III Voix Américaines
AMÉRICAINE (ÉTATS-UNIS)
Maya Angelou1
Pourtant je m'élève
Vous pouvez me rabaisser pour l'Histoire2
Avec vos mensonges amers et tordus,
Vous pouvez me traîner dans la boue
Mais comme la poussière, je m'élève encore,
Mon insolence vous met-elle en colère?
Pourquoi vous drapez-vous de tristesse
De me voir marcher comme si j'avais des puits
De pétrole pompant dans mon salon?
Comme de simples lunes et de simples soleils,
Avec la certitude des marées
Comme de simples espoirs jaillissants,
Je m'élève encore.
Voulez-vous me voir brisée?
La tête et les yeux baissés?
Les épaules tombantes comme des larmes.
Affaiblie par mes sanglots émus.
Est-ce mon dédain qui vous blesse?
Ne prenez-vous pas affreusement mal
De me voir rire comme si j'avais des mines
d'or creusant dans mon jardin?
Vous pouvez m'abattre de vos paroles,
Me découper avec vos yeux,
Me tuer de toute votre haine,
Mais comme l'air, je m'élève encore.
Ma sensualité vous met-elle en colère?
Cela vous surprend-il vraiment
De me voir danser comme si j'avais des
Diamants, à la jointure de mes cuisses?
Hors des baraques des hontes de l'histoire
Je m'élève
Surgissant d'un passé enraciné de douleur
Je m'élève
Je suis un océan noir, bondissant et large,
Jaillissant et gonflant je porte la marée.
En laissant derrière moi des nuits de terreur et de peur
Je m'élève
Vers une aube merveilleusement claire
Je m'élève
Apportant les présents que mes ancêtres m'ont donnés,
Je suis le rêve et l'espérance de l'esclave.
Je m'élève
Je m'élève
Je m'élève
Femme phénoménale
Les jolies femmes se demandent
où réside mon secret
J'suis loin d'être mignonne,
ou de taille mannequin
Mais quand je le leur révèle
Elles pensent que je mens.
Je dis mon secret réside
dans la portée de mes bras
La foulée de mes pas
L'ourlure de mes lèvres.
Je suis une femme
In-cro-ya-blement.
La femme phénoménale
C'est moi.
Je marche dans une chambre
Fraîche à souhait
Et pour un homme
Les consœurs se lèvent ou
Tombent à genoux
Mais eux, bourdonnent autour de moi
Une vraie ruche d'abeilles.
Je dis
C'est dans le feu de mon regard
Et l'éclat de mes dents
Le balancement de ma taille
Et la joie de mes pieds.
Je suis une femme
In-cro-ya-blement.
La femme phénoménale
C'est moi.
Mêmes les hommes se demandent
Ce qu'ils voient en moi
Ils essaient tant
Mais n'arrivent pas à palper
Mon mystère intérieur.
Quand je tente de l'éclaircir
Ils disent ne toujours pas voir
Je dis
C'est dans la cambrure de mon dos
Le soleil de mon sourire
Le tracée de mes seins
La grâce de mon style.
Je suis une femme
In-cro-ya-blement.
La femme phénoménale
C'est moi.
Vous comprenez à présent
Pourquoi ma tête ne s'abaisse pas
Je n'ai pas à crier ou à sauter
Ou à parler trop fort
Quand vous me voyez passer
C'est à vous remplir de fierté.
Je dis
C'est dans mes claquements de talons
L'ondulation de mes cheveux
La paume de ma main
La nécessité pour mes soins.
C'est que je suis une femme
In-cro-ya-blement.
La femme phénoménale
C'est moi
Charles Bukowski3
Comment devenir un grand écrivain
vous devez baiser le maximum de femmes
de belles femmes et écrire
le minimum de poèmes d'amour courtois.
et ne vous préoccupez pas de leur âge
et/ou des questions de talents.
simplement buvez de la bière
de plus en plus
et allez aux courses au moins une fois
par semaine
et gagnez si possible
apprendre à gagner n'est pas à la portée
de tous-n'importe quel plouc
peut devenir un excellent perdant.
et n'oubliez pas ce cher Brahms
et ce cher Bach et cette chère bière
mais pas de forcing
dormez jusqu'à midi
évitez les cartes de crédits
et aussi de payer cash.
rappelez-vous qu'il n'y a pas un cul
dans ce vaste monde qui ne vaille plus
de 50 $ (en 1977).
et si vous avez envie d'aimer
aimez-vous d'abord
mais en gardant
toujours à l'esprit la possibilité
d'une défaite complète
quelle qu'en soit la raison fondée ou non-
un avant-goût de la mort n'est pas
nécessairement une mauvaise chose.
ne mettez pas les pieds dans les églises
les bars et les musées et telle l'araignée
soyez patients-
le temps est notre croix à tous
avec l'exil
la défaite
la trahison
toutes ces saletés.
restez en tête à tête avec la bière.
chaque bière est comme du sang nouveau.
comme une maîtresse éternelle.
prenez une grosse machine à écrire
et comme si vous ne faisiez que
marcher et remarcher
attaquez-la
attaquez-la durement
comme si vous disputiez un combat de
poids lourds
comme le taureau quand il charge
et rappelez-vous les vieux chiens
qui se battirent si bien :
Hemingway, Céline, Dostoïevski, Hamsun.
et si vous croyez qu'ils ne sont pas
devenus fous
dans leur trou
comme vous êtes en train de le devenir
sans femmes
sans nourriture
sans espoir
alors vous n' êtes pas encore mûr.
buvez encore plus de bière.
vous avez le temps.
et si ce n'est pas le cas
ce serait tout aussi bien.
Vies de merde
le vent souffle fort ce soir
un vent glacial
et je pense aux
copains à la rue.
j'espère que quelques-uns ont une bouteille
de rouge.
c'est quand on est à la rue
qu'on remarque que
tout
est propriété de quelqu'un
et qu'il y a des serrures sur
tout.
c'est comme ça qu'une démocratie
fonctionne :
on prend ce qu'on peut,
on essaie de le garder
et d'ajouter d'autres biens
si possible.
c'est comme ça qu'une dictature
aussi fonctionne
seulement elle a soit asservi soit
détruit ses
rebuts.
nous on se contente d'oublier
les nôtres.
dans les deux cas
le vent
est fort
et glacial.
Edward Estlin Cummings4
Puisque sentir est premier
Puisque sentir est premier
qui prête la moindre attention
à la syntaxe des choses
ne t'embrassera jamais entière;
tout entier être un idiot
quand le printemps est de ce monde
mon sang approuve,
et les baisers sont un meilleur sort
que la sagesse
ma dame je le jure sur toutes les fleurs. Ne pleure pas
--- le plus beau geste de mon cerveau ne vaut
ce battement de tes paupières qui dit
nous sommes l'un à l'autre: alors
ris donc,à la renverse dans mes bras
car la vie n'est pas un paragraphe
Et la mort je pense n'est pas une parenthèse5.
Bob Dylan6
Blowin' in the wind
Combien de routes un homme doit-il parcourir,
Avant qu'il ne mérite ce titre ?
Combien de mers, la blanche colombe doit-elle traverser,
Avant de trouver repos sur le sable ?
Oui et combien de temps les canons doivent-ils encore tonner,
Avant qu'ils ne soient, à tout jamais proscrits ?
La réponse mon ami,
La réponse est soufflée par le vent
Combien d'années une montagne peut-elle exister,
Avant d'être balayée par la mer ?
Et combien d'années certains peuples doivent-ils vivre,
Avant qu'il leur soit permis d'être libres ?
Oui et jusqu'à quand un homme doit-il détourner le regard,
En faisait croire qu'il n'a rien vu ?
La réponse mon ami,
La réponse est soufflée par le vent
Combien de fois un homme doit-il lever les yeux,
Avant d'apercevoir le ciel ?
Oui et combien d'oreilles un homme doit-il porter,
Avant t'entendre les pleurs des autres ?
Oui et combien de morts faudra-il pour savoir
Que bien trop d'homme sont morts pour rien ?
La réponse mon ami
La réponse est soufflée par le vent
Don't think twice it's all right
Ça sert à rien de rester assise et chercher à comprendre, bé'
Ça n'a pas d'importance de toutes façons.
Et ça ne sert à rien de rester assise et chercher à comprendre, bé'
Si tu n'as toujours pas compris.
Au petit matin quand le coq chantera
Regarde par la fenêtre, je serai parti
Tu es la cause de mon exil,
Mais n'y pense plus, tout va bien.
Ca ne sert a rien d'allumer ta flamme, bé'
Cette flamme que je n'ai jamais entrevue
Et ça ne sert a rien d'allumer ta flamme bé'
Je reste du côté obscur
J'aimerais qu'il y ait encore quelque chose que tu puisses dire ou
faire
Pour me faire changer d'avis et rester.
On n'a jamais sérieusement discuté tous les deux,
Mais n'y pense plus, tout va bien.
Ça sert a rien de crier mon nom, poupée
Tu ne l'as jamais fait avant
Ça sert a rien de crier mon nom, poupée
Je ne peux déjà plus t'entendre
J'essaie de me remémorer et je m'interroge le long de cette route,
J'ai, une fois, aimé une femme, je parle là d'une gamine,
Je lui ai offert mon cœur mais elle, elle voulait prendre mon âme,
Mais n'y pense plus, tout va bien.
Je marche le long de cette route solitaire, bé'
Je ne sais même pas où elle me mène.
Au revoir est un mot top doux,
Alors je te fais mes adieux
Ça ne veut pas dire que tu as mal agi avec moi
T'aurais sans doute pu faire mieux, mais c'est pas grave
T'auras juste gâché un temps qui m'était précieux
Mais n'y pense plus, tout va bien.
Like a rolling stone
Autrefois tu portais de beaux vêtements
En ces temps glorieux, tu jetais une pièce aux clochards, pas vrai ?
Certains t'avaient prévenue, ils te disaient que ta chute était
imminente,
Tu pensais qu'ils se moquaient tous de toi.
Tu te fichais pas mal,
De tous ceux qui vivaient dans la rue.
Maintenant tu la ramènes moins,
Maintenant t'es pas très fière
D'avoir à mendier ton prochain repas
(refrain) Qu'est ce que ça fait ?
Qu'est ce que ça fait ?
D'être à la rue
Comme une parfaite inconnue
Juste comme une pierre qui roule ?
D'accord, t'as fréquenté les meilleures écoles, Mam'zelle solitude,
Mais tu sais que ça ne t'a apporté que le vernis des apparences.
Personne ne t'a jamais appris à vivre dans la rue,
Et maintenant tu t'aperçois qu'il va falloir t'y faire
Tu disais que tu ne pactiserais jamais
Avec le mystérieux vagabond, mais a présent, tu vois (1)
Qu'il ne te laisse aucune alternative.
Alors tu te jettes dans le néant de son regard
Et lui demande : « Est ce qu'on peut s'arranger ? »
(refrain)
Tu n'as jamais daigné remarquer l'irritation
Des amuseurs, qui venaient faire leur numéro pour te distraire.
Tu n'y voyais pas d'injustice.
Ne laisse pas les autres prendre ton pied à ta place.
Tu paradais sur ton cheval de chrome avec ton diplomate.
Il portait sur l'épaule un chat siamois.
C'a n'a pas été trop dur de t'apercevoir,
Qu'il n'était pas celui que tu croyais,
Après qu'il t'a volé tout ce qu'il a pu.
(refrain)
Princesses des hautes tours et gens de fortune,
Trinquent ensemble et pensent que pour eux, la partie est gagnée.
Ils échangent toute espèce de cadeaux précieux,
Tu ferais bien mieux d'aller porter ta bague aux clous.
Tu te moquais tellement,
De ce Napoléon en guenilles et de son langage
Vas vers lui maintenant, il t'appelle, tu ne peux plus refuser,
Quand tu n'as rien, tu n'as plus rien à perdre
Tu es invisible maintenant, tu n'as plus de secret à cacher.
Sad-Eyed Lady of the Lowlands
Avec ta bouche de mercure du temps des missionnaires
Tes yeux de fumée d'encensoir, et tes prières de poésie.
Ta croix d'argent, et ta voix de carillon,
Oh, qui parmi eux, méritent-ils d'aller à tes funérailles?
Avec tes poches enfin bien closes,
Et le regard panoramique que tu diriges sur le sol,
Ta peau fine comme la soie et ton visage de cristal.
Qui, parmi eux, serait-il assez digne de porter ton corps?
(refrain) Princesse des plaines aux yeux tristes,
Là, où le prophète aux yeux tristes, dit qu'aucun homme ne vient.
Mes yeux grands comme un arsenal et mes tambours barbaresques,
Puis-je les déposer devant ta porte ?
Sinon, princesse aux yeux si tristes, devrais-je encore me languir ?
Avec tes draps pour toute armure et ta ceinture pour dentelle,
Ton jeu de cartes sans atouts.
Avec tes vieux vêtements et ton visage diaphane
Qui, parmi eux, peut-il deviner tes pensées ?
Avec ta silhouette dans le soleil couchant
Tes yeux où un rayon de lune s'est noyé,
Avec tes chansons de pacotille et tes cantiques de gitans,
Qui, parmi eux peut-il t'impressionner ?
(refrain)
Les rois de Tyr et leur horde de condamnés
Attendent en rang, un baiser de géranium.
Aurais-tu pu imaginer qu'il puisse un jour en être ainsi.
Mais qui, parmi tous ceux-là, se contenterait-il d'un baiser ?
Avec ton ardeur juvénile sur ta natte de minuit,
Tes manières espagnoles et toutes les drogues de ta mère,
Ton langage de charretier, tes 9mn en caoutchouc (1)
Qui, parmi eux peut-il encore te résister ?
(refrain)
Des gros fermiers et des hommes d'affaire, ont tous décidé ,
De te sortir les morts qu'ils cachent dans leurs placards.
Mais pourquoi t'ont-ils choisie pour faire partie de leur clan ?
Comment ont-ils pu autant se méprendre sur ta personne ?
Ils on voulu te faire endosser les magouilles de leur exploitation
agricole,
En t'offrant, vue sur la mer et protection bidon.
En te collant en prime, le gosse emmailloté d'un truand dans les bras,
Mais comment auraient-ils bien pu te convaincre.
(refrain)
Avec tes souvenirs de brocante,
Tes magazines pour femme en couple dont le mari s'est fait la malle
Ta générosité par trop visible maintenant,
Qui parmi eux pourrait-il t'embaucher ?
Jusqu'à ce que tu te libères de ton truand, ta liberté sera
conditionnelle.
Avec la sainte médaille que tu tritures du bout des doigts
Ton visage d'ange et ton âme de fantôme,
Qui parmi eux, penses-tu, pourrait-il te détruire.
(refrain)
Positively 4th Street
Tu as un sacré culot
De dire que tu es mon ami,
Quand j'étais au fond
Tu t'en moquais bien
Tout ce que tu veux, c'est être
Du côté de ceux qui gagnent
Tu prétends que je te laisse tomber Tu sais très bien qu'il n'en est
rien
Mais si tu en es si bouleversé
Pourquoi ne le montres-tu pas ?
Tu prétends que tu en as perdu la foi
Mais il ne s'agit pas du tout de cela
Tu n'as jamais eu aucune foi à perdre
Et tu le sais bien
Je sais pourquoi
Tu dis du mal de moi dans mon dos
Je faisais partie de la clique
Que tu fréquentes
Tu me prends vraiment pour un idiot
De penser que je puisse me lier
Avec cet hypocrite qui essaie de cacher
Ce qu'il ne sait comment engager ?
Quand tu me vois dans la rue
Tu joues toujours les étonnés
Tu me demandes "Comment vas-tu ?" "Bonne chance"
Mais tu n'as jamais voulu dire ça
Alors que tu sais, tout comme moi,
Que tu préférerais me voir dans un fauteuil
Pourquoi ne te contentes-tu pas pour une fois de sortir
Et de le hurler ?
Non, j'encaisse plutôt mal
Quand je vois les peines de coeur que tu traverses,
Si j'étais un voleur aguerri
Je les déroberais peut-être
Et je sais qu'actuellement tu es aigri
Par ta position et ta place dans la société
Mais ne comprends-tu pas
Que c'est pas mon problème ?
J'aimerais que, juste une seule fois
Tu puisses prendre ma place
Et que juste une seule fois
Je puisse être à la tienne
Oh oui, j'aimerais que juste une seule fois
Tu puisses être à ma place
Pour que tu te rendes compte quelle corvée c'est
De te voir7
William Faulkner8
Hélène : ma cour
Ses seins immatures et naissants sont verts parmi
La floraison ventée des pommiers ivres
Et sept faunes aussi importuns que des abeilles
Qui sirotent le jeune miel délicat de sa langue.
Le satyre, caché dans les feuilles, rêve de son baiser
Sur sa barbe, et découvre sa bouche ;
Il imagine son corps sous une nuit de lune
Haletant et vibrant contre lui ;
Il voit alors un faune, plus audacieux que les autres
Glisser une main sur sa poitrine dressée
Et sent sa vie se glacer et s'éteindre
Jusqu'à ce que le feu de leur baiser
Vacille et s'éteigne : il fait nuit, et il
Tord en riant l'herbe amère et lascive.
Louise Glück9
Minuit
Enfin la nuit m'enveloppait ;
Je flottais dessus, peut-être dedans,
ou elle me portait comme une rivière porte
un bateau, et en même temps
elle tourbillonnait au-dessus de moi,
parsemée d'étoiles mais néanmoins obscure.
C'était pour des moments comme celui-là que je vivais.
Je sentais que j'étais mystérieusement soulevée au-dessus du monde
de telle sorte que l'action était enfin impossible
ce qui rendait la pensée non seulement possible mais sans limites.
Cela n'avait pas de fin. Je sentais que je n'avais pas
besoin de faire quoi que ce soit. Tout
serait fait pour moi, ou me serait fait,
et si ce n'était pas fait, c'est que ce n'était pas essentiel.
J'étais sur mon balcon.
Dans ma main droite je tenais un verre de whisky
dans lequel deux glaçons fondaient.
Le silence était entré en moi.
Il était comme la nuit, et mes souvenirs -- ils étaient comme des
étoiles
en cela qu'ils étaient fixes, même si, bien sûr,
si l'on pouvait voir à la façon des astronomes
on verrait que ce sont des feux qui ne s'éteignent jamais, comme les
feux de l'enfer.
Je posai mon verre sur la rambarde de fer.
En contrebas, la rivière scintillait. Comme je l'ai dit,
tout étincelait -- les étoiles, les lumières du pont, les grands
immeubles illuminés qui paraissaient s'arrêter à la rivière,
puis recommencer, le travail de l'homme
interrompu par la nature. De temps en temps je voyais
les bateaux de plaisance du soir ; comme la nuit était chaude,
ils étaient encore plein.
C'était là la grande excursion de mon enfance.
Le court voyage en train parachevé par un thé de gala au bord de la
rivière,
puis ce que ma tante appelait notre promenade,
puis le bateau lui-même qui allait dans un sens et dans l'autre sur
l'eau sombre --
Les pièces passaient de la main de ma tante à la main du capitaine.
On me tendait mon ticket, chaque fois un nouveau numéro.
Puis le bateau entrait dans le courant.
Je tenais la main de mon frère.
Nous regardions les monuments se succéder les uns aux autres
toujours dans le même ordre
de sorte que nous entrions dans le futur
tout en éprouvant de perpétuelles récurrences.
Le bateau remontait la rivière puis la redescendait.
Il se déplaçait dans le temps et ensuite
dans une inversion du temps, même si nous nous dirigions
toujours vers l'avant, la proue creusant continuellement
un chemin dans l'eau.
C'était comme une cérémonie religieuse
pendant laquelle l'assemblée se tenait
dans l'attente, dans la contemplation,
et c'était là tout l'enjeu, la contemplation.
La ville dérivait à côté de nous,
une moitié à notre droite, une moitié à notre gauche.
Regarde comme la ville est belle,
nous disait ma tante. À cause
des lumières allumées, je suppose. Ou peut-être parce que
quelqu'un l'avait dit dans une plaquette imprimée.
Après cela nous prenions le dernier train.
Je dormais souvent, même mon frère dormait.
Nous étions des enfants de la campagne, peu habitués à ces intensités.
Les garçons, vous êtes dépensés, disait ma tante,
comme si notre enfance entière était comparable
à une qualité épuisée.
À l'extérieur du train, la chouette appelait.
Comme nous étions fatigués quand nous arrivions à la maison.
J'allais au lit avec mes chaussettes.
La nuit était très sombre.
La lune se levait.
Je voyais la main de ma tante serrer la rambarde.
Dans une grande excitation, applaudissant et acclamant,
les autres grimpaient sur le pont supérieur
pour regarder la terre disparaître dans l'océan --
De Banlieue
Ils traversent la cour
et à la porte de derrière
la mère voit avec plaisir
comme ils se ressemblent, père et fille ---
Ce temps-là, j'en sais quelque chose.
La petite fille qui exprès
balance les bras, rit
de son rire dur.
On devrait le garder secret, ce son.
Il montre qu'elle a compris
que le père ne la touche jamais.
C'est une enfant ; il pourrait la toucher
s'il voulait.
Une œuvre de fiction
Alors que je tournais la dernière page, après de nombreuses nuits, une vague de tristesse m'a submergé. Où étaient-ils tous partis, ces gens qui m'avaient semblé si réels ? Pour me distraire, je suis sorti marcher seul dans la nuit ; instinctivement, j'ai allumé une cigarette. Dans l'obscurité, la cigarette brillait, comme un feu allumé par un survivant. Mais qui verrait cette lumière, cet infime point au milieu des étoiles infinies ? Je suis resté un moment dans l'obscurité, la cigarette brillait et devenait de plus en plus petite, chaque respiration me détruisant patiemment. Comme c'était petit, comme c'était bref. Bref, bref, mais en moi maintenant, ce que les étoiles ne pourraient jamais être.
L'Iris sauvage
Au bout de ma douleur
se trouvait une porte.
Écoute-moi attentivement : ce que tu appelles la mort
je m'en souviens.
Au-dessus de moi, des sons, le bruissement des branches de pin.
Ensuite, plus rien. La lumière pâle
du soleil vacilla sur l'espace aride.
Il est terrible de survivre
en tant que conscience
ensevelie dans la terre obscure.
Et puis ce fut tout : ce que tu crains, être
une âme, et incapable
de parler prenant brutalement fin, la terre âpre
se courbant quelque peu. Et ce que je crus être
des oiseaux se lançant dans de petits arbustes.
Toi qui ne te souviens pas
du passage depuis l'autre monde
je te le dis, je pouvais parler à nouveau : tout ce qui
revient de l'oubli revient
pour trouver une voix :
du centre de ma vie surgit
une grande fontaine, des ombres
d'un bleu foncé sur l'azur de la mer.
Une Aventure
Il m'apparut une nuit alors que je commençais à m'endormir
que j'en avais fini avec ces aventures amoureuses
dont j'avais longtemps été esclave. Fini, l'amour ?
murmura mon cœur. A cela je répondis que beaucoup de
découvertes importantes
nous attendaient, tout en espérant que l'on ne me demanderait pas
de les nommer. Car je ne pouvais pas les nommer. Mais la
conviction qu'elles existaient --
cela devait certainement compter pour quelque chose ?
La nuit suivante m'apporta la même idée,
cette fois à propos de la poésie, et dans les nuits qui suivirent
plusieurs autres passions et sensations furent, de la même manière,
mises de côté pour toujours, et chaque nuit mon coeur
invoqua son avenir, comme un petit enfant qu'on eût privé de son
jouet préféré.
Mais ces séparations, dis-je, sont dans l'ordre des choses,
Et une fois de plus je convoquai le territoire immense
qui s'ouvre à nous à chaque adieu. Et avec cette affirmation je devins
un chevalier glorieux s'éloignant dans le soleil couchant, et mon cœur
devint le destrier qui me portait.
Jim Morrison10
La Sensation Amoureuse
Laisse couler ton corps,
Mélange-toi au décor,
Ces sentiments que tu n'as jamais connus,
Vont se mettre à nu.
Qu'est ce que l'amour?
Un sentiment lourd.
Qu'est-ce que la haine?
C'est quand tu lui fais de la peine.
Tu n'es qu'un visage,
Tu regardes le monde.
Mais un jour elle te dévisage
Et apparaît une sensation d'onde.
Tu viens de commencer,
Commencer d'aimer.
Est ce que ça va se finir?
Ça dépendra de votre plaisir.
Vous commencez à vous parler,
Est-ce ta destinée?
Elle a 17 ans,
Et toi 22 ans.
Mais vous vous aimez,
Vous fuyez le monde.
Vous filez comme une fronde.
Vous vous aimez.
Vladimir Nabokov11
Lolita
Perdue : Dolorès Haze. Signalement :
Bouche « éclatante », cheveux « noisette » ;
Age : cinq mille trois cents jours (presque quinze ans !)
Profession : « néant » (ou bien « starlette »).
Où va-t-on te chercher, Dolorès quel tapis
Magique vers quel astre t'emporte ?
Et quelle marque a-t-elle -- Antilope ? Okapi ? --
La voiture qui vibre à ta porte ?
Qui est ton nouveau dieu ! Ce chansonnier bâtard,
Pince-guitare au bar Rimatane ?
Ah, les beaux soirs d'antan quand nous restions si tard
Enlacés près du feu, ma Gitane ?
Ce maudit würlitzer, Lolita, me rend fou !
Avec qui danses-tu, ma caillette ?
Toi et lui en blue jeans et maillot plein de trous,
Et moi, seul dans mon coin, qui vous guette.
Mac Fatum, vieux babouin, est bienheureux, ma foi !
Avec sa femme enfant il voyage,
Et la farfouille au frais, dans les parcs où la loi
Protège tout animal sauvage.
Lolita ! Ses yeux gris demeuraient grands ouverts
Lorsque je baisais sa bouche close.
Dites, connaissez-vous le parfum « soleils verts » ?
Tiens, vous êtes français, je suppose ?
L'autre soir, un air froid d'opéra m'alita.
Son fêlé -- bien fol est qui s'y fie !
Il neige. Le décor s'écroule, Lolita !
Lolita, qu'ai-je fait de ta vie ?
C'est fini, je me meurs, ma Lolita, ma Lo !
Oui je meurs de remords et de haine,
Mais ce gros poing velu je le lève à nouveau,
A tes pieds, de nouveau, je me traîne.
Hé, l'agent ! Les voilà -- rasant cette lueur
De vitrine que l'orage écrase ;
Socquettes blanches : c'est elle ! Mon pauvre coeur !
C'est bien elle, c'est Dolorès Haze.
Sergent rendez-la moi, ma Lolita, ma Lo
Aux yeux si cruels, aux lèvres si douces.
Lolita : tout au plus quarante et un kilos,
Ma Lo : haute de soixantes pouces.
Ma voiture épuisée est en piteux état,
La dernière étape est la plus dure.
Dans l'herbe d'un fossé je mourrai, Lolita,
Et tout le reste est littérature.
Toi et moi, nous avons tant cru
Toi et moi, nous avons tant cru à la continuité de l'être,
mais maintenant je me suis retourné, et combien il est surprenant
jusqu'à quel point, ma jeunesse, tu ne me parais pas
la mienne dans tes couleurs, tu me parais irréelle dans tes contours !
Si l'on réfléchit, c'est comme la brume d'une houle
entre toi et moi, entre le bas-fond et la personne qui se noie ;
ou je vois des piliers et je te vois de dos t'éloigner
sur un vélo de course directement dans le coucher du soleil.
Tu n'es plus moi déjà depuis longtemps, tu es esquisse, tu es héros
de chaque premier chapitre, mais nous avons cru si longtemps
à la continuité du chemin, de la combe humide
jusqu'à la bruyère de la montagne.
La chambre
La chambre que prit un poète
mourant, un soir, dans un hôtel mort
figurait dans les deux annuaires:
celui du Ciel, celui de Perséphone.
Elle avait un miroir, une chaise,
et une fenêtre et un lit,
ses côtes laissaient entrer l'ombre
où la pluie luisait et saignait une enseigne.
Ni larmes, ni terreurs, un mélange
d'anonymat et de malédiction,
elle paraissait, cette chambre,
être l'imitation d'une chambre.
Chaque fois que, subliminale,
une auto déchirait la nuit,
aux murs, au plafond tournoyait
tout un squelette de lumière.
Peu après la chambre m'échut.
Bagnard rayé, cherchant la lampe,
sur le mur je trouvai ce vers:
« Je meurs sans amour, solitaire, anonyme »
au crayon au-dessus du lit.
On eût dit une citation.
Était-ce une femme affolée de lecture,
Ou un gros homme au cheveu rare?
J'interrogeai l'aimable bonne noire.
J'interrogeai le capitaine et ses marins.
J'interrogeai le gardien de nuit. Obstiné,
j'interrogeai un ivrogne. Nul ne savait.
Peut-être, ayant trouvé l'interrupteur
avait-il vu le tableau sur le mur
et maudit l'éruption rougeoyante
se voulant « érables en automne »?
Dans le meilleur style artistique
de Winston Churchill à son faîte,
ils avançaient en double file
de Glen Lake à Restricted Rest.
Mon texte est peut-être incomplet.
Pour finir, la mort d'un poète,
c'est de la technique: un rejet
parfait, une chute harmonieuse.
Une vie s'était brisée là,
dans le noir, et la chambre était comme
un thorax de fantôme, avec un coeur
mal aimé, anonyme, mais point solitaire.
Charles Olson12
L'anneau de
ce fut le vent d'ouest qui la saisit quand
elle se leva
de la vague génitale,
et l 'accoucha de l'écume
gracile à son île
chez elle
et ces amoureuses du difficile, les heures
du jour doré la saluèrent, la vêtirent, furent
comme si elles l'avaient faite, furent folles
de porter cette nouvelle chose née
de l 'anneau de mer, rose
et nue, cette fille, la portaient
à la face des dieux, violettes
dans sa chevelure
Beauté, et elle
dit non à zeus, à eux tous, ils n'é taient pas, ou
était-ce elle qui choisit le plus laid
pour coucher avec, ou était ce comme ça
et pour expier l'essence de la beauté, était ce ?
Sachant les heures, bien sûr,
elle n'est pas restée longtemps, ou le boiteux
n'était qu'un côté des choses, et le superbe
mars l'a eue. Et l'enfant
eut ce nom, la flèche de
comme le vol de, le mouvement de
sa mère qui adorne
de myrtes le dauphin et en mots
ils se lèvent, oui, eux qui
sont nés de pareils éléments13.
Chanson 2
tout
faux
Et on me demande---me demande (moi aussi j'en suis couvert) où
irons-nous d'ici, que pouvons-nous faire
quand même les transports publics
chantent?
comment pouvons-nous aller n'importe où,
même traverser la ville,
comment sortir de n'importe où (les corps
sont tous enterrés
dans des tombes peu profondes) ?
Sylvia Plath14
Coquelicots en juillet
Petits coquelicots, petites flammes d'enfer,
Vous ne faites pas mal ?
Vous tremblez. je ne sais pas vous toucher.
Je mets les mains dans les flammes. Rien ne brûle.
Et cela m'épuise de vous regarder
Trembler comme ça, rouge vifs et froissés comme une bouche.
Une bouche que l'on vient d'ensanglanter.
Oh! petites jupes sanglantes !
Il y a des vapeurs que je ne peux toucher.
Où est votre opium, où sont vos capsules écœurantes ?
Si je pouvais saigner, ou dormir !--
Si ma bouche pouvait épouser une blessure pareille !
ou vos sucs distiller pour moi, dans cette capsule de verre,
Une stupeur, un apaisement.
Mais pas de couleur. Pas de couleur15.
Le miroir
Je suis d'argent et exact. Je n'ai pas de préjugés.
Tout ce que je vois je l'avale immédiatement,
Tel quel, jamais voilé par l'amour ou l'aversion.
Je ne suis pas cruel, sincère seulement ---
L'œil d'un petit dieu, à quatre coins.
Le plus souvent je médite sur le mur d'en face.
Il est rose, moucheté. Je l'ai regardé si longtemps
Qu'il semble faire partie de mon cœur. Mais il frémit.
Visages, obscurité nous séparent encore et encore.
Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de moi,
Sondant mon étendue pour y trouver ce qu'elle est vraiment.
Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la lune.
Je vois son dos, et le réfléchis fidèlement.
Elle me récompense avec des larmes et une agitation de mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient.
Chaque matin c'est son visage qui remplace l'obscurité.
En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme
Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible poisson.
La lune et le cyprès
Cette lumière est celle de l'esprit, froide et planétaire,
Et bleue. Les arbres de l'esprit sont noirs.
L'herbe murmure son humilité, dépose son fardeau de peine
Sur mes pieds comme si j'étais Dieu.
Une brume capiteuse s'est installée en ce lieu
Qu'une rangée de pierres tombales sépare de ma maison.
Je ne vois pas du tout où cela peut mener.
La lune n'offre aucune issue, c'est un visage morne
D'une blancheur d'os effroyable.
Elle traîne derrière elle l'océan comme un crime obscur ; elle est
calme,
Trou béant de désespoir total. J'habite ici.
Deux fois tous les dimanches les cloches ébranlent le ciel −
Huit langues puissantes annoncent la Résurrection.
À la fin, seul vibre le son grave de leur renommée.
Le cyprès se dresse alors, gothique.
Aux yeux levés sur lui, il désigne la lune.
La lune est ma mère. Elle n'a pas la patience de Marie.
Son vêtement bleu laisse échapper chauves-souris et hiboux.
Je voudrais tellement pouvoir croire à la tendresse −
Au visage de cette effigie, adouci par la lueur des cierges,
Qui poserait sur moi son regard bienveillant.
Je suis tombée de trop haut. Des nuages fleurissent,
Mystiques et bleus, à la face des étoiles.
