, haï par l'ombrage frivole,
» De roses tarissant tout parfum au soleil,
» Où notre ébat au jour consumé soit pareil. »

Je t'adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille! la frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l'inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.

» Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs
» Traîtresses, divisé la touffe échevelée
» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée :
» Car, à peine j'allais cacher un rire ardent
» Sous les replis heureux d'une seule (gardant
» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
» Se teignît à l'émoi de sa saur qui s'allume,
» La petite, naïve et ne rougissant pas :)
» Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
» Cette proie, à jamais ingrate se délivre
» Sans pitié du sanglot dont j'étais encore ivre. »

Tant pis ! vers le bonheur d'autres m'entraîneront
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
A l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte !
Etna ! c'est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s'épuise la flamme.

Je tiens la reine !
O sûr châtiment...
Non, mais l'âme De paroles vacante et ce corps alourdi
Tard succombent au fier silence de midi :
Sans plus il faut dormir en l'oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j'aime
Ouvrir ma bouche à l'astre efficace des vins!
Couple, adieu; je vais voir l'ombre que tu devins.

Sonnet d'X et d'or

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Main rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore).

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

Clément Marot63

Psaume 22

Mon Dieu me paist soubs sa puissance haulte,
   C'est mon berger, de rien je n'auray faulte.
En tect bien seur, joignant les beaulx herbages,
   Coucher me faict, me meine aux clairs rivages,

Traicte ma vie en doulceur tres humaine,
   Et pour son Nom, par droicts sentiers me meine
Si seurement, que quand au val viendroye
   D'umbre de mort, rien de mal ne craindroye,

Car avec moy tu es à chascune heure:
   Puis ta houlette, et conduicte m'asseure.
Tu enrichys de vivres necessaires
   Ma table, aux yeulx de touts mes adversaires.

Tu oings mon chef d'huyles, et senteurs bonnes,
   Et jusqu'aux bords pleine tasse me donnes,
Voyre, et feras que ceste faveur tienne,
   Tant que vivray compaignie me tienne,

Si que tousjours de faire ay esperance
   En la maison du Seigneur demourance.

D'Anne qui lui jeta de la neige

Anne par jeu me jeta de la neige,
Que je cuidais froide certainement.
Mais c'était feu, l'expérience en ai-je,
Car embrasé je fus soudainement.

Puisque le feu loge secrètement
Dedans la neige, où trouverai-je place
Pour n'ardre point ?
Anne ta seule grâce
Éteindre peut le feu, que je sens bien,
Non point par eau, par neige, ni par glace,
Mais par sentir un feu pareil au mien.

De sa grand amie

Dedans Paris, ville jolie,
Un jour passant mélancolie,

Je pris alliance nouvelle
A la plus gaie Damoiselle
Qui soit d'ici en Italie.

D'honnêteté elle est saisie,
Et crois (selon ma fantaisie)
Qu'il n'en est guère de plus belle
Dedans Paris.

Je ne la vous nommerai mie,
Sinon que c'est ma grand Amie,
Car l'alliance se fit telle,
Par un doux baiser, que j'eus d'elle
Sans penser aucune infamie,
Dedans Paris.

De la jeune dame qui a vieil mari

En languissant et en griève tristesse
Vit mon las cœur, jadis plein de liesse,
Puisque l'on m'a donné mari vieillard.
Hélas, pourquoi ? Rien ne sait du vieil art
Qu'apprend Vénus, l'amoureuse déesse.

Par un désir de montrer ma prouesse
Souvent l'assaus : mais il demande : « où est-ce ? »,
Ou dort (peut-être), et mon cœur veille à part
En languissant.

Puis quand je veux lui jouer de finesse,
Honte me dit : « Cesse, ma fille, cesse,
Garde-t'en bien, à honneur prends égard. »
Lors je réponds : « Honte, allez à l'écart :
Je ne veux pas perdre ainsi ma jeunesse
En languissant. »

Henri Michaux64

Un homme paisible

Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. « Tiens, pensa-t-il, les fourmis l'auront mangé ... » et il se rendormit.
Peu après, sa femme l'attrapa et le secoua: « Regarde, dit-elle, fainéant! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison. » En effet, un ciel intact s'étendait de tous côtés. « Bah, la chose est faite », pensa-t-il.
Peu après, un bruit se fit entendre. C'était un train qui arrivait sur eux à toute allure. « De l'air pressé qu'il a, pensa-t-il, il arrivera sûrement avant nous» et il se rendormit.

Ensuite, le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui. « Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments; si ce train pouvait n'être pas passé, j'en serais fort heureux. Mais puisqu'il est déjà passé ... » et il se rendormit.

Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point qu'on l'ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire un geste pour l'en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le mystère. Toute l'affaire est là-dedans.

Sur ce chemin, je ne peux pas l'aider, pensa Plume, et il se rendormit.

L'exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ?

Excusez-moi, dit-il, je n'ai pas suivi l'affaire. Et il se rendormit.

Plume voyage

Plume ne peut pas dire qu'on ait excessivement d'égards pour lui en voyage. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s'essuient tranquillement les mains à son veston. Il a fini par s'habituer. Il aime mieux voyager avec modestie. Tant que ce sera possible, il le fera.
Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assiette, une grosse racine : « Allons, mangez, qu'est-ce que vous attendez ? » « Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s'attirer des histoires inutilement.
Et si, la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ? Vous n'êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c'est le moment de la journée où l'on marche le plus facilement. » « Bien, bien, oui, certainement. C'était pour rire, naturellement. Oh oui, par... plaisanterie. » Et il repart dans la nuit obscure.
Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu'on a chauffé depuis trois heures cette locomotive et attelé huit voitures pour transporter un jeune homme de votre âge, en parfaite santé, qui peut parfaitement être utile ici, qui n'a nul besoin de s'en aller là-bas, et que c'est pour ça qu'on aurait creusé des tunnels, fait sauter des tonnes de rochers à la dynamite et posé des centaines de kilomètres de rails par tous les temps, sans compter qu'il faut encore surveiller la ligne continuellement par crainte des sabotages, et tout cela pour... »
« Bien, bien. Je comprends parfaitement. J'étais monté, oh, pour jeter un coup d'œil ! Maintenant, c'est tout. Simple curiosité, n'est-ce pas. Et merci mille fois. » Et il s'en retourne sur les chemins avec ses bagages.
Et si, à Rome, il demande à voir le Colisée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le toucher, s'appuyer dessus, ou s'y asseoir... c'est comme ça qu'il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l'avenir, non, c'est fini, n'est-ce pas. »
« Bien ! Bien ! C'était... Je voulais seulement vous demander une carte postale, une photo, peut-être... si des fois... » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.
Et si sur le paquebot, tout à coup le Commissaire de bord le désigne du doigt et dit : « Qu'est-ce qu'il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de discipline là, en bas, il me semble. Qu'on aille vite me le redescendre dans la soute. Le deuxième quart vient de sonner. » Et il repart en sifflotant, et Plume, lui, s'éreinte pendant toute la traversée.
Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux malheureux qui ne peuvent pas voyager du tout, tandis que lui, il voyage, il voyage continuellement.

Dans les appartements de la reine

Comme Plume arrivait au palais, avec ses lettres de créance, la Reine lui dit:
- Voilà, Le Roi en ce moment est fort occupé, Vous le verrez plus tard. Nous irons le chercher ensemble si vous voulez bien, vers cinq heures. Sa Majesté aime beaucoup les Danois, Sa Majesté vous recevra bien volontiers, vous pourriez peut-être un peu vous promener avec moi en attendant.
Comme le palais est très grand, j'ai toujours peur de m'y perdre et de me trouver tout à coup devant les cuisines, alors, vous comprenez, pour une Reine, ce serait tellement ridicule. Nous allons aller par ici. Je connais bien le chemin. Voici ma chambre à coucher.
Et ils entrent dans la chambre à coucher.
- Comme nous avons deux bonnes heures devant nous, vous pourriez peut-être me faire un peu la lecture, mais ici je n'ai pas grand-chose d'intéressant. Peut-être jouez-vous aux cartes. Mais je vous avouerai que moi je perds tout de suite.
 De toute façon ne restez pas debout, c'est fatigant; assis on s'ennuie bientôt, alors on pourrait peut-être s'étendre sur ce divan.
 Mais elle se relève bientôt.
 - Dans cette chambre- il règne toujours une chaleur insupportable. Si vous vouliez m'aider à me déshabiller, vous me feriez plaisir. Après on pourra parler comme il faut. Je voudrais tant avoir quelques renseignements sur le Danemark. Cette robe, du reste, s'enlève si facilement, je me demande comment je reste habillée toute la journée. Cette robe s'enlève sans qu'on s'en rende compte. Voyez, je lève les bras, et maintenant un enfant la tirerait à lui. Naturellement" je ne le laisserais pas faire. Je les aime beaucoup, mais on jase tellement dans un palais, et puis les enfants ça égare tout.
Et Plume la déshabille.
 - Mais vous, écoutez, ne restez pas comme ça.
 Se tenir tout habillé dans une chambre, ça fait très guindé, et puis je ne peux vous voir ainsi, il me semble que vous allez sortir et me laisser seule dans ce palais qui est tellement vaste.
 Et Plume se déshabille. Ensuite, il se couche en chemise.
 - Il n'est encore que trois heures et quart, dit-elle. En savez-vous vraiment autant sur le Danemark que vous puissiez m'en parler pendant une heure trois quarts? Je ne serai pas si exigeante. Je comprends que cela serait très difficile. Je vous accorde encore quelque temps pour la réflexion. Et, tenez, en attendant, comme vous êtes ici, je vais vous montrer quelque chose qui m'intrigue beaucoup. Je serais curieuse de savoir ce qu'un Danois en pensera.
 J'ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux petits et un grand. Voyez le grand, il a presque l'air de ... Cela est bizarre en vérité, n'est-ce pas, et voyez le sein gauche, rien! tout blanc!
 Ecoutez, dites-moi quelque chose, mais examinez bien, d'abord, bien à votre aise ...
 Et voilà Plume qui examine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la recherche des réalités le fait trembler, et ils font et refont leur trajet incurvé.
 Et Plume réfléchit.
 - Vous vous demandez, je vois, dit la Reine, après quelques instants (je vois maintenant que vous vous y connaissez). Vous voudriez savoir si je n'en ai pas un autre. Non, dit-elle, et elle devient toute confuse, toute rouge.
 Et maintenant parlez-moi du Danemark, mais tenez-vous tout contre moi, pour que je vous écoute plus attentivement.
 Plume s'avance; il se couche près d'elle et il ne pourra plus rien dissimuler maintenant.
 Et, en effet:
 - Écoutez, dit-elle, je vous croyais plus de respect pour la Reine, mais enfin puisque vous en êtes là, je ne voudrais pas que cela nous empêchât dans la suite de nous entretenir du Danemark.
 Et la Reine l'attire à elle.
 - Et caressez-moi surtout les jambes, disait-elle, sinon je risque tout de suite d'être distraite, et je ne sais plus pourquoi je me suis couchée ...
 C'est alors que le Roi entra !

A bas le succès

Non, il est vrai, je ne suis pas l'homme des réussites.
Pourquoi le serais-je?
Puisque de toute façon je réussis.

Le but que je n'atteins pas est le but qui me rapporte, que je rapporte.
Pourquoi irais-je à la tête d'armées nombreuses m'installer impudemment dans la capitale d'un pays étranger?
Pour une si petite insolence, je m'en voudrais de m'être donné tant de mal, d'avoir conquis en vingt ans des galons qu'on peut avoir pour cent francs et pour dix sous de
méditation inventive, d'avoir sacrifié des tas d'hommes réellement qui ne revivront plus (et qui ne s'y sont pas tous amusés, ni le chef lui-même).

A la vérité, j'aurais honte d'être à sa place, ou du moins d'en être content.
Même si je ne m'étais astreint que vingt minutes et non vingt ans à l'esclavage de la discipline.

S'être appuyé sur tant de règles, pour blesser de pauvres diables qu'on ne peut même plus ni achever proprement ni ressusciter dans leur santé première.
Non vraiment, je ne comprends pas ce gaspilleur malfaisant.

Heureusement, nous ne nous rencontrons jamais.

Amours

Toi que je ne sais où atteindre et qui ne liras pas ce livre.
Qui as fait toujours leur procès aux écrivains,
Petites gens, mesquins, manquant de vérité, vaniteux,
Toi pour qui Henri Michaux est devenu un nom propre peut-être semblable en tout point à ceux-là qu'on voit dans les faits divers accompagnés de la mention d'âge et de profession,
Qui vis dans d'autres compagnies, d'autres plaines, d'autres souffles,
Pour qui cependant je m'étais brouillé avec toute une ville, capitale d'un pays nombreux,
Et qui ne m'as pas laissé un cheveu en t'en allant, mais la seule recommandation de bien brûler tes lettres, n'es-tu pas pareillement à cette heure entre quatre murs et
songeant?

Dis-moi, es-tu encore aussi amusée à prendre les jeunes gens timides à ton doux regard d'hôpital?
Moi, j'ai toujours mon regard fixe et fou;
Cherchant je ne sais quoi de personnel,
Je ne sais quoi à m'adjoindre dans cette infinie matière invisible et compacte,
Qui fait l'intervalle entre les corps de la matière appelée telle.
Cependant, je me suis abandonné à un nouveau « nous ».
Elle a comme toi des yeux de lampe très douce, plus grands, une voix plus dense, plus basse et un sort assez pareil au tien dans son début et son cheminement.
Elle a... elle avait, dis-je!
Demain ne l'aurai plus, mon amie
Banjo.
Banjo,
Banjo,

Bibolabange la bange aussi,
Bilabonne plus douce encore,
Banjo,
Banjo,

Banjo restée toute seule, banjelette.
Ma Banjeby,

Si aimante,
Banjo, si douce.
Ai perdu ta gorge menue,
Menue,
Et ton ineffable proximité.