Dans l'église les saints doivent être tout bleus,
A frôler les blancs glacés de leurs pieds délicats,
Et leurs mains et leur visage tout engourdis de sainteté.
La lune ne voit rien de tout cela. Elle est chauve, elle est cruelle.
Et le message du cyprès n'est que ténèbres -- ténèbres et silence.
Tulipes
Les tulipes sont trop à vif, c'est l'hiver ici.
Regarde comme tout est si blanc, si calme et dans quelle neige
J'apprends la paix allongée, seule et tranquillement
Comme la lumière se pose sur ces murs blancs, ce lit, ces mains.
Je ne suis personne, les explosions ne me concernent pas.
J'ai abandonné mon nom et mes vêtements aux infirmières,
Mon histoire à l'anesthésiste, mon corps aux chirurgiens.
Ils ont calé ma tête entre l'oreiller et le drap bien bordé :
Un oeil entre deux paupières blanches qui refusent de se fermer.
Pupille stupide, forcée de tout engloutir.
Les infirmières passent et repassent, elles ne me dérangent pas,
Elles passent comme au-dessus des terres les mouettes coiffées de
blanc,
Les mains occupées de mille choses à faire et toutes les mêmes,
Si bien qu'il est impossible de dire combien elles sont.
Mon corps est un galet pour elles, elles en prennent soin comme l'eau
qui court
Prend soin des galets qu'elle doit polir doucement.
Elles m'apportent la torpeur dans leurs aiguilles radieuses, elles
m'apportent le sommeil.
Maintenant que je me suis perdue mes bagages m'encombrent --
La mallette en cuir vernis comme une obscure boîte à pilules,
La photo de famille où me sourient mon époux et mon enfant ;
Leurs sourires s'accrochent à ma peau, petites griffes mesquines.
J'ai laissé, cargo de trente ans, les choses filer,
Amarrée obstinément à mes nom et adresse.
On m'a lavée de mes attaches sentimentales.
Nue sur la housse de plastique vert du chariot
J'ai vu avec effroi ma porcelaine, mon linge fin, mes livres
Sombrer puis disparaître, et l'eau m'a submergée.
Me voilà nonne maintenant, je n'ai jamais été si pure.
Je n'avais pas besoin de fleurs, je voulais seulement
Rester couchée les paumes offertes, être complètement vide.
C'est une telle liberté, tu n'as pas idée d'une liberté pareille --
La paix ici est tellement vaste qu'elle te donne le vertige
Sans rien te demander en retour, sinon une étiquette avec ton nom, des
bricoles.
C'est ainsi que les morts peuvent partir finalement ; je les imagine
Qui referment la bouche sur cette paix comme une hostie.
Et d'abord ces tulipes sont trop rouges, elles me font mal.
Même dans le papier cadeau je les ai entendues respirer
Dans leurs langes blancs, comme un bébé affreux.
Leur rouge parle à ma blessure, il lui correspond.
Et elles sont ingénieuses : on dirait qu'elles flottent alors qu'elles
pèsent
De tout leur poids sur moi avec leurs langues brusques et leur couleur,
Une douzaine de plombs rouges à mon cou.
Personne ne faisait attention à moi avant, maintenant on me dévisage.
Les tulipes directement tournées vers moi, et dans mon dos la fenêtre
Où chaque jour la lumière vient augmenter lentement et diminuer
lentement,
Et je me vois, aplatie, ridicule, ombre de papier découpé
Entre l'oeil du soleil et les yeux des tulipes,
Et je n'ai plus de visage, moi qui voulais passer inaperçue.
Ces tulipes voyantes dévorent mon oxygène.
Avant leur arrivée l'atmosphère était assez calme,
Un souffle d'air sans histoires.
Puis il y a eu ces tulipes comme un vacarme envahissant.
Maintenant l'air s'agite et tourbillonne autour d'elles comme un fleuve
S'agite et tourbillonne autour de l'épave rouge de rouille d'un moteur.
Elles accaparent toute mon attention, qui était heureuse
De jouer, de se reposer, de ne pas avoir à se concentrer.
On dirait que les murs s'animent eux aussi.
Les tulipes devraient être derrière des barreaux comme des bêtes féroces
;
Elles ouvrent une gueule de grand félin d'Afrique,
Et je sens mon coeur : il ouvre et il ferme
Sa corbeille de pétales rouges par amour absolu de moi.
L'eau que je goûte est tiède et salée, comme la mer,
Elle vient des contrées lointaines de la santé.
Edgar Allan Poe16
Le Corbeau
Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et
fatigué, sur maint précieux et curieux volume d'une doctrine oubliée,
pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un
tapotement, comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte
de ma chambre. « C'est quelque visiteur, - murmurai-je, - qui frappe à
la porte de ma chambre; ce n'est que cela et rien de plus.»
Ah! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial décembre,
et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie.
Ardemment je désirais le matin ; en vain m'étais-je efforcé de tirer de
mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Léonore
perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment
Léonore, - et qu'ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me
pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi
jusqu'à ce jour; si bien qu'enfin pour apaiser le battement de mon
coeur, je me dressai, répétant:
« C'est quelque visiteur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma
chambre; - c'est cela même, et rien de plus.»
Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc pas plus
longtemps : «Monsieur, dis-je, ou madame, en vérité, j'implore votre
pardon; mais le fait est que je sommeillais et vous êtes venu frapper si
doucement, si faiblement vous êtes venu frapper à la porte de ma
chambre, qu'à peine étais-je certain de vous avoir entendu.» Et alors
j'ouvris la porte toute grande; - les ténèbres, et rien de plus.
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein
d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a
jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l'immobilité
ne donna aucun signe, et le seulmot proféré fut un nom chuchoté : «
Léonore ! » - C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour
murmura ce mot : « Léonore ! » Purement cela, et rien de plus.
Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée,j'entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, - dis-je, - sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère. Laissons mon coeur se calmer uninstant, et explorons ce mystère; - c'est le vent, et rien de plus.»
Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute ; mais avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se perchasur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre; - il se percha, s'installa, et rien de plus.
Alors, cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, - lui dis-je, - soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quelest ton nom seigneurial aux rivages de la nuit plutonienne ! » Le corbeau dit: « Jamais plus ! »
Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la
parole, bien que sa réponse n'eût pas une bien grand sens et ne me fût
pas d'un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut
donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa
chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la
porte de sa chambre, se nommant d'un nom tel - Jamais plus !Mais le
corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce
mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il
ne
prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, - jusqu'à ce que je
me prisse à murmurer faiblement: «D'autres amis se sont déjà envolés
loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes
anciennes espérances déjà envolées.» L'oiseau dit alors: « Jamais plus !
»
Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d'à-propos : Sans
doute, - dis-je, - ce qu'il prononce est tout son bagage de savoir,
qu'il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a
poursuivi ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses chansons n'eussent
plus qu'un
seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son Espérance eût pris
ce mélancolique refrain: « Jamais - jamais plus ! »
Mais le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l'oiseau et du buste et de la porte ; alors, m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son - Jamais plus !
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adressant plus une syllabe à l'oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond du coeur : je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, - ah! jamais plus ! »
Alors, il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient les séraphins dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre. « Infortuné! - m'écriai-je, - ton Dieu t'a donné par ses anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Léonore! Bois, oh! bois ce bon népenthès, et oublie cette Léonore perdue ! » Le corbeau dit: « Jamais plus »
« Prophète! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon! mais toujours prophète! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, - dis-moi sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée? Dis, dis, je t'en supplie!» Le corbeau dit: « Jamais plus ! »
« Prophète! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon! toujours prophète! par ce ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Léonore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Léonore.» Le corbeau dit: « Jamais plus ! »
« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon! - hurlai-je en me redressant. - Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré; laisse ma solitude inviolée; quitte ce buste au-dessus de ma porte; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit: « Jamais plus ! »Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever, - jamais plus !
traduction de Charles Baudelaire
Ezra Pound17
Les Cantos (XLV)
PAR USURA
Par Usura n'ont les hommes maison de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n'ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
« harpes et luz »
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entrailles
par usura
n'aura Gonzague d'héritier concubine
n'aura de portrait peint pour durer orner la vie
mais le tableau fait pour vendre vendre vite
par usura péché contre nature
sera ton pain de chiffes encore plus rance
sera ton pain aussi sec que papier
sans blé de la montagne farine pure
par usura la ligne s'épaissit
par usura n'est plus de claire démarcation
les hommes n'ont plus site pour leurs demeures
Et le tailleur est privé de sa pierre
le tisserand de son métier
PER USURA
La laine déserte les marchés
le troupeau perte pure par usura.
Usura est murène, usura
use l'aiguille aux doigts de la couseuse
suspend l'adresse de la fileuse. Pietro Lombardo
n'est pas fils d'usura
n'est pas fils d'usura Duccio
ni Pier della Francesca ; ni Zuan Bellin'N'est pas œuvre d'usura
Angelico ; ni Ambrogio Praedis
ni l'église de pierre signature d'Adamo me fecit
Ni par usura St Trophime
Ni pas usura Saint Hilaire,
Usura rouille le ciseau
rouille l'art l'artiste
Rogne fil sur le métier
Nul n'entrecroise l'or sur son modèle ;
L'azur se chancre par usura ; le cramoisi s'éraille
L'émeraude cherche son Memling
Usura assassine l'enfant au sein
Entrave la cour du jouvenceau
Paralyse la couche, oppose
le jeune époux son épousée
CONTRA NATURAM
Ils ont mené des putains à Éleusis
Les cadavres banquettent
au signal d'usura.
N.B. Usure : Loyer sur le pouvoir d'achat, imposé sans égard à la production ; souvent même sans égard aux possibilités de production. (D'où la faillite de la banque Médicis).
Le mandat
Allez, mes chansons, vers le solitaire et l'inassouvi,
Allez aussi vers le tourmenté, allez vers l'asservi-par-habitude,
Portez-leur mon mépris pour ceux qui les oppriment.
Allez telle une grande vague d'eau fraîche,
Portez mon mépris pour ceux qui oppriment.
Parlez contre l'oppression aveugle,
Parlez contre la tyrannie du non-poème,
Parlez contre les prisons.
Allez vers la provinciale qui se meurt d'ennui,
Allez vers les femmes dans leurs maisons.
Allez vers les mal mariés,
Allez vers ceux qui dissimulent leur échec,
Allez vers les couples dépareillés,
Allez vers l'épouse achetée,
Allez vers la femme imposée.
Allez vers ceux qui ont un désir fragile,
Allez vers ceux dont les passions fragiles sont déjouées,
Allez tel un fléau à travers la morosité du monde ;
Allez à la pointe des mots contre ceci,
Renforcez les liens délicats,
Ramenez la confiance sur les algues et les filaments de l'âme.
Allez avec bienveillance,
Allez libérer la parole.
Soyez avides de trouver des maux nouveaux et un bien nouveau
Soyez contre toute forme d'oppression.
Allez vers ceux qui sont morts entre deux âges,
Allez vers ceux dont l'intérêt s'est perdu.
Allez vers l'adolescence étouffée par la famille
--- O combien est-il odieux
De voir trois générations emmêlées dans une maison
Tel un viel arbre avec ses bourgeons,
Et des branches qui pourrissent et tombent.
Sortez et bravez l'opinion publique,
Dressez-vous contre la servitude végétale du sang.
Soyez contre toutes les fatalités.
En robe de parade
Tel un écheveau de soie molle soufflée contre un mur
Elle longe la grille d'une allée de Kensington Gardens,
Et c'est pas à pas qu'elle se meurt d'une sorte d'anémie attendrie.
Et tout alentour est la cohue infecte, infatigable, indestructible des
enfants de la pauvreté.
Ceux-là hériteront de la terre.
Avec elle s'achève la race.
D'un ennui exquis et immodéré.
Elle voudrait quelqu'un pour lui parler,
Et s'effraie presque que je puisse commettre cette incongruité.
Sonnet Chi e questa ?
Qui est-elle donc, celle qui arrive, et les roses inclinent
Leurs têtes impudentes pour lui rendre hommage ?
Qui est-elle donc, celle qui arrive, rayonnante d 'une lumière
Qui ne provient pas de soleils qui tombent à la fin du jour ?
Dis, est-ce l 'Amour qui a choisi plus noble part ?
Dis, est-ce l 'Amour, qui était divin,
Et a renoncé à sa divinité pour faire sa demeure
En la rose impudente de son cœur sans nuage ?
Si c 'est l 'Amour, où a-t-il conquis une telle grâce ?
Si c 'est l 'amour, d'où vient le mal,
Et que les hommes dénoncent la noirceur de son nom ?
Si c 'est l 'Amour, si c 'est ...Ô esprit, avoue !
Quel saint mystère a jamais été lié par une idée ?
Reconnais que tu ne le rejettes pas, et n'y vois nulle honte !
Everett Ruess18
Chant de la vie sauvage
Dites que j'ai et faim ; que je fus las et perdu ;
Que je brûlai, aveuglé par le soleil du désert ;
Bitant, assoiffé, affigé d'étranges maux ;
Esseulé, trempé, gelé, mais que je vécus mon rêve !
Edith Wharton19
Les usages
Ah, de l'arbre avare du Temps
Comme les heures tombent vite !
Il n'a besoin d'aucune touche de vent ou de givre
pour perdre des fleurs aussi faciles.
Dérive de la récolte de l'année morte,
Ils obstruent le chemin de demain,
Pourtant servent à abriter les pousses du printemps
Sous leur chaude décomposition.
Ou, mélangés par des mains pieuses avec de rares
douces saveurs de contenu,
Surprenez l'air de décembre de l'âme
Avec le parfum oublié de juin.
Chanson
Soyons amants jusqu'au bout,
ô toi à qui mon âme est donnée,
Dont les sourires ont tourné cette terre vers le ciel,
Tenant nos mains rapidement alors que nous descendons
le chemin de la vie, sournois et inégal,
Soyons amants jusqu'au combat.
Cher, faisons du Temps un ami
Pour nous lier plus fermé à ses soucis,
Et même si le chagrin nous frappe à l'improviste
Aucun trait empoisonné que le destin peut envoyer
Ne nous blessera par les prières de l'autre,
Si nous sommes amants jusqu'au bout.
Soyons amants jusqu'au bout
Et, devenant aveugles en vieillissant,
Refusons à jamais de voir
Comment l'âge a fait fléchir les épaules
Et l'hiver a blanchi l'or jeune des cheveux.
Soyons amants jusqu'au bout.
Quelle que soit la direction de nos pas
Soyez sûr que, si nous marchons ensemble,
Ils mèneront aux royaumes du temps ensoleillé,
Aux rivages où coulent les eaux tranquilles.
Au soir nous y irons,
Si nous sommes amants jusqu'au bout.
Bonheur
Cet amour parfait ne trouve pas de mots à dire.
Quels mots reste-t-il, encore sacrés pour notre usage,
Qui n'ont pas subi les abus du triste monde,
Et font apparaître une joie obscurcie et grise ?
Taisons-nous encore, puisque les mots ne véhiculent
que des images ombrées, où nous perdons
La plénitude de la lumière de l'amour ; nos lèvres refusent
Le banal coulant d'hier.
Alors entendrons-nous sous l'aile sombre
du silence quelles voix durables dorment,
Les notes primitives de la nature, qui font entendre
les petits bruits de l'homme, gazouillent-il ou pleurent,
La chanson que les étoiles du matin chantent ensemble,
Le son des profondeurs qui appelle aux profondeurs
Dieu d'Amour [Un château à Chypre ]
La beauté a deux grandes ailes
Qui m'élèvent à sa hauteur,
Bien qu'escarpée sa demeure secrète s'accroche
Entre la terre et la lumière.
Elle y amène mon âme effrayée
Dans un murmure et un mouvement de panaches,
Et un air bleu fendu,
Et dans des chambres aériennes
Fenêtrées sur des sources étoilées
Me montre les métiers chantants
Sur lesquels ses mondes sont tissés.
Puis, dans sa poitrine affreuse,
Ces hauteurs qui descendent,
Me porte, un enfant au repos,
Au jour qui s'achève,
Jusqu'à ce que la terre, familière comme un nid,
Me reçoive à nouveau,
Et la Beauté voilée dans la nuit,
Se penchant avec bienveillance ,
Tombe de l'ouest descendant
Une plume de notre vol,
Et sur de légères sandales me quitte.
Walt Whitman20
J'entends chanter l'Amérique
J'entends chanter l'Amérique, j'ai dans l'oreille la variété des
chants,
Le chant des ouvriers, chacun chante le sien comme il se doit, joyeux
fort,
Le charpentier chante le sien cependant qu'il mesure la planche la
poutre,
Le maçon chante le sien, il se prépare pour son travail ou il le
quitte,
Le marinier chante le sien, le chant de ce qui est à lui dans sa barque,
l'homme
de pont sur le pont du steamer chante le sien,
Le cordonnier chante le sien, assis à son établi, le chapelier le sien
debout à sa
table,
Le chant du bûcheron, le chant du garçon laboureur qui s'en va dans le
matin,
ou au repos le midi ou au coucher du soleil,
La délicieuse chanson de ta mère, la jeune femme à son travail, la jeune
fille
qui lave ou bien qui coud,
Chacun chante ce qui lui appartient à lui ou à elle, à personne
d'autre,
Le jour ce qui est au jour -- la nuit l'équipe de jeunes compagnons,
robustes,
amicaux,
Chantent la bouche ouverte leurs puissantes mélodies.
AMÉRINDIENNE PRÉCOLOMBIENNE
Aztèque
Prince Netzahualcoyotl21
Chant de fuite
En vain je suis né,
en vain je suis sorti du foyer de Dieu,
pour venir sur terre. Je suis un malheureux !
En vérité, je n'aurais jamais dû paraître,
en vérité, je n'aurais pas dû venir sur terre.
Hélas ! Je le dis bien, mais...
Que vais-je faire ?
Vous qui êtes venus ici, Oh ! Princes !
Est-ce que je vis face aux autres ?
Quoi, alors ? Réfléchis donc !
Vais-je me redresser sur la terre ?
Quel va être mon destin ?
Je ne suis qu'un malheureux,
mon cœur souffre !
Toi, ami, avec quelles peines
sommes-nous sur la terre, ici !
Comment va-t-on vivre si proches des autres ?
Est-ce vivre sans sagesse que d'aider,
que de grandir les autres ?
Vis en paix, tout simplement,
vis dans la joie, tout simplement !
Je me suis humblement incliné,
je vis en courbant la tête
tout près des autres.
Voilà pourquoi je pleure, pourquoi je m'afflige !
Me voici orphelin
si proche des autres, sur terre.
Que souhaite donc ton cœur, Auteur de la Vie ?
Que ta colère s'apaise !
Répands donc ta pitié,
je suis tout près de toi, tu es dieu.
Ou n'es-tu pour moi qu'un pourvoyeur de mort ?
Sommes-nous vraiment heureux,
vivons-nous vraiment, sur la terre ?
Ah ! Il n'est pas sûr que nous vivions
et que nous soyons venus pour être heureux, sur la terre !
Ah ! Tous, ainsi, nous sommes des malheureux !
Ah ! L'amertume tisse les destins tout près des autres, ici.
Ne t'afflige pas, mon cœur, ne réfléchis plus à cela.
Vraiment, c'est à peine si j'ai pitié de moi-même, sur la terre.
Vraiment, l'amertume est venue grandir
près de toi, tout près de toi, Auteur de la Vie.
Seulement, voilà, je cherche, je me souviens de nos amis.
Reviendront-ils encore une fois,
vont-ils revenir vivre ?
Nous ne partons qu'une fois,
seule, une fois, nous sommes ici, sur terre.
Puissent leurs cœurs ne pas souffrir près de lui,
tout près de lui, l'Auteur de la Vie22 !
Réjouissez-vous
Réjouissez-vous des fleurs qui enivrent,
celles qui sont dans nos mains.
Que l'on se pare
de colliers de fleurs.
Nos fleurs des jours de pluie,
fleurs odorantes,
ouvrent leurs corolles.
L'oiseau vient en marchant par ici,
il babille et chante,
il visite la maison du dieu.
C'est seulement avec nos fleurs
que nous nous réjouissons.
C'est seulement par nos chants
que se dissipe votre tristesse.
Ô seigneurs, c'est ainsi que
votre chagrin se dissipe.
C'est le Donneur de vie qui les invente,
il les a fait descendre,
l'inventeur de soi-même,
fleurs enchanteresses,
avec elles votre chagrin se dissipe.
Je pose la question
Moi, Netzahualcoyotl, je pose la question :
Se peut-il vraiment que nous vivions enracinés à la terre ?
Nous ne sommes pas pour toujours sur la terre,
mais pour un instant seulement.
Même le jade se brise,
même l'or se rompt,
même la plume de quetzal se déchire.
Nous ne sommes pas pour toujours sur la terre,
mais pour un instant seulement.
Je vois ce qui est secret...
Je vois ce qui est secret, ce qui est caché :
Ô seigneurs,
nous sommes mortels,
quatre par quatre, nous les hommes
devrons partir,
nous devons tous mourir sur cette terre...
Personne en jade,
personne en or ne se convertira,
ne se gardera sur la terre.
Nous irons tous là-bas,
de la même manière.
Personne ne restera,
nous disparaîtrons tous,
comme une peinture
nous nous effacerons.
Comme une fleur
nous nous fanerons
ici sur cette terre.
Comme un vêtement en plumes d'oriole,
l'oiseau précieux au cou d'hévéa,
nous nous userons
et nous rendrons chez lui.
Il est venu à nous,
la tristesse de ceux qui vivent en lui
tournoie...
Méditez cela, seigneurs,
aigles et jaguars,
même si vous étiez de jade,
même si vous étiez d'or,
vous partiriez là-bas,
dans la demeure des ombres...
Nous devons disparaître,
personne ne pourra rester23.
Tu écris avec des fleurs...
Tu écris avec des fleurs, Donneur de vie,
avec des chants tu donnes des couleurs,
avec des chants tu donnes de l'ombre
à ceux qui doivent vivre sur la terre.
Puis tu détruiras les aigles et les jaguars,
nous vivons seulement dans ton livre d'images peintes,
ici sur la terre.
D'une encre noire tu effaceras
la fratrie,
la communauté, la lignée.
Tu donnes de l'ombre à ceux qui doivent vivre sur la terre.
Tlaltecatzin de Huauchinango24
Le poème de Tlaltecatzin
(...) Je m'afflige,je dis :
puissé-je ne jamais me rendre
à la région des décharnés.
Ma vie est une chose précieuse.
Je suis un chanteur,
les fleurs que je possède sont des fleurs d'or.
Car je dois la quitter,
je contemple ma maison,
les parterres de fleurs.
De grands jades,
de longues plumes
seront peut-être ma récompense ?
Je ne peux éviter l'exode,
cela doit arriver,
je m'en vais,
je me perdrai.
Je m'abandonne moi-même.
Ah, mon Dieu !
Je dis : partons,
soyons enveloppé comme les morts,
moi chanteur,
qu'il en soit ainsi.
Quelqu'un pourrait-il être maître de mon cœur ?
Pas d'autre choix que de partir,
je couvre mon cœur de fleurs !
Tout sera détruit, les plumes de quetzal,
les jades précieux
qui furent travaillés avec art.
Nulle part on ne trouve son modèle
sur la terre !
Qu'il en soit ainsi,
et que ce soit sans violence.
Poème de Tlapalteuccitzin
Mes amis, je vous cherche.
Je parcours les jardins fleuris
et à la fin vous êtes là.
Réjouissez-vous,
racontez vos histoires !
Mes amis, votre ami est venu.
(...) Moi qui suis votre pauvre ami.
Je regarde les fleurs, moi votre ami,
la croissance des fleurs aux mille nuances.
Avec des fleurs de couleurs j'ai couvert ma cabane.
Cela me ravit,
nombreux sont les jardins du dieu.
Qu'il y ait de la joie !
Puisses-tu t'ébaudir sans frein
dans le lieu des fleurs,
seigneur Tecayehuatzin, paré de colliers.
Qui peut croire que nous reviendrons à la vie ?
Ton cœur le sait bien,
nous ne vivons qu'une fois.
Je suis arrivé
dans les bras de l'arbre en fleurs,
moi colibri fleuri,
je me délecte du parfum des fleurs,
je m'en sucre les lèvres.
Ô Donneur de la Vie,
avec des fleurs nous t'invoquons.
Personne en réalité ne vit sur la terre
Le Donneur de la Vie se moque de nous ;
nous poursuivons un rêve,
ô mes amis,
nos cœurs sont confiants,
mais en réalité il se moque de nous.
Attendris, délectons-nous,
au milieu de la nature et des peintures.
Le Donneur de la Vie nous fait vivre,
il sait, il détermine
comment mortels nous mourrons.
Personne, personne, personne
en réalité ne vit sur la terre.
Luis Alveláis Pozos25
Chants qui enivrent : Chants d'amour aztèque
Viens, astre du matin, aime-moi et enivre-moi de tes fascinantes fleurs
de Lumière.
Ah, tes fleurs odorantes là-bas au bord du lac aux oiseaux !
Là-bas, dans le jardin fleuri aux dards aigus de couleurs et aux
boucliers peints des fleurs aquatiques qui se balancent devant le
Soleil.
Étends-toi près de moi, Fleur de Miroirs, non loin des tambours
ensorcelés.
Papillon de Chants, dénoue ta chevelure de perles obscures sur ma natte
verte pour que nous nous enivrions ensemble, l'un près de l'autre,
embrassés, sur ma natte verte, forme précieuse qui brilles la nuit avec
une splendeur de jade sur mon cœur...
Et quand enfin tu me livreras les fleurs obsédantes de tes yeux verts,
là-bas les fleurs divines du bord de l'eau lanceront des voix claires,
là-bas où sont debout les hérons cendrés, et la fleur du cœur, éprise,
ouvrira sa corolle...
Ici, dans la Maison du Chant, amoureuse Fleur de Lumière, près des
tambours ornés de fleurs, c'est seulement avec ton Chant de tourterelles
farouches que se réjouit, rêve et chante le cœur...
C'est seulement avec la liqueur fleurie qui sourd de la fontaine fleurie
de tes lèvres qu'entrouvre sa corolle tremblante la fleur de notre
fraternité divine, là où le Prince des Fleurs se lève pour chanter sa
chanson fleurie...
À côté de toi, avec toi, près de ton corps clair de parfait magnolia,
Fleur de Maïs grillé, mes fleurs ne mourront pas ni mes Chants car tu es
le Chant et le parfum, Astre du Matin, qui enroule les fleurs de
turquoise de mes bras tendus autour de la fleur souple de ta chair. Oui,
cacao florissant, fleur divine qui t'ouvres comme un rêve sous le vent
nu, la flamme et la caresse de mes mains...
Ris et chante, fleur divine qui chantes.
Que s'élève le lys de ton cou au-dessus des joncs des cercles de l'eau à
la couleur d'oiseau bleu, pour que j'écoute dans l'enceinte des
papillons l'éventail bleu de tes paroles, oiseaux éveillés, sous le
regard solennel du Donneur de Vie, et nous contemplerons alors ensemble
le pays bruissant de la resplendissante étoile enivrée de Lumière...
Il tombe sur mon cœur de forgeur de Chants une pluie de rosée fleurie
quand je vais à ton ventre de papillons obscurs, oiselle au cou bleu,
épi mûr de maïs ; ici, ici dans mon temple de fleurs parfaites, sans
racines.
Ici où se dresse la fleur blanche, où brille ton corps avec une
splendeur de jade, jonc gracile à la tige reverdie entre les iris
mauves.
Fleur de Lumière érigée, corolle de lucioles errantes aux ventres
d'émeraude, effeuille tes pétales sacrés sur la tiédeur de ma natte de
cailles chaudes et d'enivrantes plumes de quetzal..., donne-moi des
baisers et pleure avec tes oiseaux illuminés sur ma poitrine ornée de
nuit et de silex...
Fleurs des morts
La Reine de la Région des Morts t'appelle, Fleur de Lumière
Elle te tend les bras, et le Seigneur de la Mort joue de son tambour
orné d'obsidiennes, je me désespère et bois du vin de champignons au
milieu du brouillard dans cette nuit d'insomnie et me plonge dans le
sein glacial du mélancolique Seigneur du Froid, tandis que tu t'éloignes
et te pares pour le somptueux voyage sans retour, tellement loin, pour
la Maison d'ombres du Silence, où l'on vit d'une certaine autre
manière... dans le Quenonamican.
Au loin j'entends la voix immarcescible de la Blanche Reine du Sel, qui
te nomme et t'appelle avec des paroles salées ...et je désespère, bois
du vin de champignons et m'enivre immergé dans les bras de la nuit
abyssale...
Chant final...
...Avec des grelots de brume et des grelots d'or, avec des bracelets
dorés incrustés de pierres précieuses je gis sur mon bouclier, désarmé
et paré de la plume de quetzal.
Je suis, le visage peint de chants jaunes, détruit et ardent sous le
manteau de sang du soir d'été.
Je me disperse avec les sombres pétales du temps désastreux de la Fleur
du Bouclier.
Des ailes rouges se détachent du vent, et les plumes s'accrochent à mon
dos détruit en une jonglerie écarlate. Je me transforme en oiseau rubis,
colibri aux ailes carmin, et je pars frémissant pour les rouges cieux
incendiés me joindre au cortège de joyaux sous le sortilège de l'Aigle
Solaire...
Guarani
Chant du jaguar
Je laisse mes traces
sur tous les chemins
mais nul n'ose me suivre.
J'ai tué
le chasseur maladroit,
détruit des récoltes,
dévoré des enfants
et le sein de leurs mères.
Je suis le plus beau
des enfants du démon.
Ceux qui me voient tremblent,
ceux qui rêvent de moi
jamais plus
ne pourront aimer une femme.
Le soleil m'appelle,
la lune
veut se coucher près de moi.
La nuit, d'un bond,
j'entre dans le cœur
de ceux qui dorment
et ils ne se réveillent jamais.
Quand tu m'aimais
Il fut un temps,
quand tu m'aimais,
où j'allais chasser le cerf.
Je chassais plus que quiconque.
Les enfants me suivaient.
Quand je revenais avec les grands quartiers de venaison,
c'était la fête au village,
et nous faisions griller la viande
et nous dansions, et moi,
au centre de tous,
je chantais seulement pour toi.
Aujourd'hui je chasse des crapauds
et des chauves-souris noires
et je fais des enchantements
et je caresse des serpents
et je vis dans l'obscurité.
Quand tu m'aimais,
j'étais le roi du monde.
Maintenant que tu ne m'aimes plus,
je suis le seigneur des enfers.
Plus humains
Le singe fait des singeries, le toucan porte son habit de gala,
le caïman bâille en prenant son bain.
Le serpent est heureux, sa sonnette crépite.
Et le crapaud enfle, on dirait qu'il va éclater.
Le chiroptère se suspend la tête en bas
pour rêver à la perdrix dont il est amoureux.
Le cerf est devenu fou et court vers le chasseur.
Le hibou ouvre grand ses yeux
et regarde tout sans rien comprendre,
tandis que le pic-vert travaille jour et nuit
pour se fabriquer un cercueil.
« Je veux que l'on m'enterre comme un roi ! » dit-il.
Les fourmis rompent la colonne et crient « Sauve qui peut ! »
car elles ont aperçu le fourmilier.
Avec des crayons de couleur je dessine tout cela
pour que mon fils,
dans cette pièce obscure, dans ces rues sales
sans arbres ni ciel,
sache qu'il y a là-bas dans son pays
de beaux animaux
plus humains que l'homme.
Quechua26
Élégie pour la mort de l'Inca Ataualpa
(...) Le grand cœur d'Atahualpa s'est glacé.
Les larmes des hommes des Quatre Régions
Le noient.
Les nuages dans le ciel sont
Devenus noirs ;
La mère lune, transie, le visage malade,
S'amenuise.
Et tous, et tous se cachent, disparaissent,
Affligés.
La terre refuse de servir de sépulture
À son seigneur,
Comme si elle avait honte de la dépouille
De celui qui l'aimait,
Comme si elle avait peur de dévorer
Son défenseur.
Et les précipices de rochers tremblent pour leur maître,
Entonnant des chants funèbres,
Le fleuve hurle avec la puissance de sa douleur
En gonflant son cours.
(...) Enrichis par l'or de la rançon
Les Espagnols,
Leur horrible cœur dévoré par le pouvoir,
S'empoignent les uns les autres
Avec des désirs toujours plus sombres
De bêtes enragées.
Tu leur donnas tout ce qu'ils demandèrent, tu comblas leurs vœux ;
Pourtant ils t'assassinèrent.
Toi seul
Satisfis ce que réclamaient leurs désirs ;
Et dans la mort, à Cajamarca,
Tu t'es éteint.
(...) Le sang a quitté tes veines ;
La lumière s'est éteinte dans tes yeux ;
Au fond de la plus intense étoile est tombé
Ton regard.
(...) Elle gémit, souffre, va, vole, devenue folle,
Ton âme, colombe aimée ;
Délirant, délirant, il pleure et souffre,
Ton cœur aimé.
Dans le martyre de la séparation infinie
Le cœur est brisé.
(...) Mon cœur supportera-t-il,
Inca, notre vie errante,
Dispersée,
Cernée par les menaces de toutes parts, entre des mains étrangères,
Foulée aux pieds ?
Tes yeux qui comme des flèches blessaient de bonheur,
Ouvre-les ;
Tes mains magnanimes,
Tends-les nous ;
Et par cette vision fortifiés,
Fais-nous tes adieux.
Comme à la prunelle de mes yeux
Comme à la prunelle de mes yeux
je tenais ma bien-aimée.
Elle est partie
quand je la caressai le plus tendrement.
Dites-moi, je vous en prie :
où va-t-elle ?
Je suivrai la trace de ses pas
en les couvrant de baisers.
De village en village tu serpentes,
ô grandiose Rio Apurimac !
Gonfle tes eaux de mes larmes
et barre le chemin à ma bien-aimée.
Tes ailes puissantes,
ô faucon, prête-les moi !
En voltigeant dans les hauteurs,
je la trouverai peut-être.
Comme mes yeux les larmes,
verse la pluie, ô nuage !
Fais dévier le chemin
pour qu'il trouve ma bien-aimée.
De la pluie et de la chaleur,
tandis qu'elle se repose,
protège ma bien-aimée.
Ah, si j'étais un arbre !
Pastorale
Je voudrais un lama
dont la laine fût d'or,
brillante comme le soleil,
forte comme l'amour,
fine comme un nuage
que l'aurore dissipe.
Pour faire un quipu
où je marquerais
les lunes qui passent,
les fleurs qui meurent.
Yaravi
Ma mère, au milieu des nuages
et de la pluie, m'avait conçu,
pour me voir errer comme les nuages,
pour me voir pleurer comme la pluie.
Tu es né dans le berceau du martyre,
m'a-t-elle dit, dans sa douleur.
Quand elle m'enveloppait dans les langes,
elle a pleuré comme la rivière en crue.
Il n'est guère possible que connaisse le monde
un malheureux comme moi.
Maudite soit pour toujours
cette nuit où je naquis.
Ma mère m'a donné la vie
Ma mère ma donné la vie
Hélas !
dans un nuage de pluie
Hélas !
semblable à la pluie pour pleurer
Hélas !
semblable à la pluie pour tournoyer
Hélas !
pour aller de porte en porte
Hélas !
comme une plume en l'air
Hélas !
J'élève une mouche
J'élève une mouche
aux ailes d'or,
j'élève une mouche
aux yeux flamboyants.
Elle porte la mort
dans ses yeux de feu,
elle porte la mort
dans ses crins dorés,
sur ses belles ailes.
Dans une bouteille verte
je l'élève ;
personne ne sait
si elle boit,
personne ne sait
si elle mange.
Elle erre la nuit
comme une étoile,
infligeant des blessures mortelles
par sa splendeur rougeoyante,
par ses yeux de feu.
Dans ses yeux de feu
elle porte l'amour,
et dans la nuit fulgure
son sang,
l'amour qu'elle a dans le cœur.
Insecte nocturne,
mouche porteuse de mort,
dans une bouteille verte
je l'élève
avec tant d'amour.
Mais, ça non,
ça non !
personne ne sait
si je lui donne à boire,
si je lui donne à manger.
Pas même mon père
Le soleil s'est levé
avec quatre rayons lumineux
et reflétant
la lune.
Le soleil n'est pas mon père,
la lune n'est pas ma mère,
pour désunir
deux amants.
Pas même mon père,
Pas même ma mère,
ne séparera
deux amants.
Yuma
Les paroles de l'oiseau cardinal
On demanda au cardinal de chanter. Il ne voulut pas provoquer d'incendies. Il parla seulement de sa liberté, de sa vie sans entraves au milieu des nuages et des vents. Il dit qu'une fois il rêva de certaines danses, mais ajouta que pour lui le rêve était la meilleure des danses.
POÉSIE AMÉRINDIENNE
Apaches et Navajos
Le voyage des jumeaux au soleil
Begochiddy, le dieu navajo de la création, un jour aborda deux jumeaux qui étaient à la chasse. Il leur dit qu'ils étaient les fils du soleil et qu'ils devaient rendre visite à leur père. Puis il leur donna un rayon de lumière et un arc-en-ciel pour entreprendre le long voyage jusqu'au firmament, et il leur dit de ne rapporter de tous les présents que leur offrirait leur père que l'armure de silex, les flèches d'éclair, la dague de pierre, des cyclones et des giboulées, et une baguette de feu magique. Sur le rayon de lumière et l'arc-en-ciel, les jumeaux traversèrent des précipices et des fleuves profonds, des montagnes aux sommets perdus dans les nuages. Ils passèrent l'Aurore, les Reflets du Crépuscule, le Coucher de Soleil et l'Obscurité, et parvinrent à la Demeure Turquoise habitée par l'esprit du soleil, d'autres êtres des cieux ainsi que leur messager, la Libellule. Pour s'assurer qu'ils étaient bien ses fils, le soleil soumit les jumeaux aux plus dures épreuves, les jetant sur des piques d'obsidienne, les ébouillantant avec de la vapeur et les livrant à la fureur des éléments et au froid glacial de la nuit. Reconnus par leur père après avoir triomphé de ces terribles tourments, les jumeaux retournèrent à la terre sur le rayon de lumière et l'arc-en-ciel, emportant les armes magiques avec lesquelles ils tuèrent ensuite les ennemis de l'homme.
Désert
Ton silence
est le silence
du silence...
Vent
Donne-moi ta voix,
celle que j'entends.
Mais donne-moi
aussi
ton silence.
Pluie
Quand tu mourras,
la terre entière
mourra.
Parce que
tu la portes sur ton dos.
Dans la beauté je marcherai
Que mes pas me portent dans la beauté
Que mes pas me portent tout le long du jour
Que mes pas me portent à chaque retour des saisons
Pour que la beauté me revienne
Beauté des oiseaux
Beauté joyeuse des oiseaux
Que mes pas me portent sur le chemin gorgé de pollen
Que mes pas me portent dans la danse des sauterelles
Que mes pas me portent dans la rosée fraîche
Et que la beauté soit avec moi
Que mes pas me portent vers la beauté qui me précède
Que mes pas me portent vers la beauté qui me succède
Que mes pas me portent vers la beauté du ciel
Que mes pas me portent vers la beauté qui m'entoure
Que mes pas me portent
dans la vieillesse
sur un chemin de beauté
vers une vie nouvelle
Et dans la beauté je marcherai
Dans la beauté je marcherai
Femme-qui-change
Femme-qui-change
S'habille de blanc quand il fait froid.
En hiver, nous marchons délicatement
Sur sa robe de neige.
Ceux qui laissent de profondes empreintes
Ne reçoivent pas sa bénédiction.
Ceux qui se servent d'elle, la violent ,
Gâchent sa générosité,
Ceux qui dérobent les trésors de son sol
Ne peuvent pas connaître
La beauté de
Femme-qui-change ;
Ni ne peuvent d'ailleurs la blesser,
Car sa loyauté va au-delà de notre portée...
Dans la beauté cela se fait,
Dans l'harmonie cela s'écrit,
Dans la beauté et l'harmonie
Cela devra s'accomplir.
Femme-qui-change l'a dit.
Chant cérémoniel
C'est beau en vérité, c'est beau.
Je suis l'esprit à l'intérieur de la terre,
Les pieds de la terre sont mes pieds,
Les jambes de la terre sont mes jambes,
La force de la terre est ma force.
C'est beau en vérité, c'est beau.
Les pensées de la terre sont mes pensées,
La voix de la terre est ma voix,
La plume de la terre est ma plume,
Tout ce qui appartient à la terre m'appartient,
Tout ce qui entoure la terre m'entoure,
Et moi je suis la parole sacrée de la terre.
C'est beau en vérité, c'est beau...
Sherwin Bitsui 27
Je pense à tes mains...
Je pense à tes mains en coupe nichées dans les pétales d'un soleil
d'argile cuite.
Le corbeau bruni par l'haleine de la lune d'hiver
libère ses ailes,
étend son cou,
une seconde ressemble
à la silhouette d'une tête de cheval
gravé par une pépite de charbon
trouvé dans le poing fermé de ta grand-mère.
Atlas
Ce soir, je dessine une aile de corbeau à l'intérieur d'un cercle
mesuré une demi-seconde
avant qu'il ne se transforme en une main.
J'enroule son emprise usée sur nos pieds
tandis que nous nous battons contre les aiguilles de pin à l'intérieur
du pot de terre.
Il chante une élégie pour les menottes,
chuchote sa minute de silence
au plus fort des embouteillages aux heures de pointe,
et parle le dialecte d'un chariot élévateur,
soulevant comme la fumée de cèdre sur les mesas
acre jusqu'au bloc le plus éloigné.
Deux phares s'allument du crépuscule bleu
-les yeux des corbeaux regardent
Coyote mordant sa queue dans le chariot élévateur,
en forme d'une autre réserve-
un autre chèque annulé.
Un doigt pointé vers lui,
celui-là - lave-vaisselle,
il meurt comme ça
avec des lumières d'urgence clignotant à travers les plis de sa chemise
à rubans.
Une lumière bourdonna fort et claqua au-dessus de l'évier de la
cuisine.
Je n'ai pas remarqué la piqûre de l'avertissement:
Coyote diffusant des phares au lieu d'étoiles ;
des chiens hurlants réduits au silence par la pensée de la lune ;
constellations s'agitant de l'atmosphère de la calebasse frémissante.
Combien d'Indiens ont marché sur les voies ferrées,
entendre les pas des chevaux
dans le coude au-dessus de la rivière
se précipitant vers eux comme un amas de veines
griffonné en mots sur le lit défait ?
Dans la grotte à l'envers d'un mensonge
les soldats guettent la naissance d'un nouvel atlas,
un mille de plus, disent-ils,
un mille de plus .
Washington Matthews28
Prière Navaho au dieu hibou
Hibou
j'ai fait ton sacrifice
j'ai préparé une fumée pour toi
mes pieds redonne-les-moi
mes jambes redonne-les-moi
mon corps redonne-le-moi
mon esprit redonne-le-moi
ma voix redonne-la-moi
aujourd'hui retire ton m auvais sort de moi
aujourd'hui ton sort de moi est retiré
loin de moi tu l'as retiré
très loin de moi il est retiré
très loin tu as fait cela
aujourd'hui je guérirai
aujourd'hui de moi il est éloigné
aujourd'hui l'intérieur de moi deviendra frais
froid à l'intérieur j 'avancerai
froid à l'intérieur fasse que je marche
n 'ayant plus mal fasse que je marche
insensible à la douleur fasse que je marche
avec un sentiment de légèreté intérieure fasse que je marche
avec un sentiment de vivacité intérieure fasse que je marche
joyeusement fasse que je marche
joyeusement d'abondants nuages sombres je désire
joyeusement d'abondantes averses je désire
joyeusement une abondante végétation je désire
joyeusement un abondant pollen je désire
joyeusement une abondante rosée je désire
joyeusement dans la beauté terrestre fasse que je marche
que cela soit joyeux devant moi
que cela soit joyeux derrière moi
que cela soit joyeux au-dessous de moi
que cela soit joyeux au-dessus de moi
tout joyeux autour de moi fasse que je marche
accompli dans la beauté
accompli dans la beauté
Cherokee
Marianne Aweagon Broyles29
Puis ses yeux s'assombrissent...
Puis ses yeux s'assombrissent---
des étoiles couvertes par une bande de nuages orageux---
alors que Philippe quitte ce temps-là
et s'en revient où il est allongé maintenant. Il laisse échapper un
soupir,
le même soupir épuisé
que les Pintos devaient pousser
sous son poids osseux.
A présent je souris devant ses bottes en peau de lézard
qui dépassent en dessous du lit d'hôpital,
indiquant, bien qu'handicapé, sa volonté indomptée.
Sûr que je les aime, les chevaux, déclare-t-il,
et il ferme les yeux afin de rejoindre
le monde qu'il connaissait avant.
Santee Frazier30
Mama colla le pot de café...
Mama colla le pot de café entre poignet et hanche et descendit la rue Dry Creek Road. Ses yeux maquillés, blush et rouge à lèvres, ses levi's coupés court au-dessus des cuisses. C'était vraiment quelque chose de voir les fermiers couper le blé, qui lorgnaient Mama de biais, pieds nus et brune. Parfois c'était de la farine, parfois de l'argent quand elle vidait le pot. Son travail dans les coins calmes des granges sur la paille, les jours de chaleur quand les sauterelles se lancent d'elles-mêmes hors des fourrés. Je regarde fixement Dry Creek Road cherchant son poignet et sa hanche, ses cheveux allant s'évasant et ses orteils courts émergés d'une poussière couleur épis.
Appel à frais virés
Voyez l'enfant, debout devant une cabine téléphonique. Décrocher le combiné, composer un numéro, raccrocher. Ses chevilles poussiéreuses, ses jambes brunes brûlées, toujours trapues comme celles d'un bébé. La douleur avait disparu depuis longtemps de son visage décharné, des traînées de larmes qui séparaient la saleté et la morve sur son nez et ses joues, la poitrine nue, presque nue, mais pour ses sous-vêtements affaissés. Ses bras étaient tendus de muscles, sa bouche fronça les sourcils alors qu'il léchait son nom dans le téléphone. C'était presque une agonie quand il était assis là contre le poteau du téléphone, les genoux joints, les orteils agrippant le trottoir, souhaitant que les tripes de métal sonnent. J'imaginais une sorte de trouble, de longues nuits à respirer dans la poussière, des restes meurtris d'étreintes de l'épaule au visage, le front bombé là où les jointures frappaient, quand son visage sonnait, les genoux fléchissaient. J'imaginais une maison éclairée à l'aube quand les haussements d'épaules et la tonalité du sommeil lui disaient de rechercher sa propre nourriture dans la glacière à moitié articulée. Lorsque les gémissements douloureux du vice l'envoyèrent au téléphone avec urgence, ne sachant pas quel numéro composer, quelles choses dire au coin de la rue, lorsque les voitures tournaient en rond, les moteurs grondaient profondément.
Lynn Riggs31
Dans le jardin...
Dans le jardin de mon voisin, comme neige,
Dérive dans l'alfalfa. Les abeilles bourdonnent ;
Un robe rose, un charriot bleu jouent sur la route ;
Les guitares grattent.
Les guitares disent les mêmes choses
Déjà dites la nuit dernière --- en changeant de clé.
Ce qu'elles ont dit je le sais --- donc le grattement
Ne signifie rien pour moi.
Rien ne m'est la fierté pâle de Lucinda
Se lavant les cheveux --- rien pour personne :
Dans un bol noir ici se trouvent des calendulas,
Dans le jardin de mon voisin, soleil.
Cheyenne
Lance Henson
Nous n'avons pas disparu32
je regarde la route blanche de poussière
et j'entends les faibles voix sous la terre
qui errent dans le message haché d'un triste adieu
mon frère traverse des villages déserts
empreints de simplicité
croise des murs de pierres et des poteries brisées par les mots
d'enfants abandonnés
mes yeux et mon cœur sont nés dans cette beauté terrifiante
son étrangeté un vêtement de poussière lente
le soleil une prière hachée flottant dans l'eau
où est la promesse qui emplit autrefois cette terre
j'ai déjà posé cette question et depuis
j'ai appris à vivre seul, en colère et caché
aux limites de l'Amérique
il neige cette nuit
sur les pleines arides de Wounded Knee
sur les hogans de Big Mountain
sur les barricades à Cornwall Island
sur la terre rouge de la tombe de Geronimo en Oklahoma
il neige cette nuit
sur les bâtiments incendiés d'oka
cette nuit, il neige
dans les rêves des enfants du Salvador du Nicaragua
et de San Carlos
dans les rêves des mères au Brésil au Chili
à Pine Ridge et à Wind River
cette nuit, il neige
la neige est ancienne
dans le vent piquant de l'hiver il y a une prière
si vi wo ho oh shi win
si vi wo ho oh shi win
Iroquois
Nous rendons grâce à notre mère la terre (Iroquois)
Nous rendons grâce à notre mère la terre, qui nous soutient.
Nous rendons grâce aux rivières et aux ruisseaux qui nous donnent
l'eau.
Nous rendons grâce à toutes les plantes qui nous donnent les remèdes
contre nos maladies.
Nous rendons grâce au maïs et à ses sœurs les fèves et les courges, qui
nous donnent la vie.
Nous rendons grâce aux haies et aux arbres qui nous donnent leurs
fruits.
Nous rendons grâce au vent qui remue l'air et chasse les maladies.
Nous rendons grâce à la lune et aux étoiles qui nous ont donné leur
clarté après le départ du Soleil.
Nous rendons grâce à notre grand-père Hé-no, pour avoir protégé ses
petits-enfants des sorcières et des reptiles, et nous avoir donné sa
pluie.
Nous rendons grâce au Soleil qui a regardé la terre d'un oeil
bienfaisant.
Enfin, nous rendons grâce au Grand Esprit en qui s'incarne toute bonté
et qui mène toutes choses pour le bien de ses enfants.
Kenzie Allen33
Calmes comme des éclairs
Et reçue de toi je l'ai conservée comme une mise à mort,
mon nom, mon héritage, ma rancœur
et le petit trou derrière l'épaule
où je peux être blessée. La longue-maison
en allumettes que j'ai taillée, les ormeaux
la remplissant attachés avec des cheveux, des tasses Utes
à café peintes et des tortues en fer un feu de paille
d'identité, un œil en amande surveillant
entre les bibliothèques blanches
et les photographies de villes, vergers,
tombeaux, une vieille planche à repasser
abandonnée dans la rue devant notre ancien logement,
des bougies que j'ai allumées à Lisbonne pour toutes les femmes
que j'avais aimées. Des animaux qui ne sont plus
avec nous. Des animaux qui ne sont plus
à nous. Une telle étendue de paysage dont je ne
peux pas m'occuper, farouche comme un visage d'enfant,
émietté sous la sécheresse,
bordé de sel. J'ai conservé le nénuphar,
comment les médecines étaient données
au Clan de l'Ours, la Donneuse de nom,
comment ses paroles m'avaient
rendue plus sombre. La bague en turquoise
et comment les esprits sont satisfaits
que l'on donne cela qui avait été
tellement admiré, la sweetgrass *
dans mon tiroir à chaussettes, l'exact volume
d'air que mes poumons et mon ventre
peuvent contenir alors que j'essaie d'en respirer
et d'en avaler sa douceur. Chaque perle, chaque boucle
de chaque collier trésor---
j'ai gardé les piquants de porc-épic
dans ma gorge, je laisse l'eau me noyer
chaque nuit dans mon canoé
fond-de rivière, je suis funambule
depuis mon arrivée sur terre,
depuis qu'ils ont fait monter le sol
et fabriqué une île ceux qui n'ont pas
péri dans le plongeon. Depuis que l'île a rampé
jusqu'à devenir continent, j'ai été
coquille et mémoire, calendrier et foyer.
Plenty Coups34
Message d'adieu
Passent encore quelques soleils, et on ne nous verra plus ici.
Notre poussière et nos ossements se mêleront à ces prairies.
Je vois comme dans une vision, mourir la lueur de nos feux du conseil,
leurs cendres devenues froides et blanches.
Je ne vois plus s'élever les spirales de fumée au-dessus de nos tentes.
Je n'entends plus le chant des femmes préparant le repas.
Les antilopes ont fui ; les terres des bisons sont vides.
On n'entend plus que la plainte des coyotes.
La "médecine" de l'homme blanc est plus forte que la nôtre ;
le cheval de fer s'élance sur les pistes du bison.
Il nous parle à travers son "esprit qui murmure".
Nous sommes comme des oiseaux à l'aile brisée.
Mon coeur est froid au-dedans de moi.
Mes yeux se troublent ! Je suis vieux.
Maya
Pablo García35
Nous chuchotons
Dans la tritureuse d'os de l'enfer
Jun Kame et Wuqub' Kame6 nous rôtissent
nous grillent
nous pulvérisent
tandis que nous pleurons
gémissons
et chuchotons.
Pourquoi nos tendres visages sont-ils devenus des vieillards ridés ?
Pourquoi nous sommes-nous enfermés endormis dans la sépulture ?
Pourquoi nous sommes-nous convertis en âmes mortes ?
Pourquoi l'ambition des choses
et des charognes tridimensionnelles
nous a-t-elle changés en roseaux pourris ?
Pourquoi n'avons-nous pas travaillé avec le feu cosmique
de Jun Ajpu et Ixb'alamkej
pour devenir une perpétuelle racine de lumière ?
Pourquoi ne ressuscitons-nous pas de l'enfer
pour retourner à nos pères et mères Étoile
Sirius
Soleil
et Lune Blanche ?
Adela Delgado Pop36
J'aime
J'aime la nuit
parce qu'elle apporte le son du silence
que l'on ne peut écouter en plein jour
à cause de tant de bruit stupide.
J'aime l'obscurité
parce qu'elle me montre
les choses comme elles sont
et non comme mon imagination
voudrait les voir.
J'aime l'aube
parce qu'elle a coutume d'être froide et cohérente
même si le jour doit être
une canicule d'enfer.
J'aime la lune
parce qu'elle teint tout d'argent,
comme si tout était
également précieux, également superflu.
J'aime la nuit
car elle est intemporelle
parce que c'est l'heure des âmes
et des autres formes de vie
Nezahualcoyotl
J'aime la mort
car elle est définitive
parce que c'est l'unique partage des eaux
que j'ai appris à respecter.
Sonora (Mayo, Papago, Seis, Yaqui)
Et Zenona ne pleura point (Mayo)
Zenona, quand je mourrai
ne verse pas une larme
car je veux aller sans délai
au ciel et si tu pleures
tes larmes mouilleront
les ailes de ma petite colombe
quand elle sortira par ma bouche
et l'oiseau tombera
à terre.
Aussi, femme,
quand je mourrai ne pleure pas,
ne verse pas une larme.
Et Zenona ne pleura point.
Mes mains seront comme des rivières (Papago)
Mes mains seront comme des rivières
dans tes cheveux.
Mes seins comme des oranges mûres.
Mon ventre un comal chaud pour ta virilité.
Mes jambes et mes bras seront comme des portes,
comme des escales pour tes tempêtes.
Mes cheveux comme du coton en branche.
Mon corps tout entier sera un hamac pour le tien,
et mon esprit ton amphore,
ta vallée.
Chanson du vent joyeux (Seris)
Vent rapide, vent joyeux,
vent qui fais sauter l'eau :
Fais que la mer, de poissons
remplisse ce filet que je tends sur l'eau.
Vent rapide, vent joyeux,
vent qui nais au petit matin :
Fais que je parvienne à la plage
où m'attend une empreinte d'amour.
Chanson pour guérir
Le ciel s'approche,
descend jusqu'au malade,
et toutes les forces
du firmament aident
à sa guérison,
s'il parvient à se lever.
S'il ne se lève pas,
il meurt.
Chanson de la mort
Quel beau chemin
suit le défunt Seri,
qu'il a trouvé dans le ciel :
il est parti en dansant.
L'île
Regarde-moi danser,
je suis énorme et lourde
mais je peux danser.
Regarde les pans de ma robe
qui ondoient de-ci de-là,
de-ci de-là :
ce sont les vagues de la mer
sur mes plages.
Les bois du cerf (Yaqui)
Quel bonheur d'être cerf !
Joyeux je vais par les collines
trottant parmi tant de fleurs,
tant d'épines.
Et mes bois, blancs de lune,
se dressent au vent dans l'attente du soleil.
Le flamboyant (Yaqui)
Nous vîmes cette fleur
alors que nous cherchions
une fleur différente.
C'est un arbre qui aime
la lumière du jour.
C'est un arbre
qui plaît
à la pluie solitaire.
ARGENTINE
Jorge Luis Borgès37
Buenos aires
Et la ville, à présent, est comme le plan
De mes humiliations et de mes déroutes;
Du seuil de cette porte j'ai vu les crépuscules
Et près de ce marbre j'ai attendu en vain.
Ici la veille incertaine et l'aujourd'hui distinct
M'ont accordé les occasions communes
A toute destinée humaine; ici mes pas
Tissent leur labyrinthe indéfini
Ici la cendre du soir attend
Le fruit que doit lui offrir le matin;
Ici dans l'ombre finale, non moins vaine,
Disparaîtra mon ombre légère.
Ce n'est pas l'amour qui nous unit, mais la crainte;
C'est pourquoi sans doute je l'aime tant.
Absence
Il me faudra soulever la vaste vie
qui est encore ton miroir :
Il me faudra la reconstruire chaque matin.
Depuis que tu es partie
combien d'endroits sont-ils devenus vains
et dénués de sens, pareils
à des lumières dans le jour.
Soirs qui furent abri pour ton image,
musiques où toujours tu m'attendais,
paroles de ces temps-là,
il me faudra les briser avec mes mains.
Dans quel creux cacherai-je mon âme
pour ne pas voir ton absence
qui, comme un soleil terrible, sans couchant,
brille définitive et impitoyable ?
Ton absence m'entoure
comme la corde autour de la gorge.
La mer où elle se noie.
Je ne serai plus heureux
Je ne serai plus heureux. C'est peut-être sans importance.
Il y a tant d'autres choses dans le monde;
un instant quelconque est plus profond
Et divers que la mer.
La vie est courte,
Et même si les heures sont longues, une obscure merveille nous guette,
La mort, cette autre mer, cette autre flèche
Qui nous délivre du soleil et de la lune et de l'amour.
Le bonheur que tu m' as donné
Et que tu m'as retiré doit disparaître;
Ce qui était tout ne sera plus rien.
Il ne reste que le plaisir d'être triste,
Cette vaine habitude qui me fait pencher
Vers le sud, vers une certaine porte, vers un certain coin de rue.
Le bonheur
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve.
Tout se passe pour la première fois.
J'ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c'est la lune,
mais
que puis-je faire avec un mot et une mythologie?
Les arbres me font peur. Ils sont si beaux.
Les animaux tranquilles s'approchent pour que je dise leur nom.
Les livres de la bibliothèque n'ont pas de lettres. Quand je les ouvre,
elles surgissent.
Parcourant l'atlas je projette la forme de Sumatra.
Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d'inventer le
feu.
Dans le miroir, il y a un autre qui guette.
Celui qui regarde la mer voit l'Angleterre.
Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille.
J'ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage.
J'ai rêvé l'épée et la balance.
Loué soit l'amour où il n'y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux
se donnent.
Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer
l'enfer.
Celui qui descend un fleuve descend le Gange.
Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d'un empire.
Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César.
Celui qui dort est tous les hommes.
Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu'on vient de façonner.
Rien n'est ancien sous le soleil.
Tout se passe pour la première fois, mais éternellement.
Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.
Les justes
Un homme qui cultive son jardin, comme le souhaitait Voltaire.
Celui qui est reconnaissant à la musique d'exister.
Celui qui découvre avec bonheur une étymologie.
Deux employés qui dans un café du Sud jouent une modeste partie
d'échecs.
Le céramiste qui médite une couleur et une forme.
Le typographe qui compose bien cette page, qui peut-être ne lui plaît
pas.
Une femme et un homme qui lisent les derniers tercets d'un certain
chant.
Celui qui caresse un animal endormi.
Celui qui justifie ou cherche à justifier le mal qu'on lui a fait.
Celui qui est reconnaissant à Stevenson d'exister.
Celui qui préfère que les autres aient raison.
Tous ceux-là, qui s'ignorent, sauvent le monde.
Ma vie entière
Me voici encore, les lèvres mémorables,
unique et semblable à vous,
J'ai persévéré dans l'à-peu-près du bonheur
et dans l'intimité de la peine.
J'ai traversé la mer.
J'ai connu bien des pays ;
j'ai vu une femme et deux ou trois hommes.
J'ai aimé une enfant altière et blanche et
d'une hispanique quiétude.
J'ai vu d'infinies banlieues où s'accomplit
sans s'assouvir une immortalité de couchants.
J'ai goûté à de nombreux mots.
Je crois profondément que c'est tout et que
je ne verrai ni ne ferai de nouvelles choses.
Je crois que mes journées et mes nuits égalent
en pauvreté comme en richesse celle de
Dieu et celles de tous les hommes.
Possessions de l'hier
J'ai perdu tant de choses que je serais incapable d'en faire le compte, et je sais que j'ai perdu le jaune et le noir, et je pense à ces couleurs impossibles comme n'y pensent guère ceux qui voient. Mon père est mort et il continue d'exister auprès de moi. Lorsqu'il m'arrive de scander quelques vers de Swinburne, je le fais me dit-on avec sa voix. Celui-là seul qui est mort est nôtre, seul est nôtre ce que nous avons perdu. Ilion fut, mais Ilion perdure dans l'hexamètre qui la pleure. Israël fut lorsqu'il était une antique nostalgie. Tout poème, avec le temps, devient une élégie. Nôtres sont les femmes qui nous ont laissés, étrangers enfin à l'attente, qui est angoisse, et aux alarmes et aux terreurs de l'espérance. Il n'y a d'autres paradis que les paradis perdus.
Instants
Si je pouvais de nouveau vivre ma vie,
dans la prochaine je tâcherais de commettre plus d'erreurs.
Je ne chercherais pas à être aussi parfait, je me relaxerais plus.
Je serais plus bête que je ne l'ai été,
en fait je prendrais très peu de choses au sérieux.
Je mènerais une vie moins hygiénique.
Je courrais plus de risques,
je voyagerais plus,
je contemplerais plus de crépuscules,
j'escaladerais plus de montagnes,
je nagerais dans plus de rivières.
J'irais dans plus de lieux où je ne suis jamais allé,
je mangerais plus de crèmes glacées et moins de fèves,
j'aurais plus de problèmes réels et moins d'imaginaires.
J'ai été, moi, l'une de ces personnes
qui vivent sagement et pleinement chaque minute de leur vie ;
bien sûr, j'ai eu des moments de joie.
Mais si je pouvais revenir en arrière,
j'essaierais de n'avoir que de bons moments.
Au cas où vous ne le sauriez pas, c'est de cela qu'est faite la vie,
seulement de moments ; ne laisse pas le présent t'échapper.
J'étais, moi, de ceux qui jamais ne se déplacent sans un thermomètre,
un bol d'eau chaude, un parapluie et un parachute ;
si je pouvais revivre ma vie, je voyagerais plus léger.
Si je pouvais revivre ma vie je commencerais d'aller pieds nus
au début du printemps et pieds nus je continuerais jusqu'au bout de
l'automne.
Je ferais plus de tours de manège,
je contemplerais plus d'aurores,
et je jouerais avec plus d'enfants,
si j'avais encore une fois la vie devant moi.
Mais voyez-vous, j'ai 85 ans...
et je sais que je me meurs
José Hernandez38
Martin Fierro
(...) L'affaire allait mal tourner39 .
Inutile que j'attende :
vaut mieux pas se disputer
avec çui qui vous commande ;
reculant sans tenir tête,
j'ai donc battu en retraite
Ah, vivre en baissant le cou,
ce sort est loin d'être doux ;
mais qui regimbe reçoit des blessures
plus cuisantes : obéisse qui le doit,
bon sera çui qui commande.
J'avais laissé en partant
mon bétail : tout mon trésor.
L'Juge avait promis alors
qu'on reviendrait dans peu d'temps.
Ma femme, avant d'me revoir,
veillerait sur notre avoir.
Puis j'ai su par un voisin
qu'on dut vendre mon bétail
afin de payer le bail,
qu'on lui reprit mon terrain ;
j'sais plus c'qu'il m'a raconté :
enfin, tout fut liquidé.
Ce fut d'abord la frontière,
grâce au Juge, à ses poursuites ;
et puis les Indiens ensuite.
Pour reprendre comme hier,
je vois ces fils de négresse
agrémenter ma vieillesse.
(...) Je suivis un homme d'âge
qui montra vit' sa farine.
On voyait à sa bobine
le type à moitié sauvage,
fort en gueule, fier larron.
Et Viscache était son nom.
(...) La malheureus' prisonnière
a le corps ensanglanté.
Elle a de la tête aux pieds
la marque des coups d'lanière.
Sa robe réduite en chiffes,
découvre sa chair à vif.
(...) Çui qui vit de cett' manière
de tout l'monde est tributaire.
Le chef manque dans la place,
les fils qu'il nourrit d'ses mains
se dispersent comm' les grains
d'un chapelet qui se casse.
(...) J'aime un chanteur qui va droit
et qui ne se trouble pas.
Si ton savoir est ouvert
aux connaissances profondes,
dis-moi quel est, dans ce monde,
quel est le chant de la terre.
(...) Si vous répondez cett' fois,
tenez-vous donc pour vainqueur :
je tends la main au meilleur ;
et sur-le-champ dites-moi :
quand le temps fut-il créé,
pourquoi Dieu l'a divisé ?
Nègre, je vais te le dire
selon mon pauvre savoir :
le temps n'est que le retard
des choses de l'avenir.
Sans aucun commencement,
il ne pourra terminer ;
car le temps est une roue,
la roue est l'éternité.
Et si l'homme le divise,
c'est bien seulement pour suivre,
je crois, ce qu'il a vécu
ou ce qui lui reste à vivre.
(...) Mais voilà que le hasard,
qui n'est jamais bien distant,
voulut amener un nègre
au milieu de tous ces blancs.
Il se prétendait chanteur
et artiste de talent.
Sans avoir l'air d'y toucher,
et comm' par inadvertance,
mais on reconnaît toujours
çui que la chican' démange,
il s'assoit sans se biler
et saisit son instrument
dont il fait vibrer les cordes.
(...) Ce n'est pas de la fierté,
ce n'est pas de la jactance,
mais il faut de la constance
lorsque l'on prétend lutter.
Si tu veux, tu chanteras
la vie dans une estancia.
Ainsi donc, nègre, prépare
les ressources de ton art.
Et puis, sans que ta langue erre,
dis-moi bien ce qu'entreprend
celui qui dépend du temps
dans les mois avec un r
(...) Ah, vous parlez d'un' jactance !
Pour ne laisser aucun doute,
il s'apprête en toussotant.
L'intention du moricaud
n'échapp' pas à l'assistance.
Il défiait Martin Fierro,
c'était clair et évident,
avec des airs supérieurs
et la plus grande arrogance.