Elles ont menti toutes mes lettres,
Banjo... et maintenant je m'en vais.

J'ai un billet à la main : 17.084.
Compagnie Royale Néerlandaise.
Il n'y a qu'à suivre ce billet et l'on va en Equateur.
Et demain, billet et moi, nous nous en allons,
Nous partons pour cette ville de
Quito, au nom de couteau.

Je suis tout replié quand je songe à cela;
Et pourtant on me dira : «Eh bien, qu'elle parte avec vous. »
Mais oui, on ne vous demandait qu'un petit miracle, vous, là-haut, tas de fainéants, dieux, archanges, élus, fées, philosophes, et les copains de génie que j'ai tant aimés,
Ruysbroek et toi
Lautréamont,

qui ne te prenais pas pour trois fois zéro; un tout petit miracle qu'on vous demandait, pour Banjo et pour moi.

Dormir

Il est bien difficile de dormir.
D'abord les couvertures ont toujours un poids formidable et, pour ne parler que des draps de lit, c'est comme de la tôle.

Si on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe.
Après quelques minutes d'un repos d'ailleurs indéniable, on est projeté dans l'espace.
Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration.

Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux.
Ce n'est pas préférable, car l'eau que l'on a dans le ventre se met à tourner, à tourner de plus en plus vite; avec une pareille toupie, on ne peut dormir.

C'est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre --- mais, aussitôt --- ils le savent, mais tant pis, disent-ils --- ils tombent, ils tombent dans quelque
abîme profond, et si bas qu'ils soient, il y a toujours quelqu'un qui leur tape du pied dans le derrière pour les enfoncer, encore plus bas... plus bas.

Aussi, l'heure d'aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.

Saint

Et circulant dans mon corps maudit, j'arrivai dans une région où les parties de moi étaient fort rares et où our vivre, il fallait être saint. Mais moi, qui autrefois avais pouratnt tellement aspiré à la sainteté, maintenant que la maladie m'y acculait, je me débattais et je me dabats encore, et il est évident que comme ça je ne vivrai pas.
J'en aurais eu la possibilité, bien ! Mais y être acculé, ça m'est insupportable.

Mes occupations

Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre.
D'autres préfèrent le monologue intérieur.
Moi, non.
J'aime mieux battre.

Il y a des gens qui s'assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l'agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au porte-manteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le redécroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffé.
Je le salis, je l'inonde.
Il revit.
Je le rince, je l'étire (je commence à m'énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l'introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : «Mettez-moi donc un verre plus propre. »
Mais je me sens mal, je règle promptement l'addition et je m'en vais.

Alfred de Musset65

À Pépa

Pépa, quand la nuit est venue,
Que ta mère t'a dit adieu ;
Que sous ta lampe, à demie nue,
Tu t'inclines pour prier Dieu ;

A cette heure où l'âme inquiète
Se livre au conseil de la nuit ;
Au moment d'ôter ta cornette
Et de regarder sous ton lit ;

Quand le sommeil sur ta famille
Autour de toi s'est répandu ;
O Pépita, charmante fille,
Mon amour, à quoi penses-tu ?

Qui sait ? Peut-être à l'héroïne
De quelque infortuné roman ;
A tout ce que l'espoir devine
Et la réalité dément ;

Peut-être à ces grandes montagnes
Qui n'accouchent que de souris ;
A des amoureux en Espagne,
A des bonbons, à des maris ;

Peut-être aux tendres confidences
D'un coeur naïf comme le tien ;
A ta robe, aux airs que tu danses ;
Peut-être à moi, peut-être à rien.

À Saint-Blaise, à la Zuecca

À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vous étiez, vous étiez bien aise
À Saint-Blaise.
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Nous étions bien là.

Mais de vous en souvenir
Prendrez-vous la peine ?
Mais de vous en souvenir
Et d'y revenir,

À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Dans les prés fleuris cueillir la verveine ?
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vivre et mourir là !

Chanson de Fortunio

Si vous croyez que je vais dire
Qui j'ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore et qu'elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m'ordonner,
Et je puis, s'il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'âme déchirée
Jusqu'à mourir.

Mais j'aime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.

Mimi Pinson

Mimi Pinson est une blonde,
Une blonde que l'on connaît.
Elle n'a qu'une robe au monde,
Landerirette !
Et qu'un bonnet.
Le Grand Turc en a davantage.
Dieu voulut de cette façon
La rendre sage.
On ne peut pas la mettre en gage,
La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson porte une rose,
Une rose blanche au côté.
Cette fleur dans son coeur éclose,
Landerirette !
C'est la gaieté.
Quand un bon souper la réveille,
Elle fait sortir la chanson
De la bouteille.
Parfois il penche sur l'oreille,
Le bonnet de Mimi Pinson.

Elle a les yeux et la main prestes.
Les carabins, matin et soir,
Usent les manches de leurs vestes,
Landerirette !
A son comptoir.
Quoique sans maltraiter personne,
Mimi leur fait mieux la leçon
Qu'à la Sorbonne.
Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson peut rester fille,
Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
Elle aura toujours son aiguille,
Landerirette !
Au bout du doigt.
Pour entreprendre sa conquête,
Ce n'est pas tout qu'un beau garçon :
Faut être honnête ;
Car il n'est pas loin de sa tête,
Le bonnet de Mimi Pinson.

D'un gros bouquet de fleurs d'orange
Si l'amour veut la couronner,
Elle a quelque chose en échange,
Landerirette !
A lui donner.
Ce n'est pas, on se l'imagine,
Un manteau sur un écusson
Fourré d'hermine ;
C'est l'étui d'une perle fine,
La robe de Mimi Pinson.

Mimi n'a pas l'âme vulgaire,
Mais son coeur est républicain :
Aux trois jours elle a fait la guerre,
Landerirette !
En casaquin.
A défaut d'une hallebarde,
On l'a vue avec son poinçon
Monter la garde.
Heureux qui mettra sa cocarde
Au bonnet de Mimi Pinson !

Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

Sonnet au lecteur

Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

Tout s'en va, les plaisirs et les mœurs d'un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosafinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.

Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

Aurélie Nemours66

Ô erzulie

erzulie peut se vêtir du soleil et de la lune
erzulie est l'esprit du feu
sirène baleine et maîtresse erzulie marchent ensemble sur la mer
erzulie est le mystère féminin dont la jeunesse connut une faute
elle est à la croisée des possibles
elle est au centre de l'initiation, elle est génératrice
erzulie terrasse la mort
l'île une manière d'alleluia

le gros œuvre se pose de pyrites en bitumes de sels en métaux de silex en opale
atteindrons nous l'aile de granits en azur de lacs en sources de règnes en règnes
il arrive que le vent de mer rencontre le vent de terre, ouragan
il arrive que l'on assiste au voyage des vapeurs, saison des pluies
les rochers se dépouillent de leur croûte de terre
les plaines s'abreuvent, quelquefois mort apparente de la mer, foudre.
ciel trop pur air trop sec, les animaux se figent tremblement de terre
feu, feu ruine, feu mère.

et l'apparition des plages inviolées comme les visages d'erzulie
comme les trois étoiles du triangle.
ils font le point à l'heure où l'horizon s'allume,
déjà les pollens montent, la transparence éteint les luminaires,
le rivage de l'île est blond.
les forêts candélabres, indigo, palma christi
les acajous les pieds de grenade les flamboyants. lui palmier.
chaque bananier meurt après le don du fruit. mabouya et
z'andolite lézards musiciens. voici l'oiseau de paradis.
le cocotier toise les peuples, cachimans à terre, scarabées, toi couleuvre. et vers l'étang saumâtre, caïmans et colibris, luxe des papillons.
voici femme feuilles. 

Paradis terrestre

Si le moineau les trouve assez immobiles
Il vient se poser sur une tête
Les cailloux dans les rêves sont piquants et tranchants
Mais dans la vie ils sont assez doux
quant aux chaises ce sont des îles
et les bancs des passerelles qui appellent
ils ne mènent pas forcément quelque part
Mais dans le vertige des rues qu'espérer
Un silence d'été
Le ballon rond sur l'herbe est un péché.

Rafale de pigeons qui tremblent les balcons
Toi cheminée

Mais quand j'approche se taisent les commères
Les impasses me plaisent
Et les kiosques timbrés d'alouettes
Une corbeille de tulipes jaunes sur un mur violet
Égale le printemps sur la ville
Et l'orage arrive en fuite humaine
Les heures barbares les heures qui éclatent
Ou bien les heures chauves
La vie lente est une braise soufflez soufflez
un fantoche dans le cœur sert de fleur

Gérard de Nerval67

El Desdichado

Je suis le ténébreux, --- le veuf, --- l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, --- et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Fantaisie

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Dans les Bois

Au printemps l'oiseau naît et chante :
N'avez-vous pas ouï sa voix ?...
Elle est pure, simple et touchante,
La voix de l'oiseau --- dans les bois !

L'été, l'oiseau cherche l'oiselle ;
Il aime --- et n'aime qu'une fois !
Qu'il est doux, paisible et fidèle,
Le nid de l'oiseau --- dans les bois !

Puis quand vient l'automne brumeuse,
Il se tait... avant les temps froids.
Hélas ! qu'elle doit être heureuse
La mort de l'oiseau --- dans les bois !

Vers Dorés

Eh quoi ! tout est sensible !
Pythagore.

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie :
À la matière même un verbe est attaché...
Ne le fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

Sonnet

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.

C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant : Pourquoi suis-je venu ?

Bernard Noël68

Le chemin d'encre - Séquence V, poème 2

et maintenant une porte un visage et derrière eux le mur quand même
parfois la vie tombe dans le regard et devient l'envers de l'horizon
un souffle alors s'en va vers son pareil pour voir à quoi ressemble l'invisible
tout se déplie quelques lignes quittent la main pour faire en l'air des rides
mieux vaut que les signes s'effacent et avec eux le temps des illusions
peut-être saura-t-on sans eux apprivoiser la blessure et le manque
ou bien les recoudre avec un peu d'oubli et de sauvagerie
le regard cherche à présent sa propre trace afin de se voir être
et le corps suit le mouvement pour unir l'espace et sa présence
c'est un rêve où l'instant absorbe la durée puis la vomit et meurt
rendu qui rend à la réalité tout le poids de son inexorable
une rumeur l'annonce puis demeure coincée dans le fond de la gorge
le destin auquel on ne croyait plus devient tout à coup étouffant
la vieille peur sans cause raisonnable occupe maintenant la poitrine
qu'est-ce que la vie demande-t-on conscient de la bêtise
mais désireux de faire un peu de bruit intime à contre danger
le temps lui aussi est un lieu à sens unique où n'a lieu que le temps

Marie Noël69

L'île

Solitude au vent, ô sans pays, mon Île,
Que les barques de loin entourent d'élans
Et d'appels, sous l'essor gris des goélands,
Mon Île, mon lieu sans port, ni quai, ni ville,

Mon Île où s'élance en secret la montagne
La plus haute que Dieu heurte du talon
Et repousse... Ô Seule entre les aquilons
Qui n'a que la mer farouche pour compagne.

Temps où se plaint l'air en éternels préludes,
Mon Île où l'Amour me héla sur le bord
D'un chemin de cieux qui descendait à mort,
Espace où les vols se brisent, Solitude.

Solitude, Aire en émoi de Cœur immense
Qui sans cesse jette au large ses oiseaux,
Sans cesse au-dessus d'infranchissables eaux,
Sans cesse les perd, sans cesse recommence.

Désolation royale, terre folle
Que berce l'abîme entre ses bras massifs,

Mon Île, tu tiens un Silence captif
Qu'interroge en vain la houle des paroles.

Charles Péguy70

Eve

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles.
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

(...)

Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1912)

Il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus.
Parce que n'est-ce pas on ne peut pas être toujours.
On ne peut pas être et avoir été.
Et où tout marchera tout de même.
Où tout n'en marchera pas plus mal.
Au contraire.
Où tout n'en marchera que mieux.
Au contraire.
Parce que ses enfants seront là, pour un coup.

Ses enfants feront mieux que lui, bien sûr.
Et le monde marchera mieux.
Plus tard.
Il n'en est pas jaloux.
Au contraire.
Ni d'être venu au monde, lui, dans un temps ingrat.
Et d'avoir préparé sans doute à ses fils peut-être un temps moins ingrat.
Quel insensé serait jaloux de ses fils et des fils de ses fils.

Est-ce qu'il ne travaille pas uniquement pour ses enfants.
Il pense avec tendresse au temps où on ne pensera plus guère à lui qu'à cause de ses enfants.

Adieu à la Meuse

Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j'ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux :
Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,
Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,

Ô Meuse inépuisable et que j'avais aimée.
Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée ;
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main
Des canaux dans la terre, à jamais écroulés.

La bergère s'en va, délaissant les moutons,
Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
Ô Meuse inaltérable et douce à toute enfance,
Ô toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,
Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,
Ô toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

Ô Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais,
Quand reviendrai-je ici filer encor la laine ?
Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?
Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?

Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime...

Georges Perec71

Pangramme

Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume

Alphabets

Vocalisations

A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :
Nous saurons au jour dit ta vocalisation :
A, noir carcan poilu d'un scintillant morpion
Qui bombinait autour d'un nidoral impur,

Caps obscurs ; qui, cristal du brouillard ou du Khan,
Harpons du fjord hautain, Rois Blancs, frissons d'anis ?
I, carmin, sang vomi, riant ainsi qu'un lis
Dans un courroux ou dans un alcool mortifiant ;

U, scintillations, ronds divins du flot marin,
Paix du pâtis tissu d'animaux, paix du fin
Sillon qu'un fol savoir aux grands fronts imprima ;

O, finitif clairon aux accords d'aiguisoir,
Soupirs ahurissants Nadir ou Nirvâna :
O l'omicron, rayon violin dans son Voir !