Martin Fierro, toujours prêt,
prend aussi son instrument,
et ils chant' ainsi tous deux,
au milieu d'un grand silence.
(...) Que ceux qui m'ont écouté
me permettent de leur dire
que j'n'ai pas voulu venir
uniquement pour chanter ;
en outre, il va me falloir
accomplir un pieux devoir.
Vous l'savez déjà, ma mère
mit dix enfants sur la terre.
Pourtant le premier n'est plus,
le préféré de nos cœurs :
injustement il mourut
de la main d'un bagarreur.
(...) Eh bien, maintenant, messieurs,
je vous dirai comme adieu :
aucun des frères du mort
n'a encore perdu la vie ;
et pas un des neuf n'oublie
ce qui s'est passé alors.
Voyant arriver la brune
avec l'air indifférent, je dis :
« Oh, la vach...ercher ta guitare,
il vient des gens ».
La négresse a bien compris ;
et, me regardant d'travers,
me répond du tac au tac :
« Pas plus vach' que votre mère ».
Raide, elle entre avec un' traîne
à faire au renard envie,
et nous montrant ses dents blanches
comm' du maïs en bouillie.
Je lui dis : « Jolie négresse,
vous m'plaisez... pour le couchage ».
Ensuite j'y baragouine
cette chanson goguenarde :
« Le bon Dieu a fait les blancs,
et les mulâtres, Saint Pierre ;
et le diable a fait les nègres
comme tisons de l'enfer »
(...) Je m'méfie toujours des gens
à la face humblement noire.
Lorsque la colèr' les prend,
leur barbarie est notoire :
ils sont comme une araignée
toujours prête à vous piquer.
(...) Tout mon sang bout dans mes veines.
Et j'avance, je l'accable,
frappant d'estoc et de taille
pour purger le mond' d'un diable.
À la fin, dans un' rencontre,
je l'soulève de mon couteau ;
et puis, au pied d'un' clôture,
le lâche comme un sac d'os.
Il gigote quelque temps
et pass' de vie à trépas.
Ah, je n'oublierai jamais
l'agonie de ce noir-là.
La brune arrive à l'instant,
les yeux comme des piments.
La pauvre pousse des cris,
hurlant comme une otarie.
Moi je voulais la fair' taire
en lui flanquant un' rossée ;
mais, vu l'moment, j'ai pensé
que c'était mal de le faire.
Par respect pour feu son nègre,
j'ai pas voulu la frapper.
J'essuie mon couteau dans l'herbe,
je détache mon canasson,
monte sans hâte ; et, au pas,
prends le chemin du vallon
« Enfin, ta langue s'arrête
après un' telle bavette »
Rafaël Obligado40
Similitudes
Brise qui chante au milieu de la jungle,
rumeur paisible des vagues,
c'est le murmure de son costume blanc
lorsqu'on glisse sa plante légère.
La lumière de l'étoile qui s'habille
dans l'après-midi pâle mourant,
est le reflet affectueux et triste
qui brûle dans les cristaux de ses yeux.
Lune du sein de la mer montante,
qui monte, en vol silencieux,
et avec une calme majesté, le ciel,
est le relief de son front lisse.
Roucoulement placide, qui ne sait pas cacher
le chagrin ignoré de la colombe,
et dans le silence des bois résonne,
c'est l'harmonie de sa douce voix.
Ciel sans nuages qui envoie
la lumière et le feu de son soleil fertile sur la terre,
ciel sans nuages d'un bleu profond,
c'est l'affection de mon bien-aimé.
Lititia
Avec ton sourire tu embellis
Et tu fais briller ton quinze; Ils t'auront dit mille fois :
Tu ressembles à un jeune arbre blanc
Qui commence à s'ouvrir.
Sur ton sein je ne sais quelles lueurs douteuses palpitent ;
Quand tes formes sont secouées, elles incitent à les respirer
Comme un bouquet de roses.
Dans ta beauté enfantine,
Plein de rougeurs vives,
Il y a un tel charme et une telle fraîcheur,
Que même la lumière est plus pure
Dans le verre de tes yeux.
Quand vous marchez, votre costume
fait un murmure d'écume ;
Et, pour te rendre hommage,
De ton chapeau dans les plumes
Chante la brise sauvage.
Ceux qui te regardent passer
Avec cette audace triomphante
Et ce sourire sans égal, Ils
jurent, en voyant ta figure,
Que tu ne sais pas pleurer.
Ils jurent vrai. Eh bien, mieux !
Loin des chagrins et des tromperies,
Et ne contracte pas la douleur
Ces deux lèvres en fleurs
Où sourient quinze ans !
Pensée
Se baigner dans la goutte de rosée
Qu'il a trouvée dans le berceau vacillant des fleurs,
Les nuits d'été
Le rayon de la lune blanche descend.
Ainsi, aux heures du calme céleste
Et du doux délire,
Il y a dans mon âme une goutte de ton âme
Où baignait ma pensée.
BOLIVIENNE
Yolande Bédragal41
Final
(...) C'était mon nouveau vaisseau, c'était mon rêve intact.
C'est toi, marin, un marin abstrait
qui m'a jeté sur ses épaules -Saint Christophe énorme-
et moi un poids rose : pétale sans histoire.
Maintenant que? Je me dis.
L'amour n'existe qu'au bord du baiser.
Et après? Au bord du sommeil
Et après? Aux confins du monde,
là où les hommes déchiquettent leur propre vie écourtée
et où les femmes se réjouissent avec des larmes.
À ce bord précis, je m'arrêtai brusquement.
L'air m'a dépouillé.
Des fils rose tendre montaient le long de mes jambes,
mes seins poussaient comme de petites lunes.
Ma voix était la voix muette
et rugissante de toutes les femmes du monde.
Trois coups de pinceau agiles ont
écrit trois points de croix sur mon corps.
Sur ce bord même, mes petits pieds vagabonds
se sont arrêtés . mes bras levés
Ils faisaient de longs signes
aux étoiles mûres.
Brouillards, nuages poussiéreux et liquides arc-en-ciel,
sang des étoiles brisées, chiffons des mers,
tout tombait dans mes yeux fermés
parce que des oiseaux étranges m'ont arraché les yeux.
Et maintenant, me suis-je dit !
Amour pour mes petits pieds encore cloués.
Amour pour mes yeux dans le bec d'un oiseau.
Pour ceux qui savent dénicher un rêve.
Les hommes sont tristes parce que l'amour c'est ça.
Je ne t'appelle pas maintenant.
Maintenant ma jeune chair
a des petites lunes
et il est plus facile de sombrer
dans la mer que sur terre.
Rébellion
Je regardais l'immense pampa rêvant de la mer.
Je regardais la pampa tendue, si haute, si sereine, touchant sa façade
de verre avec le ciel ; un accord de gris et de violette son manteau,
quelle hauteur de beauté ! quelle hauteur de beauté !
Quelle majesté statique le jour de l'altiplano !
Soudain, un enfant pleure.
Parmi la paille rugueuse, avec son vieux ponchito, un enfant pleure.
Parce que ? Qui sait...
L'Indien Aymara porte le cri dans sa race, et sa clameur innée déchire
la noblesse sereine du paysage.
Un enfant, un cri humain est une plaie ouverte qui ensanglante ce
monde.
Les monolithes mythiques tremblent et tremblent :
les chemins de la paix sont brisés et entrelacés.
Il y a du mal sur terre.
Ce qui était fait de glace brûle.
Les mots doux sont serrés dans les poings
défiant la foudre.
je cours follement sur la pampa ;
Il brûle mon cœur comme une braise.
Il y a du mal sur terre, il y a de l'injustice.
Peut-être que plus loin je trouverai le drapeau que je cherche.
Je veux la gleba ouverte avec ses lèvres sillonnées
comme un livre de musique.
Je veux que ces pleurs d'enfant
qui sont les pleurs du monde se calment.
Argument inutile
Chaque jour nous avons plus de salive salée.
La miette tremble devant la porte entrouverte du pardon.
Chaque jour, les deux enfants aux yeux noirs qui étaient des anges
éveillés dans les profondeurs célestes se sautent aux ongles .
Avec quoi finira-t-il le plaidoyer qui est et au sommet du sanglot ?
Chaque heure est devenue vorace comme un engrenage de crocs ; les pas se
sont désaccoutumés à la caresse de l'herbe mouillée ; l'air lance une
pluie de flèches. Conduis-toi, Seigneur, nous crions vers toi.
Alors votre monde vacille !
Nous ne sommes pas Job, ô Père ; ne deviens pas beau-père !
Êtes-vous malade, ou êtes-vous en train de pourrir ?
Adolfo Costa du Rels42
Chanson
Vous qui partez sans partenaire,
prenez garde aux ombres et au hasard.
Toi qui vas dans la nuit claire,
Va avec l'étoile polaire.
Toi qui vas au crépuscule,
fais ta provision d'amour.
Toi qui n'attends rien en partant,
voici ton urne de cendres...
Toi qui pars, tu pars, Tu as
demandé, qui t'attend là-bas ?
Ricardo Jaimes Freyre43
Les héros
Agité par une ardente soif de sang,
le Barbare enfonce son éperon dans sa monture
et, au cœur de la bataille, lance son morne
et cri de guerre obsédant dans l'air.
A moitié nu, trempé de sueur, jonché de blessures,
son cerveau bat d'une joie féroce
comme avec son bouclier il porte le coup final
à un ennemi étourdi par la peur et la douleur.
Un étrange éclat s'épanouit soudain
et une mer roulante de flammes violettes lave
sur la ligne trouble de l'horizon ;
dispersés parmi les lumières rougeoyantes pourpres,
larges torses, yeux et têtes ensanglantés
de gros cheveux blonds sont mis en relief.
L'épée
Quand l'épée du soldat, brisée et ensanglantée,
baigne dans la lumière projetée par la crinière rouge flamboyante du
cheval de guerre,
il est couvert de poussière, comme une idole renversée,
comme un vieux Dieu que les collines ont englouti tout entier.
La mort du héros
Même maintenant, il se tient debout et avec des mouvements saccadés
brandit son épée ; sa poitrine en ruine est cachée par un
bouclier, teinté de rouge ; il baisse son regard dans l'obscurité sans
fin
et la chanson rude et héroïque expire sur ses lèvres défaillantes.
En silence et à distance, les deux Corbeaux regardent le guerrier
convulsion, et ils étendent leurs ailes sombres dans sa direction.
Aux yeux du guerrier, la nuit noire de leurs ailes brille comme le
jour.
Sans se presser, ils s'envolent ensemble vers le pâle horizon.
Valhalla
L'hymne cramoisi résonne. Boucliers et lances
résonnent dans un vacarme persistant et prodigieux.
Les rivières violettes bouillonnent de bouches ouvertes
de blessures sanglantes.
Il y a des baisers et des rires.
Et il ya un crâne
débordant d'hydromel qui sert à désaltérer
la soif fébrile des guerriers morts44.
Franz Tamayo45
Les khantutas
Fleur écarlate royale
des Andes innées,
sa teinte dans laquelle saute le soleil
consacre l'Inca.
Chaque jeune fille
de sang indien féroce
renaît en elle !
Olympus parle
J'étais la fierté comme l'est le sommet,
Et ma jeunesse était la mer qui chante.
L'étoile ne s'élève-t-elle pas déjà au-dessus du sommet ?
Pourquoi suis-je comme une mer qui ne chante plus ?
Ne riez pas, Mevio, en regardant le sommet
ne crachez pas sur la mer qui ne chante plus.
Si la foudre était, ce n'est pas en vain que j'étais le sommet,
Et mon silence est plus que la mer qui chante.
BRÉSILIENNE
Carlos Drummond de Andrade46
Atelier en colère
Je veux écrire un sonnet dur
comme aucun poète n'avait osé écrire.
Je veux peindre un sonnet sombre,
sec, étouffant, difficile à lire.
Je veux que mon sonnet, dans le futur,
ne suscite chez personne aucun plaisir.
Et que dans son air malin immature,
il sache en même temps être, ne pas être.
C'est mon verbe antipathique et impur
ça va piquer, ça va te faire souffrir,
tendon de vénus sous le pédicure.
Personne ne s'en souviendra : tiré sur le mur,
chien pissant dans le chaos, tandis qu'Arcturus ,
énigme claire, laissez-vous surprendre.
Poésie
J'ai passé une heure à penser à un vers
Que ma plume n'a pas voulu écrire.
Pourtant, il est là-dedans
et ne veux pas sortir.
Mais la poésie de ce moment
inonde ma vie tout entière47.
Secret
La poésie est incommunicable.
Reste de travers dans ton coin.
N'aime pas.
J'entends dire qu'il y a une fusillade
à la portée de notre corps.
Est-ce la révolution ? l'amour?
Ne dis rien.
Tout est possible, moi seul impossible.
La mer déborde de poissons.
Il y a des hommes qui marchent dans la mer
comme s'ils marchaient dans la rue.
Ne racontez pas.
Supposons qu'un ange de feu
ait balayé la face de la terre
et que les hommes sacrifiés
aient demandé pardon.
Ne demande rien.
Congrès international de la peur
Provisoirement nous ne chanterons pas l'amour,
qui s'est réfugié plus bas que les souterrains.
Nous chanterons la peur, qui rend stériles les embrassades,
nous ne chanterons pas la haine car elle n'existe pas,
seule existe la peur, notre mère et compagne,
la grand-peur des sertôes, des mers, des déserts,
la peur des soldats, la peur des mères, la peur des églises,
nous chanterons la peur des dictateurs, la peur des démocrates,
nous chanterons la peur de la mort et la peur d'après la mort,
et puis nous mourrons de peur
et sur nos tombes pousseront des fleurs jaunes et craintives.
Beijo-flor
Le baiser est-il fleur
dans le massif
ou désir dans la bouche?
Tant de baisers naissants
et cueillis
dans le calme du jardin
aucun baiser baisé
(comment baiser le baiser?)
sur la bouche des filles
et c'est là qu'ils sont
en suspension
invisibles48.
Legs
Quel souvenir laisserai-je au pays qui m'a donné
tout souvenir, tout savoir, et tout ce que j'ai senti?
Dans la nuit du sans fin, le temps a tôt fait d'oublier
ma décoration incertaine, et il rit à mon nom.
Et je mérite d'espérer plus que les autres, moi?
Toi, tu ne me trompes pas, monde, et je ne te trompe pas.
Tous ces monstres actuels, Orphée ne les peut charmer,
il erre, taciturne, entre le peut-être et le si
Je ne laisserai de moi aucun hymne radieux,
aucune voix matinale palpitant dans la brume
qu'une secrète épine puisse arracher à quelqu'un.
De tout ce qu'aura pu être mon pas capricieux
à travers la vie, restera, car le reste s'estompe
une pierre qu'il y avait au milieu du chemin.
Aimer
Que peut une créature sinon,
entre créatures, aimer ?
aimer et oublier,
aimer et malaimer,
aimer, désaimer, aimer ?
aimer, et le regard fixe même, aimer ?
Que peut, demandé-je, l'être amoureux,
tout seul, en rotation universelle, sinon
tourner aussi, et aimer ?
aimer ce que la mer apporte à la plage,
ce qu'elle ensevelit, et ce qui, dans la brise marine,
est sel, ou besoin d'amour, ou simple tourment ?
Aimer solennellement les palmiers du désert,
ce qui est abandon ou attente adoratrice,
et aimer l'inhospitalier, l'âpre,
un vase sans fleur, un parterre de fer,
et la poitrine inerte, et la rue vue en rêve, et un oiseau de proie.
Tel est notre destin : amour sans compter,
distribué parmi les choses perfides ou nulles,
donation illimitée à une complète ingratitude,
et dans la conque vide de l'amour la quête apeurée,
patiente, de plus en plus d'amour.
Aimer notre manque même d'amour, et dans notre sécheresse
aimer l'eau implicite, et le baiser tacite, et la soif infinie.
Oswald de Andrade49
Mes sept ans
Papa rentrait le soir
De la corvée quotidienne
Je l'attendais sur le trottoir
Papa était le gérant
De la Banque Populaire
C'était lui qui m'enseignait
Le nom des affaires
intérêts hypothécaires
Délai d'amortissement
Papa était le gérant
De la Banque Populaire
En savoir plus sur toucher des chèques
Au guichet de mon coeur
Dithyrambe
Mon amour m'apprend à être simple
Comme une place d'église
Où il n'y a pas une cloche
Pas un crayon
Aucune sensualité
Erreur portugaise
Quand les Portugais sont arrivés
Sous une pluie battante
Ils ont habillé l'Indien
Quelle honte !
Si la matinée avait été ensoleillée,
l'Indien aurait déshabillé
le Portugais50.
Cecília Benevides de Carvalho Meireles51
Adieu
Pour moi, et pour toi, et pour les autres
où que soient les autres,
je quitte la mer déchaînée et le ciel tranquille :
je veux la solitude.
Ma route est sans panneau et sans paysage.
Alors, comment le reconnaissez-vous? - ils demandent.
--- Par l'absence de mots, l'absence d'images.
Pas un seul ennemi et pas un seul ami.
De quoi avez-vous besoin? - Tout. Que voulez-vous? - Rien.
Je voyage seul avec mon coeur.
Je n'erre pas perdu, simplement non rencontré.
Je porte mon cours dans ma main.
La mémoire s'est envolée de ma tête.
Envolé mon amour, mon imagination...
Peut-être que je m'effacerai devant l'horizon.
La mémoire, l'amour et tout le reste, où sont-ils ?
Ici je laisse mon corps, entre terre et ciel.
(Je t'embrasse, mon corps, tout désabusé !
Triste drapeau d'une étrange guerre...)
Je veux de la solitude.
Motif
Je chante parce que le moment existe
et que ma vie est complète.
Je ne suis pas heureux et je ne suis pas triste :
je suis un poète.
Fraternel aux choses passagères
je n'éprouve ni plaisir ni tourment.
Pendant toutes les nuits et tous les jours
dans le vent.
Que je construise ou que je détruise,
que je continue ou que je sois défait,
--- je ne sais pas, je ne sais pas. Je ne sais pas si je reste
ou si je suis de passage.
Je sais que je chante. Et la chanson est tout.
Il a du sang éternel et des ailes rythmiques.
Et un jour je sais que je serai muet :
--- c'est tout52.
Portrait
Je n'avais pas alors ce visage
si calme, si triste, si maigre,
ni ces yeux si vides
ni ces lèvres si amères.
Je n'avais pas ces mains si faibles,
si encore si froides si mortes :
je n'avais pas ce cœur
si caché.
Je ne m'attendais pas à cette transformation
si simple, si sûre, si facile :
--- Dans quel miroir ai-je perdu
mon visage ?
Lune contraire
J'ai des phases, comme la lune.
Phases pour me cacher,
phases pour marcher dans la rue...
Perdition !
Perdition!
J'ai des phases d'être à toi,
et d'autres d'être solitaire.
Phases qui vont et viennent,
dans le calendrier secret
inventé pour moi
par un astrologue quelconque.
Et la mélancolie tourne en rond dans
son horaire interminable !
Je ne me connecte à personne
(j'ai des phases comme la lune...)
Un jour où quelqu'un est à moi
n'est pas le jour où je suis à lui...
Et, quand ce jour arrive,
l'autre a disparu.
Joao Cabral de Melo Neto53
Étude pour une danseuse andalouse
On dirait , lorsqu'elle surgit,
dansant des siguiriyas,
qu'elle s'identifie entièrement
à l'image du feu
Tous les gestes du feu, elle les possède alors, dirait-on :
les gestes des feuilles du feu, de ses cheveux, de sa langue ;
les gestes du corpàs du feu, de sa chair au supplice,
chair de feu, qui n'est que nerfs, chair tout entière chair à vif.
Alors, le caractère du feu se devine aussi en elle :
le même goût pour les extrêmes, d'une nature affamée,
le goût de voir finir tout ce qui s'approche de lui,
le goût de se voir finir, de parvenir à sa propre cendre.
Pourtant, l'image du feu est en un point démentie :
car le feu n'est pas capable comme elle l'est, dans les siguiriyas,
de s'arracher de soi-même dans une première étincelle,
celle qui, lorsqu'elle le veut, vient l'allumer fibre après fibre,
car elle seule est capable de s'allumer en étant froide,
de s'incendier à partir de rien, de s'incendier toute seule.
Vinicius de Moraes54
Annonciation
Vierge de Montevideo !
Ma fille Où étais-tu
Tu es toute sale
Tu sens le jasmin
Le carmin taché de ta jupe
Et tes boucles d'oreilles
tintent Tlintlintlin ?
Maman chérie
J'ai été dans le jardin
Je suis allé regarder le ciel
Et je me suis endormie.
Quand je me suis réveillée,
Je sentais le jasmin
Un ange éparpillait des pétales
Sur moi....
La maison
Il y avait une maison
Une maison très drôle
Sans toit
Sans rien
Personne
Ne pouvait entrer
Parce qu'il n'y avait pas de porte
Parce qu'il n'y avait pas de sol
Personne
Ne pouvait dormir dans le hamac
Dans le hall
Parce qu'il n'y avait pas de mur
Personne
Ne pouvait faire pipi
Parce qu'un pot de chambre
Il n'y avait pas
Mais la maison a été construite
Avec beaucoup de soin
Dans la Rue des Fous et des Héros
Numéro Zéro.
Bonheur
La tristesse n'a pas de fin
Le bonheur si
Le bonheur est comme une plume
Que le vent fait voltiger dans l'air
Elle vole si légère
Mais a une vie brève
Parce qu'il lui faut du vent sans discontinuer
Le bonheur du pauvre parait
La grande illusion du carnaval
Les gens travaillent une année entière
Pour un moment de rêve
Pour coudre un déguisement
De roi, de pirate ou de jardinière
Pour que tout se termine
Le mercredi
La tristesse n'a pas de fin
Le bonheur si
Le bonheur est comme une goutte
De rosée sur un pétale de fleur
Tranquille elle brille
Puis bascule en douceur
Et tombe comme une larme d'amour
Mon bonheur c'est de réver
Dans les yeux de mon amante
C'est comme cette nuit
Passant, passant
Attendant l'aurore
Parlez tout bas, je vous en prie
Pour qu'elle s'éveille heureuse
Avec le jour
Offrant des baisers d'amour
La fille d'Ipanema
Regarde quelle belle chose
Pleine de grâce
C'est elle la fille, qui vient et qui passe
Dans un doux balancement sur le chemin de la mer
Demoiselle au corps doré
Par le soleil d'Ipanema
Son balancement est plus qu'un poème
C'est la chose la plus belle que j'aie vu passer
Oh, pourquoi suis-je si seul...
Oh, comme tout est si triste...
Oh, la beauté qui existe
La beauté qui n'est pas qu'a moi,
Qui passe aussi toute seule
Oh, si elle savait que quand elle passe
Le monde entier se rempli de grâce
Et devient plus beau grâce à l'amour
Juste à cause de l'amour...
Amadeu Thiago de Mello
Les statuts de l'humanité
Il est interdit d'utiliser le mot liberté,
lequel sera supprimé des dictionnaires
et du marais trompeur des bouches.
À partir de cet instant,
la liberté sera quelque chose de vivant et transparent
comme un feu ou un ruisseau,
et sa demeure sera toujours
le cœur de l'homme.
CANADIENNE ET QUÉBECOISE : CANADIENNE
Margaret Atwood55
Je vais te dire le secret...
Je vais te dire le secret,
à toi, seulement à toi.
Approche-toi. Ce chant
est un appel au secours : aide-moi !
Seul toi, seul toi le peux,
Tu es unique
enfin. Hélas
c'est un chant ennuyeux
mais il fonctionne à chaque fois
Oh enfants
Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans oiseaux?
Y aura-t-il des grillons, là où vous êtes?
Y aura-t-il des asters?
Des palourdes, au minimum.
Peut-être pas des palourdes.
Nous savons qu'il y aura des vagues.
Pas besoin de beaucoup de vie pour celles-là.
Une brise, une tempête, un cyclone.
Des ondulations aussi. Des pierres.
Les pierres sont une consolation.
Il y aura des couchers de soleil, tant qu'il y aura de la poussière.
Il y aura de la poussière.
Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans chansons?
Sans pins, sans mousses?
Passerez-vous votre vie dans une grotte,
une grotte scellée avec un conduit d'oxygène,
jusqu'à ce qu'il y ait une panne de courant?
Vos yeux s'éteindront-ils comme les yeux blancs
des poissons sans soleil?
Et là-dedans, quel vœu ferez-vous?
Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans glace?
Sans souris, sans lichens?
Oh enfants, allez-vous grandir?
Ne crois pas qu'elle soit passive...
Ne crois pas qu'elle soit passive
ou facile, cette clarté
avec laquelle je te donne toi-même.
Tiens compte de la maîtrise
nécessaire : la respiration retenue, pas de colère
ou de joie perturbant la surface
de la glace.
Tu es suspendu en moi
beau et gelé, je
te conserve, en moi tu es sauf
Le corps, autrefois ton complice...
Le corps, autrefois ton complice,
est désormais ton piège.
Le lever du soleil te fait grimacer :
trop lumineux, trop flamant.
Après toute une vie d'entrelacements
de pièges noués et de dentelle,
de tornades de vide violettes
avec leur fréquence cardiaque et leurs décombres
tu attends la fin du dédale
et tu pries pour un rivage blanc,
un océan avec son horizon ;
pas tant le bonheur
qu'un tracé plat vers lequel tu te diriges
La photo a été prise...
(La photo a été prise
le lendemain de ma noyade.
Je suis dans le lac, au centre
de l'image, juste sous la surface)
La plupart des poèmes...
La plupart des poèmes sont tardifs
Bien sûr : trop tardifs.
Comme une lettre envoyée par un marin
qui arrive après sa noyade...
... il est tard, il est très tard ;
Trop tard pour danser
Pourtant, chante ce que tu peux.
Allume la lumière : continue à chanter
Chante : Continue.
Paul Haines56
Déjà trop vu
Un grand pin blanc se tient
Devant l'arbre que j'essaie de voir
Également un grand pin blanc.
Benjamin Hertwig57
Cueillette de pommes, après l'Afghanistan
tu l'as rencontrée après la guerre, vous vous êtes mariés, êtes allés
aux pommes.
elle n'a jamais compris pourquoi toi, un homme adulte, tu t'es pissé
dessus quand tu as quitté l'Afghanistan,
alors tu ne lui as jamais raconté la fois où tu t'es pissé dessus quand
tu as quitté l'Afghanistan.
vous étiez venus cueillir des fruits ; vous vous êtes engueulés à la
place.
les moustiques vécurent beaucoup plus longtemps qu'à l'habitude, bien
après le premier gel.
les guêpes ivres de pommes mordillaient vos chevilles comme des chiens.
toutes ces choses se sont passées à l'automne --- le temps où les choses
sont censées mourir.
une nuit vous avez marché ensemble dans le verger,
avez baisé dans l'odeur des pommes pourrissantes, des feuilles sèches,
venteuses,
vous avez dormi dans une volvo en dehors de l'église catholique, l'auto
en marche pour éloigner le froid.
tu sentais son corps dans le noir.
la flèche grattant le firmament.
la voiture est couverte de gel quand tu t'éveilles.
tu dors toujours,
tu attends que la guerre se termine.
Patrick Lane58
Étoiles
Ces lumières dans le ciel.
Tels des papillons nocturnes
petits rêveurs. Chaque fois que mon amante
se lève pour marcher dans le jardin matinal
je l'observe depuis la fenêtre.
Je ne puis la quitter du regard.
Voyez comme elle se penche à l'intérieur de l'aube,
Les fleurs de cerisiers sur les épaules
tandis qu'elle touche le chat
qui la suit partout, ne voulant
être qu'avec elle
parmi les mousses sombres.
Il y a tant de clarté
dans la haute fenêtre de lumière.
Comme j'attends, sachant que maintenant
elle vient vers moi,
ses petons mouillés de rosée,
aussi blancs que des étoiles
dans ces heures ultimes.
Pour Adele and Ding Ling
Notre train serpente près de la rivière des perles et des collines.
Ma nouvelle amie parle du temps où elle était jeune
et où elle attendait à la frontière, voulant pénétrer en Chine,
pour voir Ding Ling
[1
]. Trente années se sont écoulées depuis
cette époque.
Ses mains fortes tiennent le sac contenant les poupées
de sa mère, la seule chose qu'elle ait apportée à montrer
aux Chinois.
De tous les cadeaux, le sien était le meilleur.
Même les hommes, si polis et réservés, ont ri tandis
qu'elle racontait
les histoires de l'art de sa mère. Pour les enfants,
disait-elle. Les femmes l'entouraient comme des fleurs,
et Ding Ling. Elle est silencieuse au moment où nous
nous rapprochons de la frontière.
La Chine est déjà loin. Il est vrai que pour chaque
présent que l'on laisse derrière, on emporte quelque chose,
donc, de nous tous, c'est elle la plus riche.
Robyn Sarah59
Plans d'essai : la ferme
Ça commence avec un homme seul au milieu de son champ, les yeux dans le
vide;
Ça commence avec les os debout d'un orme mort, les os debout d'un
orme;
Avec un enfant sur une clôture qui regarde les nuages défiler au
travers de l'orme mort et qui sent lentement l'arbre tomber;
Ou avec un enfant couché dans l'herbe qui regarde les nuages défiler
au travers du toit de la grange et qui sent lentement la grange tomber;
Ou avec ce même enfant, qui croit sentir la Terre tourner.
Ça commence avec un homme seul au milieu de sa grange, les yeux dans
le vide;
Ça commence avec une voiture qui prend le tournant d'un chemin de
terre, qui glisse dans le fossé, au ralenti, et s'immobilise à l'oblique
contre un mur de buissons,
Et dans le silence, un enfant sur le siège arrière s'écrie : « J'ai
peur : on va mourir! », même si la voiture s'est déjà arrêtée.
Ça commence avec un homme plus bas dans le pré, sa chemise bleue
qu'on entrevoit parmi les arbres,
Ou avec une voix de femme annonçant l'heure du souper, juste avant le
couchant, puis la réponse : silence et un coup de vent.
Ça commence avec un enfant qui trouve une balle de fusil vide dans la
poussière sur le bord de la route et qui la glisse dans sa poche,
Ou qui trouve une taupe morte sur le bord de la route, flatte son
pelage soyeux, s'émerveille devant ses mains d'homme et creuse un trou
pour l'enterrer près de la grange.
Ça commence avec un homme seul au milieu d'un champ labouré, les yeux
dans le vide.
Et il commence à pleuvoir sur son cou découvert, sur l'angle de ses
épaules.
Et la pluie mouille maintenant les poils blondis de ses bras musclés
qui pendent,
Et il pleut plus fort sur sa tête qu'il penche pour se protéger,
Il pleut sur une tête indomptable.
Robert William Service60
« La Complainte du Pacifiste »
« Nos haines absurdes en valent-elles la peine, quand nous sonnons le
glas de nos Morts?
Pensez-vous que notre gloire et nos conquêtes compenseront les torrents
de sang que nous avons versés?
Les clameurs de notre Victoire consoleront elles le cœur des mères ?
Si la Victoire signifie pour nous un ennemi anéanti et humilié;
La splendeur et la puissance d'une heure glorieuse et une trêve de plus
ou moins un siècle:
Pourtant nous avons condamnés ces hommes à une mort certaine en
outrepassant nos droits!
Si par le Triomphe nous prouvons seulement que l'épée que nous
rengainons est pure;
Que la justice, la vérité et l'amour perdurent; que la liberté trône à
son apogée;
Que les plus faibles n'auront plus peur; que la raison du plus Fort ne
sera pas toujours la Meilleure.
S'il en est ainsi: mais par les plaines baignées de sang, les ravages du
feu et de la peur,
Par le grondement déchirant de la Guerre des Guerres, les Morts si
doublement chéris...
Notre Victoire est une immense défaite, et elle se moque de nous alors
que nous nous félicitons.
La Victoire ! Il ne peut y en avoir qu'une seule, célébrée dans chaque
pays:
Nous qui étions adversaires nous nous tenons aujourd'hui au côté de tous
nos morts;
Et dans le silence de notre douleur réciproque, les mains se rejoignent.
Le Triomphe! Oui, quand renaissant de leurs cendres dans la gloire de
leur résurrection
Les âmes de ceux qui se sont sacrifiés guident nos cœurs vers la paix,
Frères d'infortune, d'une voix universelle, Nous clamerons que la Guerre
disparaitra.
La Gloire! Oui, quand de la plus sombre défaite naitra la plus éclatante
victoire;
Quand par-dessus les champs ensanglantés s'élèvera une étoile qui ne
déclinera jamais:
Ensuite, et seulement alors, nos Morts sauront qu'ils ne sont pas tombés
en vain.
Quand nos petits-enfants parleront de la Guerre comme d'une folie qui
aurait pu être évitée;
Quand nous accepterons de Dieu cette épreuve, et arborerons d'un océan à
l'autre
Au nom des Morts la bannière de la Paix ... Cela sera la Victoire. »
Un célibataire
« Pourquoi garder une vache quand je peux acheter, dit-il, le lait dont
j'ai besoin ? »
Je voulais lui cracher dans les yeux d'égoïsme et d'avidité ;
Mais je ne le fis pas, car il était plus fort que moi.
Je lui dis : « C'est notre destin humain, pour le meilleur et pour le
pire,
Que l'homme et la servante s'aiment et s'accouplent, et que les petits
enfants tètent.
Bien sûr, si vous êtes moins qu'un homme vous ne pouvez pas faire ce que
nous pouvons.
« Tant de servantes aimantes se marieraient, et seraient de
merveilleuses mères. »
« J'achèterai l'amour que je veux, dit-il, pas de gamins méchants pour
moi. »
. . . J'espère que le diable attisera bien pour lui un enfer spécial.