Benjamin Péret72

Homard

Les aigrettes de ta voix jaillissant du buisson ardent de tes
lèvres
où le chevalier de la Barre serait heureux de se consumer
Les éperviers de tes regards pêchant sans s'en douter toutes
les sardines de ma tête
ton souffle de pensées sauvages
se reflétant du plafond sur mes pieds
me traversent de part en part
me suivent et me précèdent
m'endorment et m'éveillent
me jettent par la fenêtre pour me faire monter par l'ascenseur
et réciproquement

Georges Perros73

Poème bleu

Je quittais mes amis, et sur mon engin,
Une motocyclette
Qu'un de mes amis, justement, m'avait payée
Connaissant mon vice, le vent,
La vitesse du vent,
Les jambes serrées contre ce ventre d'essence
Un peu comme sur un cheval j'imagine
Qui aurait deux roues, et ce bruit désagréable
Pour ceux qui ne profitent pas
Du mouvement .

J'allais encore une fois vers cette Bretagne
Qui m'a très jeune fasciné
Qui m'est aimant quand j'en suis loin
Qui m'est douleur quand de trop près
J'en subis la loi inflexible
De pierres de ciels d'horizons »

Je suis tout nouveau

Je suis tout nouveau sur la terre
Je ne connais pas ta misère
Tu me regardes je souris
Le grand amour est à ce prix

Tu me demandes je te donne
Puis je m'endors dans mon berceau
Je me moque quand tu raisonnes
Je suis en l'air tu es en haut.

Rien ne me touche quand tu parles
C'est ta grimace que je vois
Que tu dises Marseille ou Arles
C'est même ville même voix.

J'attends d'être grande personne
Rien ne presse tout vient à point
Et quand j'entends l'heure qui sonne
Elle me dit : va ce n'est rien

Ce n'est qu'un vagabond qui passe
À travers les chiffons du temps
Et de sa canne l'âme lasse
En froisse certains, doucement.

Je suis voyou je suis voyelle
Je sais vivre dans tous les sens
Comme reine d'échecs, j'épelle
Les premiers mots de l'existence

Ils sont propres comme un caillou
Comme un chou blanc, comme un genou
Vierge encore de toute chute
C'est avec l'ange que je lutte.

Henri Pichette74

Je fais corps

Je fais corps
Avec l'âme,
Avec le fleuve entre ses bords de poussière vivante,
Avec la mer
En tous sens éprouvée par d'assoiffés navires,
Avec l'embrun aux fins délires
Et la buée sur l'œil du phare ;
Le miroir de la mort ne m'a pas aveuglé ;
Je demeure éveillé
Avec l'engrais et le limon
Le lehm, la boue, le loess, les goémons,
Avec la terre jamais paresseuse,
Le labour respecté, le chaume révéré,
L'enthousiasme tranquille
Et la braise
Patiente,
Avec la pâquerette naine et l'hélianthe de première grandeur,
Avec la lampe dans la chapelle et l'étoile dans la maison,
Avec l'océan-firmament aux grands fonds constellés
Vers quoi nous sommes attirés, appelés,
Avec la méduse comme une comète en suspens,
Avec l'œil noir du rouge-gorge à rêver d'arbres en plein ciel
Et l'iris du renard alerté par la lune
Et la pupille dilatée de la chouette des neiges,
Avec le clair-obscur et le reflet farouche,
Avec le silex téméraire, le brasier vierge, l'étonnement

Epiphanies ; L'accomplissement

Là je revêts l'arbre dont le nom change de feuilles, désormais une place dans le fort du cœur parmi les cercles de l'aubier... le vent dont je suis ivre sans que le pied me bouge... ô l'idée que je me fais des concentrations de passereaux, l'idée à rendre par les fruits! Tout l'instant me déchaînera, je pense à des crépitades printanières, à des crises de résine, à des folies d'akènes... chaque nuage épluché... je veille au grain, ma mémoire sent sa première pluie. On m'ausculte, ainsi le pivert. Certains respirent dans mon armure de lichen. Au creux de moi repose l'oiseau de nuit à trois paupières.

Au point du joue, les larmes de l'aiguail. Par brume, un décousu de rêves comme les filandres...
Et autant de planches d'appel que de branches : je délègue des ailes! Je passe de verdoyance à mordorure en me jouant. S'il y a un nouveau monde, c'est celui-là et je ne suis, bonheur vertical, pas autre chose! l'arbre! l'arbre, hors de la terre, et ses tons de quête ...

André Pieyre de Mandiargues75

Le plaisir et les artifices

Plus vivement qu'aux billes
Va la main aux jeux des boutons
Des boutonnières des bretelles
Des rubans fous et des épingles
Ongles et soie dents et dentelle
Le jeu ne ralentira pas
Qu'il n'ait mis nue de la nuque en bas
La myrmidonne enamourée
Pour l'armer mieux par le lis
Et l'œillet noir de son dénuement
Que par les nœuds de l'or ou de l'acier.

Croit gagner qui joue l'homme
Et joue et se perdra
Mais l'autre gagne au jeu
Souvent
Qui joue la morte.

Bel œil lié de rets humides
Où se liera le rétiaire
S'il ne prend garde.

Miroir appesanti de la chaîne du temps
Jetée au cou du vainqueur illusoire
Coulée à fond d'abîme au premier battement
Au premier déclin des paupières
Niant l'image où l'égaré s'admire.

Vannerie de caresses feuillue
Vertes comme l'arbre
Eparpillées tout à l'entour
D'une fausse statue et de son sommeil feint
Sous le tremblant entrelac des doigts chauds

Le bourdon l'abeille flèches de l'été
Sujets aux tromperies des fleurs en papier mousse
Aussi bien que l'amant trop simple.

Et ce corps alangui s'il renaît
Le vannier se découvre en la nasse
Ourdie de ses propres baisers.

Francis Ponge76

Le pain

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes,ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, --- sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

Les plaisirs de la porte

Les rois ne touchent pas aux portes.
Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l'un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, --- tenir dans ses bras une porte.
... Le bonheur d'empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l'un de ces hauts obstacles d'une pièce; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l'œil s'ouvre et le corps tout entier s'accommode à son nouvel appartement.
D'une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s'enclore, --- ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l'assure.

Jacques Prévert77

En sortant de l'école

En sortant de l'école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

Au-dessus de la mer
nous avons rencontré
la lune et les étoiles
sur un bateau à voiles
partant pour le Japon
et les trois mousquetaires
des cinq doigts de la main
tournant ma manivelle
d'un petit sous-marin
plongeant au fond des mers
pour chercher des oursins

Revenant sur la terre
nous avons rencontré
sur la voie de chemin de fer
une maison qui fuyait
fuyait tout autour de la Terre
fuyait tout autour de la mer
fuyait devant l'hiver
qui voulait l'attraper

Mais nous sur notre chemin de fer
on s'est mis à rouler
rouler derrière l'hiver
et on l'a écrasé
et la maison s'est arrêtée
et le printemps nous a salués

C'était lui le garde-barrière
et il nous a bien remerciés
et toutes les fleurs de toute la terre
soudain se sont mises à pousser
pousser à tort et à travers
sur la voie du chemin de fer
qui ne voulait plus avancer
de peur de les abîmer

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles.

Les feuilles mortes

Oh!
Je voudrais tant que tu te souviennes

des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-là la vie était plus belle
et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Tu vois je n'ai pas oublié
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
les souvenirs et les regrets aussi
et le vent du nord les emporte
dans la nuit froide de l'oubli
Tu vois je n'ai pas oublié
la chanson que tu me chantais
C'est une chanson qui nous ressemble
Toi tu m'aimais
et je t'aimais
Et nous vivions tous deux ensemble
toi qui m'aimais
et que j'aimais
Mais la vie sépare ceux qui s'aiment
tout doucement
sans faire de bruit
et la mer efface sur le sable
les pas des amants désunis

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
les souvenirs et les regrets aussi
Mais mon amour silencieux et fidèle
sourit toujours et remercie la vie
Je t'aimais tant tu étais si jolie
Comment veux-tu que je t'oublie
En ce temps-là la vie était plus belle
et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Tu étais ma plus douce amie...
Mais je n'ai que faire des regrets
Et la chanson que tu chantais
toujours toujours je l'entendrai
C'est une chanson qui nous ressemble
Toi tu m'aimais et je t'aimais

Et nous vivions tous deux ensemble toi qui m'aimais que j'aimais
lais la vie sépare ceux qui s'aiment
out doucement
ans faire de bruit
et la mer efface sur le sable
les pas des amants désunis.

Le bonhomme de neige

Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
c'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
poursuivi par le froid
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré.
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
s'assoit sur le poêle rouge,
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau.

Sully Prudhomme78

Soupir

Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l'attendre,
Toujours l'aimer.

Ouvrir les bras et, las d'attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l'aimer.

Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l'aimer.

Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d'un amour toujours plus tendre
Toujours l'aimer.

Raymond Queneau79

Quatre Morales élémentaires


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L'instant fatal

Quand nous pénétrerons la gueule ed' de travers dans l'empire des morts
avecque nos verrues nos poux et nos cancers comme en ont tous les morts
lorsque-narine close on ira dans la terre rejoindre tous les morts
après dégustation de pompe funéraire qui asperge les morts
quand la canine molle on mordra la poussière que font les os des morts
des bouchons dans l'oreille et le bec dans la bière abreuvoir pour les morts
lorsque le corps bien las fatigue médullaire qui esquinte les morts
et le cerveau mité un peu genre gruyère apanage des morts
quand le chose flétri les machines précaire» guère baisent les morts
et le dos tout voûté la charpente angulaire peu souples sont les morts
nous irons retrouver le cafard mortuaire qui grignote les morts
charriant notre cercueil vers notre cimetière où bougonnent les morts
lorsque le monde aura marmonné ses prières qui rassurent les morts
et remis notre cause es dossiers des notaires ce qui forclôt les morts
distribuant nos argents comme nos inventaires nos défroques de morts
aux vifs qui comme nous enrhumés éternuèrent se mouchent plus les morts
quand nous pénétrerons la gueule ed' de travers dans l'empire des morts
alors il nous faudra lugubres lampadaires s'éteindre comme morts
et brusquement boucler le cercle élémentaire qui nous agrège aux morts
il nous faudra brûler nos volontés dernières à la flamme des morts
et récapituler d'une façon scolaire nos souvenirs de morts
tu te revois enfant tu souris à la terre qui recouvre les morts
et tu souris au ciel toit bleu du luminaire l'oublient vite les morts
tu souris à l'espace irrité de la mer qui engloutit les morts
et tu souris au feu le bon incendiaire qui combure les morts
on te sourit à toi c'est ton papa ta mère maintenant simples morts
de même que tontons cousins chats et grands-pères ne sais-tu qu'ils sont morts
et le bon chien
Arthur le caniche
Prosper ouah ouah qu'ils font les morts

et non moins décédés les glavieux magistère de ton temps déjà morts
et non moins macchabés le boucher l'épicière une cité de morts
puis te voilà jeune homme et tu vas à la guerre où foisonnent les morts
après tu te maries ensuite tu es père procréant futurs morts
tu as un bon métier tu vis et tu prospères en profitant des morts
te voilà bedonnant tu grisonnes gros père tu exècres les morts
puis c'est la maladie et puis c'est la misère tu t'inquiètes des morts
toussant et tremblotant tout doux tu dégénères tu ressembles aux morts
jusqu'au jour où foutu la gueule ed' de travers plongeant parmi les morts
essayant d'agripper la sensation première qui n'est pas pour les morts
désireux d'oublier le vocable arbitraire qui désigne les morts
tu veux revivre enfin la mémoire plénière qui t'éloigne des morts
louable effort! juste tâche! conscience exemplaire dont sourient les morts car
toujours l'instant fatal viendra pour nous distraire

La pendule

Je mbaladais sulles boulevards
Lorsque jrencontre lami
Bidard
Il avait lair si estomaqué
Que jlui ai dmandé dsesspliquer

Eh bien voilà me dit-il
Jviens davaler ma pendule
Alors jvais chez lchirurgien
Car jai une peupeur de chien
Que ça mtombe dans les vestibules

Un mois après jrevois mon copain
Il avait lair tout skia dplus rupin
Alors je suis été ltrouver
Et jlavons sommé dsesspliquer

Eh bien voilà me dit-il
Jgagne ma vie avec ma pendule
J'ai su lestomac un petit cadran
Je vends lheure à tous les passants
En attendant qujai
Icadran sulles vestibules

A la fin ltype issuissuida
Lossquil eut vu qupersonne lopéra
Et comme jarrivais juste sul chantier
Moi je lui ai demandé qui vienne sesspliquer
Eh bien voilà me dit-il
Jen avais assez davoir une pendule
Ça mempèchait ddormir la nuit
Pour la remonter fallait mfaire un trou dans ldos
Jpréfère être pendu qupendule
Lorsquil fut mort jvais à son enterrement
Cétnit
Imatin ça mennuyait bien

Mais lorsqui fut dans
Itrou ah skon rigola

Quand au fond dla bière le septième coup dmidi tinta
Eh bien voilà voilà voilà
Il avait avalé une pendule
Ça narrive pas à tous les chrétiens
Même à ceux quont un estomm de chien
Et du cœur dans les vestibules

Maigrir

Y en a qui maigricent sulla terre
Du vente du coq-six ou des jnous

Y en a qui maigricent le caractère
Y en a qui maigricent pas du tout
Oui mais
Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas
Oui du bout des douas
Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus diatingié

Lautt jour
Roulvar de la
Villette
Vlà jrenconte le bœuf à la mode
Jlui dis
Tu mas l'air un peu blett
Viens que jte paye une belle culotte
Seulement jai pas pu passque

Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas
Oui du bout des douas

Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus distinglé
Dpuis ctemps-là jfais pus dgymnastique
Et jmastiens des sports dbiver
Et comme avec fureur jmastique
Je pense que si je persévère

Eh bien
Jmégrirai du bout des douas
Oui du bout des douas.
Oui du bout des douas
Jmégrirai même de partout
Même de lesstrémité du cou

Pauvre type

Toto a un nez de chèvre et un pied de porc
Il porte des chaussettes
en bois d'allumette
et se peigne les cheveux
avec un coupe-papier qui a fait long feu
S'il s'habille les murs deviennent gris
S'il se lève le lit explose
S'il se lave l'eau s'ébroue
Il a toujours dans sa poche
un vide-poche
Pauvre type

Si tu t'imagines

Si tu t'imagines si tu t'imagines fillette fillette si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours la saison des za la saison des za saison des amours ce que tu te goures fillette fillette
ce que tu te goures

Si tu crois petite si tu crois ah ah que ton teint de rose ta taille de guêpe tes mignons biceps tes ongles d'émail ta cuisse de nymphe et ton pied léger si tu crois petite xa va
xa va xa

va durer toujours ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goure»
les beaux jours s'en vont les beaux jours de fête soleils et planètes tournent tous en rond mais toi ma petite tu marches tout droit vers sque tu vois pas très sournois
s'approchent

la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures

Exil

Parmi les rues les plus tristes de Paris
On peut citer la rue Villiers de l'Is-
le-Adam, la rue Baudelaire (Charles)
et la rue Henri-Beyle dit Stendhal
vraiment on ne les a pas gâtés
on arrive même à penser
qu'on les a peut-être punis
en leur attribuant des rues si tristes à Paris.

L'esprit et la matière

Dignité de l'éléphant
Dignité du ciron
Dignité du chêne
Dignité du lichen
Dignité de la montagne
Dignité du grain de sable
Les consciences charnues s'étalant sur les plages
ont-elles la grandeur des âmes d'un micron ?

Vaine ambition

Il écrit sur la mer calmée
avec de l'encre de Chine
l'Océan soudain secoue son échine
et la gamme des vagues efface le texte à peine ébauché.

Un sonnet parmi cent mille milliards

Lorsque tout est fini, lorsque l'on agonise,
Pour déplaire au profane aussi bien qu'aux idiots
Le critique lucide aperçoit ce qu'il vise
Il ne trouve aussi sec qu'un sac de vieux fayots.

Il déplore il déplore une telle mainmise
Le vulgaire s'entête à vouloir des vers beaux.
D'une étrusque inscription la pierre était incise
A tous n'est pas donné d'aimer les chocs verbaux

L'esprit souffle et re-souffle au dessus de la botte
Aventures on eut qui s'y pique s'y frotte
Les croque-morts sont là pour se mettre au turbin

Frère je te comprends si parfois tu débloques
On transporte et le marbre et débris et défroques
Toute chose pourtant doit avoir une fin.

Jean Racine80

Phèdre

À peine au fils d 'Égée,
Sous les lois de l 'hymen je m 'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s 'éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir, et brûler.
Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,
D 'un sang qu 'elle poursuit tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner,
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l 'orner.
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D 'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l 'encens.
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J 'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J 'offrais tout à ce dieu, que je n 'osais nommer.
Je l 'évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j 'osai me révolter.
J 'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l 'ennemi dont j 'étais idolâtre,
J 'affectai les chagrins d 'une injuste marâtre,
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L 'arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Oenone ; et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l 'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée
J 'ai revu l 'ennemi que j 'avais éloigné.
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n 'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C 'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J 'ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J 'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.

Oreste

Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance :
Oui, je te loue, ô ciel ! De ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m 'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J 'étais né pour servir d 'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli :
Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie :
L 'un et l 'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois coeurs qui n 'ont pu s 'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m 'environne ?
De quel côté sortir ? D 'où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j 'entrevois...
Dieu ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
(...)
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l 'embrasse ?
Elle vient l 'arracher au coup qui le menace ?
Dieux, quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quel serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien, filles d 'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l 'appareil qui vous suit ?
Venez-vous m 'enlever dans l 'éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s 'abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione.
L 'ingrate mieux que vous saura me déchirer,
Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.

Esther

Ô mon souverain Roi !
Me voici donc tremblante, et seule devant toi.
Mon père mille fois m 'a dit dans mon enfance,
Qu 'avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée,
Une postérité d 'éternelle durée.
Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.
a nation chérie a violé sa foi.
Elle a répudié son époux, et son père,
Pour rendre à d 'autres dieux un honneur adultère.
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c 'est peu d 'être esclave, on la veut égorger.
Nos superbes vainqueurs insultant à nos larmes,
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,
Et veulent aujourd 'hui qu 'un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple, et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,
Pourrait anéantir la foi de tes oracles ?
Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,
Le saint que tu promets et que nous attendons ?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches
Qui dans tout l 'univers célèbrent tes bienfaits,
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.
Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,
Et que je mets au rang des profanations
Leur table, leurs festins, et leurs libations ;
Que même cette pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l 'orgueil dédiés,
Seule, et dans le secret je le foule à mes pieds ;
Qu 'à ces vains ornements je préfère la cendre,
Et n 'ai de goût qu 'aux pleurs que tu me vois répandre.
J 'attendais le moment marqué dans ton arrêt,
Pour oser de ton peuple embrasser l 'intérêt.
Ce moment est venu. Ma prompte obéissance
Va d 'un roi redoutable affronter la présence.
C 'est pour toi que je marche. Accompagne mes pas
Devant ce fier lion, qui ne te connaît pas.
Commande en me voyant que son courroux s 'apaise,
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis.
Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis

Burrhus

Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C 'est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu 'ici vous pouvez toujours l 'être.
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n 'avez qu 'à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs, par d 'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui même après leur mort auront des successeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s 'éteindre.
Craint de tout l 'univers il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! De vos premiers ans l 'heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! Les avez-vous coulés ?
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même,
« Partout, en ce moment, on me bénit, on m 'aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s 'alarmer,
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m 'entend point nommer.
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,
Je vois voler partout les coeurs à mon passage ! »
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang le plus abject vous était précieux.
Un jour, il m 'en souvient, le Sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d 'un coupable,
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,
Votre coeur s 'accusait de trop de cruauté,
Et plaignant les malheurs attachés à l 'empire,
« Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m 'épargnera la vue et la douleur.
On ne me verra point survivre à votre gloire.
Si vous allez commettre une action si noire,
Il se jette à genoux.
Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n 'y peut consentir.
Appelez les cruels qui vous l 'ont inspirée,
Qu 'ils viennent essayer leur main mal assurée.
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides.

François Rannou81

Aux yeux de JM Keynes

aux yeux de John Maynard Keynes l'accumulation de l'argent
pour l'argent, l'obsession du taux d'intérêt relèvent d'une
attitude morbide dont rien de valable ne
peut émerger. Il appelait de ses vœux un FM
I dont la monnaie supérieure serait le bancor
indexé sur le cours de l'or et distribué aux
états en fonction des puissances éco
nomiques respectives. Il était soucieux
de redistribuer des richesses aux
plus pauvres --- pour soutenir la
consommation tout en en contenant
les tentations spéculatives
car une fois que les flux é
conomiques seraient
bien maîtrisés il pen
sait que nous n'aurions
plus qu'à nous consa
crer à la beau
té et puis
à l'a
mo
ur

Jacques Réda

Amen

Nul seigneur je n 'appelle, et pas de clarté dans la nuit.
La mort qu 'iL me faudra contre moi, dans ma chair,

prendre comme une femme,
Est la pierre d 'humilité que je dois toucher en esprit,
Le degré le plus bas, la séparation intolérable
D 'avec ce que je saisirai, terre ou main, dans l 'abandon

sans exemple de ce passage ---
Et ce total renversement du ciel qu 'on imagine pas.
Mais qu 'il soit dit ici que j 'accepte et ne demande rien
Pour prix d 'une soumission qui porte en soi la récompense.
Et laquelle, et pourquoi, je ne sais point :
Où je m 'agenouille il n 'est foi ni orgueil, ni espérance.
Mais comme à travers l 'œil qu 'ouvre la lune sous la nuit.
Retour au paysage impalpable des origines,
Cendre embrassant la cendre et vent calme qui la bénit.

Deux songes

Je dormais dans une maison prise par le brouillard.
Un songe que j 'aurais pu faire éclairait le jardin
Et dans le brouillard du sommeil je tâtonnais en vain
Pour entrer dans cette lumière absente et véritable.
Cependant je croyais toucher l 'herbe minutieuse
Et les cailloux à jamais dénombrés ne m 'étaient pas Étrangers, ni l 'orme sans ombre auprès de la clôture
Où la rose morte brûlait d 'un souterrain éclat.
M 'étais-je confondu avec la paix inaccessible
Au voyageur, avec la pierre où je voulais m 'asseoir? Éveillé j 'ai fait quelques pas dans la lumière aveugle
Et j 'ai vu s 'avancer mon double ; il m 'a pris dans ses bras.
Disant : puisqu 'un songe en dehors du songe nous

rassemble,
Il faut prier ; tes yeux ouverts ne se fermeront plus,
Tes yeux qui voient.

Pierre Reverdy82

Tard dans la vie

Je suis dur je suis tendre
Et j'ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant

Partout où j'ai passé
J'ai trouvé mon absence
je ne suis nulle part
Excepté le néant

je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement

La neige tombe

La neige tombe Et le ciel gris
Sur ma tête où le toit est pris
La nuit.
Ou ira l'ombre qui me suit
A qui est-elle ?
Une étoile où une hirondelle
Au coin de la fenêtre La lune
Et une femme brune.
C'est là
Quelqu'un passe et ne me voit pas.
Je regarde tourner la grille
Et le feu presque éteint qui brille Pour moi seul.
Mais là où je m'en vais il fait un froid mortel.

La repasseuse

Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu'elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s'est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.

Ses cheveux blonds forment dans l'air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages -- et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson -- sans que personne y prenne garde.

Arthur Rimbaud83

Le bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
-- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
-- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
--- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Nuit en enfer

J'ai avalé une fameuse gorgée de poison. -- Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé ! -- Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne soufre pas les hymnes ! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
Et c'est encore la vie ! -- Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! -- L'enfer ne peut attaquer les païens. -- C'est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.
Tais-toi, mais tais-toi !... C'est la honte, le reproche, ici: Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. -- Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums, faux, musiques puériles. -- Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice: j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection... Orgueil. -- La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif ! Ah ! l'enfance, l'herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze... le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !... -- Horreur de ma bêtise.
Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien... Venez... J'ai un oreiller sur la bouche, elles ne m'entendent pas, ce sont des fantômes. Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu'on n'approche pas. Je sens le roussi, c'est certain.
Les hallucinations sont innombrables. C'est bien ce que j'ai toujours eu: plus de foi en l'histoire, l'oubli des principes. Je m'en tairai: poëtes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.
Ah ça ! l'horloge de la vie s'est arrêtée tout à l'heure. Je ne suis plus au monde. -- La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement en bas -- et le ciel en haut. -- Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
Que de malices dans l'attention dans la campagne... Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages... Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber... Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude...
Je vais dévoiler tous les mystères: mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.
Écoutez !...
J'ai tous les talents ! -- Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un: je ne voudrais pas répandre mon trésor. -- Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau ? Veut-on ? Je ferai de l'or, des remèdes.
Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, -- même les petits enfants, -- que je vous console, qu'on répande pour vous son coeur, -- le coeur merveilleux ! -- Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières; avec votre confiance seulement, je serai heureux.
-- Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J'ai de la chance de ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c'est regrettable.
Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.
Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les matins, les nuits, les jours... Suis-je las !
Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l'orgueil, -- et l'enfer de la caresse; un concert d'enfers.
Je meurs de lassitude. C'est le tombeau, je m'en vais aux vers, horreur de l'horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes. Je réclame. Je réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu.
Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal ! -- Je suis caché et je ne le suis pas.
C'est le feu qui se relève avec son damné.

Pierre de Ronsard84

À son âme

Amelette Ronsardelette,
Mignonnelette doucelette,
Treschere hostesse de mon corps,
Tu descens là bas foiblelette,
Pasle, maigrelette, seulette,
Dans le froid Royaume des mors :
Toutesfois simple, sans relors
De meurtre, poison, ou rancune,
Méprisant faveurs et tresors
Tant enviez par la commune.
Passant, j'ay dit, suy ta fortune
Ne trouble mon repos, je dors.

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

Sonnet pour Hélène

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, devisant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle.

Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ;
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

Jacques Roubaud85

Méditation du 21/7/85

Je regardai ce visage, qui avait été à moi. de la manière la plus extrême.
Certains, en de semblables moments, ont pensé invoquer le repos, ou la mer de la sérénité, cela leur fut peut-être de quelque secours, pas moi.
Ta jambe droite s 'était relevée, et écartée un peu. comme dans ta photographie titrée la dernière chambre.
Mais ton ventre cette fois n 'était pas dans l 'ombre, point vivant au plus noir, pas un mannequin, mais une morte.
Cette image se présente pour la millième fois, avec la même insistance, elle ne peut pas ne pas se répéter indéfiniment, avec la même avidité dans les
détails, je ne les vois pas s 'atténuer.
Le monde m 'étouffera avant qu 'elle ne s 'efface.
Je ne m 'exerce à aucun souvenir, je ne m 'autorise aucune évocation, il n 'y a pas de lieu qui lui échappe.
On ne peut pas me dire : « sa mort est à la fois l 'instant qui précède et celui qui succède à ton regard, tu ne le verras jamais».
On ne peut pas me dire : « il faut le taire ».