CANADIENNE ET QUÉBECOISE : QUÉBECOISE
Jovette Bernier61
J'abdique tout
Je ne suis plus qu'un peu de chair qui souffre et saigne.
Je ne sais plus lutter, j'attends le dernier coup,
Le coup de grâce et de pitié que le sort daigne
Assener à ceux-là qui vont mourir debout.
J'abdique tout. J'ai cru que la cause était belle
Et mon être a donné un peu plus que sa part ;
La mêlée était rude et mon amour rebelle,
Ma force m'a trahie et je l'ai su trop tard.
Je suis là, sans orgueil, sans rancœur et sans arme ;
Mais l'espoir têtu reste en mon être sans foi,
Même si je n'ai plus cette pudeur des larmes
Qui fait qu'on a l'instinct de se cacher en soi.
La vie âpre, insensible, a vu ma plaie béante
Et tous les soubresauts qui ont tordu mon corps ;
J'ai crispé rnes doigts fous aux chairs indifférentes.
Mon amour résigné a pleuré vers la mort.
Qu'elle vienne, la mort, celle des amoureuses,
La mort qui vous étreint comme des bras d'amant,
Et qu'elle emporte ailleurs cette loque fiévreuse
Qu'est mon être vaincu, magnifique et sanglant.
François Charron62
Mystère
L'écrivain ne vous accorde pas
Il vous conduit à cet usage inconcevable où personne ne vous donne la
parole
Il ne sait plus se taire
Il ne vous promet pas la fin des injustices et le juste châtiment
Il vous confie personnellement qu'il n'y a pas d'ici-bas
Il vous prend et vous froisse
Sa saison ne se conserve pas
plus d'assermentés là-haut
Une dissémination
Un dessaisissement pour donner les couleurs
Une forme qui brûle de curiosité et d'émerveillement
Elle nous croit
Elle pense à nous
Et je n'en ai pas la moindre idée
Une affirmation tout à fait inhabituelle de l'idée
Je ne pouvais plus espérer qu'elle m'attende encore
Octave Crémazie63
Le Canada
Il est sous le soleil une terre bénie,
Où le ciel a versé ses dons les plus brillants,
Où, répondant ses biens la nature agrandie
A ses vastes forêts mêle ses lacs géants.
Sur ces bords enchantés, notre mère, la France,
A laissé de sa gloire un immortel sillon,
Précipitant ses flots vers l'océan immense,
Le noble Saint-Laurent redit encor son nom.
Heureux qui la connaît, plus heureux qui l'habite,
Et, ne quittant jamais pour chercher d'autres cieux
Les rives du grand fleuve où le bonheur l'invite,
Sait vivre et sait mourir où dorment ses aïeux.
Le drapeau de Carillon
Ô noble et vieux drapeau, dans ce grand jour de fête, [... ]
Nos regards savent lire en brillants caractères
L'héroïque poème enfermé dans tes plis. [... ]
Ô radieux débris d'une grande épopée !
Héroïque bannière au naufrage échappée !
Tu restes sur nos bords comme un témoin vivant
Des glorieux exploits d'une race guerrière.
Alfred Desrochers64
Le cycle des bois et des champs
Je suis un fils déchu de race surhumaine,
Race de violents, de forts, de hasardeux,
Et j'ai le mal du pays neuf, que je tiens d'eux,
Quand viennent les jours gris que septembre ramène.
Tout le passé brutal de ces coureurs des bois,
Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cages,
Marchands aventuriers ou travailleurs à gages,
M'ordonne d'émigrer par en haut pour cinq mois.
Et je rêve d'aller comme allaient les ancêtres ;
J'entends pleurer en moi les grands espaces blancs,
Qu'ils parcouraient, nimbés de souffles d'ouragans,
Et j'abhorre comme eux la contrainte des maîtres.65
Chaussé de bottes de sept lieues...
Chaussés de bottes de sept lieues
Buvons à ton chapeau de coyote rayé
Ma douce ma voix ma rivière
Ma rayonnante scriboulinante
Mon anti-satanique rataplanche
Ma Grande Ourse ma Bételgeuse
Mon astragale ma vlimeuse
Ma charmante désincarnée
Ma divertisseuse invétérée
Ma discoureuse de temps qui s'arrête
Entre tes doux bras d'élégance
Tu me slimouchines
Tu me karpates
Ma sidérapante mon envolée
Ma non-catalepsie dans les radiations
Engouffrées au point chaud
Ma rembourrade ma contorsionnée
Ma grégorienne bleu-baiser
Ma sauterelle grande traverseuse
De Terre-Neuve jusqu'en Alaska
Tu me ritournelles des chants sacrés
Ma loveuse mon escoflambeuse
Certains soirs d'orignaux apaisés
Quand je compte sur toi
Comme sur mes doigts d'orteils
Hissé jusqu'à la finesse
De ton âme qui luit claire
De scrimalimeuse de ciboulette
De belle vie que nous menons
Hector de Saint-Denys Garneau66
C'est là un appui
Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise
Et mon pire malaise est un fauteuil où l'on reste
Immanquablement je m'endors et j'y meurs.
Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l'équilibre impondérable entre les deux
C'est là sans appui que je me repose.
Gérald Godin67
Cantouque menteur
les Louis Riel du dimanche
les décapités de salon
les pendus de fin de semaine
les martyrs du café du coin
les révolutavernes
et les molsonnutionnaires
mes frères mes pareils
hâbleurs de fond de cour un jour
on en aura soupé
de faire dans nos culottes
debout sur les barricades
on tirera des tomates aux Anglais
des œufs pourris des Lénine
avant d'avoir sur la gueule
la décharge de plombs du sergent Trudeau
du royal Vanndouze
à l'angle des rues Peel et Saint'Cat
c'est une chanson de tristesse et d'aveu
fausse et menteuse comme une femme
et pleureuse itou avec un fond de vérité
je m'en confesse à dieu tout-puissant
mon pays mon Québec
la chanson n'est pas vraie
mais la colère si
au nom du pays de la terre
et des seins de Pélagie
Alain Grandbois68
Pris et protégé
Pris et protégé et condamné par la mer
Je flotte au creux des houles
Les colonnes du ciel pressent mes épaules
Mes yeux fermés refusent l'archange bleu
Les poids des profondeurs frissonnent sous moi
Je suis seul et nu
Je suis seul et sel
Je flotte à la dérive sur la mer
J'entends l'aspiration géante des dieux noyés
J'écoute les derniers silences
Au-delà des horizons morts
Charles-E. Harpe69
Homme, que viens-tu faire...
Homme, que viens-tu faire en ce monde barbare,
Sans fusil sur l'épaule, avec le rêve au poing,
Et ton cœur langoureux comme un son de guitare ?
Ton langage est de ceux qu'ils ne comprendront point.
Tu chercherais en vain, dans cette foule amère,
L'appui d'une âme habile à soulager ton front
Que l'on sent lourd du raisin bleu de la chimère :
S'ils ne t'ignorent pas, ils te massacreront.
Ta chanson est pareille à la source d'eau vive,
Se frayant un chemin dans le roc du vallon
Pour n'abreuver que le jonc fauve de la rive
Et que le sable étouffe au gré de l'aquilon.
Tu secoueras le rire à ta mine pâlotte.
Puis croyant voir surgir, sans plume et sans mousquet,
Le fantôme éperdu de l'ombrageux Quichotte,
Ton nom sera sifflé comme un méchant roquet.
À quoi bon dépenser ta peine et ton courage
À souffler dans un cor par les siècles rouillé ?
Roland ne hante plus l'écho du paysage
Que des festins d'hyènes ont à jamais souillé.
En vain chercherais-tu l'amour des pastorales
Dans ces hameaux de leur chaume découronnés.
Les rayons irisés des brumes vespérales
Ne s'étendent qu'au bord des nids abandonnés.
L'orage a dévasté le sol fécond des plaines,
Où la lune, en frôlant la houle des blés mûrs
Et les étangs lustrés comme des porcelaines,
Prolongeait sur nos soirs un mirage d'azur.
Fini le temps des madrigaux, des villanelles,
Des aveux chuchotés derrière un éventail ;
Les amants de Watteau, pâmés sous les tonnelles,
Sont comme les dieux morts d'un rutilant vitrail.
Mortes sont au jardin la rose et l'églantine
Sur le tombeau d'Elvire, où pleure un rossignol
Comme un suprême adieu du cœur de Lamartine.
Qu'on a tué pour en faire un grand Guignol.
Ils ont mis de la poudre aux jonctions des âmes,
En poussant sur la Tour des cris ensorcelés ;
Ils ont réduit l'Art pur en un monceau de flamme
En le crucifiant au fil des barbelés.
Tu ne peux mesurer la force de leurs armes :
Remonte la colline avec tes yeux d'enfant
Et ton cœur débordant de sagesse et de larmes
Pour engourdir ta peine aux sons de l'olifant !
Félix Leclerc70
L'alouette en colère
J'ai un fils enragé
qui ne croit ni à Dieu
ni à diable
ni à moi.
J'ai un fils écrasé
par les temples à finance
où il ne peut entrer
et par ceux des paroles
d'où il ne peut sortir.
J'ai un fils dépouillé
comme le fut son père
porteur d'eau
scieur de bois
locataire
et chômeur
dans son propre pays.
Il ne lui reste plus
qu'la belle vue sur le fleuve
et sa langue maternelle qu'on ne reconnaît pas.
J'ai un fils révolté un fils humilié
un fils qui demain sera un assassin.
Alors moi j'ai eu peur
et j'ai crié à l'aide, au secours, quelqu'un !
Le gros voisin d'en face
est accouru armé grossier étranger
pour abattre mon fils une bonne fois pour toutes
et lui casser les reins
et le dos
et la tête
et le bec
et les ailes
alouette
ah...
Mon fils est en prison
et moi je sens en moi
dans le tréfonds de moi pour la première fois
malgré moi malgré moi
entre la chair et l'os
s'installer la colère...
Jean Aubert Loranger71
Je regarde dehors par la fenêtre
J'appuie des deux mains et du front sur la vitre
Ainsi, je touche le paysage,
Je touche ce que je vois,
Ce que je vois donne l'équilibre
À tout mon être qui s'y appuie.
Je suis énorme contre ce dehors
Opposé à la poussée de tout mon corps ;
Ma main, elle seule, cache trois maisons.
Je suis énorme, Énorme...
Monstrueusement énorme,
Tout mon être appuyé au dehors solidarisé.
Pierre Morency72
*Homme, que viens-tu faire...
J'écris l'étroite maison rouge où passent des coulicous. Un homme avec une femme avec un enfant s'avancent dans un matin chargé d'impatientes. C'est un éveil à saveur de batture ; la largeur du ciel débonde la tête matinale. Il y a aussi le ventre du canot, son glissement de baume, la voie qu'il imprime dans le cœur. En contre-haut légèrement, la vie furtive du moqueur et son dernier tonnerre quand le renverse cet éclair épervier. Je ne parle pas. J'écris la saveur des premiers répertoires et dans le même souffle la plus dure flèche du carquois. J'écris ce qui chantait, ce qu'on attend au bord des fleuves, j'écris le claquement des canifs, l'escadrille qui fauche, j'écris un petit torse d'avenir, une poitrine consumée.
Fernand Ouellette73
Naufrage
Immobile mais balisée par des odeurs,
cherchant la proie jusqu'à l'ange :
elle s'étendit sur le drap froid
parfaitement fleuve parsemé de joncs fauves.
Dans un éclair ma vie s'y déposa,
vif corbeau dans la moisson dolente.
Ainsi se laissa-t-elle assaillir et dévaster
sous les cris des mains
et polir par la langue dans les ombrages.
Quand sur le flanc elle revint,
comme une amphore de la flamme,
sa peau était ici et là moirée et mauve
de pensées en naufrage.
Elkahna Talbi74
Le rituel de grand-mère
Le rituel de grand-mère
débute avec l'eau sur les pieds
les mains les avant-bras le visage
elle répète trois fois
avec un soupçon de Dieu est grand
savon invisible pour la rassurer que tout soit propre
suivi de l'abandon la parole en mantra
le corps s'affaisse pour que l'âme s'élève
ma crainte effroyable de passer par erreur devant son tapis
de briser le fil entre elle et Dieu
car la Mecque a posé sa direction au-dessus des escaliers
qui mènent à mon rituel télévisé
alors, j'observe discrètement les mouvements de Mimi
pour savoir comment ça finit
debout penchée debout
mains sur les côtés de la tête
front à genoux front debout penchée debout
front à genoux front à genoux
index sur le genou ainsi que le fameux salut à chacune de ses épaules
pour s'assurer que le diable n'y est pas
suivi des mains qui passent sur son visage
de retour au salon elle pose sur moi ce regard qui dit
c'est bon tu peux passer
le fil est rompu jusqu'à la prochaine fois.
CARAÏBES ANGLOPHONES : ANTIGUA-ET-BARBUDA
Shabana Hunte75
Chère Miss Brute
Elle regarde dans le miroir
Je lui dis qu'elle est moche
Elle met une robe
Je lui dis qu'elle est grosse
Elle me raconte ses problèmes
Je lui dis de me lâcher
Elle pose sa lame de rasoir
Je la ramasse
Tout ce qui est bon
Je le lui vole
Sans le moindre remords
Du moins aujourd'hui
Car je sais une chose
C'est qu'elle me pardonnera
Elle a un cœur immense
Trop grand pour rester tranquille
Brisé comme du verre
Elle est seule
C'est une victime
Je suis une brute
Non je ne suis pas fière
De ce que j'ai fait
Car je suis une brute
Et une victime en même temps
Wilindean Inniss76
Mon masque
J'en ai si gros sur le cœur
Que je ne peux plus penser droit
Personne ne comprend
Je ne suis pas démonstratif je me cache derrière les sourires
Que j'appelle un masque
Et parle si aimablement
Qu'ils ne voient pas la blessure qui est en moi
Je suis devenu tellement introverti et isolé
De ceux que je pensais connaître
Que j'ai atteint la condition
D'ennemi permanent
Kimolisa Mings77
Dans le noir
« Chante ! »
Le mot déchira le silence.
Un silence aussi épais que l'obscurité qui nous enveloppait.
Une obscurité habitée par des gens tout aussi obscurs.
« Chante et libère-nous de ces fers,
de notre misère, de notre peur, de notre réalité ! »
L'exhortation était adressée non à moi mais à une femme
assise à quelque distance.
Sa voix alors s'éleva comme un soleil,
régulière et lente, réchauffant nos âmes.
La clarté de sa voix était comme une goutte de rosée
qui magnifie les lignes d'une feuille sur laquelle elle brille.
Sa voix était belle comme une orchidée,
et comme une orchidée c'était un parasite,
mais au contraire d'un arbre ou d'une plante
elle tirait sa subsistance de son âme.
Et pourtant ce n'était pas assez.
« Stop, stop, STOP !!! »
« Je ne veux pas entendre une musique douce
comme une mangue mûre ou
une canne à sucre fraîchement coupée. »
« Je veux entendre un chant riche en douleurs
comme en triomphes, un chant trempé
par les larmes d'hommes courageux
et la tristesse de leurs femmes. »
« Je veux notre chant. »
Le silence s'étira comme un coucher de soleil sous un lourd ciel
nuageux.
Puis le chant commença, un chant que nous connaissions tous.
Un chant qui avait fait monter des larmes aux yeux de rois.
Un chant capable de donner du courage aux plus lâches.
Le chant était contagieux, se répandant d'homme à homme
et de femme à homme comme une grande maladie
dans les profondeurs de la jungle.
Peu après des voix montèrent dans le noir,
vibrations réfractées contre des murs invisibles où elles s'étaient
heurtées
ou contre des corps.
À ce moment-là nous étions un.
Une voix. Un peuple. Vers un même lieu.
Et depuis ce moment-là nous resterons un peuple.
Un peuple dans le noir.
Imparfaite
Je ne suis pas parfaite.
Je ne suis pas harmonieusement
faite d'os, de muscle, de sang, d'organes et de nerfs.
Mon imperfection est si évidente,
ne vois-tu pas ?
Je ne suis pas parfaite.
Je ne marche pas souvent dans la lumière de l'assurance,
la moitié du temps je frémis d'inquiétude
tandis que je vais en aveugle dans l'inconnu.
Ne sens-tu pas mes peurs ?
Je ne suis pas parfaite.
Je ne pourrai jamais être parfaite car le mot lui-même
est un concept sans exemple dans la réalité,
sans existence en ce monde.
Toute fleur a son défaut,
toute personne a ses faiblesses
et pourtant tout, tout le monde est parfait en son imperfection.
Dans mon imperfection, j'ai la possibilité de grandir, de parvenir
au-delà des limitations que je m'impose à moi-même,
qui me sont imposées par autrui.
Je ne suis pas parfaite.
Je suis glorieusement
imparfaite.
Tic Tac
Tic tac
J'entends mon Horloge biologique
Effacer Les gamètes que j'ai En nombre limité.
« T'as pas Encore d'enfant ? »
Il me regarde comme un sol fertile où planter sa graine.
Je le regarde comme s'il essayait de semer une mauvaise herbe
Dans mon jardin bien entretenu.
« Passe ton chemin, Jeune homme »,
« Tu n'as pas Deux, cinq, huit enfants, mon frère ? »
« Pouah » sont les pensées qui me piquent le dos de la langue,
demandant
À sauter par-dessus bord et à plonger Dans leur oreille
Pour nager dans la matière grise qu'ils appellent un cerveau.
Et pourtant l'horloge Tic-taque...
Tic tac
Tic tac.
M * à l'horloge. Balance-la à la poubelle.
Réduis-la en morceaux pour te délivrer de cette prison.
La prison des attentes d'autrui
Dues au fait que je suis femme
Et en tant que telle dois enfanter !
Enfanter ?
Enfanter ?!?!
Hélas, mon existence tout entière en un clin d'œil a été
Réduite à un ventre ambulant.
Je veux...Respirer, inhaler, expirer,
Comprenez-moi bien.
Alors je pourrais juste laisser le temps filer,
Laisser l'horloge s'arrêter, ignorer la pitié
Dans les yeux d'autrui, le venin dans e regard de parents excédés,
Les lamentations e la famille et des étrangers
Parce que je ne laisse pas mes gènes
Vivre au-delà de mon corps.
Extraire cette horloge de mon ventre et respirer. Inhaler. Exhaler.
Respirer.
Alors...Alors je verrais un enfant,
Un bébé à la tête brimbalante
Ou un enfant de sept ans dégingandé
Commençant juste à raisonner, et...
Et je pose la main sur mon ventre.
Et j'imagine un petit moi avec un petit quelque chose en plus.
Et...et je pense que peut-être, peut-être je pourrais être
Une maman pour quelqu'un.
Tic tac
Tic tac
Tic
Tac
CARAÏBES ANGLOPHONES : BAHAMAS
Tanicia Pratt78
Toutes nos mères
Toutes nos mères ont collé des morceaux de papier kraft sur nos têtes
avec leur salive,
ont sucé la morve de nos narines,
ont enroulé leurs doigts autour de nos gorges dans l'espoir que nous
trouvions notre propre voix.
Toutes nos mères ont rêvé d'être des femmes dangereuses, aux membres
déliés et aux langues comme des épées,
avant d'être chargées de maris et d'enfants d'autres femmes.
Elles nous ont dit de ne jamais être comme elles.
Elles nous ont appris à ne jamais nous éloigner de nos proches.
Toutes nos mères ont semé des graines, tous leurs fardeaux ont fait
pousser des mauvaises herbes,
Des broméliacées ont poussé dans nos poitrines, étouffant notre propre
potentiel.
CARAÏBES ANGLOPHONES : BARBADE
Kamau Brathwaite79
Pain
Lentement, le rêve blanc lutte pour la vie
Des mains façonnent le sel et les champs de maïs étrangers
La chair froide pétrie par les doigts
Est prête pour le charbon de bois de l'épouse noire
De chaleur, les années de verdure dorment dans le volcan.
Le rêve devient plus dur.
Il prend forme comme une grenouille-taureau.
Les soleils se lèvent et les électrons le touchent.
Les murs fondent en brun. Ils deviennent croustillants et crépitent.
Le tranchant du couteau du four qui respire.
Le bruit de la boutique. Le bruit du fermier. Le marché.
Sur cette dalle de seigneur. Sur cette table avec sa toile cirée
Sur cet autel d'os.
Ce sacrifice d'Isaac. Mort chaude. Marchandise chaude.
Plus qu'une marchandise usée
La vie elle-même. Le rêve du sol lui-même
La chair du dieu que tu brises. Paix à tes lèvres. Conflit
Des multitudes qui hurlent tout le jour après leur sauveur
Qui ont besoin de ses miettes comme du poisson. vacillant à travers leur
élément vert
ont besoin d'une sagesse vaste et transparente
pour garder leurs gémissements en vie et ce pain là.
La vie maintenant arrêtée.
De plus en plus d'eau ajoutée.
Le rêve moins clair.
Le sol plus lointain.
Sa prière de table.
Bénédiction des lèvres.
Plus difficile à atteindre avec des sous.
Le couteau qui aurait dû le couper.
Les mains qui auraient dû briser sa victoire
De croûtes à ta gorge.
Balaam observant avec des yeux rouges qui suintent.
Les rats ne trouvant que cette jeune enveloppe vide
Aiguisant leurs cliquets.
Ta femme sortant dans les rues.
Cherchant, cherchant
Ses pieds tapotant.
Les phares des automobiles observant, observant, arrondissant la forme
de sa ceinture.
Son dos nu
Enroulé dans la nuit, dans la nuit sans matin
Enroulé dans la mort, dans la mort sans vision
Enroulé dans la vie, dans la vie sans rêve
Mésongs
Et soudain, tu parlais des arbres
tombés noirs d'oiseaux derrière la colline
et verts comme l'herbe qui s'envole au soleil,
ô fille aveuglante
toute la cathédrale s'écrase dans ton dos
Pas le bleu de l'orthodoxie du jour
Mais un bleu comme l'intuition
La douceur de la nuit au matin
Ressentie ici... rappelée
Sous les sabots de la charrette
Guanahani XI
Comme les prémices - o odalies o adagios - des îles
de sous les nuages où j'écris le premier poème
Sa chaleur brune maintenant que nous les reconnaissons
Même à cette distance du tonnerre
Toujours sans bruit.
Tant d'espoir
Maintenant autour du cœur de l'éclair que je me mets à pleurer
Avec tant de bonheur, ce paysage familier
Un tel génie de couleur.
La forme de la baie. Le promontoire
Les landes sombres des chaînes de montagnes
Une porte s'ouvrant dans le ciel
Jusqu'à ces nouveaux bleus et ces jaunes endormis
Des verts - comme l'étreinte d'une mère
Comme l'enclos d'un amoureux
Comme des bancs de poissons migrant vers leur patrie.
Dans la lumière vive de l'attente.
La naissance de ces longues routes le long des rives d'Eleuthera,
S'enfonçant maintenant dans sa mémoire derrière nous
CARAÏBES ANGLOPHONES : BELIZE
Samuel Alfred Haynes80
Ô, Terre de Liberté
Ô, Terre de Liberté au bord de la Mer des Caraïbes,
Nous vouons notre humanité à ta liberté !
Aucun tyran ne s'attarde ici, les despotes doivent fuir
Ce havre de paix démocratique
Le sang de nos pères, qui sanctifie le sol,
A libéré de l'esclavage, bâton de l'oppression
Par la puissance de la vérité et la grâce de Dieu,
Nous ne serons plus des bûcherons.
Debout ! fils du clan des hommes de la baie,
Revêtez vos armures, libérez le pays !
Repoussez les tyrans, laissez fuir les despotes --
Terre de la Liberté au bord de la mer des Caraïbes !
La nature vous a béni d'une richesse incalculable,
Par-dessus les montagnes et les vallées où s'étendent les prairies ;
Nos pères, vaillants et audacieux,
ont repoussé l'envahisseur ; cet héritage est conservé
Du fier Rio Hondo au vieux Sarstoon,
À travers l'île de corail, au-delà du lagon bleu ;
Soyez vigilants avec les anges, les étoiles et la lune ;
Car la liberté viendra demain midi.
CARAÏBES ANGLOPHONES : LA DOMINIQUE
Manuel del Cabral81
Vieux pont
Mon rire est tellement intérieur
que je suis triste quand je ris.
Apprends-moi, vieux pont,
à laisser passer le fleuve.
Un air qui dure
Qui a tué cet homme dont la voix n'est pas enterrée ?
Il y a des morts qui montent à mesure que leur cercueil descend...
Cette sueur... pour qui meurt-elle ? pour quelle chose meurt un
pauvre ?
Qui a tué ces mains ?Un homme n'a pas assez de place dans la mort !
Il y a des morts qui montent à mesure que leur cercueil descend...
Qui a couché sa stature si bien que sa voix est immobile ?
Il y a des morts comme des racines qui enfouies... donnent des fruits
aux ailes.
Qui a tué ces mains,cette sueur, ce visage ?
Il y a des morts qui montent à mesure que leur cercueil descend...
Héctor Incháustegui Cabral82
Invitation à ceux d'en haut
(...)
Je vous ai invités de bonne foi, et qu'allons-nous vous faire ?
Mais, croyez-moi, je souffre beaucoup avec les petits animaux
quand ils sont blessés ou malades,
la mule avec sa patte brisée me brise le cœur ;
l'avarice et l'incompréhension me font aussi verser des larmes amères,
quelques larmes que je réserve pour cette heure pathétique
où la femme nous demande ou bien un peu de larmes
ou bien un brin de récitation...
Mais tant mieux, restez là-haut, avec vos galons et vos livres de
comptes
chargés des sueurs d'autrui,
nous autres ceux d'en bas nous avons quelque chose qui croît et
fructifie,
qui naît sans que nous sachions comment
et ne meurt jamais : la haine et le mépris...
En outre, nous comptons sur votre attachement à la vie,
et c'est pourquoi nous sommes querelleurs
et portons sous le manteau des journaux pliés de telle façon
que vous voyiez que nous sommes armés jusqu'aux dents.
Nous avons inventé les intoxications et les grèves,
les voleurs et les assassins qui ne laissent aucune trace,
les prostituées vêtues de noir qui font payer leur virginité chaque
jour ;
les lutins, les banqueroutes, les fantômes,
les folies, les paranoïas,
les cyclones, les vitamines,
tout ce qui vous fait peur, nous l'avons inventé, nous, ceux d'en bas,
ceux de l'indiscret microscope,
ceux de la longue petite annonce,
ceux du balai,
ceux de la patience,
ceux du télescope et ceux du grill.
Victor Andrès De Oléo83
Du verbe solitude
La solitude ouvre des cratères et poignarde le passé
dans la maison creuse pleine de meubles
de poussière et de souvenirs ;
l'écho perpétuel du silence traque la mort
cachée dans la faim
dans la mélancolie
dans la soif
et quand tout est arraché le néant l'embrasse
et le néant n'est plus qu'un toute nouvelle
blessure ancienne
le visage d'un démon
l'horizon déchiré
le désir flétri
le rêve qui le peint sur tous les murs
dans le ciel
dans l'eau
dans les pupilles
et il s'en va
tu ne te reconnais plus
car tu n'existes que dans son regard
Éternité
J'erre à travers les blessures vaincues de mes doigts
Je ne suis rien d'autre que mon propre dieu
et j'ai oublié les prières que j'ai faites
quand j'étais captif dans l'air ridé ;
il n'y aura pas de trou d'aiguille pour dormir ce soir
ni de chemin pour revenir si le sang de ma mère pleure ;
le temple sait que nous sommes tous morts
et pourtant je veux mourir pour toujours
Lis
Tu entres dans la poésie comme quelqu'un qui l'ouvre de ses doigts,
et elle veut te tisser dans les os d'une plage,
te faire bondir de ses paupières,
franchir les récifs de chaque syllabe ;
tu ris et les vagues découvrent,
pourquoi elles laissent des strophes dans le sable,
avec les vers et les bulles que l'eau offre à ton nom,
c'est pourquoi ta bouche, avec toutes ses pirouettes,
est un sonnet pour saler,
le vent qui nous raconte les rythmes des Caraïbes ;
aujourd'hui ta silhouette sera le blues de Darío,
les rimes de Bécquer, les hérauts de Vallejo,
le voyage de la mer,
aujourd'hui les sirènes rythment le temps,
te recréent dans le chant solaire,
chantent que tu portes en ton sein,
la musique de tous les poèmes.
Exode
J'ai trouvé un morceau du jour
et le temps a trouvé un morceau de moi
dans cette cage d'occasions perdues.
Parce que l'homme est anéanti
quand la lumière se sépare de l'horizon
parce que l'homme est une coquille
quand le principe est la survie.
Le vertige des horloges
est le gaspillage des os
combien de baisers meurent avant l'heure inaperçue ?
Et là, l'homme rampe
où rien ne l'attend
car il ne reste que le miroir de ses jambes brisées
l'immensité de ses mains vides.
CARAÏBES ANGLOPHONES : GRENADE
Gem Belfon84
A mes camarades morts *
Pour mes camarades morts je ne crie pas vengeance Car leurs vies
n'avaient pas de prix
Ce n'est point par le sang que l'on rachète
La vie de ceux qui sont morts pour leur pays.
Les assassins ne peuvent payer pour eux de leurs propres vies
Le seul tribut digne d'eux est le bonheur de notre peuple
Qui plus est, mes camarades ne sont ni morts ni oubliés.
Ils vivent aujourd'hui plus que jamais
Et leurs assassins verront avec horreur
L'esprit victorieux de leurs idées se lever de leur poussière.
Il y a une limite aux larmes que nous pouvons verser sur la tombe de nos
camarades
Pour notre patrie et sa gloire
Un amour qui ne fléchit jamais, ne perd espoir ni ne faiblit
Car les tombes des martyrs sont les plus hauts autels de notre
révérence.
Dépouilles aimées vous qui furent l'espoir de mon pays
Touchez mon cœur de vos mains glacées
Versez sur mon front la poudre de vos ossements.
Soupirez à mon oreille, chacune de mes plaintes
Deviendra les larmes d'un tyran
Entourez-moi allez et venez autour de moi
Pour que mon âme reçoive votre esprit
Et accordez-moi l'honneur de vos sépulcres
Car les larmes ne suffisent pas quand on vit dans l'infâme servitude.
Léon « Bogo » Cornwall85
Oh Dieu Viol Viol
Les violeurs économiques de notre pays
Nous abaissent par la violence
Les flics et l'armée
Idées et théories nous imposent le silence.
C'est un viol, ô dieu, un viol
Eux dessus, nous dessous
Tout pour eux, nous les rendons
Riches, nous restons pauvres.
(...)
Que de millions ils ont empochés
Quelle misère nous avons reçue
Oh peuples antillais il faut se réveiller
Ne laissons plus les politruciens2 nous carotter.
(...)
Trinidad riche en pétrole
Deux milliards de dollars d'actifs des conglomérats étrangers
Qui pompent comme des fous furieux
Citoyens c'est un viol et un meurtre
Ah voyez le Guyana sous régime martial
La bauxite et le sucre sont maintenant à eux
Suivez l'exemple vous qui souffrez
Cessons les lamentations et les larmes :
(...) Peuples des pays exploités des Antilles
Chassez les violeurs de nos terres
Laissons une empreinte ineffaçable sur le sable du temps
Et rendons plus beaux nos chers pays.
CARAÏBES ANGLOPHONES : GUYANA
David Dabydeen86
Chanson de l'esclave
Attache-moi les mains
Perce-moi les yeux
Sors-moi les dents
Pour que je ne morde pas
Mets des chaînes autour de mon cou
Fouette-moi les pieds fermement
Mets ton chien en garde
Du matin au soir -----
Mais tu ne peux pas empêcher ma bite de se noyer dans la mine d'or
Ne peux pas empêcher ma bite d'éclabousser au soleil !
Fouette-moi jusqu'au sang
Jusqu'à
Dites-moi que je suis un animal
Un orang-outan d'Afrique
Dis-moi que je suis un cannibale
Pour seulement massacrer ou pendre
Arrache-moi une lèvre
Une oreille et une jambe ----
Mais tu ne peux pas empêcher ma bite de tremper dans le pot de miel,
Dégoulinant au sommet et heureux comme un Hottentot !
Regarde comme elle saute de buisson en buisson comme un crapaud noir
À la recherche d'un point d'eau
Aveuglée par l'éclat du soleil, la langue comme un bol de poussière
Regarde comme elle sirote longuement, abondamment et lentement !
Jusqu'à ce qu'elle soit gonflée et lourde, têtue, hébétée, endormie
Comme un serpent de Camouflet après avoir avalé un veau, allongé dans
l'herbe, satisfait
Plein de paix...
L'hibiscus fleurit, une brise fraîche souffle
Et d'une colline, une eau coule
Les canaris chantent doucement et bas...
C'est ainsi, quand on ne rêve pas de sa mésange rose,
Laissé une marque de dents comme un tatouage sur sa gorge !
Elle m'a donné ça
Elle m'a donné une femme
Un an d'amour ou un pieu brûlant,
J'aurai toujours la vie...
Martin Carter87
La colonne de feu brille rouge
Et donc si vous me voyez regarder vos mains
écouter quand vous parlez, marcher dans vos rangs
vous devez savoir
je ne dors pas pour rêver, mais je rêve pour changer le monde.
C'est l'heure des ténèbres, mon amour.
C'est la saison de l'oppression, du métal noir et des larmes.
C'est le festival des armes, le carnaval de la misère.
Partout, les visages des hommes sont tendus et anxieux.
Qui marche dans la nuit noire ?
Dont la botte d'acier piétine l'herbe fine ?
C'est l'homme de la mort, mon amour, l'étrange envahisseur.
Il te regarde dormir et vise ton rêve.