Cent-sept plantes

Les plantes sont très nombreuses.
Des poèmes composés
Pour quelques-unes, sont posés.
Ils les rendront peut-être heureuses.

L'épinard

Je suis le vert épinard,
Plus vert que le vert canard :
Admirez-moi à Dinard,
S'il pleut à la Saint Médard
Et quarante jours plus tard.

La carotte

Le rêve de la carotte,
Autrement dit sa marotte,
C'est de pousser dans le sable,
Plaisir indéfinissable.

Le chêne

Le grand chêne frissonne.
Il a peur que l'orage
Passe et le déracine.
Sa tête touche aux cimes,
Mais ses pieds sont au bord
De l'empire des morts.

Le sureau

Écrasant bien le fruit
Dont un jus rouge fuit,
J'écris sur mon bureau
A l'encre de sureau.

Le fusain

Quand le fusain veut un poème,
Pour l'écrire, il se prend lui-même.

La campanule

La campanule de muraille
Agrippe soleil et mur
Qu'elle déchiffre comme un braille,
Sans même un regard à l'azur.

Claude Roy86

Complainte du Réseau du Métropolitain

A Réaumur-Sébastopol j 'ai rencontré mon ami Paul à Saint-Maur et Ménilmontant j 'ai dû quitter mon ami Jean
Vous descendez à la prochaine Qui montera vous remplaçant Bonheurs trop mélangés de peine les semaines vont s 'effaçant
Château-d 'Eau et Bonne-Nouvelle Nouvelles de mon ami Pierre Péreire Ternes et Courcelles Buttes-Chaumont parfum du lierre
Boucicaut Lourmel et Balard Qu 'est donc devenue Marcelline qui était toujours en retard aux rendez-vous place Dauphine

A peine

A peine si le vent retrousse un peu la mer fait mousser sur son bleu un coin de jupon blanc à peine si le sang à ton front quand tu dors compte tout doucement l 'aller retour du
temps
A peine si les cris des enfants sur la plage se mélangent au flot qui chuchote ses plis à peine si le blanc d 'un tout petit nuage éclabousse le bleu du ciel ourlé de
gris

A peine si j 'écris à peine si tu dors à peine s 'il fait chaud à peine si je vis et je ferme les yeux croyant laisser dehors tout ce qui n 'est pas toi mon amour
endormi.

Les quatre éléments

L 'air c 'est rafraîchissant
Le feu c 'est dévorant
La terre c 'est tournant
L 'eau - c 'est tout différent

L 'air c 'est toujours du vent
Le feu c 'est toujours bougeant
La terre c 'est toujours vivant
L 'eau - c 'est tout différent

L 'air c 'est toujours changeant
Le feu c 'est toujours mangeant
La terre c 'est toujours germant
L 'eau - c 'est tout différent

Et combien davantage encore ces drôles d 'hommes espèces de vivants
Qui ne se croient jamais dans leur vrai élément.

Martin Rueff87

La jonction

[ ... ]

... être fleuve / essere fiumen
vaut deux pierres deux cœurs serrés comme deux poings :
être deux fleuves vaut deux bras deux yeux
deux coulées l'une bleue l'une verte l'autre l'autre
comme les canaux lacrymaux de deux yeux vairons
épanchant leurs laisses
ou comme une statue de fontaine pressant ses tétons
pour qu'en sorte de l'un un lait vert fluo stabilo
de l'autre un lait bleu fluo idem
ah la belle installation ah la belle affaire
avec deux f
comme le froufrou sans effroi de deux cours fragiles et froids
la Jonction fait leur force

[ ... ]

selon Varron qui fut le bibliothécaire de César
egantur animae sine cithara posse ascendere
aux âmes il est refusé de pouvoir remonter sans cithare
(étrange panneau)

il faut bien dire pour tout comprendre
que nous tombons
et que cette chute a pour nom tombe
(d'où ici indéniablement, sur l'image ton côté TOMB RAIDER celui du Persée de Laforgue)

or la tortue est animal de résurrection belle qui enterre ses œufs pour qu'ils éclosent et hiberne seule et reclose
(il suo nome è Tartaruga From Tartarea88)

pour revenir -- salut c'est moi. Tortue et lyre sont instruments de lutte contre la mort
et de retour de voix sauvage sur le seuil
et toi au moment de descendre
n'oublie pas s'il te plaît de me rappeler
Trattenerti, volessi anche, non posso89

Le Brun distingue trois types de lumière
souveraine glissante perdue
souveraine glissante perdue

Au bout de la langue

Au bout de la langue on veut enfin penser que le poème fait ce que nulle autre forme de langage ne fait.
Il ne performe pas -- il préforme.
C'est ce qu'il fait.
C'est l'intensité généreuse de son action restreinte.
C'est pourquoi aussi le poème tient bien plus qu'il ne promet.
Lui demander davantage serait aussi vain que déplacé.

Philippe Soupault90

Georgia

Je ne dors pas Georgia
Je lance des flèches dans la nuit Georgia
j 'attends Georgia
Le feu est comme la neige Georgia
La nuit est ma voisine Georgia J 'écoute les bruits tous sans exception Georgia
je vois la fumée qui monte et qui fuit Georgia
je marche à pas de loup dans l 'ombre Georgia
je cours voici la rue les faubourgs Georgia
Voici une ville qui est la même
et que je ne connais pas Georgia
je me hâte voici le vent Georgia
et le froid et le silence et la peur Georgia
je fuis Georgia
je cours Georgia
Les nuages sont bas il vont tomber Georgia
j 'étends les bras Georgia
je ne ferme pas les yeux Georgia
j 'appelle Georgia
je t 'appelle Georgia
Est-ce que tu viendras Georgia
bientôt Georgia
Georgia Georgia Georgia
Georgia
je ne dors pas Georgia
je t 'attends Georgia.

Le pirate

Et lui dort-il sous les voiles
il écoute le vent son complice
il regarde la terre ferme son ennemie sans envie
et la boussole est près de son cœur immobile
Il court sur les mers
à la recherche de l 'axe invisible du monde
Il n 'y a pas de cris pas de bruits
Des chiffres s 'envolent et la nuit les efface
Ce sont les étoiles sur l 'ardoise du ciel
Elles surveillent les rivières qui coulent dans l 'ombre
et les amis du silence les poissons
Mais ses yeux fixent une autre étoile
perdue dans la foule
tandis que les nuages passent doucement
plus forts que lui
lui
lui

Rien

Plus rien même pas de la cendre
même pas le souvenir plus rien
Plus rien sauf cette joie de l 'oubli
ce vent de l 'oubli qui arrache tout
détruit tout et saccage le reste
Le moment est enfin venu de ne plus espérer
de ne plus attendre de ne plus croire
de ne plus s 'imaginer de ne plus trembler
savoir qu 'on ne craint plus le vide
que tout est consommé consumé désincarné
que ce qui était n 'est plus plus rien
même plus rien même pas le néant

Je ne ricane plus je ne souris plus
je ne baisse plus les yeux ni ne les lève
je ne les frotte même plus je ne dors pas
je veille comme une pierre sans son ombre
et je suis transparent comme le temps
je vis comme vivent les nuages et la fumée
je m 'efface et jusqu 'aux dernières traces

Jules Supervielle91

400 Atmosphères

Quand le groseillier qui pousse au fond des mers
Loin de tous les yeux regarde mûrir ses groseilles
Et les compare dans son cœur,
Quand l 'eucalyptus des abîmes
A cinq mille mètres liquides médite un parfum sans espoir,
Des laboureurs phosphorescents glissent vers les moissons aquatiques,
D 'autres cherchent le bonheur avec leurs paumes mouillées
Et la couleur de leurs enfants encore opaques
Qui grandissent sans se découvrir
Entre les algues et les perles.
L 'amour s 'élance à travers les masses salines tombantes
Et la joie est évasive comme la mélancolie.
L 'on pénètre comme à l 'église sous les cascades de ténèbres
Qui ne font écume ni bruit.
Parfois on devine que passe un nuage venu du ciel libre
Et le dirige, rênes en main, une grave enfant de la côte.
Alors s 'allument un à un les phares des profondeurs
Qui sont violemment plus noirs que la noirceur
Et tournent.

Un poète

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j 'entraîne avec moi plus d 'un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d 'en sortir même pour un moment?
J 'entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre.
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j 'éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.

Anne Sylvestre92

Tiens-toi droit !

Tiens-toi droit !
Si tu t 'arrondis, tu auras l 'air d 'une arche.
Tiens-toi droit !
Si tu t 'arrondis, tu auras l 'air de quoi ?

Tu auras l 'air d 'un pont même pas de pierre,
l 'air d 'un pont de bois, l 'air d 'un pont d 'acier.
Tu auras l 'air d 'un tronc par d 'ssus la rivière,
tu auras l 'air d 'un rien sur quoi j ' peux marcher,
l 'air d 'un trait d 'union, l 'air d 'une passerelle,
l 'air de ce par quoi j ' peux aller plus loin,
l 'air d 'un fond sonore, l 'air d 'une ritournelle,
l 'air d 'une musique dont j ' n 'ai pas besoin.

Tu auras l 'air d 'un peu, l 'air d 'un plus grand 'chose,
l 'air d 'un intermède, d 'une récréation,
l 'air d 'un amant pour bibliothèque rose,
d 'un soupirant pour représentation,
l 'air d 'un grand chemin comme tous les autres,
prêtant à mes pas son sol aplani,
l 'air d 'un macadam, l 'air d 'un qui se vautre,
content, bien content de ses avanies.

Mais moi je ne veux pas que tu t 'arrondisses.
Je veux contre toi toujours me heurter.
Laisse, laisse-moi tous les précipices
que sous mes pas l 'amour va susciter.
Je n ' veux pas de pont, je veux des rivières,
je veux des torrents où tourbillonner.
Je veux cette vie, je la veux entière,
même si mon cœur y doit suffoquer.

Mais tiens-toi droit ! Ne t 'arrondis pas, il faut que je marche.
Tiens-toi droit !
Si tu t 'arrondis, j 'aurai l 'air de quoi ?

Xavier

Quand il était encore bébé Xavier
Voyant sa mère qui pouponnait Son cadet
Voulant tout faire comme maman Tendrement
Langeait et berçait son ourson Sans façons
Vous voyez vous voyez Qu 'il était bien disposé

Mais les amis mais les parents apprenant
Qu 'il était tendre et maternel L 'eurent belle
De tomber à bras raccourcis sans merci
Sur la pauvre maman tranquille Malhabile
Vous voyez vous voyez Qu 'elle n 'y avait pas pensé

Ils lui prédirent avec terreur Quelle horreur
Qu 'il allait être paraît-il Pas viril
Dirent qu 'il fallait mettre aussitôt une auto
Dans les mains de ce petit mâle Anormal
Vous voyez vous voyez A quoi on peut échapper

Mon Xavier n 'a pas protesté Pas pleuré
A enroulé vaille que vaille La feraille
Dans le mouchoir de sa maman Tendrement
Puis il a fait faire dodo A l 'auto
Vous voyez vous voyez Qu 'on pouvait bien s 'inquiéter

Je dois pourtant vous rassurer Sur Xavier
Il a passé sans avanies Son permis
Ses sentiments pour son auto Sont normaux
Tous ne peuvent pas en dire autant Bien souvent
Vous voyez vous voyez Tout finit par s 'arranger

Jean Tardieu

A tu et à toi

Toi qui n 'es rien ni personne
toi je t 'appelle sans te nommer
car tu n 'es pas le dieu ni le masque scellé sur les choses,
mais les choses elles-mêmes et davantage encore : leur cendre, leur fumée.
Toi qui es tout, qui n 'es plus, qui n 'es pas : peut-être seulement
l 'ombre de l 'homme qui grandit sur la paroi de la montagne le soir.
Toi qui te dérobes et fuis d 'arbre en arbre
sous le portique interminable d 'une aurore condamnée d 'avance
Toi que j 'appelle en vain au combat de la parole à travers d 'innombrables murmures
je tends l 'oreille et ne distingue rien.
Toi qui gardes le silence toujours et moi qui parle encore avant de devenir sourd et aveugle
immobile muet (ce qui est dit : la mort),
Je vais hors de moi-même en tâtonnant cherchant ce qui peut me répondre,
« toi », peut-être simplement le souffle de ma bouche formant ce mot.
Toi je te connais je te redoute tu es la pierre et l 'asphalte
les arbres menacés les bêtes condamnées les hommes torturés.
Tu es le jour et la nuit, le grondement d 'avions invisibles, pluie et brume
les cités satellites perspectives démentes les gazomètres les tas d 'ordures
les ruines les cimetières les solitudes glacées je ne sais où.
Tu grognes dans les rumeurs épaisses des autos des camions des gares dans le hurlement des sirènes l 'alerte du travail les bombes pour les familles.
Tu es un amas de couleurs où le rouge se perd devient grisaille
tu es le monceau des instants accumulés dans l 'innommable, la boue et la poussière,
Tu ne ressembles à personne mais tout compose ta figure.
Tout : le piétinement des armées, la masse immense de la douleur
tout ce qui pour naître et renaître s 'accouple à l 'agonie, même les prés délicieux
les forêts frissonnantes la folie du soleil l 'éphémère clarté le roulement du tonnerre les torrents,
tout cela ne fail qu 'un seul être qui m 'engloutit ; je vais du même pas que les fourmis sur le sable.
Toi je te vois je t 'entends je souffre de ton poids sur mes épaules
tu es tout : le visible, l 'invisible.
connaissance inconnue et sans nom.
Faut-il parler aux murs ? Aux vivants qui n 'écoutent pas ? À qui m 'adresserai-je
sinon à un sourd comme moi ?
Tu es ce que je sais, que j 'ai su et oublié,
que je connais pourtant mieux que moi-même,
de ce côté où je cherche la voie le vide où tout recommence.