Voilà ce qu'ils font de moi
Ils me mettent en prison, me cachent
Ils coupent le monde, coupent le soleil
Ils obscurcissent la terre, noircissent la fleur
Ils étouffent mon souffle et espèrent que je mourrai !
Si je ne vis pas assez longtemps pour voir ce jour, mon fils le verra.
S'il ne voit pas ce jour, son fils le verra.
Et il viendra encercler le monde comme un feu.
Il viendra sur cette terre et sur toutes les terres.
Et quand il viendra, je reviendrai à la vie,
Je rirai à nouveau et je sortirai de cette prison.
Il y en avait qui couraient d'un côté
Il y en avait qui couraient d'un autre côté
Il y en avait qui n'ont pas couru du tout
Il y en avait qui ne courront plus.
Et j'étais avec eux tous, quand le soleil et les rues ont explosé.
Enfant, il y a un instant d'amour,tu dansais dans les yeux de la femme
qui t'a créé. L'instant d'après, comme le blé innocent qui a fait la
miche de pain qu'elle t'a envoyé chercher, dans ce champ de terre
labourée par le cœur, tu as été battu !
J'ai enfin commencé à comprendre l'origine de notre vilenie.
Je continue à travailler pour une tempête,
une sorte d'écriture de nouvelles dates dans notre calendrier et notre
livre ignobles.
Jusqu'à ce que je recueille
Son filet de ficelle filtrera la vague liquide
et prendra les poissons d'argent des profondeurs.
Mais je n'ose pas plonger trop loin
de peur de ne ramener à l'air que du sable et des coquillages
de peur de ne ressusciter que des ossements à la lumière.
Je ne suis pas un soldat
Je ne suis pas un soldat avec un fusil froid sur l'épaule
ni un chasseur d'hommes, ni un chien humain de la mort.
Je suis mon poème, je viens à toi avec une joie particulière
En cette aube pleine d'espoir de la terre, je me lève avec toi, cher
ami.
CARAÏBES ANGLOPHONES : JAMAÏQUE
Bob Marley88
Africa Unite
Car nous déménageons droit de Babylone
Pour aller vers la terre de notre père
Que c'était bon et plaisant
Avant Dieu et l'homme
De voir l'unification de tous les Africains
Comme cela a déjà été fait
Nous sommes les enfants du Rastaman
Nous sommes les enfants du Higher man
Afrique unis-toi, car les enfants veulent rentrer à la maison
Afrique unis-toi, car nous déménageons droit de Babylone
Pour aller vers le terre de notre père
Que c'était bon et plaisant
Avant Dieu et l'homme
De voir l'unification de tous les Africains
Comme ca a été déjà fait
Je te dis qui nous sommes sous le soleil
Nous sommes les enfants du Rastaman
Nous sommes les enfants du Higher man
Afrique unis-toi
Unis-toi pour le bénéfice de ton peuple
Unis-toi c'est plus tard que tu ne penses
Unis-toi pour le bénéfice de tes enfants
Unis-toi c'est plus tard que tu ne penses
L'afrique attends ses créateurs
Afrique, tu es la pierre angulaire de mes ancêtres
Unis-toi pour les africains étrangers
Unis-toi pour les africains du pays
One Love
Un amour, un cœur
Réunissons-nous et sentons-nous bien
Entendez-vous les enfants pleurer
Disant : "Remercions et louons le Seigneur et je me sentirai bien"
Disant : "Unissons-nous et sentons nous bien"
Laisse-les dire toutes leur sales remarques
Il y a une question que j'aimerais vraiment poser :
Y a-t-il une place pour le pécheur sans espoir
Qui a blessé l'humanité juste pour sauver sa peau?
Crois moi, un amour, un cœur
Unissons-nous et sentons-nous bien
Comme ça l'était au commencement
Et comme ça le devrait être à la fin
Remercions et louons le Seigneur
Et je me sentirai bien
Unissons-nous et sentons-nous bien
Encore une chose,
Unissons-nous pour combattre cette sainte fin du monde
Car quand l'homme y arrivera, il n'y aura pas de destin tragique
Ayez pitié de ceux dont les chances s'amenuisent
Il n'y a pas de place cachée de la part du créateur
Un amour, que pensez-vous d'un seul cœur?
Unissons-nous et sentons-nous bien
Je plaide pour tout l'humanité
Oh Seigneur!
Remercions et louons le Seigneur
Et je me sentirai bien
Unissons-nous et sentons-nous bien
Remercions et louons le Seigneur
Rédemption
Vieux pirates oui ils m'ont volé
Et vendu aux bateaux d'esclaves
Quelques minutes après qu'ils m'aient attrapé de la plus profonde fosse
Par la main du Tout-Puissant
Nous avançons dans cette génération triomphante
Ne voudrais tu pas m'aider à chanter ces chansons de liberté?
Parce que tout ce que j'ai c'est des chansons de rédemption
Des chansons de rédemption
Émancipez-vous de l'esclavage mental
Personne d'autres que nous-mêmes ne peut libérer nos esprits
N'ayons pas peur de l'énergie atomique
Car personne ne peut arrêter le temps
Combien de temps encore tueront-ils nos prophètes?
Pendant que nous nous tenons à part et regardons
Certains disent que c'est juste un passage
Nous devons accomplir la prophétie
Ne voudrais tu pas m'aider à chanter ces chansons de liberté ?
Parce que tout ce que j'ai c'est des chansons de rédemption
Des chansons de rédemption
Hallelujah
Écoutez les enfants pleurer
Mais je sais qu'ils ne pleurent pas en vain
Maintenant les temps changent
L'amour fleurit à nouveau
L'odeur du printemps qui arrive doucement nous rappelle notre jeunesse
Mais maintenant, ce n'est pas la pluie qui arrose les cultures de canne
à sucre,
c'est la sueur du front d'un homme ; la force de notre dos
Nous devons continuer à vivre, vivre sur du temps emprunté :
Le temps de la gloire à Dieu !
Oui, vous pouvez entendre les enfants chanter : Le temps de la gloire à
Dieu !
Quand ils chantent encore et encore: Le temps de la gloire à Dieu !
Oh, « Gloire à Dieu » , c'est le chant du matin : Le temps de la Gloire
de Dieu ! Laissez-les chanter ; ne les laissez pas pleurer
Sur les rochers et les montagnes les moutons sont dispersés
Sur les collines et les vallées, on les trouve partout
Mais si nous portons nos fardeaux maintenant,
Toutes les afflictions doivent prendre fin d'une manière ou d'une autre
:
Allant de balancer le marteau, à tirer la charrue
Pourquoi ne nous laissez-vous pas vivre en harmonie ?
Nous aimons être libres comme des oiseaux se posant sur un arbre
C'est l'heure de la Gloire à Dieu l ! Oui, vous pouvez entendre les
enfants chanter
C'est l'heure de la Gloire à Dieu ! Oui, quand ils chantent encore et
encore
L'heure de la Gloire à Dieu ! Oh « Gloire à Dieu », c'est le chant du
matin
Laissez-les chanter ; ne les laissez jamais pleurer
L'heure de la Gloire à Dieu ! « Gloire à Dieu », c'est le chant du matin
Claude Mc Kay89
Le lynchage
Son esprit s'éleva en fumée vers les cieux.
Son père, par la plus cruelle des souffrances,
l'avait invité à se réfugier dans son sein une fois de plus ;
L'horrible péché restait impardonnable.
Toute la nuit, une étoile brillante et solitaire
(Peut-être celle qui l'avait toujours guidé,
Mais qui l'avait finalement livré aux caprices du Destin)
S'accrocha pitoyablement au-dessus du char oscillant.
Le jour se leva, et bientôt la foule mêlée vint contempler
le corps horrible se balançant au soleil :
Les femmes se pressèrent pour regarder, mais pas une
ne laissa transparaître la tristesse dans ses yeux bleu acier ;
Et des petits garçons, futurs lyncheurs,
dansèrent autour de l'effroyable créature dans une joie diabolique.
La maison blanche
Ta porte est fermée sur mon visage crispé,
Et je suis aussi acéré de mécontentement que l'acier ;
Mais je possède le courage et la grâce
De supporter ma colère fièrement et sans fléchir.
Les dalles du trottoir brûlent sous mes pieds,
Sauvage rongé par l'abrasion, dans la rue paisible ;
Et la passion me déchire les entrailles comme je passe
Où brille hardiment ta porte aux volets de verre.
Oh, je dois chercher la sagesse à chaque heure,
Au plus profond de mon cœur en colère, douloureux et à vif,
Et y trouver le pouvoir surhumain
De me contraindre à la lettre de ta loi !
Oh, je dois garder mon cœur inviolé
Du puissant poison de ta haine.
Décembre 1919
Hier soir, j'ai entendu ta voix, mère,
Les paroles que tu m'as chantées
Quand, petit garçon pieds nus,
Je me suis agenouillé contre ton genou.
Et des larmes ont jailli de mon cœur, mère,
Et ont traversé son mur,
Mais bien que la fontaine ait atteint ma gorge,
Les gouttes ont refusé de tomber.
Cela fait dix ans que tu es morte, mère,
Juste dix années sombres de douleur,
Et oh, j'aimerais seulement
Pouvoir pleurer une fois de plus.
Abandon à la française
Aucune petite peur servile n'entravera ma volonté.
Ce matin, j'ai le courage de dire :
Je serai paresseux, conquérant et immobile.
Je ne perdrai pas mes heures de labeur aujourd'hui.
Le monde extérieur rugissant, insouciant des âmes,
me laissera à mon rêve placide de repos.
Mes quatre murs me protègent de ses goules hurlantes.
Et toutes ses haines ont fui mon cœur tranquille.
Et je me prélasserai ici, me reposant, bien éveillé.
Mort au monde du travail, au monde de l'amour.
Je paresserai, satisfait, juste pour le plaisir de rêver.
Sans la moindre envie de penser ou de bouger.
Comme j'étais fatigué à mourir, comme j'étais fatigué !
Maintenant, pour une journée, je mets mes fardeaux de côté,
Et tel un enfant au milieu des prés,
Sous le soleil du sud, je m'allonge languissant,
Et je sens le lit qui m'entoure, si doux et profond,
Ma force suinte doucement de mes os creux,
Mon esprit inquiet dérive sans but vers le sommeil,
Comme s'adoucissant au son d'une chanson aux tons mélodieux.
Esclave
Oh, quand je pense à ma race de longue souffrance
Sous le poids des siècles méprisée, opprimée,
Esclavagisée et lynchée, à qui on refuse une place humaine
Dans le grand train de vie de l'Occident chrétien
Et déshéritée en Pays Noir,
Volée dans l'antique pays de sa naissance,
Mon cœur se fait malade de haine, devient comme plomb,
Pour ma race qui n'a pas de foyer sur terre.
Alors, du plus profond de mon âme, je crie
À l'ange de la vengeance de consumer
Le monde des merveilles de l'homme blanc :
Qu'il soit englouti dans les vastes entrailles de la terre,
Ou qu'il s'élève comme une fumée sacrificielle
Pour libérer mon peuple de son joug !
Louise Bennet90
Colonisation à l'envers
Quelle joyeuse nouvelle, mademoiselle Mattie !
J'ai l'impression que mon cœur bat la chamade.
Le peuple jamaïcain colonise.
L'Angleterre à l'envers.
Par centaines, par milliers.
De la campagne à la ville,
Par bateaux, par avions.
La Jamaïque est liée à l'Angleterre.
Ils ont quitté la Jamaïque.
Tout le monde a pour projet d'avenir.
C'est de trouver un gros boulot.
Et de s'installer dans la mère patrie.
Quelle île ! Quel peuple !
Hommes et femmes, jeunes et vieux.
Il suffit de faire ses valises.
Une histoire à l'envers !
Certaines personnes n'aiment pas voyager,
Mais elles font preuve de loyauté.
Elles sont toutes une agence ouverte et bon marché pour l'Angleterre.
Semaine après semaine, elles partent.
Ces compatriotes sont comme le feu,
Elles immigrent et peuplent.
Elles s'installent dans l'Empire.
Vu comme la vie est drôle,
Vu l'histoire ?
La Jamaïque vit comme du pain en boîte.
De la bouche d'un Anglais.
Car quand elles arrivent en Angleterre,
Elles commencent à jouer un rôle différent.
Certains se mettront au travail.
D'autres se contenteront de l'allocation chômage.
Jane dit que l'allocation chômage n'est pas si mal.
Parce qu'ils la paient.
Deux livres par semaine pour chercher un emploi.
Cela convient à sa dignité.
Je dis que Jane ne trouvera jamais de travail.
Vu comme elle a l'air,
Car elle reste toute la journée sur le canapé de tante Fan.
Et lit un livre d'amour.
Quel diable l'Angleterre ! Ils affrontent la guerre et bravent le pire,
Mais je me demande comment ils vont supporter
La colonisation à l'envers.
CARAÏBES ANGLOPHONES : SAINTE-LUCIE
Derek Walcott91
L'amour après l'amour
Le temps viendra où, avec allégant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l'autre
et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l'étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l'étranger qui t'a aimé
toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l'étagère les lettres d'amour,
les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
Sauf-conduit
Rilke fut emporté dans les cieux.
Puis ce fut le tour de Pasternak.
L'un fume avec le séraphin,
l'autre est revenu
cheminer dans les mares gelées
avec leurs saules aussi grands que des harpes,
sa mèche grise est celle d'un étalon,
son cœur pareil à celui d'Akhmatova,
à un cheval gris en hiver
qui, dans la neige épaisse et tourbillonnante,
alors que cette plage blanche devient plus blanche encore,
hennit et est ici92.
CARAÏBES ANGLOPHONES : TRINITÉ-ET-TOBAGO
Cecil Gray93
Contre le froid
Aussi bref que soit votre hiver, vous connaissez
les morsures, les piqûres et les tremblements de son froid
au plus profond de vos os. C'est dans ces moments glaciaux
quand les rêves sont figés que le passé s'embrase
comme un feu de cheminée.
Des étincelles jaillissent comme des plaisirs baignés d'instants dorés
les jours précédant la neige.
Vous détournez la tête et tentez de fuir le présent, l'étreinte
glaciale
de la saison engourdie, pour vous tourner vers des moments riches
où l'excitation partagée nous enivrait de joie
jusqu'à ce que nous reconnaissions que c'était plus que ça.
Mais rien ne peut ralentir le cycle
vers l'infertilité, tout comme le défilé de l'automne
avec ses drapeaux martiaux s'éteint.
Alors que vous contemplez les langues jaunes léchant
le bois de chauffage, une vieille palpitation
revient et vous vous sentez encore capable
de répéter les mêmes exploits.
Puis une rafale hivernale emporte ce rêve.
Pourtant, quand, à la fin, les feuilles rouillées, magenta et dorées
flottent
et tombent, détachées, tordues, comme la perte
inévitablement subie au fil des ans, il y a toujours la flamme du
souvenir
à contempler et à allumer une braise encore rougeoyante
pour se protéger du froid.
Vagues aux cheveux blancs
Il y a toujours des montagnes, des basses, des hautes,
la mer parée de joyaux et ses longues plages de satin
et partout une végétation luxuriante couvrant pentes et crêtes.
Nos îles n'offrent rien d'autre
que le monde remarquerait, enfilées comme un collier porté par l'océan
elles sont exposées toute la journée au soleil.
Alors les moqueurs disent que nous n'avons rien
rien que les livres appellent Histoire,
pas d'armées de jeunes hommes loyaux
envoyés pour tuer qui que ce soit,
pas de prétention à une place dans la mémoire d'un musée,
seulement des arbres en fleurs qui s'épanouissent librement.
Les flamboyants et les frangipaniers, le poui et le gaïac,
la casse rose et la pluie dorée ornent les collines comme des insignes
martiaux
mais les guerres sanglantes ne sont pas les nôtres
Et tandis que nous assistons aux bombardements, à la confiscation du
butin,
emballés avec soin et art
par des mots comme démocratie,
nous pouvons paraître lâches
puisque nous ne pouvons nous vanter des batailles
et des massacres qui confèrent la gloire.
Mais la rose de juin fleurit en paix,
le rouge du poinsettia n'est pas sang,
la barbe du casuarina ondule au gré du vent
et les palmiers royaux bordent les longues avenues
quoi qu'il arrive.
Ainsi, les vagues aux cheveux blancs rugissent d'applaudissements
en atteignant ces rivages, ces criques paisibles
sans armadas impériales,
sans trésors de conquêtes.
Elles se jettent sur le sable soyeux
étincelant comme des paillettes parsemées de soleil
le long de la baie, chuchotant leur joie
tandis que le monde en guerre maintient son cap
tirant, lorgnant l'acre de quelqu'un.
Une vie
Il avait attendu le train pour Demain
avec la même grimace sournoise sur le visage
serrant un sac fourre-tout gonflé de chagrin,
les yeux fixés sur l'avenir, quelque part ailleurs.
Il était resté là, se préparant à aller
là où ses effusions de mépris ne pourraient plus l'humilier
ni le blesser, laissant des marques visibles
comme si ses coups de fouet étaient alimentés par la haine.
Pendant des années, j'ai été témoin involontaire
de cet asservissement, incapable de comprendre,
jusqu'à présent, pourquoi il portait ce lourd harnais
flagellé par les réprimandes incessantes de son caprice.
Avec sa douleur, il cherchait un train rapide pour quitter A
ujourd'hui et se rendre à une station de bienveillance,
une sur le plan qu'il avait dans sa poche
sur lequel chaque arrêt était une caresse griffonnée.
Mais pour lui, aucun train de ce genre n'arrivait
et il ne trouvait aucun horaire avec des issues de secours.
L'amour le maintenait cloué au pilori, affaibli par chaque coup,
victime désemparée d'une dévotion sans armure.
Terrain de jeu
Il doit y avoir des ossements ici, enfouis sous les années
depuis que les plantations de canne à sucre s'étendaient sur le
terrain,
depuis des jours maudits où mon arrière-arrière-grand-père maternel
était esclave. Des coups de fouet fluides ont dû danser sur sa peau,
laissant des hiéroglyphes à la lecture des autres.
Un soulagement tardif est venu lorsqu'il a trouvé une cachette dans le
sol.
Ses ossements sont donc maintenant quelque part -- peut-être sous
ce terrain pour footballeurs, joueurs de cricket, joggeurs --
libres de ses fers, serrés par l'étroite emprise de la terre.
Je l'imagine de retour, nous regardant jouer.
Quand je lance une contre-attaque, je le vois repousser
la ligne ; quand je tire un corner, il saute et la repousse du poing.
Sous l'herbe, ici, où poussait autrefois la canne à sucre,
où le sang nourrissait parfois le sol, ceux qui ont récolté
et cueilli gisent avec leur douleur oubliée.
Et la liste de ce qu'ils ont enduré a été jetée
comme une mauvaise herbe dans un compost de feuilles mortes,
jetée dans le tas de souvenirs indésirables.
Maintenant, tout innocemment, nous jouons ici, comptant
les points, marquant des buts, sans aucun souvenir
des joueurs de terrain, sans aucune plaque, aucun monument, aucun livre
racontant comment ils ont bâti les villes d'un empire.
Non, mon arrière-arrière-grand-père n'a gravé aucun nom
sur un cénotaphe, aucune trace connue dans l'Histoire.
L'herbe luxuriante d'ici conserve son histoire enfouie
à sa place, avec des iniquités longtemps enfouies
qui ne perturbent pas les joueurs de cricket dans leur partie.
Eric Merton Roach94
Patchwork
La pierre préserve le goût du sang versé.
Enfant, innocent de l'histoire, spectateur,
Ignorant le hiéroglyphe non écrit,
Indifférent, étranger, ignorant du chagrin d'ici,
Le désespoir des vagues, le chant des ruisseaux,
Écoute un instant le briseur de pierres,
Le recréateur, le conteur de légendes.
Pourquoi sommes-nous nés sous l'étoile de la rime ?
Dans un peuple déplacé, perdu sur des îles... ?
Nous voici, architectes sans tradition,
Bâtisseurs malheureux sans fondations.
Chacun dans son climat, artiste, sage,
Orne son temps d'actes et de pensées ; . . .
Le jour est encore propice ;
La scène est prête, le public attend ;
Le temps ne baisse jamais le rideau.
:
CARAÏBES FRANCOPHONES : GUADELOUPE
Didier Destouches95
Le joug des femmes
Femmes lambeaux
Perdues sur les falaises d'hiver
En quête de douce lumière
Femmes marteaux
Qui frappent le métal du cœur
Qui façonnent en épée leur douceur
Femme tonneaux
Remplies de liquides amers
Enivrantes pour le guerrier fier
Femmes taureaux
Elles bondissent quand elles voient rouge
Prêtes à sauter sur tout ce qui bouge
Femmes troupeaux
Solidaires et combattantes
Gare à celui qui force l'attente
Femmes anneaux
Lascives, divines, et si câlines
Pour te lier à jamais dans leur salines
Femmes fourneaux
Maîtresses des plaisirs de la table
Reines du foyer, vitales pour l'incapable
Femmes poteaux
Mères inéluctables, capitaine de destins
Gardiennes de nombreux lendemains
Femmes oiseaux
Légères dans le vent du carême
Insaisissables filles de bohème
Femmes bateaux
Qui navigue inlassablement au large
Toujours en quête de nouveaux rivages
Femmes caveaux
De leur amour tu feras une tombe
Maudit d'avoir pris un corbeau pour une colombe
Sur les chemins du Nord
Sur les chemins du nord de mon île
Il n'y a plus de charrettes remplies
De fagots de cannes à sucre
Il n'y a plus d'hommes racines
Qui passent, riant à l'ombre de leurs
Chapeaux de paille.
Le goût amer du vieux rhum
A délaissé la fraîcheur des mornes
La fillette aux cheveux nattés
Ne court plus, pieds nus sur
Les herbes chaudes du nord
Les nuages ne forment plus les terribles visages des esprits volants
Des contes de nos grands-mères
Le vieux canari ne déploie plus des enchantements de saveurs sur
Le boucan au charbon de bois
Entouré des familles après la messe
Le soleil ne brille plus dans les eaux
De la mare près du mahogany
Sur les chemins du nord de mon île
S'en vont des fantômes de ti moun
Liés à des écrans du vide, ils s'en vont vers un horizon Déraciné.
Paul Niger96
Je n'aime pas l'Afrique
Moi, je n'aime pas cette Afrique-là.
L'Afrique des « naya »
L'Afrique des « makou »
L'Afrique des « a bana »
L'Afrique des yesmen et des béni-oui-oui.
L'Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce le réveil de la
botte.
L'Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitulation de la
dysenterie, de la peste, de la fièvre jaune et des chiques (pour ne pas
dire de la chicotte).
L'Afrique de « l'homme du Niger », L'Afrique des plaines désolées.
Labourées d'un soleil homicide, l'Afrique des pagnes obscènes et des
muscles noués par l'effort du travail forcé.
L'Afrique des négresses servant l'alcool d'oubli sur le plateau de leurs
lèvres.
L'Afrique des boys suceurs, des maîtresses de douze ans, des seins au
balancement rythmé de papayes trop mûres et de ventres ronds comme une
calebasse en saison sèche.
L'Afrique des Paul Morand et des André Demaison.
Je n'aime pas cette Afrique-là.
Je leur en foutrai, moi, la paix nazaréenne
Jusqu'à ce qu'ils en crèvent.
Et je leur en mettrai, moi, des croix dans le derrière.
des blanches des rouges des bleues
et des trois couleurs ensemble pour n'en pas oublier
des en pierre des en bois
des romaines, des gammées, des lorraines jusqu'à ce qu'ils en voient des
étoiles.
Mais, moi, je n'aime pas cette Afrique-là.
Non, je n'aime pas cette Afrique-là.
Et c'est à moi maintenant d'interroger :
Que répondras-tu à ton Dieu au jour du Jugement
Quand il te demandera : « Qu'as-tu fait de mon peuple ? »
J'ai confié des hommes à des hommes pour leur enseigner
l'amour, et voici que l'écume de haine a mordu comme acide sur la
terre.
As-tu fait paître mon troupeau l'herbe dure des sommets ?
J'ai voulu une terre où les hommes soient hommes
et non loups et non brebis et non serpents et non caméléons.
J'ai voulu une terre où la terre soit nourricière où la semence soit
semence
où la moisson soit faite avec la faux de l'âme
une terre de Rédemption et non de Pénitence
un sol de tiges vertes et de troncs droits où l'homme porte sans
faiblir
la gravité des étoiles.
Es-tu digne de laver les pieds nus de mon peuple ?
Réponds ! »
Que lui répondras-tu, et lui répondras-tu ?
Dans quelle ombre herbeuse cacheras-tu les pieds, les pieds gras du
lépreux
que tu n'as pas touchés
Et les ventres des femmes que tu n'as pas aimées mais violées ?
Dans quel fleuve, dans quelle mer laveras-tu le sang noir du fiévreux
que tu n'as pas guéri ?
Dans quel lit, dans quels draps berceras-tu les songes du sommeilleux
séchant aux caves de l'oubli ?
Ah ! mains tordues du baobab s'agrippant aux nuages et le lion extirpant
une réponse à la biche !
Que diras-tu de ceux qui ne savent pas l'alphabet de la vie ?
Ainsi que morts voguant à la face des eaux
Que diras-tu à ceux qui par ta faute ont bu tous les mirages de
l'esprit ?
Car c'est à toi maintenant d'interroger.
Que me répondras-tu, ce soir, où j'ai pu voir les ombres de la nuit
autour de moi rôder ainsi que ceux qui ne doivent pas voir le jour ?
Oui, pour venir ici, j'ai longtemps fréquenté le serpent nu des sables
en fuite vers ailleurs.
L'amour avait construit des stalactites d'or dans les avenues de mon
cœur.
Le tropique soufflant aux gorges de mon être, fondaient
Fondaient les fraîches reliques du passé
Et j'inventais toujours d'autres palétuviers...
Je voyais dans ses plaines, je lisais dans ses sables que l'Afrique
voulait être
une terre de grandeur
Je voyais dans ses hommes, je lisais dans ses villes que l'on en avait
fait une terre de misère.
Et puis j'ai dû marcher sur la cendre des cases
Et puis j'ai dû gémir sur le ventre des femmes
Et puis j'ai dû coucher sur la terre étrangère, la terre qui fut
mienne.
Une troupe de morts se levait parmi tout pour lacérer ma veste et
maudire mon nom
Et j'ai dû écarter ces fantômes naïfs
Et puis j'ai dû gratter l'écorce de leur vie, chercher dans les puits
noirs où gît la claire hérédité le long frémissement de la houle
essentielle,
et toujours cette quête qui dévorait mon sang...
Car, je les entendais, hélas ! m'interroger. Mon Dieu, répondras-tu pour
moi et leur parleras-tu ?
Ô Dieu qui fût mon Dieu !
Tu me laisses aujourd'hui t'insulter sans vengeance.
C'est donc vrai, sinon tue-moi !
L'Afrique va parler.
Car c'est à elle maintenant d'exiger :
J'ai voulu une terre où les hommes soient hommes
et non loups et non brebis et non serpents et non caméléons.
J'ai voulu une terre où la terre soit terre
Où la semence soit semence
Où la moisson soit faite avec la faux de l'âme, une terre de Rédemption
et non de Pénitence, une terre d'Afrique.
Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue
J'ai appris à compter en gouttes de mon sang, et je reprends les dits
des généreux prophètes
Je veux que sur mon sol de tiges vertes l'homme droit porte enfin la
gravité du ciel. »
L'Afrique va parler.
L'Afrique d'une seule justice et d'un seul crime
Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes
Le crime de lèse-Afrique
Le crime contre ceux qui portent quelque chose.
Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux le peuple
du désert, un courage sans prix, une âme sans demande, un geste sans
secousse dans une chair sans fatigue.
Allons, la nuit déjà achève sa cadence
J 'entends chanter la sève au cœur du flamboyant...
Lunes
Et tout à coup l'explosion de la Pelée ; une boule de feu, prenant parti
de nier la pesanteur, et retombant en hémistiches foireux comme une
stance post-racinienne ; et moi, au creux du morne de l'autre île, dans
une case de bois du Nord, exigeant comme un insecte en sa fiance...
Pourquoi n'ai-je pas crié quand
il en était l'heure, pourquoi n'ai-je pas chanté quand il en était
l'aube ? Qui me délivrera du poids des parchemins qui n'ont jamais dit
que mensonges ? Les légendes sont fausses qui m'ont calomnié et
l'histoire qui dit que j'ai tout accepté et que se résolvaient en danses
de rhum bu, en chants de voix d'ivrognes, les méfaits de la bride au
chanfrein et de la cravache sur la croupe. Oui j'ai crié,
oui j'ai chanté et j'ai saigné aussi et je tiendrai un jour, homme de
haute entreprise, un jour souci de rapporter mes refus, mes révoltes et
mes chants d'allégresse, mes cris de mort et mes hurlements de guerre --
car j'ai souvent quitté la case de mes maîtres pour fonder la cité
dictée par mes ancêtres, ô Bochs, ô Saramakas, et plus souventes fois
encor ai-je ânonné les trois syllabes. Il faut rire de Soulouque mais
n'ignorer Capra-la-mort qui donna trois fois l'assaut à la
Crête-à-Pierrot, et furent tués trois chevaux sous lui, et la quatrième
fois l'emporta ; et Delgrès de Saint-Charles, le plus pur de mes frères,
mon maître et mon idole, l'homme entre les hommes et le père de mes
pairs ; et la redoute qui saute avec la liberté ; et Toussaint dont le
Corse eut raison par la seule ruse ; et la statue de Joséphine
l'esclavagiste dont je dis bien qu'elle sautera quelque jour...
Ernest Pépin97
Dernières nouvelles
Ton poème est devant moi
Comme une table ouverte
Je goûte l'appétit de tes mots
Et j'ai soif de tes images
Peut-être étions nous nés
Pour chanter à l'unisson
Et boire ensemble la rosée de l'énigme
Nous écoutons gronder le feu de camp
Qui monte en nous
Par-delà les silences qui se meurent
D'avoir trop crié
Volcan brûlé d'amour
Nous fêtons les paroles premières
Nous allons à fleur de mots
Chercher l'inaccessible rose
Le sexe de l'offrande
Que déshabille l'aube blessée
Par son secret
Nous allons vers l'extase
Car nous savons que nous sommes
Des poussières d'étoiles
Pour Guy Tirolien
Il reste téméraire
Ta parole aux amarres
De la mare au punch
Au futur des questions non osées
Tes balles
Aux ailes d'oiseaux
Qui ne savent pas mourir
Il restera toujours
Un poème
A mettre aux pieds nus de la mort
Jean Samuel Sahaï98
Elle l'éludée berlue
Au quartier de nos noces, en ivresse duette
Dur silence, des adieux aux confins du mondain
J'empierre le pavé verni d'accoutumance
Pour bannir de ce monde au moins un grand souci.
Car le baume à venir est un élan de soies
Une plume de verre altière et cachottière
Qui d'hier en lendemain approuve l'épandage
Des ors et des perlures, des couchers et levers,
Des ruchers à consoude et paniers de pain bleu
Ornant le grand parvis des arrivées finales
Et tendant de rubans les portes du sérail.
Une fois de coutume, et des fois par amour,
Ravi de son courrier, de son baiser lointain,
Elle le lui a lu, elle l'élue des berlues...
Antilles tee-shirts
Fut un temps, les texto
étaient en français
sur les poitrinettes.
Maintenant,
les textes en Anglais
ont pris le dessus.
Ils sont provoquants :
Beat me, Private property,
Keep off, Don't touch...
Peu à peu s'impose,
Antilles comme ailleurs,
la languette de Chaque-Spire.
Pourquoi la Françaisette met-elle plutôt
love me sur ses seins qu'aimez-moi ?
sinon enmé-mwen ?
On attend les explications
de nos sémantifiques.
En Créole ça pourrait nous donner :
Planté mangé pou nou kenbé
Sa ki ta'w pa ta'w...
Pran douvan avan douvan pran'w !
Fini le temps des idées-force et valeurs de haut vol.
Notre info-culture se fait et se défait
de tout et de rien, de fouté-adan et toufé yen-yen!
Les forces commerciales imposent sur tout support
leurs leitmotiv, leurs slogans jetables.
Fap-fap, vitman et annou-vwè,
On gave de sexto les petits crânes farcis.
Et nos ado ad hoc, adossés à l'obésoir,
se font replets de quelques petits riens.
Quand ils sont désœuvrés,
ce sont les plus agressifs.
Frustration - consentie par le haut,
tirée par le bas - oblige...
Guy Tirolien99
Credo
Moi aussi j'ai mon credo de poche
Mais n'allez pas le répéter aux vents bavards
Et à la foule qui passe
On vous rirait au nez
Je crois
Que le soleil est un œuf de lumière pondu pendant la nuit
Que la prière retombe en pluie de fruits
Dans la corbeille des mains offertes
Que les étoiles sont des âmes qui brûlent
Que la terre est une orange pour la soif de Dieu
Que la fleur grimpe aux fenêtres pour consoler l'enfant qui pleure
Que la pierre est un arbre qui n'a pas voulu croître
Que la bonté est ce pays où l'on n'accède qu'après avoir laissé
Tous ses bagages à la douane de la douleur
Que un et un font un même dans les luttes du plaisir
Que le parfum du sacrifice nourrit les fleurs de l'art et
Qu'à force d'amour demain il fera jour.
Prière d'un petit enfant nègre
Seigneur, je suis très fatigué.
Je suis né fatigué.
Et j'ai beaucoup marché depuis le chant du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n'y aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
Où glissent les esprits que l'aube vient chasser.
Je veux aller pieds nus par les rouges sentiers
Que cuisent les flammes de midi,
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers,
Je veux me réveiller
Lorsque là-bas mugit la sirène des blancs
Et que l'Usine
Sur l'océan des cannes
Comme un bateau ancré
Vomit dans la campagne son équipage nègre...
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n'y aille plus.
Ils racontent qu'il faut qu'un petit nègre y aille
Pour qu'il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut.
Mais moi, je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville,
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune.
Je préfère, vers l'heure où la lune amoureuse
Parle bas à l'oreille des cocotiers penchés,
Ecouter ce que dit dans la nuit
La voix cassée d'un vieux qui raconte en fumant
Les histoires de Zamba et de compère Lapin,
Et bien d'autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le savez, n'ont que trop travaillé.
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans des livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont point d'ici ?
Et puis elle est vraiment trop triste leur école,
Triste comme
Ces messieurs de la ville,
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
Qui ne savent plus conter les contes aux veillées.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école !
Edmon Wouso100
Mai 2009
Hey, toi !
Miroir sans tain,
qui me regardes sous l'écale de tes yeux éteints,
tes yeux sans teint,
comme dépigmentés
par quatre virgule quatre décennies
de néo-colonie
de consommation
sans sommation !
Vois !
Je lis et relie de fil d'Or
les quarante-quatre pages
de notre insurrection-résurrection
pour en faire un Nouveau Testament !
Vois !
Je suis le fil d'Ariane
qui part de cous roux
de la rouille quatre fois centenaire
du collier d'esclave
jusqu'à la Liberté
avec un grand L capé de rouge victoire !
Vois !
Mon front réfléchit
la lumière du Soleil de Ka-Wu-Ké-Râ
pour que fleurissent,
en ce joli mois de mai 2009,
quatre cent mille pensées pour nos héros disparus !
Et Vous ,
Esprits de Bino, Nestor et Delgrès,
donnez-moi la force et le courage
de toujours
garder mon poing vertical
pour mettre un point final,
GEN-TI-MENT,
à toute
PWOFITASYON !
Fête des pères 2025
Edmon 1er, Roi de Folle Anse et de Gabarre,
Père, fils et sain d'esprit,
Perché au faîte du «Morne des Pères»
A Cap-Est-Terre de Marie-Galante, Terre de Blues,
Où il flirte, en Père Manence, avec les nuages,
Souhaite une Bonne Fête des Pères pas, pas trop morne
A tous ses pairs [même les maires ] qui ont une paire,
Paire sans laquelle aucune reine ne serait mère ici-bas.
Ô toi Père, céleste ou terrestre, biologique, putatif, adoptif ou
spirituel,
Ô toi Mère, célibataire, divorcée ou veuve, qui joues aussi le rôle de
père,
En ce dimanche 15 juin 2025, journée mondiale du vent,
Jour impair et plus vieux qu'hier,
Ne commets point d'impair et ne brasse point de vent !
Mets ton imper rouge, hein, père, et gagne...
Tes lettres de noblesse en étant Père Spicace !!!
Edmon Wouso,
Secrétaire, Père Pétuel de l'Académie Folle Ansaise,
Né un 7 décembre d'année, de siècle et de millénaire inconnus,
Fils d'un père Formant qui n'est plus de ce Monde, anagramme d'Edmon.
CARAÏBES FRANCOPHONES : GUYANE
Edward Blasse101
Cayenne,ce n'est pas le nom...
Cayenne,
Ce n'est pas le nom d'une ville-reine ;
Ce n'est pas l'évocation d'un conte de fée ;
Pas même l'expression d'un genre inoubliable,
Cayenne, ce n'est pas un pénitencier,
Ni même une escale avant Kourou et son envol ;
Cayenne, c'est simplement un cas :
C'est tout simplement Cayenne,
C'est Cayenne, au chaud soleil d'octobre
C'est Cayenne sous les pluies du mois de juin,
C'est simplement Cayenne.
Oui, Cayenne, je t'embrasse ;
Cayenne, je me découvre devant toi ;
Cayenne, je te salue ;
Cayenne, je prie pour toi,
Cayenne, mon tourment, mon trésor !
Cayenne, mon amour !
Léon-Gontran Damas102
Le vent
Sur l'océan nuit noire je me suis réveillé
et pris sans jamais rien saisir
de tout ce que racontait le vent sur l'océan
nuit noire
ou bien le vent chante les trésors enfouis
ou bien le vent fait prière du soir
ou bien le vent est une cellule de fous sur l'océan
nuit noire pendant qu'un bateau foule l'écume et va
va son destin de roulure sur l'océan
nuit noire.
La complainte du nègre
Ils me l'ont rendue la vie plus lourde et lasse
la liberté m'est une douleur affreuse
mes aujourd'hui ont chacun sur mon jadis
de gros yeux qui roulent de rancoeur de honte
Les jours inexorablement tristes jamais n'ont
cessé d'être à la mémoire de ce que fut
ma vie tronquée
Va encore mon hébétude du temps jadis
de coups de corde noeux de corps calcinés
de l'orteil au dos calcinés
de chair morte de tison de fer rouge de bras
brisés sous le fouet qui se déchaîne sous le fouet
qui fait marcher la plantation s'abreuver de sang
de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.
Serge Patient103
Témoignage pour Kourou
[... ]
Mais vous m'avez compris
j'ai beau parler en paraboles
j'ai beau parler en pataboles
et dire assiettes cassées bois
renversés c'est pas de bol
je parle petit-nègre
et le grand matical
la grammaire à grand-mère
mon violon dingue
Nous ne pourrons plus rire
à Kourou-plage
nos jeux de corps
nos jeux de mains
nos jeux câlins
non je n'ai pas tout dit
nos jeux sont frappés d'interdit
Je voudrais bien tourner la page
je voudrais bien passer l'éponge
et je me dis parfois
fais pas ta mauvaise tête
fais pas le mauvais nègre
chante l'averse et le soleil
la joie de vivre enfin en images précises
évoque cette nuit d'orage sur le fleuve
où l'éclair fut stylet d'émeraude ébréchée ...
Mais non je ne veux pas de souvenirs qui paralysent
ni que l'on se méprenne
au point de me surprendre
en posture élégiaque
je ne veux témoigner que pour ceux qui se taisent
ceux qu'on arrache de leur terre
ceux qu'on arrache de leur case
ceux de mon peuple baillonné
ceux de ma race méprisée.
Carnaval
...il y avait le carnaval
mon Dieu tout ce folklore
où l'on oublie sa pauvreté, son indigence,
où il n'est jusqu'à sa race même
qu'on ne conjure à jouer farine,
toutes vérités que l'on farde, parjure,
puis vient le mercredi des cendres,
procession diabolique et folie contagieuse,
où toute entière la ville est dans les rues,
dans le soleil
dans le vidé
pleurant de rire et riant à pleurer,
riant des pleurs du lendemain amer,
quand on s'éveille comme au sortir d'un rêve,
et qu'il faut bien se remettre à vivre
à vivre vrai
à vivre mal
fini le carnaval
fermée la parenthèse :
on rentre en cauchemar
Assunta Renau Ferrer104
Mon coeur est une mangrove
Nous naquîmes tous sous un
Coup de fouet du destin, ici
Ou là : nuits, jours et soleils.
Nous sommes tous
D'un esclavage
D'une contrée perdue,
D'une mer lointaine.
Et là où fut fait mon père,
L'ombre est si fraîche, le soleil
Si doré, les hommes si braves
Et les femmes si belles.
De l'autre côté, moi.
Ici, notre terre exhale
Ses parfums d'Amazone et
Son ventre donne. Ses enfants
Ressemblent à cet arbre fier,
En floraison
Sur une pente de la colline.
Élie Stephenson105
Maintenant
Je t'aime comme si j'allais te perdre
comme si j'allais partir ne plus jamais te revoir.
Je t'aime comme si le monde entier vivait sa dernière folie
ou comme si l'éternité allait finir entre tes bras.
Ce n'est pas pour ton regard pour ta bouche ou ta poitrine
le verger de ton corps ou la douceur de ta sève que je t'aime !
Terre antique et souveraine le monde est revenu pour toi
la vie recommence pour toi comme l'aube chaque jour.
Je t'aime comme un enfant habité d'un grand tourment
je t'aime comme si me revenait une grande passion
que je n'aurais pas su garder.
Je t'aime comme si tous les dieux s'endormaient à tes pieds.
Christiane Taubira106
Seuls et vaincus
Vous finirez seuls et vaincus, sourds aux palpitations du monde
A ses hoquets, ses hauts ses bas, ses haussements d'épaules veules
Au recensement des ossements qui tapissent le fond des eaux
Vous finirez seuls et vaincus, aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s'enlacent, de ces amours qui ne se lassеnt
Même lacérées de sе hisser à la cime des songeries
Vous finirez seuls et vaincus, grands éructants rudimentaires
Insouciants face à nos errances sur la rude écale de la Terre
Indifférents aux pulsations qui lâchent laisse à l'espérance
Vous finirez seuls et vaincus car longue longue est la mémoire
Des pieds des peaux des au-revoir, et de ces temps itinérants
Où devisant et divisant, vous créez un monde en noir et blanc
Vous finirez seuls et vaincus, vos cris vos cors et vos crédos
Autorité en toc et broc ne sauront vous sauver de rien
L'éclat de nos vies entêtées éblouira vos en-dedans
Et vos enfants joyeux et vifs feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants, et s'aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant des petits-enfants chatoyants
Vous finirez seuls et vaincus car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent, incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit à ce passé simple et composé
CARAÏBES FRANCOPHONES : MARTINIQUE
Aimé Césaire107
Soleil serpent
Soleil serpent œil fascinant mon œil
et la mer pouilleuse d'îles craquant aux doigts des roses
lance-flamme et mon corps intact de foudroyé
l'eau exhausse les carcasses de lumière perdues dans le couloir sans
pompe
des tourbillons de glaçons auréolent le cœur fumant des corbeaux
nos cœurs
c'est la voix des foudres apprivoisées tournant sur leurs gonds de
lézarde
transmission d'anolis au paysage de verres cassés
c'est les fleurs vampires à la relève des orchidées
élixir du feu central
feu juste feu manguier de nuit couvert d'abeilles
mon désir un hasard de tigres surpris aux soufres
mais l'éveil stanneux se dore des gisements enfantins
et mon corps de galet mangeant poisson mangeant
colombes et sommeils
le sucre du mot Brésil au fond du marécage.
Nouvelle bonté
il n'est pas question de livrer le monde aux assassins d'aube
la vie-mort
la mort-vie
les souffleteurs de crépuscule
les routes pendent à leur cou d'écorcheurs
comme des chaussures trop neuves
il ne peut s'agir de déroute
seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
pour le reste
des chevaux qui n'ont laissé sur le sol
que leurs empreintes furieuses
des mufles braqués de sang lapé
le dégainement des couteaux de justice
et des cornes inspirées
des oiseaux vampires tout bec allumé
se jouant des apparences
mais aussi des seins qui allaitent des rivières
et les calebasses douces au creux des mains d'offrande
une nouvelle bonté ne cesse de croître à l'horizon
La roue
La roue est la plus belle découverte de l'homme et la seule
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l'essieu de ton cou quand
tu pleures
mais vous minutes n'enroulerez-vous pas sur la bobine à vivre le sang
lapé
l'art de souffrir aiguisé comme des moignons d'arbre par les couteaux de
l'hiver
la biche saoule de ne pas boire
qui me pose sur la margelle inattendue ton
visage de goélette démâtée
ton visage
comme un village endormi au fond d'un lac
et qui renaît au jour de l'herbe et de l'année germe
À Travers...
Une haie de jeunes filles exaltant
en arborescence leur tranquille magnificence
m'ouvrit le chemin en inclinant avec grâce
leurs vertes ombrelles
fougères, fougères
tohu-bohu aussi de terres plaies et bosses
j'ai vu un arc-en-ciel plutôt que de se rendre
se réfugier dans la gueule de basalte d'une grotte
impassible
j'ai vu la catastrophe serpent et taureau ramper
bondir et s'arrêter pile à l'injonction d'un frêle
arbrisseau à l'épiage
j'ai vu la recherche d'un rêve oublié perturber le temps
dénouer le labyrinthe
j'ai vu rostre et bec à l'appui
un vol de buse rapace disputer mes nuits
lambeau par lambeau
à la déchéance des sables
puis vint pour la montagne
le temps de s'installer à l'horizon
lion décapité harnaché de toutes nos blessures
À valoir...
contrefaisances
ceux qui de leur pierre à regards assassinent
les plus exotiques printemps
les saccageurs convergents
des plus somptueuses parures des sporanges des plasmodes
au guachamaca dont même la fumée empoisonne
blanche caresse de ce fond de ravin
nuages
traîneurs des savates éculées du soleil dans le ciel
des peuples résignés
oiseaux débris de vol
siffle-sève sévères
il n'est pas que vous n'ayez pas compris sa pompe et mon
attente mesurée au déclic d'horloge du serpent-minute
l'explosion
après quoi il est convenu d'apprécier que
vient la poigne rude du petit matin attentatoire
de planter au faîte d'un poui le plus oublié
sa parure de feu
son dolman de sang
son drapeau de rage et de renouveau
Beau sang giclé
tête trophée membres lacérés
dard assassin beau sang giclé
ramages perdus rivages ravis
enfances enfances conte trop remué l'aube sur sa chaîne mord féroce à
naître
ô assassin attardé
l'oiseau aux plumes jadis plus belles que le passé
exige le compte de ses plumes dispersées
Patrick Chamoiseau108
Traces du bagne
Nos monuments demeurent comme des douleurs.
Ils témoignent de douleurs.
Ils conservent des douleurs.
Or la parole ne fait pas monument.
La parole ne fait pas l'Histoire.
La parole ne fait pas la Mémoire.
La parole transmet des histoires
La parole diffuse des mémoires.
La parole témoigne en traces, réminiscences, souvenirs
L'imagination mène commerce avec le sentiment et avec l'émotion
Moi, créole américain, je chante les histoires contre l'Histoire.
Je chante les mémoires contre la Mémoire.
Je chante les Traces-Mémoires contre le Monument.
J'oppose le Divers à l'Unique
L'ouvert à l'enclos.
Une Trace-mémoires, c'est un frisson de vie
Elle fait présence commune, immuable et mobile, et fragile.
Le sens de la Trace-mémoires est en abîme
La roche d'où les Caraïbes se sont jetés pour échapper à l'esclavage.
Le morne où se réfugiaient les esclaves marrons
l'arbre-fromager
Un temple kouli, une case de vieux nègres, ou un tambour-gros-ka....
Gestes, habitudes, métiers, savoirs silencieux corporels ou réflexes,
Les chants, la langue créole,
Les champs de cannes, les quartiers
Que les feux que les flammes que les braises
Castro
que les flammes que les feux que les braises
fassent pour nous le partage
Nous
emmêlés et mêlés
à une cendre lourde et déjà trop ancienne
frères du peuple des exils et des geôles
et fils ho !
des tribus déraisonnables de la haute semence.
Ce qui reste
dans l'anneau des grands cris
inaccessible oubli impossible pardon
c'est l'aube d'un possible levé et qui s'est maintenu
par ce monde où l'ombre mange la part humaine des horizons.
Fidel Fidel
que subsiste que persiste
dans la cendre et au-delà des cendres
en ombre et en lumière
le viatique dune nacre
autour
de ce que tu nous as pris
au cœur
de ce que tu nous as donné.
Que les feux que les flammes que les braises que les cendres
et que l'aube.
Georges Desportes109
La bonne chanson
Je suis celui qui va nu-pieds
Sur les rudes cailloux des chemins bétonnés,
La houe sur l'épaule et le coutelas sonnant :
Je suis le grand travailleur nègre.
Je suis celui qu'on voit penché
Aux plantations de cannes à sucre ;
Celui qu'on voit luisant de sueur
Au soleil cru, le dos courbé et les bras nus,
Les reins cassés ;
Et les mains crispés sur la houe !
Je suis le grand travailleur noir.
Dans la plaine et sur la montagne,
Sous la chaleur et sous la pluie
Je vais partout usant la force de mes muscles
En fredonnant nos chansons noires
Qui seules remplissent ma solitude,
Et l'excès de mon labeur.
Je ne crains pas la fatigue lourde,
Je suis le vieux travailleur nègre !
Et c'est pourquoi, sous le soleil,
Je vais pieds nus sur la grand-route,
La houe sur l'épaule et le coutelas sonnant,
Chantant mes peines, chantant mes joies...
- J'ai dans ma poche ma pipe en terre,
Ma boite d'allumettes et mon tabac
Et j'ai cinq sous pour boire mon rhum !
Je suis le bon travailleur noir.
Edouard Glissant110
Matin
Vos champs meurent, vos champs sans fin :
De branche en branche vers l'écho
Le rêve à peine est dans la fleur
Déjà le vent court au matin.
Un homme pleure à pleines dents
Humble des chiens badauds le flairent
Il médite corps en dérive
Dans la clairière de la foule.
Est-il, à l'orée des épaves
Un lieu de laves où l'aube neige
Par ses oiseaux démesurés,
Comme on voit les clartés en mai
Comme apaisement de marées
Ou comme un bouquet devient gué.
Océan
L'ancêtre parle, c'est l'océan, c'est une race qui lavait les continents
avec son voile de souffrance ; il dit cette race qui est chant, rosée du
chant et le parfum sourd et le bleu du chant, et sa bouche est le chant
de toutes les bouches d'écume ; océan ! tu permets, tu es complice,
faiseur d'astres ; comment n'ouvres-tu pas tes ailes en poumon vorace.
Et voyez ! il ne reste que la somme du chant et l'éternité de la voix et
l'enfance déjà de ceux qui en feront héritage .
Car pour la souffrance elle appartient à tous : chacun en a, entre les
dents, le sable vigoureux.
Le maître
J'ai brûlé des sapins qui ne voulaient rien faire
Et pas même un instant regarder le ravin
Ainsi parlait quelqu'un qui se donnait pouvoir
Sur les sapins et sur le feu,
Celui qui croit savoir
Ce qu'un sapin refuse ou veut.
Monchoachi111
Vide
ô, amour qu'on porte est amour du jour
Amour qui vous porte est amour de toujours »
Le dessein est tout dans la matrice.
Corps creusé, évidé
tit brin bòsco,
tit brin bosssi,
Arc muical bossi corps dare-dare
Creux comblé de belle pauvreté,
Corps allégé du lãnmisè bésoin bisoin
Lanières tendues, c l a i r i è r e s o u v e r t e s, pleine intensité
sonore,
vibré dans la hauteur,
C'est lui qui est lui et vice versa
Paraite en tant que, lui en tant que lui est apparu,
C'est lui que lui et lui-même que lui,
Et les filles qui émergent une à une à la lune
Mettent leur corps à danser,
Se posent sur le corps avec les rêves,
Filles belles comme feuilles d'ègbési,
Peau lisse lisse saupoudrée d'osun,
Feuille pubienne ôtée,
Noix kola ouvertes aux rives du fleuve
Passage frayé
Paroles en harmonie pour réveiller toutes choses voix OJA dans orage
le savoir : un feuillage,
La tête est un feuillage, O ja eh !
Nègue-feille en-bas feille.
La paix est dans la cour : salutation
Offrande pour glorifier sans empêchement ni amoindrissement,
Tous les chemins sont ouverts
Fanm à califourchon
[ ... ] Et toutes les belles créatures fantastiques en fourrure
Transportées sur la terre par la lune
Danseurs masqués, serviteurs de la joie.
Et cela revint que la lune appelle ainsi auprès d'elle
L'enfant qui pleure et se tourmente dans le vent
« Dis-moi, est-ce donc si beau sur terre ? »
Et il y eut depuis de bien plus grandes fantaisies comme :
Raconter le commencement du monde quand, là-dessus,
Nous ne savons rien eh ! eh-eh ...
( nous ne savons pas comment, nous ne savons pas pourquoi ) ;
Chercher les raisons des choses qui ne sont pas arrivées ;
Considérer que pour traverser une rivière, il faut en boire toute
l'eau ;
Préconiser d'arracher toutes les dents aux enfants pour les empêcher de
trop manger ( enrayer de la sorte la propagation inéluctable de
l'obésité ) ;
Estimer que les chiens sont protégés dès lors qu'on leur suspend des
crucifix au cou ;
Interdire à un homme de battre ses chiens l'année suivant la mort de sa
femme ;
Trimbaler des excréments de chien en signe de lever de deuil ;
Manger de la crotte de chien à titre préventif contre l'épidémie (le
pidémie ) ;
Souffler de l'air dans le derrière des chiens plutôt que les repaître de
pâtée ;
Recommander aux femmes sans enfants d'adopter un ver et de le nourrir de
leur sang ;
Proscrire tous les « pourquoi » comme ineptes et funestes ; [... ]
Lémisté
Habiles leurs doigts aussi
À ourdir la natte divine
À lancer des graines de corail
Sur des pistes improbables.
[... ]
Les régents de nos rêves
Ont tourné leurs faces
Et voici :
Faces fardées de cendre leurs faces
Tout partout fardées
Vers nous tournées à présent la parole effacée, la parole
Vloppée paquet'-mystè
Vers nous pour enjoindre
Danse petite luciole
Raccorde-toi aux Puissances,
Suspendu à ton bégaiement je tremble
J'appréhende de voir pâlir l'étoile.
La case où se tient la lune
Le poète, comme l'Indien, l'oreille tendue collée au sol. Il perçoit ce
qui a eu lieu et résonne encore et ce qui vient.
Il vient des couleurs fauves de Carême à s'affoler.
Il entend parler créole dans un gosier créole (ce qui est rare et
émouvant).
Il note cette singulière manière que nous avons de nous dévisager.
La géographie est un « montrer ».
Elle est figure.
Comme toute écriture, elle est d'abord marquage, empreinte faite en
marchant.
Qu'y a t-il de plus catastrophique que l'écriture et la terre ?
CARAÏBES HISPANOPHONES : CUBA
Rafael Alcides Perez112
Vie de Clément
Clément avait quatre-vingts ans.
Il était venu de Jamaïque il y a cinquante ans (là-bas son père avait
été colonel de je ne sais quelle guerre qui n'avait servi ┌à rien et
dont personne ne se rappelle).
À la fin Clément était sourd
et ne voyait presque plus. Il marchait avec difficulté, traînant une
jambe,
tout en répétant qu'il était trop jeune pour prendre sa retraite, et
d'une façon ou d'une autre il parvenait à rester le seul à entrer et
sortir les poubelles,
à récurer, balayer et maintenir propres les parties communes,
tous les jours.
Clément parlait avec la voix de quelqu'un qui dit des secrets.
Plus qu'un employé on aurait dit un professeur,
il paraissait un doux grand-père noir.
Clément aimait
s'asseoir le soir au seuil de la porte des voisins,
pour lire les journaux. Aux enfants
il offrait de petites poupées. Il leur offrait aussi
des bonbons, des bouts de bois ;
Clément se faisait des cadeaux à lui-même.
Nous autres adultes, il nous invitait à prendre le café
et nous racontait comment les petits oiseaux venaient sur le toit manger
dans le creux de sa main :
« Que veux-tu faire quand tu seras grand ? »,
demandait-il aux enfants.
Clément disait que Fidel était formidable !
Hier matin,
après avoir arrosé les plantes,
Clément monta sur le toit pour réparer le moteur de la citerne.
Cette fois, en plus de sa jambe, il traînait avec lui une longue
échelle.
Le moteur était très haut,
et j'ai dit que Clément était très vieux.
« Il avait de la famille ? », demanda plus tard le médecin légiste,
devant les restes répandus sur le trottoir.
« Non, dirent les voisins,
Clément était tout seul. »
« Alors pourquoi pleurez-vous ? »
Personne ne sut que répondre. (Le médecin légiste lui-même
avait les yeux mouillés.)
Dois-je préciser que Clément n'était pas quelqu'un d'important ?
Il est certain qu'il n'y a eu aucune grande aventure dans sa vie.
Clément était un homme comme tout le monde.
À part nous voir grandir,
aider à construire cet immeuble
et s'en occuper pendant presque cinquante ans,
Clément n'avait jamais servi à rien.
Je ne sais plus très bien qui a organisé la collecte
mais dans la chambre mortuaire il n'y avait pas assez de place pour tout
le quartier.
Nous marchons tous à présent derrière sa dépouille.
Adieu, Clément,vieux,
que plus jamais ne s'arrête le moteur de la citerne
Antón Arrufat113
Playa Girón
Avec mes mains inutiles
qui ne savent qu'écrire,
je voudrais recueillir vos têtes,
mes frères, mes compatriotes,
les têtes tranchées et démolies par les obus,
pour la poitrine qui reçut la mitraille
et laissa les entrailles à l'air libre
-- car il y avait là des cœurs violents --,
pour la chair réduite en lambeaux et les balles
et les foulards sanglants,
personne ne sait la peine que je ressens de mon impuissance
et combien avec cette pauvre voix je voudrais
vous créer une autre vie, distincte et pérenne.
Moi qui ai le triste office
de celui qui attend que les autres vivent pour lui,
pour son sang.
Dans mes veines coulerait votre sang
et la nécessité de la mort juste.
Aujourd'hui je n'ai pas peur des mots
justice, liberté, pain.
Au bord du matin
Dans un lit dans l'ombre, il y a deux corps allongés. Ils respirent et coulent librement comme de l'eau très pure. Ils se tournent l'un vers l'autre et errent dans leurs propres plaines. Sans horloge ou pressés, habitants de rêves qu'ils sont incapables de partager, et tous deux sentent leur distance, et quand ils la sentent, ils se regardent. Puis viennent les mains chercheuses, deux mains qui dans le lit forment quelque chose de différent, quelque chose qui ne leur appartient pas, et ouvre un espace sans propriétaire, un organisme vivant battant détaché dans un lien éphémère. Dix doigts comme dix yeux veulent dessiner un pont, à travers lequel personne ne passe ou ne peut passer. La lumière du monde hésite encore à commencer, et la seule chose vraie, et peut-être réelle, c'est la chaleur incertaine de leurs corps allongés.
David Fernández
Hypothèse
.
On dira : les poètes n'avaient pas d'opinion,
ils se contentèrent d'écouter et de répéter ce qu'ils écoutaient,
d'arborer l'ultime espoir des autres transformé en consigne,
de copier les pancartes brandies par le peuple les jours de grandes
manifestations ;
on dira : les poètes ne comprirent pas la grandeur de ce moment
historique,
ils ne surent que faire de ce phénomène énorme qui leur tomba soudain
dans les mains,
de ce grain de lumière trop grand qui leur entrait par les yeux
et les aveuglait ;
on dira : ils ne surent capter les ondes de poésie vierge, non écrite,
se formant constamment autour d'eux, et ils succombèrent au torrent des
choses ;
on dira : les poètes ne trouvèrent pas les mots, les modes, les
essences, les formes essentielles, les contenus essentiels, ils ne
conjuguèrent pas leur travail avec le travail urgent de leur peuple,
leur poésie était un reflet
pâle des œuvres, des chemins conduisant où nous sommes à présent,
leur poésie était une répétition, un battage des mêmes sentiers, un
effort frustré pour aller de l'avant et atteindre le rythme violent de
la vie, sa vigueur irrépressible ;
on dira : ils se perdaient dans des jeux intellectuels, supprimaient
points et virgules pour pallier leur inefficacité
mais malgré cela leur voix n'était pas leur voix, on pouvait trouver en
elle l'admiration outrée du fanatique, le doute stérile du sceptique.
Mais malgré tout leur voix n'était pas leur voix, il n'y avait pas en
elle la même résonance qu'un ra de tambour ou qu'une pelletée de ciment
ou qu'une paire de bottes fatiguées battant les chemins ;
on dira : il n'existait pas de dimension commune entre un poète et un
internat de montagne, entre un poète et un contingent de maîtres d'école
volontaires, entre un poète et la réforme agraire ;
le travail du poète se réduisait
à raconter des histoires, à mettre en mots ce que les hommes faisaient
en dehors de celles-ci (il faut être juste et reconnaître que parfois
les histoires ne leur furent pas contées et vinrent dans leurs livres
par leur propre effort) ;
on dira : les poètes n'étaient pas à la hauteur de ce moment
historique..
Et peut-être bien que c'est la vérité.
Nicolas Guillen114
Un long lézard vert
Dans la mer des Antilles
(Qu'on nomme aussi Caraïbe)
fouettée de violentes vagues
et ornée de blanche écume,
sous le soleil qui la persécute
et le vent qui la repousse,
chantant à chaudes larmes
Cuba navigue sur sa carte :
long crocodile vert
aux yeux d'eau et de pierre.
Je ne sais pas pourquoi tu penses...
Je ne sais pas pourquoi tu penses,
soldat, que moi je te déteste,
si nous sommes la même chose,
moi,
toi.
Tu es pauvre et moi je le suis ;
je suis d'en bas, tu l'es aussi :
alors, où as-tu donc appris,
soldat, que moi je te déteste ?
Je souffre de ce que parfois
tu oublies ce que moi je suis ;
caramba ! si je me confonds
avec toi, et toi avec moi.
Mais ce n'est pas une raison
pour que je te haïsse, toi ;
Nous sommes la même chose,
moi,
toi,
je ne sais pourquoi tu penses,
soldat, que moi je te déteste.
Nous nous verrons donc moi et toi,
ensemble dans la même rue,
coude à coude, oui toi et moi,
sans haine, oui, ni moi ni toi,
mais sachant très bien, toi et moi,
où nous allons, oui, moi et toi...
Je ne sais pas pourquoi tu penses,
soldat, que moi je te déteste.
Les usuriers
Monstres ornithomorphes,
dans leurs immenses cages noires,
les Usuriers.
Voici le Huppé Blanc (Grand Usurier Royal)
et l'Usurier-Vautour, oiseau des grandes plaines
voici la Torpille Vulgaire, avalant ses enfants
et la Dague-Rageuse à la traine cendrée
qui mange ses parents,
et le Vampire Cormoran,
suceur de sang, qui vole sur la mer.
Dans cette oisiveté forcée
de leurs énormes cages noires,
les usuriers comptent, comptent leurs
plumes
et se les prêtent à intérêts.
Peux-tu ?
Peux-tu me vendre l'air qui passe entre tes doigts et fouette ton visage et mêle tes cheveux ? Peut-être pourrais-tu me vendre cinq pesos de vent, ou mieux encore me vendre une tempête?
Tu me vendrais peut-être la brise légère, la brise (oh , non, pas toute!) qui parcourt dans ton jardin tant de corolles, dans ton jardin pour les oiseaux, dix pesos de brise légère?
Le vent tournoie et passe dans un papillon. Il n'est à personne, à personne.
West Indies Ltd
Un feu très haut tranche de ses couteaux
la nuit. Les palmes, innocentes,
de leurs voix jaunes parlent
colliers, soieries, pendants d'oreilles.
Un nègre accroupi grille son café.
On incendie une baraque.
Des vents soufflent, indépendants
Un croiseur de l'Union Américaine
passe. Et passe un autre croiseur,
souillant l'eau ingénue de quilles ambitieuses,
petites-filles de celles du vieux Drake, le flibustier.
Lentement, une main de pierre
se referme en un poing vengeur.
Un son clair et vivant d'espoir
éclate sur la terre et l'océan.
Le soleil parle de forêts aux graines vertes...
West Indies, en anglais. En espagnol :
las Antillas.
Manuel Justo de Rubalcava115
Tabac
Pourquoi des théorèmes,
des thèses de Docta, des sections canoniques
Et l'ignoble sujet
De former des objections sans rapport
Contre le tabac...
Beaucoup plus doux que le vieux Bacchus ?
Nicocio a été le premier
à trouver l'herbe indienne dans le sol,
et elle a été
appelée Nicociana du monde entier en son honneur.
Qui le voit avec mépris
Ayant en toute appréciation générale ?
(...)
Le tabac amuse
les affligés partout,
L'épaisse fumée de sa bouche se déverse
Maintenant en cercles, maintenant divisée en vagues,
Et avec une douce grâce
Embaume le corps, purifie l'air.
(...)
Manuel Diaz Rodriguez116
Mauvais temps
Dehors il pleut trop, mais
par moments la tempête se calme,
et alors continue de ruisseler, partout
une mélancolie obstinée.
On pronostique pour les prochaines heures
des silences torrentiels
et en fin de journée
un mutisme en forme de neige.
Les précautions seraient inutiles
pour éviter les ravages du mauvais temps
nous communique le météorologue E.M. Cioran.
Tu peux me pardonner maintenant
Tu peux me pardonner maintenant
Je ne suis plus mauvais.
plus rien ne m'étonne
donc rien ne me met en colère,
je ne déteste personne
J'assume tout.
J'espère déjà tout
donc rien ne me fait mal,
personne ne m'a lapidé,
J'embrasse tout le monde.
je n'ai plus d'ambition
donc je ne chasse personne,
je ne présume rien,
Je ne fais de l'ombre à personne.
je ne suis plus mauvais
bien que, je vous préviens,
quelques vestiges subsistent
de quand j'étais humain.
Xalapa, Veracruz
Ce crachin léger, si calme
qu'il ressemble au temps, qu'il ressemble à
un amour oublié, un regard,
un frêne solitaire qui se balance ;
cette bruine omniprésente et froide,
qui effleure ma peau et décide déjà
de s'habituer à sa mélancolie,
de s'habituer à ce qui dit au revoir;
ce cristal qui délivre
la lumière glaciale de son regard aveugle
et l'étrange silence de l'absent ;
Cette cathédrale grise dans laquelle je me perds
un jour ne sera que le souvenir
d'avoir été seul, tout simplement.
José María Heredia y Campuzano117
L'hymne du proscrit
Ils clament « Terre !» et anxieux nous regardons
Aux confins de l'horizon calme,
Et au loin se discerne une montagne...
Je la connais... Yeux tristes, pleurez !