La môme néant

Quoi qu 'a dit ?
- A dit rin.

Quoi qu 'a fait ?
- A fait rin.

A quoi qu 'a pense ?
- A pense à rin.

Pourquoi qu 'a dit rin ?
Pourquoi qu 'a fait rin ?
Pourquoi qu 'a pense à rin ?

A ' xiste pas.

Le prestidigitateur

Je ne crois à rien à personne
sinon au petit magicien des bals d 'enfants d 'autrefois
le prestidigitateur miteux et blême
au visage ridé sous le fard.
Son haut-de-forme posé à l 'envers sur un guéridon

il le recouvre d 'un foulard rouge
et soudain
il le retire et voyez ce qu 'il sort du chapeau :
un œuf un lapin un drapeau
un oiseau ma vie et la vôtre et les
morts il les cache dans la coulisse
pour un piètre
SALAIRE.

Le tombeau de Monsieur Monsieut

Dans un silence épais Monsieur et Monsieur parlent
c 'est comme si Personne avec Rien dialoguait.

L 'un dit : Quand vient la mort pour chacun d 'entre nous
c 'est comme si personne avait jamais été.
Aussitôt disparu qui vous dit que je fus ?

Monsieur, répond Monsieur,
plus loin que vous j 'irai : aujourd 'hui ou jamais
je ne sais si j 'étais.
Le temps marche si vite qu 'au moment où je parle
(indicatif -- présent ) je ne suis déjà plus ce que j 'étais avant.
Si je parle au passé ce n 'est pas même assez
il faudrait je le sens l 'indicatif - néant.

C 'est vrai, reprend Monsieur,
sur ce mode inconnu je conterai ma vie, notre vie à tous deux :
A nous les souvenirs !
Nous ne sommes pas nés nous n 'avons pas grandi
nous n 'avons pas rêvé nous n 'avons pas dormi
nous n 'avons pas mangé nous n 'avons pas aimé.

Nous ne sommes personne et rien n 'est arrivé.

Outils Posés sur une Table

Mes outils d 'artisan sont vieux comme le monde
vous les connaissez Je les prends devant vous :
verbes adverbes participes pronoms substantifs adjectifs.
Ils ont su ils savent toujours peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher réunir séparer
fondre ce qui est pour qu 'en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n 'est pas, ce qui n 'est pas encore, ce qui est tout, ce qui n 'est rien.
ce qui n 'est plus.
Je les pose sur la table Ils parlent tout seuls je m 'en vais.

Thérèse Martin de Lisieux93

Le Ciel en est le prix

Le Ciel en est le prix
La matraque sonore
Qui devance l'aurore
Me fait sauter du lit.

Le ciel en est le prix
Aussitôt qu'on s'éveille
On voit d'autres merveilles
Que celles de Paris.

Le ciel en est le prix
Dans ma pauvre cellule
Point de rideaux de tulle
Ni glaces ni tapis.

Le ciel en est le prix
Rien, ni table ni chaise
N'être pas à son aise
C'est le bonheur ici.

Le ciel en est le prix
J'aperçois sans alarmes
Mes scintillantes armes
J'aime leur cliquetis.

Le ciel en est le prix
A moi le sacrifice
Croix, chaînes et cilice
Mes armes, les voici.

Le ciel en est le prix
Après une prière
Il faut baiser la terre
La règle le prescrit.

Le ciel en est le prix
Je cache mon armure
Sous ma robe de bure
Et mon voile béni.

Le ciel en est le prix
Si madame Nature
Fait entendre un murmure
En riant je lui dis :

Le ciel en est le prix
Jeûner est bien facile
Cela rend très agile
Si l'on a faim, tant pis !

Le ciel en est le prix
Nous ne respectons guère
Navets, pommes de terre
Choux, carottes, radis.

Le ciel en est le prix
Jamais on ne s'étonne
Que le soir on ne donne
Que du pain et des fruits.

Le ciel en est le prix
Souvent avec justesse
Le pain passe, et je laisse
Dans l'assiette les fruits.

Le ciel en est le prix
De terre est mon assiette
Ma main sert de fourchette
La cuillère est de buis.

Le ciel en est le prix
Enfin l'on se rassemble
On peut parler ensemble
Des joies du Paradis

Le ciel en est le prix
En parlant on travaille
L'une coud, l'autre taille
Des ornements bénis.

Le ciel en est le prix
On voit la gaîté sainte
Marquer de son empreinte
Les fronts épanouis.

Le ciel en est le prix
Une heure passe vite
Je redeviens ermite
Sans froncer les sourcils.

Le ciel en est le prix
Le bruit des pénitences
Interrompt le silence
On en est assourdi.

Le ciel en est le prix
Des coups que je défile
Par an soixante-six mille
C'est le nombre précis.

Le ciel en est le prix
Pour les missionnaires
Nous nous faisons des guerres
Sans trêve, sans merci.

Pour une Sainte-Marthe

Refr.
Très nobles sœurs du voile blanc
Vous fêter nous rend l'cœur content.

À sœur Marie d'l'Incarnation
Nous offrons la navigation
Et ce joli petit bateau
Mam'zelle Henriette le trouv'ra beau.

Nous offrons à sœur Saint Vincent
Ce petit roquet tout pimpant
Aboyant près de son jardin
Il en sera très bon gardien.

Nous offrons au très cher Marthon
Ce ravissant petit cochon
De monture il lui servira
Quand il fera la chasse aux rats. 

Pour fêter Mélanie Lebon
C'est à Baptiste de donner l'ton
Il lui présente un petit chat
Qui lui servira de lèche-plat.

Comment dire pour offrir ce broc
Ah ! vraiment nous ne savons trop
Mon p'pa, voilà le Magister
Sauvons-nous, il a son grand air !

Saint-John Perse94

Éloges

Les viandes grillent en plein vent, les sauces se composent
et la fumée remonte les chemins à vif et rejoint qui marchait.
Alors le Songeur aux joues sales
se tire
d 'un vieux songe tout rayé de violences, de ruses et d 'éclats,
et orné de sueurs, vers l 'odeur de la viande
il descend
comme une femme qui traîne : ses toiles, tout son linge et ses cheveux
défaits.

Amers

... Ah ! nous avions des mots pour toi et nous n'avions assez de mots,
"Et voici que l'amour nous confond à l'objet même de ces mots,
"Et mots pour nous ils ne sont plus, n'étant plus signes ni parures,
"Mais la chose même qu'ils figurent et la chose même qu'ils paraissent ;
"Ou mieux, te récitant toi-même, le récit, voici que nous te devenons toi-même, le récit,
"Et toi-même sommes-nous, qui nous étais l'Inconciliable : le texte même et sa substance et son mouvement de mer,
"Et la grande robe prosodique dont nous nous revêtons ... "

Chanson (Anabase)

Et ce n'est point qu'un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et
se tenant avec prudence dans le commerce d'un vieil arbre, appuyé du menton
à la dernière étoile, il voit du fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui
tournent au plaisir ...

Et vous, mers ...

Poésie pour accompagner la marche d'une récitation en l'honneur de la Mer.
Poésie pour assister le chant d'une marche au pourtour de la Mer.
Comme l'entreprise du tour d'autel et la gravitation du chœur au circuit de la strophe.
Et c'est un chant de mer comme il n'en fut jamais chanté, et c'est la Mer en nous qui le chantera :
La Mer, en nous portée, jusqu'à la satiété du souffle et la péroraison du souffle,
La Mer, en nous, portant son bruit soyeux du large et toute sa grande fraîcheur d'aubaine par le monde.
Poésie pour apaiser la fièvre d'une veille au périple de mer. Poésie pour mieux vivre notre veille au délice de mer.
Et c'est un songe en mer comme il n'en fut jamais songé, et c'est la Mer en nous qui le songera :
La Mer, en nous tissée, jusqu'à ses ronceraies d'abîme, la Mer, en nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de ténèbre---
Toute licence, toute naissance et toute résipiscence, la Mer ! la Mer ! à son afflux de mer,
Dans l'affluence de ses bulles et la sagesse infuse de son lait, ah ! dans l'ébullition sacrée de ses voyelles --- les saintes filles ! les saintes filles ! ---
La Mer elle-même tout écume, comme Sibylle en fleurs sur sa chaise de fer...

Chant pour un équinoxe chanté par Celle qui fut là

Amour, ô mon amour, immense fut la nuit, immense notre veille où fut tant d'être consumé.
Femme vous suis-je, et de très grand sens, dans les ténèbres du cœur d'homme.
La nuit d'été s'éclaire à nos persiennes closes ; le raisin noir bleuit dans les campagnes ; le câprier des bords de route montre la rose de sa chair ; et la senteur du jour s'éveille dans vos arbres à résine.

Nocturne

Les voici mûrissants, ces fruits d'une autre rive. « Soleil de l'être, couvre-moi ! » -- parole du transfuge. Et ceux qui l'auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ? ... Soleil de l'être, Prince et Maître ! nos œuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. -- Les voici teints de notre sang, ces fruits d'un orageux destin.
À son pas de lieuse de gerbes s'en va la vie sans haine ni rançon.

Charles Trenet95

La mer

La mer
Qu'on voit danser
Le long des golfes clairs
A des reflets d'argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie

La mer
Qu'au ciel d'été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer
Bergère d'azur, infinie

Voyez
Près des étangs
Ces grands roseaux mouillés
Voyez
Ces oiseaux blancs
Et ces maisons rouillées

La mer
Les a bercés
Le long des golfes clairs
Et d'une chanson d'amour
La mer
A bercé mon cœur pour la vie

La mer
Qu'on voit danser
Le long des golfes clairs
A des reflets d'argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie

La mer
Au ciel d'été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer
Bergère d'azur, infinie

Voyez (voyez)
Près des étangs (près des étangs)
Ces grands roseaux mouillés (voyez ces roseaux)
Voyez (voyez)
Ces oiseaux blancs (ces oiseaux blancs)
Et ces maisons rouillées (la-la-la-la-la-la)

La mer
Les a bercés (les a bercés)
Le long des golfes clairs
Et d'une chanson d'amour
La mer
A bercé mon cœur pour la vie

Boum !

La pendule fait tic tac tic tac
Les oiseaux du lac font pic pic pic pic
Glou glou glou font tous les dindons
Et la jolie cloche ding din don
Mais ...

Boum
Quand notre coeur fait Boum
Tout avec lui dit Boum
Et c'est l'amour qui s'éveille.
Boum
Il chante "love in bloom"
Au rythme de ce Boum
Qui redit Boum à l'oreille

Tout a changé depuis hier
Et la rue a des yeux qui regardent aux fenêtres
Y a du lilas et y a des mains tendues
Sur la mer le soleil va paraître

Boum
L'astre du jour fait Boum
Tout avec lui dit Boum
Quand notre coeur fait Boum Boum

Le vent dans les bois fait hou hou hou
La biche aux abois fait mê mê mê
La vaisselle cassée fait cric crin crac
Et les pieds mouillés font flic flic flac
Mais...

Boum
Quand notre coeur fait Boum
Tout avec lui dit Boum
L'oiseau dit Boum, c'est l'orage
Boum
L'éclair qui lui fait boum
Et le bon Dieu dit Boum
Dans son fauteuil de nuages.

Car mon amour est plus vif que l'éclair
Plus léger qu'un oiseau qu'une abeille
Et s'il fait Boum s'il se met en colère
Il entraîne avec lui des merveilles.

Boum
Le monde entier fait Boum
Tout l'univers fait Boum
Parc'que mon coeur fait Boum Boum
Boum
Je n'entends que Boum Boum
Ça fait toujours Boum Boum
Boum Boum Boum...

Tout est au duc

Le navire acoste au quai,
Je suis invité
Chez le Duc
De Montmorency ( *)
Qui demeure ici.
Château, villas, maisons superbes
Jardins fleuris,
Bel aqueduc,
Jeunes poulains sautant les herbes,
Tout cela, tout cela est au Duc
Et sur les marches du perron
Douze laquais chantent en rond :

"Attention !
Tout est Duc ici, Monsieur,
Tout est Duc,
Tout est au Duc,
Tout est au Duc.
Il possède à lui seul des millions de ducats
Ah oui, vraiment monsieur,
C'est fou ce que le Duc a !
Le Duc a tout, monsieur,
Pour être un homme heureux
Mais le Duc est très malheureux :
Depuis vingt ans
Il a perdu ses cheveux.
Il nerveux, il est nerveux
Et nous cherchons, en vain, depuis un truc
Pour faire pousser les poils du Duc."

Le soir, c'est un grand dîner
Car le Duc a tué
A la chasse des isards,
Des pies, des lézards.
La Duchesse est une jeune femme
Qui n'a pas plus de vingt printemps
Et moi je suis tout feu tout flamme
Et je ne tiens plus mon coeur battant.
Mais sur les marches du perron,
Les mêmes laquais chantent en rond :

"Attention !
Tout est Duc ici, Monsieur,
Tout est Duc
Tout est au Duc,
Tout est au Duc.
Il tue les gens qui osent à sa femme dire"tu".
Ah oui, vraiment monsieur,
C'est fou lorsque le Duc tue !
Le Duc a tué déjà plus de trente rivaux.
Il leur a bouffé le cerveau.
Alors tant pis pour vous, mon cher monsieur,
Si vous êtes trop audacieux
Songez, hélas, qu'on peut devenir eunuque ( *)
En recevant le pied du Duc."

Quand je revins au château
On me dit bientôt :
"Vous trouverez du changement,
Depuis vingt cinq ans !"
Papiers timbrés, huissiers terribles
Saisies-arrêts du percepteur
Murs délabrés, trucs impossible,
Tout cela, tout cela, quel malheur !
Et sur les marches du perron
Un seul miteux chantait en rond :

"Déception !
Rien n'est au Duc
Ici, monsieur,
Rien n'est au Duc.
Rien n'est au Duc,
Rien n'est au Duc !
Elle lui a mangé son argent la p'tite nana
Ah oui, vraiment monsieur,
C'est fou ce que le Duc n'a
Le Duc n'a rien, monsieur !
Nos bas sont rapiéciés,
Nos culottes sont toutes froissées.
Nous avons faim,
Nous sommes capables de tout
Et s'il n'y a rien,
Plus rien du tout
Il faudra bien qu'on lui fauche sa perruque
Et nous boufferons les poils du Duc.

Tristan Tzara96

L'homme approximatif

dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang
hebdomadaire poids accroupi sur ses muscles
tombé à l 'intérieur de soi-même retrouvé
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous nous réjouirons au bruit des chaînes
que nous ferons sonner en nous avec les cloches

quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière
nos nerfs sont des fouets entre les mains du temps
et le doute vient avec une seule aile incolore
se vissant se comprimant s 'écrasant en nous
comme le papier froissé de l 'emballage défait
cadeau d 'un autre âge aux glissements des poissons d 'amertume

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les yeux des fruits nous regardent attentivement
et toutes nos actions sont contrôlées il n 'y a rien de caché
l 'eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte les doux fils des regards qui ont traîné
aux pieds des murs dans les bars léché des vies
alléché les faibles lié des tentations tari des extases
creusé au fond des vieilles variantes
et délié les sources des larmes prisonnières
les sources servies aux quotidiens étouffements
les regards qui prennent avec des mains desséchées
le clair produit du jour ou l 'ombrageuse apparition
qui donnent la soucieuse richesse du sourire
vissée comme une fleur à la boutonnière du matin
ceux qui demandent le repos ou la volupté
les touchers d 'électriques vibrations les sursauts
les aventures le feu la certitude ou l 'esclavage
les regards qui ont rampé le long des discrètes tourmentes
usés les pavés des villes et expié maintes bassesses dans les aumônes
se suivent serrés autour des rubans d 'eau
et coulent vers les mers en emportant sur leur passage
les humaines ordures et leurs mirages

l 'eau de la rivière a tant lavé son lit
que même la lumière glisse sur l 'onde lisse
et tombe au fond avec le lourd éclat des pierres

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les soucis que nous portons avec nous
qui sont nos vêtements intérieurs
que nous mettons tous les matins
que la nuit défait avec des mains de rêve
ornés d 'inutiles rébus métalliques
purifiés dans le bain des paysages circulaires
dans les villes préparées au carnage au sacrifice
près des mers aux balayements de perspectives
sur les montagnes aux inquiètes sévérités
dans les villages aux douloureuses nonchalances
la main pesante sur la tête
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous partons avec les départs arrivons avec les arrivées
partons avec les arrivées arrivons quand les autres partent
sans raison un peu secs un peu durs sévères
pain nourriture plus de pain qui accompagne
la chanson savoureuse sur la gamme de la langue
les couleurs déposent leur poids et pensent
et pensent ou crient et restent et se nourrissent
de fruits légers comme la fumée planent
qui pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu 'on appelle nous

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous marchons pour échapper au fourmillement des routes
avec un flacon de paysage une maladie une seule
une seule maladie que nous cultivons la mort
je sais que je porte la mélodie en moi et n 'en ai pas peur
je porte la mort et si je meurs c 'est la mort
qui me portera dans ses bras imperceptibles
fins et légers comme l 'odeur de l 'herbe maigre
fins et légers comme le départ sans cause
sans amertume sans dettes sans regret sans
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
pourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaîne
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous ferons sonner en nous les verres cassés
les monnaies d 'argent mêlées aux fausses monnaies
les débris des fêtes éclatées en rire et en tempête
aux portes desquelles pourraient s 'ouvrir les gouffres
les tombes d 'air les moulins broyant les os arctiques
ces fêtes qui nous portent les têtes au ciel
et crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu

je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu 'un petit bruit j 'ai plusieurs bruit en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
aux pieds des hommes pressés courant avec leur morts autour de la mort qui étend ses bras
sur le cadran de l 'heure seule vivante au soleil

le souffle obscur de la nuit s 'épaissit
et le long des veines chantent les flûtes marines
transposées sur les octaves des couches de diverses existences
les vies se répètent à l 'infini jusqu 'à la maigreur atomique
et en haut si haut que nous ne pouvons pas voir avec ces vies à côtés que nous ne voyons pas
l 'utltra-violet de tant de voies parallèles
celles qui nous aurions pu prendre
celles par lesquelles nous aurions pu ne pas venir au monde
ou en être déjà partis depuis longtemps si longtemps
qu 'on aurait oublié et l 'époque et la terre qui nous aurait sucé la chair
sels et métaux liquides limpides au fond des puits

je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu 'on appelle nous
(...)
homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
amas de chairs bruyantes et d'échos de conscience
complet dans le seul morceau de volonté ton nom
transportable et assimilable poli par les dociles inflexions des femmes
divers incompris selon la volupté des courants interrogateurs
homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
avec un coeur comme valise et une valse en guise de tête
buée sur la froide glace tu t'empêches toi-même de te voir
grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage
cependant les hommes chantent en rond sous les ponts
du froid la bouche bleue contractée plus loin que le rien
homme approximatif ou magnifique ou misérable
dans le brouillard des chastes âges
habitation à bon marché les yeux ambassadeurs de feu
que chacun interroge et soigne dans la fourrure de caresses de ses idées
yeux qui rajeunissent les violences des dieux souples
bondissant aux déclenchements des ressorts dentaires du rire
homme approximatif comme moi comme toi lecteur
tu tiens entre tes mains comme pour jeter une boule
chiffre lumineux ta tête pleine de poésie
( ...)

Paul Valéry97

Le cimetière marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
Ô récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!. . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

L'âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi!. . . Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
À je ne sais quelle sévère essence. . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même. . .
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant. . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil. . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non!. . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme. . . Ô puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.

Oui! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !. . . Il faut tenter de vivre !
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Aurore

La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m'avance,
Tout ailé de confiance :
C'est la première oraison !
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.

Salut ! encore endormies
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots !

Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l'échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

Quelle aurore sur ces croupes
Qui commencent de frémir !
Déjà s'étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir :
L'une brille, l'autre bâille ;
Et sur un peigne d'écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l'enchaîne
Aux prémisses de sa voix.

Quoi ! c'est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l'âme, Idées,
Courtisanes par ennui ?
--- Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n'ont trahi ton toit !

Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi !

Ne seras-tu pas de joie
Ivre ! à voir de l'ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes :
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs...

Leur toile spirituelle,
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être ! Universelle oreille !
Toute l'âme s'appareille
À l'extrême du désir...
Elle s'écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.

Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards !
Les images sont nombreuses
À l'égal de mes regards...
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit...
Tout m'est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j'attende pour son fruit.

Je ne crains pas les épines !
L'éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu'on soit sûr :
Il n'est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l'assure
D'être le vrai possesseur.

J'approche la transparence
De l'invisible bassin
Où nage mon Espérance

Que l'eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil...
Elle sent sous l'onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l'orteil.

Les Pas

Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance

Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux ! tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l'apaiser,
A l'habitant de mes pensées
La nourriture d'un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas.

Paul Verlaine98

D'une prison

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

-- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Il pleure dans mon cœur

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville:
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits!
Pour un cœur qui s'ennuie Ô le chant de la pluie!

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi! nulle trahison?...
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !

Chanson d'automne

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Colombine

Léandre le sot.
Pierrot qui d'un saut

De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son

Capuce.
Arlequin aussi,
Cet aigrefin si

Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisant sous

Son masque,

Do, mi, sol, mi, fa, ---
Tout ce monde va,
Rit, chante

Sur l'herbe

L'abbé divague '.
Et toi, marquis.
Tu mets de travers ta perruque.

Ce vieux vin de
Chypre est exquis
Moins,
Camargo, que votre nuque.

Ma flamme...
Do, mi, sol, la, si.

L'abbé, ta noirceur se dévoile !
Que je meure.
Mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile !

Je voudrais être petit chien !

Embrassons nos bergères " l'une
Après l'autre. ---
Messieurs, eh bien ?

Do, mi, sol. ---
Hé ! bonsoir ! la
Lune !

Boris Vian99

Quand j'aurai du vent dans mon crâne

Quand j'aurai du vent dans mon crâne
Quand j'aurai du vert sur mes osses
P'tet qu'on croira que je ricane
Mais ça sera une impression fosse
Car il me manquera
Mon élément plastique
Plastique tique tique
Qu'auront bouffé les rats
Ma paire de bidules
Mes mollets mes rotules
Mes cuisses et mon cule
Sur quoi je m'asseyois
Mes cheveux mes fistules
Mes jolis yeux cérules
Mes couvre-mandibules
Dont je vous pourléchois
Mon nez considérable
Mon coeur mon foie mon râble
Tous ces riens admirables
Qui m'ont fait apprécier
Des ducs et des duchesses
Des papes des papesses
Des abbés des ânesses
Et des gens du métier
Et puis je n'aurai plus
Ce phosphore un peu mou
Cerveau qui me servit
A me prévoir sans vie
Les osses tout verts, le crâne venteux
Ah comme j'ai mal de devenir vieux.

Alfred de Vigny100

La mort du loup

I
Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon.
Nous marchions sans parler, dans l'humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. --- Ni le bois, ni la plaine
Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent élevé bien au dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d'en-bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le sable en s'y couchant ; Bientôt,
Lui que jamais ici on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçait la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient,
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi,
Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu'adoraient lesRomains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
-- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !
Il disait :  » Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.  »

Le Cor

I
J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.

Ô montagne d'azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;

Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre
Les airs lointains d'un Cor mélancolique et tendre.

Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit,
De cette voix d'airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.

Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte au chant de la romance.

Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !

II
Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui,
L'Afrique sur les monts l'entoure et tremble encore.
« Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ;

Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées.

--- Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme,
Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.

« Merci, cria Roland ; tu m'as fait un chemin. »
Et jusqu'au pied des monts le roulant d'une main,
Sur le roc affermi comme un géant s'élance,
Et, prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.

III
Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l'horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d'Argelès se montraient les vallées.

L'armée applaudissait. Le luth du troubadour
S'accordait pour chanter les saules de l'Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :

« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l'on entendit le son lointain du Cor. ---
L'Empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.

« Entendez-vous ! dit-il. --- Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée. »

Et l'Empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux.
Il craint la trahison, et, tandis qu'il y songe,
Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur ! c'est mon neveu ! malheur ! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l'Espagne ! »

IV
Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux ;
L'écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l'horizon lointain fuit l'étendard du More.

« Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
--- J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d'ivoire,
Son âme en s'exhalant nous appela deux fois. »

Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !

François Villon101

Ballade du concours de Blois

Je meurs de seuf auprès de la fontaine,
Chaud comme feu, et tremble dent à dent ;
En mon pays suis en terre lointaine ;
Lez un brasier frissonne tout ardent ;
Nu comme un ver, vêtu en président,
Je ris en pleurs et attends sans espoir ;
Confort reprends en triste désespoir ;
Je m'éjouis et n'ai plaisir aucun ;
Puissant je suis sans force et sans pouvoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Rien ne m'est sûr que la chose incertaine ;
Obscur, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine ;
Science tiens à soudain accident ;
Je gagne tout et demeure perdant ;
Au point du jour dis : " Dieu vous doint bon soir ! "
Gisant envers, j'ai grand paour de choir ;
J'ai bien de quoi et si n'en ai pas un ;
Echoite attends et d'homme ne suis hoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

De rien n'ai soin, si mets toute ma peine
D'acquérir biens et n'y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c'est cil qui plus m'ataine,
Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant ;
Mon ami est, qui me fait entendant
D'un cygne blanc que c'est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu'il m'aide à pourvoir ;
Bourde, verté, aujourd'hui m'est tout un ;
Je retiens tout, rien ne sait concevoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Prince clément, or vous plaise savoir
Que j'entends mout et n'ai sens ne savoir :
Partial suis, à toutes lois commun.
Que sais-je plus ? Quoi ? Les gages ravoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Testament

En l'an de mon trentiesme aage,
Que toutes mes hontes j'eus beues,
Ne du tout fol, ne du tout sage,
Non obstant maintes peines eues,
Lesquelles j'ay toutes receues
Soubz la main Thibault d'Aussigny...
S'evesque il est, seignant les rues,
Qu'il soit le mien je le regny. (...)

Et pour ce que foible me sens
Trop plus de biens que de santé,
Tant que je suis en mon plain sens,
Si peu que Dieu m'en a preste,
Car d'autre ne l'ay emprunté,
J'ay ce testament très estable
Faict, de dernière voulenté,
Seul pour tout et irrévocable. (...)

Je plaings le temps de ma jeunesse,
Ouquel j'ay plus qu'autre galle
Jusques a l'entrée de viellesse
Qui son partement m'a celé.
Il ne s'en est a pie allé
N'a cheval : helas! comment don?
Soudainement s'en est voilé
Et ne m'a laissié quelque don.

Allé s'en est, et je demeure,
Povre de sens et de savoir,
Triste, failly, plus noir que meure,
Qui n'ay n'escus, rente, n'avoir;
Des miens le mendre, je dis voir,
De me desavouer s'avance,
Oubliant naturel devoir
Par faulte d'ung peu de chevance.

Hé ! Dieu, se j'eusse estudié
Ou temps de ma jeunesse folle,
Et a bonnes meurs dédié,
J'eusse maison et couche molle.
Mais quoy? je fuyoie l'escolle,
Comme fait le mauvais enfant.
En escripvant ceste parolle,
A peu que le cuer ne me fent.

Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de petite extrace;
Mon père n'ot oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orace;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tombeaulx de mes ancestres,
Les âmes desquelz Dieu embrasse,
On n'y voit couronnes ne ceptres (...)

Somme, plus ne diray qu'ung mot,
Car commencer veuil à tester :
Devant mon clerc Fremin, qui m'ot
(S'il ne dort), je vueil protester,
Que n'entends homme detester,
En ceste presente ordonnance ;
Et ne la vueil manifester
Sinon au royaulme de France.

Je sens mon cueur qui s'affoiblist,
Et plus je ne puys papier.
Fremin, siez-toy près de mon lict,
Que l'on ne me viengne espier !
Prens tost encre, plume et papier,
Ce que nomme escryz vistement ;
Puys fais-le partout copier,
Et vecy le commancement.(...)

Ou nom de Dieu, comme j'ay dit,
Et de sa glorieuse Mère,
Sans peché soit parfaict ce dict
Par moy, plus maigre que chimère ;
Si je n'ay eu fièvre effimère,
Ce m'a faict divine clemence ;
Mais d'autre dueil et perte amère
Je me tays, et ainsi commence :

Premier, je donne ma pauvre ame
A la benoiste Trinité,
Et la commande à Nostre Dame,
Chambre de la divinité ;
Priant toute la charité
Des dignes neuf Ordres des cieulx,
Que par eulx soit ce don porté
Devant le Trosne precieux.

Item, mon corps j'ordonne et laisse
A nostre grand mère la terre ;
Les vers n'y trouveront grand gresse :
Trop lui a faict faim dure guerre.
Or luy soit delivré grand erre ;
De terre vint, en terre tourne.
Toute chose, se par trop n'erre,
voulontiers en son lieu retourne.

Épitaphe de Villon ou ballade des pendus

Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Si frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis ;
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis ;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
À lui n'ayons que faire ni que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Ballade finale

Ici se clôt le testament
Et finit du pauvre Villon.
Venez à son enterrement,
Quand vous orrez le carillon,
Vêtus rouge com vermillon,
Car en amour mourut martyr :
Ce jura-t-il sur son couillon
Quand de ce monde vout partir.

Et je crois bien que pas n'en ment,
Car chassé fut comme un souillon
De ses amours haineusement,
Tant que, d'ici à Roussillon,
Brosse n'y a ne brossillon
Qui n'eût, ce dit-il sans mentir,
Un lambeau de son cotillon,
Quand de ce monde vout partir.

Il est ainsi et tellement,
Quand mourut n'avoit qu'un haillon ;
Qui plus, en mourant, malement
L'époignoit d'Amour l'aiguillon ;
Plus aigu que le ranguillon
D'un baudrier lui faisoit sentir
(C'est de quoi nous émerveillon)
Quand de ce monde vout partir.

Prince, gent comme émerillon,
Sachez qu'il fit au départir :
Un trait but de vin morillon,
Quand de ce monde vout partir.

Renée Vivien102

À l'ennemie aimée

Tes mains ont saccagé mes trésors les plus rares,
Et mon cœur est captif entre tes mains barbares.

Tu secouas au vent du nord tes longs cheveux
Et j'ai dit aussitôt : Je veux ce que tu veux.

Mais je te hais pourtant d'être ainsi ton domaine,
Ta serve... Mais je sens que ma révolte est vaine.

Je te hais cependant d'avoir subi tes lois,
D'avoir senti mon cœur près de ton cœur sournois...

Et parfois je regrette, en cette splendeur rare
Qu'est pour moi ton amour, la liberté barbare...

Invocation à la lune

Ô Lune chasseresse aux flèches très légères,
Viens détruire d'un trait mes amours mensongères !
Viens détruire les faux baisers, les faux espoirs,
Toi dont les traits ont su percer les troupeaux noirs !

Toi qui fus autrefois l'Amie et la Maîtresse,
Incline-toi vers moi, dans ma grande détresse !...
Dis-moi que nul regard n'est divinement beau
Pour qui sait contempler le grand regard de l'eau !...

Ô Lune, toi qui sais disperser les mensonges,
Éloigne le troupeau serré des mauvais songes !
Et, daignant aiguiser l'arc d'argent bleu qui luit,
Accorde-moi l'espoir d'un rayon dans la nuit !

Ô Lune, toi qui sais rendre l'âme à soi-même
Dans sa vérité froide, indifférente et blême !
Ô toi, victorieuse adversaire du jour,
Accorde-moi le don d'échapper à l'amour !

Lucidité

L'art délicat du vice occupe tes loisirs,
Et tu sais réveiller la chaleur des désirs,
Auxquels ton corps perfide et souple se dérobe.
L'odeur du lit se mêle aux parfums de ta robe.
Ton charme blond ressemble à la fadeur du miel.
Tu n'aimes que le faux et l'artificiel,
La musique des mots et des murmures mièvres.
Ton baiser se détourne et glisse sur les lèvres.

Tes yeux sont des hivers pâlement étoilés.
Les deuils suivent tes pas en mornes défilés.
Ton geste est un reflet, ta parole est une ombre.
Ton corps s'est amolli sous des baisers sans nombre,
Et ton âme est flétrie et ton corps est usé.
Languissant et lascif, ton frôlement rusé
Ignore la beauté loyale de l'étreinte.
Tu mens comme l'on aime, et, sous ta douceur feinte,
On sent le rampement du reptile attentif.
Nul amour n'a frémi dans ton être chétif.
Les tombeaux sont encor moins impurs que ta couche,
Ô Femme ! je le sais, mais j'ai soif de ta bouche !

Sonnet féminin

Ta voix a la langueur des lyres lesbiennes,
L'anxiété des chants et des odes saphiques,
Et tu sais le secret d'accablantes musiques
Où pleure le soupir d'unions anciennes.

Les Aèdes fervents et les Musiciennes
T'enseignèrent l'ampleur des strophes érotiques
Qui versent dans la nuit leurs ardentes suppliques,
Ton âme a recueilli les nudités païennes.

Tu sembles écouter l'écho des harmonies ;
Bleus de ce bleu divin des clartés infinies,
Tes yeux ont le reflet du ciel de Mitylène.

Les fleurs ont parfumé tes étranges mains creuses ;
De ton corps monte, ainsi qu'une légère haleine,
La blanche volupté des vierges amoureuses.

Voltaire103

À la marquise du Châtelet

Ainsi donc cent beautés nouvelles
Vont fixer vos brillants esprits
Vous renoncez aux étincelles,
Aux feux follets de mes écrits
Pour des lumières immortelles ;
Et le sublime Maupertuis
Vient éclipser mes bagatelles.

Je n'en suis fâché ni surpris ;
Un esprit vrai doit être épris
Pour des vérités éternelles :
Mais ces vérités que sont-elles ?
Quel est leur usage et leur prix ?

Du vrai savant que je chéris
La raison ferme et lumineuse
Vous montrera les cieux décrits,
Et d'une main audacieuse
Vous dévoilera les replis
De la nature ténébreuse :

Mais, sans le secret d'être heureuse,
Il ne vous aura rien appris.

À une jeune veuve

Jeune et charmant objet à qui pour son partage
Le ciel a prodigué les trésors les plus doux,
Les grâces, la beauté, l 'esprit, et le veuvage,
Jouissez du rare avantage
D 'être sans préjugés, ainsi que sans époux !

Libre de ce double esclavage,
Joignez à tous ces dons celui d 'en faire usage ;
Faites de votre lit le trône de l 'Amour ;
Qu 'il ramène les Ris, bannis de votre cour
Par la puissance maritale.

Ah ! ce n 'est pas au lit qu 'un mari se signale :
Il dort toute la nuit et gronde tout le jour ;
Ou s 'il arrive par merveille
Que chez lui la nature éveille le désir,
Attend-il qu 'à son tour chez sa femme il s 'éveille ?
Non : sans aucun prélude il brusque le plaisir ;
Il ne connaît point l 'art d 'animer ce qu 'on aime,
D 'amener par degrés la volupté suprême :
Le traître jouit seul ... si pourtant c 'est jouir.

Loin de vous tous liens, fût-ce avec Plutus même !
L 'Amour se chargera du soin de vous pourvoir.
Vous n 'avez jusqu 'ici connu que le devoir,
Le plaisir vous reste à connaître.
Quel fortuné mortel y sera votre maître !
Ah ! lorsque, d 'amour enivré,
Dans le sein du plaisir il vous fera renaître,
Lui-même trouvera qu 'il l 'avait ignoré.

Épigramme

L 'autre jour, au fond d 'un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron.
Que pensez-vous qu 'il arriva?
Ce fut le serpent qui creva..


  1. Alphonse Allais : 1854 - 1905 

  2. Guillaume Apollinaire : 1880 - 1918 

  3. Louis Aragon : 1897 - 1982 

  4. Antonin Artaud : 1896 - 1948 

  5. Barbara : 1930 - 1997 

  6. Charles Baudelaire : 1821 - 1867 

  7. Joachim du Bellay : 1522 - 1560 

  8. Marie-Claire Bancquart : 1932-2019 

  9. Christian Bobin : 1951-2022 

  10. Yves Bonnefoy : 1923-2016 

  11. Daniel Boulanger : 1922-2014 

  12. Georges Brassens : 1921 - 1981 

  13. André Breton : 1896 - 1966 

  14. Berthe Burko-Falcman : 1935- 

  15. Thomas Cantens ; 1980 ? - 

  16. Maurice Carême : 1899 - 1978 

  17. Blaise Cendrars : 1887 - 1961 

  18. René Char : 1907 - 1988 

  19. Charles d'Orléans : 1394 - 1465 

  20. François Cheng : 1929- 

  21. André Chénier : 1762 - 1794 

  22. Paul Claudel : 1868-1955 

  23. Jean Cocteau : 1889-1963 

  24. Tristan Corbière : 1845 - 1875 

  25. Pierre Corneille : 1606 - 1684 

  26. Charles Cros : 1842 - 1888 

  27. Lydis Dattas : 1949- 

  28. Michel Deguy 1930-2022 

  29. Robert Desnos : 1900 - 1945 

  30. Anne Dujin : 1990 ?- 

  31. Ariane Dreyfus 1958- 

  32. Paul Eluard : 1895 - 1952 

  33. Léon-Paul Fargue : 1876 - 1947 

  34. Léo Ferré : 1916 - 1993 

  35. Jean Follain : 1903-1971 

  36. Brigitte Fontaine : 1939- 

  37. Paul Fort : 1872 - 1960 

  38. Georges Fourest : 1864 - 1945 

  39. André Frénaud : 1907-1993 

  40. Théophile Gautier : 1811 - 1872 

  41. Jean Genet 1910-1986 

  42. André Gide : 1869-1951 

  43. Guillaume IX duc d'Aquitaine : 1071 - 1126 

  44. Du latin hospitalis (« hospitalier »). 

  45. Contre-clef, remède 

  46. Guillevic : 1907-1997 

  47. Victor Hugo : 1802 - 1885 

  48. Philippe Jaccottet : 1925-2021 

  49. Max Jacob : 1876 - 1944 

  50. Francis Jammes : 1868-1938 

  51. Alfred Jarry : 1873-1907 

  52. Pierre Jean Jouve : 1887-1976 

  53. Charles Juliet 1934-2024 

  54. Louise Labé : 1524 - 1566 

  55. Jules Laforgue ; 1860-1887 

  56. Alphonse de Lamartine : 1790 - 1869 

  57. Jean de La Fontaine : 1621 - 1695 

  58. Boby Lapointe : 1922 - 1972 

  59. Lautréamont : 1846-1870 

  60. Annie Le Brun : 1942 - 

  61. Pierre Mac Orlan : 1882 - 1970 

  62. Stéphane Mallarmé : 1842 - 1898 

  63. Clément Marot : 1496 - 1544 

  64. Henri Michaux : 1899 - 1984 

  65. Alfred de Musset : 1810 - 1857 

  66. Aurélie Nemours : 1910-2005 

  67. Gérard de Nerval : 1808 - 1855 

  68. Bernard NoPel : 1930-2021 

  69. Marie Noël : 1883 - 1967 

  70. Charles Péguy : 1873 - 1914 

  71. Georges Perec : 1936 - 1982 

  72. Benjamin Péret : 1899-1959 

  73. Georges Perros : 1923-1978 

  74. Henri Pichette : 1924-2000 

  75. André Pieyre de Mandiargues : 1909-1991 

  76. Francis Ponge : 1899 - 1988 

  77. Jacques Prévert : 1900 - 1977 

  78. Sully Prudhomme : 1839 - 1907 

  79. Raymond Queneau : 1903 - 1976 

  80. Jean Racine : 1639-1699 

  81. François Rannou : 1963- 

  82. Pierre Reverdy : 1889-1960 

  83. Arthur Rimbaud : 1854 - 1891 

  84. Pierre de Ronsard : 1524 - 1585 

  85. Jacques Roubaud : 1932-2024 

  86. Claude Roy : 1915-1997 

  87. Martin Rueff : 1968- 

  88. Son nom est tortue du Tartare 

  89. Le voudrais-je, je ne puis te retenir 

  90. Philippe Soupault 1897-1990 

  91. Jules Supervielle ; 1884-1960 

  92. Anne Sylvestre : 1934-2020 

  93. Thérèse Martin de Lisieux : 1873 - 1897 

  94. Saint-John Perse : 1887-1975 

  95. Charles Trenet : 1913 - 2001 

  96. Tristan Tzara : 1896-1963 

  97. Paul Valéry : 1871 - 1945 

  98. Paul Verlaine : 1844 - 1896 

  99. Boris Vian : 1920 - 1959 

  100. Alfred de Vigny : 1797 - 1863 

  101. François Villon : 1431 - 1463 

  102. Renée Vivien : 1877 - 1909 

  103. Voltaire : 1694-1778