C'est le Pan... En son sein respirent
L'ami le plus fin et le plus constant,
Mes amitiés précieuses, mon amante...
Quels trésors d'amour j'ai ici !
Et plus encore, mes douces sœurs,
Et ma mère, ma mère adorée,
De silence et de douleurs encerclée
Qui se consume pour moi.
Cuba, Cuba, qui de cette vie s'est éloignée,
Douce terre de lumière et de beauté,
Combien de rêves de gloire et de célébrité
J'ai uni à ton sol heureux !
José Marti118
Deux miracles
Allait un garçon indiscipliné
Chassant les papillons ;
Il les chassait ce brigand, leur donnait un baiser,
Et ensuite les délivrait parmi les roses.
Sur la terre, dans un estuaire,
Se tenait un sycomore ;
Un rayon de soleil le touche, et du tronc
Mort, s'échappe en volant un oiseau d'or.
Chacun à sa place
La montagne et l'écureuil
Se prirent de querelle :
-- « Va-t'en de là, présomptueux ! »
Dit en furie celle-là ;
À quoi l'astucieux écureuil répondit :
-- "Oui, vous êtes très grande, très grande et très belle ;
Bien plus que toutes les choses et que toutes les saisons
Il faut rassembler les morceaux,
Pour former, Madame la vociférante,
Une année et une sphère.
Personne que je sache ne m'a fait offense
Pour occuper un poste aussi modeste.
Si je ne suis pas de taille
Comme vous, Madame la montagne,
Vous n'êtes pas aussi petite
Que moi, ni ne pouvez m'enseigner la gymnastique.
Je n'imagine pas nier
Que votre magnifique robe
Pour les écureuils ferait un bon chemin :
Les talents diffèrent parfois :
Moi je ne porte les forêts sur mon dos,
Vous ne pouvez, Madame, casser des noix."
Les deux princes
Le palais est en deuil
Et sur le trône pleure le roi,
Et la reine est en pleurs
Là où on ne peut pas la voir :
Dans des mouchoirs de toile fine de Hollande
Pleurent la reine et le roi :
Les seigneurs du palais
Sont en pleurs aussi.
Les chevaux portent en noir
Le panache et le harnais :
Les chevaux n'ont pas mangé,
Parce qu'ils ne voulaient pas manger :
Le laurier de la grande cour
Est resté sans feuille cette fois :
Tout le monde est allé à l'enterrement
Avec des couronnes de laurier :
-- Le fils du roi est mort !
Il est mort le fils du roi !
Dans les peupliers de la montagne
Le berger a sa maison :
La bergère se demande
« Pourquoi le soleil luit-il ? »
Les moutons, têtes basses,
Viennent tous à la grande porte :
Une caisse longue et profonde
Le berger est en train de la recouvrir !
Un chien triste entre et sort :
Au-dedans chante une voix --
"Petit oiseau, je suis folle,
Emporte-moi là où il s'est envolé !" :
Le berger ramasse en pleurant
La pelle et la houe :
Il ouvre dans la terre une fosse :
Il lance dans la fosse une fleur :
-- Le berger s'est retrouvé sans fils !
Il est mort le fils du berger !
Zoé Valdès119
La musique inexistante
Temps de femmes sourdes
se flagellant le sexe au sel,
fêtant l'invention du savoir
à quoi ressemble la musique.
Les oreilles pleines de sable,
Au seuil du sifflement qu'elles ressentent
En accouchant les hommes.
Une aiguille coudra dans le vent
Des broderies qui passeront par le lieu du tonnerre.
Elles ne l'entendent pas, mais elles voient l'éclair.
Chasteté, chasteté...
Je n'ai jamais été chaste
Jubiler sur le sexe est une délicieuse hypocrisie
je ne le nie pas
mais je ne pourrais jamais être hypocrite
je vais droit au but et sans limites
(...) c'est pourquoi quand je veux un homme je ne lui demande pas
je les ramasse et les agresse et m'accroche à eux
(...)
J'ai grandi dans la rue le caniveau
et mon sexe était avec moi
je n'ai jamais été chaste salope si
personne ne m'a appris la méchanceté je suis née avec ça
très tôt j'ai commencé à me battre et je n'ai pas massacré mon rythme
je n'ai jamais été chaste quelle est l'utilité d'être chaste ?
s'aimer est la seule chose qui nous reste.
Manuel de Zequeira120
Le fanfaron
Additionnez le compte du trésor total,
voyez si les sacs sont en règle,
mettez les pesos ici, les reales là,
et séparez l'or de l'argent :
Remarquez quel doublon est le plus fort,
calculez les écus par quintaux,
répartissez-les en rangs très égaux ,
en basant votre plus grand décorum là-dessus :
voir cet objet de près et de loin,
remarquer si l'or est plus relevé ou clair,
noter le secret des onces,
et enfin les résonner avec un rare plaisir ;
tout cela pour décrire dans un sonnet
la vie misérable de l'avare.
La raison de mes vers
Le forçat chante dans son funeste tourment,
Et au son de la rame le marin chante,
En chantant, le pêcheur fait peur au rêve,
Et le captif est heureux de chanter :
L'artisan dans son divertissement
s'amuse de la voix de sa gorge ;
Le forgeron chante que le métal se casse,
et l'émacié impuissant chante.
Le plus malheureux d'entre ses peines
Avec l'harmonie de sa voix atténue les pleurs,
Et le poids de ses chaînes barbares ;
Eh bien, si le doux chant console
tant le misérable mortel dans ses besognes,
je chante pour me moquer de mes mésaventures.
CARAÏBES HISPANOPHONES : HAÏTI
Gérald Bloncourt121
Isabelle de Paris
Le voilà, le jour, le lieu, où je coupe la gorge au temps.
Il est là, ce petit bout d'aurore, avec sa sève d'heures qui montent
enfiévrées de regards.
Les mots ne passent plus par dessus les vallées. Le vent tiède s'écorche
à son nom. Sans bruit sans but j'erre.
Il est pourtant vivant, ce silence frissonnant d'oubli. Chaque
seconde-perle-goutte-de-passé-suinte-le-vide. Il faut encore attendre
l'instant. L'instant, où l'air sera des nôtres.
La cage est grande ouverte. L'oiseau s'est envolé, mais le tigre n'a pas
compris qu'il pouvait lui aussi partir.
Il a fallu que l'orage arrive, sur la pointe des pieds.
Isabelle a paru sur un quai de métro. Elle a mis dans le mille, et ses
hanches ont annulé le vide.
Il a suivi la piste en tremblant de lumière.
C'était elle, ce petit bout de jour, goutte-de-rosée échappée au passé.
Il faisait frais sur l'archipel. Les vagues, en rouleaux, ont happé sa
mémoire. Qu'il était fort le soleil déchirant l'horizon.
Il avait faim. Faim de ses reins, de ses épaules, de son miel.
Elle était au pluriel, et il s'y est noyé.
La peau pierre séculaire, le sphinx est allé voir ailleurs. Et je n'y
étais pas. Et c'est la vérité !
La Seine a mis Paris en scène. Cela donnait un parfait contre-jour, du
plus heureux effet. C'était fait, et bienfait pour ceux qui savaient
faire. Plutôt, qui savaient voir !
Pourtant Eiffel n'a pas vu ou fait mieux.
Mais être, à cette heure, dans les rues de la ville, quel bien-être !
Etre ou ne pas être, aucune importance. N'en déplaise à Shakespeare.
D'ailleurs, ici, il n'a jamais vraiment eu droit à la parole.
Isabelle, belle de ma nuit, au centième de seconde, j'écris ta liberté.
Je revendique avec toi, et pour tous ceux qui s'aiment, le droit à ne
plus compter, à ne plus calculer, à ne plus mettre en chaîne, le
Regard.
J'ai soif de tes yeux clairs, je bois à tes paupières. C'est vrai qu'il
ne m'a pas trouvé le Sphinx.
Sinon comment en serai-je là, à tes pieds, mon Omphale ?
J'exige, pour survivre, la chute des Bastilles.
Qu'on vilipende les lois de l'image parfaite.
Que veulent dire mise au point ou cadrage ?
D'ailleurs je m'en fou .
Je laisse libre cours à ton parfum, à ton sourire, et à ton nom.
Je veux qu'aux coins des rues se ruent tous ceux qui passent, et qu'ils
chantent à tue tête pour tuer le temps.
Même le temps des lilas ou celui des cerises !
Que dire du temps-de-pose?
La Photographie n'a jamais été - au bout du compte - qu'un passe-temps
pour communiquer, connaître, faire connaître, savoir, explorer l'au-delà
du monde en péril, éparpiller l'imaginaire et recréer l'univers...
Je veux désormais en faire le moyen le plus sûr pour épeler ton nom
I.S.A.-B.E.L.L.E de P.A.R.I.S...
Georges Castera122
Certitude
Ce n'est pas avec de l'encre
que je t'écris
c'est avec ma voix de tambour
assiégé par des chutes de pierres
Je n'appartiens pas au temps des grammairiens
mais à celui de l'éloquence
étouffée
Aime-moi comme une maison qui brûle.
Quand tu ris
Ton visage se libère
Tu ris tous les rires
qui habitent ton corps
Tu ris tous les soleils
toutes les lunes
toutes le rues
en une seule brassée
tu te ris d'elle
en les passant au crible
le plus fin
jusqu'à ce que le nombril
de tous les chemins
atterrissent dans ta paume.
Quand tu ris, chérie,
Le vent court après toi
pour rire en ta compagnie.
Quand tu ris
c'est comme ci le soleil,
Se posait dans ma main
en de millions petits morceaux
de verre clignotant
à n'en plus finir.
A chaque fois que tu ris,
moi aussi je ris
pour mourir de rire
dans tes bras,
Pour mourir de rire
dans l'ivresse
de ta joie.
Christopher Charles123
Toute ma vie...
Toute ma vie
J'ai cassé le vent j'ai labouré le rêve
J'ai laissé l'or me filer entre les doigts
J'ai semé la folie j'ai récolté l'illusion
Je cours après mon ombre folle
Pourrais-je la rattraper ?
Mes blessures sont profondes et nombreuses
Je n'en reviendrai pas.
René Depestre124
Bouche de clarté
Ma bouche folle de systèmes
folle d'aventures
place des balises
aux virages les plus dangereux.
Ma bouche noire de détresse noire de culture noire de nuit fort noire
boit son bol de clartés.
Enceinte de chansons enceinte de tendresse dès mes premiers pas d'enfant
ma bouche tient des propos qui scient la lune en deux.
Ma bouche de poète pleine de présages dit aux humains la peine d'un
monde à s'ouvrir les veines !
Changement de vitesse au volant d'une rousse
Le souffle coupé j'avale ton miel
je mords âprement à ton millefeuille
je suis le feu je grimpe aux cordages
de l'arbre du bien et du mal : vorace,
Carnivore, pirate éperdu, je te mange
je te bois, je te dévore en macho fou
de tes Indes occidentales fou perdu
de ta galerie de fête et de mystère
je vis ta conque en voyageur inassouvi
au moulin à magie et à café fort noirs
où je mouds le bonheur en poudre de sucre roux.
Célébration de ma femme
Comme le feu qui rit aux éclats dans ta chair ma poésie sera corps de
femme au soleil
tel un bateau chargé d'épices à la folie
ma vie tangue sous le poids de ta mythologie
toi par qui le plaisir navigue en haute mer toi qui donnes un horizon à
mes chimères
corps au feu magicien sexe à incandescence toi qui sais azurer les soirs
sans espérance
quel honneur plus glorieux que celui de chanter dans un lied éclatant de
joie et de santé
le grand soleil labié où les quatre éléments montent au ciel dans l'arc
émerveillé du sang.
La jeune femme de Kyoto
Une nuit j'ai allongé ma vie dans son herbe
et j'ai tant joui de sa beauté que je porte
son absence de fée comme un temps de cerisier.
Des années après je sens
Yuko infuser
une force d'arbre à pain à mes idées.
Je la vois qui ouvre et ferme
en riant les battants de mon chemin.
Ivre de ses charmes, me voici à jamais
accru de sa flambée de jeune femme.
Souvenirs d'enfance
Quand il était adolescent
il vivait dans une ville
qui était une légende
au bord de la mer caraïbe.
Si on voulait on pouvait
se changer en n'importe quoi,
on pouvait être un arbre
qui marche et boit du rhum,
un bœuf qui joue de l'orgue
le dimanche à l'église,
un lion qui rend cocus
tous les notaires de la ville.
Lui, un soir de son adolescence
il était devenu un cheval de course,
il traversait au galop Jacmel
il hennissait et invitait les gens
à venir gambader avec lui dans la rue.
Mais portes et fenêtres étaient fermées.
Soudain une jeune fille est sortie
d'une maison de la place d'Armes :
c'était l'un des trésors de la ville,
elle était en chemise de nuit
et sourit à l'adolescent-cheval.
Quand il arriva près d'elle
la jeune fille quitta sa chemise
et sauta sur son dos : il galopa
galopa sans fin dans la nuit
en faisant plusieurs fois le tour de Jamel.
Il sentait Hadriana toute nue sur son dos
comme le ciel nocturne sent les étoffes
ou comme la terre sent l'herbe du matin
il sentait sa saveur de jeune fille.
Il galopa galopa dans la nuit
avec l'étoile de Jamel sur son dos,
avec la joie de la ville et toute la douleur
de la ville sur son dos...
Avec ses peurs et
ses haines sur son dos,
il galopa galopa dans la nuit
avec les baisers
et tous les rêves de Jamel sur son dos.
Au petit matin il allèrent à la mer
où ils se rafraîchirent longuement
ensuite ils allèrent à la rivière
pour se quitter le sel du corps.
Plus tard il la déposa chez elle
sous les arbres éberlués de la place.
Quand il reprit sa forme de garçon
il avait les flancs ensanglantés,
il avait d'atroces douleurs aux épaules,
il avait très mal au cuir chevelu,
il resta deux semaines au lit
à regarder s'éloigner son adolescence
avec la plus belle fille de sa vie !
Jean Armoce Dugé125
Le soleil est trop seul
Il y a
la mer à consoler
les grains de sable à comptabiliser
l'avenir à apprivoiser
Il y a
les sources à recréer
les rivières à ressusciter
les enfants à qui demander pardon
la vérité à leur apprendre
les souffrances à dissiper
les hommes à réconcilier
les richesses à rendre utiles
le bonheur à propager
la paix à construire
l'amour à réhabiliter
la mort à mettre à pied
il y a l'île et la vie à rendre belles.
Dumafis Lafontan126
Cœur de Tanbou.
Comme l'étoile du matin
Je suis majestueux.
Comme tous les sages de ce monde
Je me lève,
Avec mon compère,
Général soleil brillant.
Ensemble on emprunte le chemin laiteux,
Vers le mouvement processionnel,
Du genre seins,
En quête d'amour.
Une fois, on a pu voir,
Vu de nos yeux propres,
A nous,
L'esprit érudit dévoilé,
La face cachée de la conception immaculée.
Son Cœur de Tanbou,
Battant le rite du divinò,
Âme et corps saints.
Frankétienne127
Je m'envertige
Que pourrais-je écrire que l'on ne sache déjà ?
Que devrais-je dire que l'on n'ait déjà entendu ?
J'écoute ma voix baroque dans le miroir enflé de litanies sauvages.
Batteur battant aux appels de ma ville
rappeur frappeur à l'ivresse de mes tripes
je délire et je tangue au fatras de ma langue à roues cycloneuses.
Je dérape aux zigzags de mes mots à dentelles d'ouragan
mes paysages écrabouillés au tournoiement du vent
coïncidence et connivence
mes affres et mes balafres
mes joies et mes vertiges au tressaillement du masque
mon ombre écartelée d'oubli et d'épouvante.
Mes amours me reviennent amalgame d'utopie et de tendre
violence quand je mange mes silences.
Je m'envertige à contempler ma ville debout
hors des vestiges de l'ombre
entre pierre et poussière
entre l'or invisible et la boue des ténèbres
entre ordures et lumière
je nage inépuisable
je suis de Port-au-Prince
ma ville enfouraillée de nuits intarissables
ma ville schizophonique bavarde infatigable.
Je conjugue mon cauchemar et je module mon insomnie à
ma façon. Ma ville en moi. Au fond de moi. Dans ma tête.
Et dans mes tripes.
Ma ville déchue déraillée/débraillée
ma ville en chute baladeuse
ma ville mélange de crépuscule et d'aube
ma ville défloration et perdition
ma ville en dérangement perpétuel
ma ville en panne de tout
ma ville miracle au quotidien.
Ma ville folie sublime et pathétique toute flamboyante en
paradoxes déconcertants.
Et bien sûr ça fonctionne dans la graisse exceptionnelle du chaos
ça pète de vie et d'énergie
ça roule dans le mystère
ça bouline dans les ténèbres
ça tourne dans l'immobilité du temps et l'inertie des gouffres
ça brûle ça boule ça bouleboule ça bouge ça danse ça piaffe
ça grogne ça hurle ça jazze ça grage ça rappe intensément
quand j'auditionne au-delà de mes fenêtres dévergondées
l'âcreté des nuits sanglantes et l'âpre diction des pluies
métissées de vents fous.
Gary Klang128
Ex-île
Me manquent
Les bruits du soir et les senteurs
Le coq qui chante à la mi-nuit
Les chiens en rut sous la fenêtre
Me hantent
Le bruit sourd
Du tambour
Au creux du soir
Et cet homme
Qui fait rire les petits
En portant sur sa tête un amas de bouteilles
Il y avait aussi
Tous ces bruits des tropiques
Les lucioles ou que sais-je
Aux cris ponctuant la nuit
Comme en un concert d'ombres
Il y avait
Mais faudra-t-il que j'énumère
Tout ce qu'il y avait
C'était à n'y pas croire
C'était
L'âme de l'île
Qui vit et bouge
Avec
L'odeur pour moi unique
D'ilang-ilang
Il y avait des soirs et des matins de rêve
Il y avait il y avait il y avait
Mais il n'y a plus
Que le souvenir
Dany Laferrière129
L'énigme du retour
La nouvelle coupe la nuit en deux.
L'appel téléphonique fatal
que tout homme d'âge mûr
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.
Il m'a donné naissance.
Je m'occupe de sa mort.
Entre naissance et mort,
on s'est à peine croisés.
Paris 1983
Je marche
de jour comme de nuit
dans Paris
depuis si longtemps déjà
que je me demande
qui habite l'autre
toujours ému de savoir
qu'un poète nommé Villon
l'a fait avant moi
qu'un libérateur comme Bolivarue mon jeune voisin Jean de la rue Masson
a fêté son vingtième anniversaire jusqu'à l'aube
dans un bistro situé en face
d'une petite place faiblement éclairée.
J'aime savoir qu'il existe une ville
où les femmes aiment marcher de nuit
sans s'inquiéter des ombres et aussi parce qu'on y
trouve une station de métro avant la fatigue
J'aime flâner dans une ville où les quartiers contrastés
Fleurissent au bout de nos rêves.
J'aime m'arrêter à la terrasse des cafés pour
Observer le ballet des serveurs.
J'aime écouter dans le métro les conversations
Des jeunes filles qui racontent la soirée d'avant.
J'aime voir les jambes nues tout le long de l'été.
Cet art de vivre qu'aucune autre ville ne connaît
mieux que Paris.
Et que personne n'a mieux chanté que Villon et Aragon
Ou cette jeune fille croisée boulevard Richard-Lenoir
qui s'est exclamée : "Je me suis cassé le talon mais je m'en
fous si c'est à Paris."
Me voilà dans cette baignoire à lire, cette fois,
Paris est une fête d'Hemingway
Tout en me disant qu'elle le sera toujours quoi qu'il arrive.
Notre-Dame des fièvres grande dame des angoisses
Ayez pitié des pensées qui s'affolent dans la nuit130
Un caillou dans le coeur
Ce banal incident
Me fait boiter
Comme si j'avais
Un caillou dans le coeur.
Être étranger même dans sa ville natale.
Nous ne sommes pas nombreux
A bénéficier d'un tel statut.
Mais cette petite cohorte
Grossit de plus en plus.
Ave le temps nous serons la majorité.
En grimpant la petite côte
Qui mène à la place Saint-Pierre ;
Je pense tout à coup à Montréal
comme il m'est arrivé de penser
A Port-au Prince quand je suis à Montréal.
On pense à ce qui nous manque.
Josaphat-Robert Large131
La vie ici est cousue...
La vie ici est cousue de fil de larmes
Elle est entrelacée de cris
Entremêlée de maux
Et vous
Tricoteurs de nos malheurs
De vos points cardinaux de bonheur
Avez-vous jamais vu
Des enfants en haillons de pleurs
Nous ne pouvons pas réorganiser nos rêves
Nous ne pouvons pas réorganiser nos rêves
Ni atteindre la profondeur de leurs sources
Ils sortent de nulle part
Avec des courants de reflets
Ils se sont propagés
Comment rendre compte de leurs merveilles diversifiées
Regarder impuissant des milliers de comparaisons à l'envers
Métaphores ravies équilibrant de haut en bas
Comment pouvons-nous réorganiser nos rêves
Quand ce qui reste autour d'eux
Sont des masses d'ombre
Éclats de brouillard
Paul Lochard132
Nos aïeux
Trois longs siècles durant, l'infortunée Afrique
Voyait partir ses fils pour la jeune Amérique
Garottés, entassés dans l'affreux négrier ;
Et des fils de l'Europe, escrocs au cœur d'acier,
Les venaient, sans pudeur, vendre nus sur les plages!
Adieu, patrie, adieu, chanson de leurs villages!
Là, dans son labyrinthe immonde , plein de sang!
Ces hommes les jetaient au monstre repoussant,
Comme sous leurs forfaits, sous leurs ignominies,
On jetait les bandits aux noires gémonies.
Or, ces fils de l'Afrique, humbles, doux, ingénus,
Étaient des innocents dans cet enfer venus.
Énigme dont frémit la justice éternelle !
Si l'homme vient de Dieu, si l'âme est immortelle,
Si l'invisible voit ce qu'on fait ici-bas,
Comment devant ces faits ne reculait-on pas?
Noirs produits du passé ! Fuyez, laves impures,
Sinistre étonnement des époques futures!
Mais toi, mon Haïti, ma mère ! Ô mon pays,
Garde les souvenirs de nos pères meurtris!
Michèle Voltaire Marcelin133
Il fait un temps de poème
l'après-midi flambe à travers la fenêtre
à l'heure de la sieste
il est interdit de parler au poète
do not disturb
because
je fais l'amour avec des mots
derrière la porte
et dans mon lit
il ne faut pas déranger le poète
il n'y a pas de réponse au numéro que vous avez composé
je m'absente du monde momentanément
je laisse la misère de côté
le temps de me dire
pousse la porte du pied
prends ton pied
il est interdit de parler au poète
jusqu'au mois d'août
because je suis in the bed
avec des mots
des mots sans pieds ni tête
des mots aboiements de lune aux chiens
des mots frissons d'iguanes éblouis par des roses
des mots tuiles qui me tombent sur la tête
car je ne sais pas jouer la comédie
des mots sables mouvants
des mots clous de crucifixion
et de Pâques ressuscitées
des mots flagellations sur des cuisses dénudées
des mots promissions
des mots Place de l'Opéra
ou Place Saint-Pierre
ou Place où tu voudras
between Brooklyn and Africa
il est interdit de disturb le poète
Je n'y suis pour personne
quand les mots courent dans ma tête
et marchent dans mon sang
trois petits tours et puis s'en vont
attendez la fin de l'été
il fait un temps à mettre un poème à la rue
Jules Solime Milscent134
L'homme et le serpent
Autre fois un serpent, se traînant sur le ventre
Sur un roc élevé parvint à se loger
Tandis que, cheminant sur ses pieds, dans un antre
Un homme fut contraint d'emmenager
Le reptile, enflé de gloire
De se trouver voisin des cieux,
A son compétiteur osait chanter victoire,
Le raillant d'habiter en si sombre lieux.
L'homme lui répondit d'une voix douce et fière,
Mais sans chagrin ni colère :
"Je serais parvenu sur ce mont escarpé,
Si, comme toi, j'avais rampé"
James Noël135
Un jour les muses poseront nues pour les poètes
Un jour la poésie sortira du marché de la poésie
la poésie sortira de sa tanière
et prendra la route toute seule
comme une grande
ce sera un jour de fresque
un jour peint
sans chevalet
avec des nuances hautes en couleur
ce jour se boira clair comme une source
se mangera par grappes
mûres de fruits
de beaux fruits qui exploseront de rire
dans le jus de la bouche
l'horizon se donne couché
en toute déraison devant la phrase
un jour viendra
où les muses poseront nues pour les poètes
Claude C. Pierre136
Juste crucifié
Au haut de la colline de l'extrême de l'île
somnolent se chauffe au soleil
le cimetière comme une chèvre bréhatine
Rumine sans fin
le Juste crucifié
agonit sans émoi
dans l'indifférence
des pensionnaires
qui gisent au bas-côté de la route
sans prêter attention
sans porter assistance
à une multitude en détresse
À quand la résurrection de ce ''Juste crucifié'' attendu comme la
lumière du lever soleil ?
Anthony Phelps137
Je continue ma lente marche
Je continue ma lente marche de poète
à travers les forêts de ta nuit
province d'ombre peuplée d'aphones
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
Quel chœur obscène chante dans l'ombre
cette chanson dans mon sommeil
cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
Les mots usuels sont arrondis
collants du miel de la résignation
et la parole feutrée de peur
s'enroule dans nos cerveaux capitonnés
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n'a plus sa transparence et ressemble à la nuit
Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés du doigt
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
car le clavier des maîtres mots des Pères de la patrie
au grenier du passé se désaccorde abandonné
Ô mon pays si triste est la saison
qu'il est venu le temps de se parler par signes
Mon Amour
Femme-grenade ouverte sur le soleil
la géométrie du fagot s'épuise sous le ciel
comme une étreinte
et le corps à corps en champ clos
sur l'oranger du lit
arbre sans feuilles rompu à toute fatigue
s'apaise en gisants heureux et las
Ah ! Hier encore sentinelles au large d'un Pays
nous prenions notre lourde garde
aux pieds de la petite fille Espérance
Elle dormait dans sa robe gonflée de vent salin
et son visage quoique imprécis
faisait une tâche blafarde
qui nous était lumière
et promesse d'accomplissement
Épiant les indiscrétions des nuages
nous écoutions le vent porteur de mots de terre
et nos corps habités d'oiseaux
tels des Pierrots déréglés
égarés dans les rayons lunaires
tournaient girouettes à l'avancée du mat
Frères d'exil
compagnons aux pieds poudrés
dans nos regards passe une même vision
les souvenirs en cage derrière la vitre opaque
pèsent comme une dalle
Nous n'avons plus que gestes de fumée
pour conter le temps des kénépiers en fleurs
car nous entrons dans un domaine étrange
de plus en plus tournant dos au Pays
et le verre et l'acier modifient nos croyances
(...) Nous vivons dans une ville
qui jamais ne connût cet homme
doué du pouvoir de créer des étoiles
en plein midi
Ville de verre Ville d'acier
Evelyne Trouillot138
Panache
Pour raconter ta voix
je veux des lettres en abat jour de soleil levant
et des éclats roux entre les lignes
mais j'ai des entailles à mon rire
Aujourd'hui
la vie à douleur maximale
s'écaille
cloques et sanglots
je la voulais tendresse et raz-de-marée
son odeur d'orage éteint
éclabousse mes rêves
cliché raté
et je ne vois plus d'émoi
dans l'aventure de tes doigts
Pour dire ma douceur d'île
je voulais des poèmes en bourgeons d'étincelles
et des paroles lucioles au fond du puits
mais ma langue en mal d'encre
se rebelle
Je voulais des fontaines capricieuses et tendres
la misère écartèle l'allégresse
La place se plie en lourdes plaques grises
et mes rêves de marelle me restent
au bout de la semelle
Face à l'épouvante des mains nues
la Poésie
souveraine exigence
Lyonel Trouillot139
Pourquoi ici demeuré-je ?
Jamais je ne me suis demandé pourquoi je continue de vivre ici
comme je ne me suis jamais demandé pourquoi je respire
pourquoi je dors
pourquoi je parle comme je parle
Au fait
pourquoi suis-je encore ici?
Peut-être pour ce pic appelé Morne-la-Selle,
peut-être pour le chemin dit des Quatres-Chemins,
ou parce qu'il manque d'écoles,
pour ce fleuve nommé Artibonite,
la dame-oiselle appelée Sara,
ou pour le manque d'hopitaux,
peut-être pour cette rue appelée rue des Miracles,
une fleur qui fleurit a dix heures,
peut-être pour toutes ces âmes qui vivent dans le noir.
Parce que le FMI nous abuse-atrophie-démantèle-
vilipende,
parce qu'un policier a tué un étudiant place Capois-la-Mort,
parce que mon pays s'est fait yoyo, toupie folle,
coeur d'igname sans couteau.
Mais je reste
Pour cet arbre que j'aime à l'entrée de la Grande Anse,
Pour mon soleil brûlant qui rit des faux soleils,
Pour une femme nommée Emeline Michel,
Pour ces tambours qui ne cessent de battre,
Parce qu'il y a un héros appelé Dessalines,
Parce que inébranlable
il y a ici un peuple qui veut s'ouvrir à la vie.
René Philoctète140
Le testament du mal de mer
Petit vendeur de cerfs-volants
Qui n'a pas appris à vieillir,
Tu sais des maisons aux sept tantes
Et des portes secrètes qui donnent sur la mer.
Et quand le jour frappe
A ta porte
Tu nous reviens,
Mélancolique,
D'une vieille ville bonne et cruelle
Où des coquettes en dentelle rose rêvent
En vain
De capitaines
Allant
Venant
Comme un vent doux
Va
Sifflotant
En culottes courtes
CARAÏBES HISPANOPHONES : SAINT-DOMINGUE
Franklin Mieses Burgos141
Message aux colombes
Allez dire à toutes les colombes
que le miracle de Dieu nous attendait
caché sous l'eau.
Qu'outre la lumière -- l'essence vivante du verbe --
il y avait aussi le baiser ; la caresse de l'aile
de son ombre sur l'algue,
au milieu de la nuit sans aube du poisson.
Allez lui dire
que lorsque la lumière fut le premier sourire
tombé de son miroir,
quelque chose cessa d'être autour de la lumière,
quelque chose tomba en morceaux sous sa lampe.
Allez lui dire aussi
que le simple fait d'être
est déjà une destruction.
Car ce n'est qu'en n'étant pas
que l'essence est possible.
Chanson de souvenirs heureux
Quand, le long des routes ensoleillées du dimanche,
les pâquerettes se tenaient la main
dans leurs jupons propres et fraîchement amidonnés
frémissant de mélodies d'amidon dans le vent ;
quand, éveillés, les coquelicots s'en allaient
criant leur passion anarchiste d'un rouge éclatant
sur tous les chemins de l'aube,
et que les œillets étaient les Petits Chaperons rouges,
les dahlias (avec leurs jupes de dentelle) dansant,
les pavlovas ignorées de la campagne verdoyante,
avec leurs éoliennes, sur des prosceniums de feuilles ;
quand toutes les roses du rosier avaient des ailes,
et qu'au lieu de rossignols chantants dans leurs cages,
les vieilles filles chouchoutaient dans leurs rêves
des tulipes bleues qui chantaient :
c'était alors le temps heureux des grands-mères ; Le beau temps disparu
des écrans roses,
des coucous, des cannes à rapière,
des cartes postales de Nice et du geste lent
dont les messieurs faisaient tournoyer leurs moustaches ;
Un temps tout de velours fin,
à travers lequel des mots discrets descendaient
dans un doux étalage de voix murmurées
quand la valse ouvrait ses violons de pleurs,
et que le monde s'évanouissait dans une pure transparence.
Les chevaux de Suro arrivent par le vent
La récolte est arrivée de fruits sans nom,
où dans chaque germe qui cache la graine
se trouve un souffle masculin
qui savoure une jeune fille ;
Je l'ai vue depuis l'arbre où le vent, nourricier des nouvelles
pousses,
berce le doux berceau des plus hautes branches
et elle n'est arrivée que parce que le rosier adulte
a les mains pleines de voix blanches.
- Mère : les chevaux de Suro arrivent par le vent !
- Encore un pas, et maintenant tu décrocheras la lune
sans que personne ne nous dise que c'est une voix lointaine,
un gardénia mort,
ou une chanson ronde coincée dans le ciel.
- Mère : les chevaux de Suro arrivent par le vent !
Seuls ceux qui ne savent pas encore
que la terre est immense
et que seuls quelques-uns,
seuls ceux-là n'ouvriront pas leur compassion
au regard triste des enfants sans pain
et des chiens sans maître.
-Mère : Les chevaux de Suro viennent portés par le vent !
-Ne dis à personne que les pins sont faits
du chant puissant des oiseaux morts ;
ne dis à personne que l'après-midi te fatigue
avec son regard immense de bête lasse.
L'humanité se lasse du malheur des autres,
des larmes qui ne jaillissent pas
du fond de ses yeux.
-Mère : Les chevaux de Suro viennent portés par le vent !
et il pleut toujours -toujours !-
une pluie du ciel à travers la nuit de l'air.
La mort vivante
Hôte du corps humain qui m'enferme
dans des linceuls mortels,
je marche avec mon être ressuscité
comme une mort vivante à travers la terre.
Et tout ce que je regarde autour de moi est une guerre
déclenchée dans un temps limité,
à travers laquelle se déverse l'instant de vie qui l'enferme.
Marchant seulement de mort en mort,
seulement de vie en vie chaque jour
comme une graine en germination.
Ma vie s'achemine vers son ciel incertain ;
portant, sans le savoir, dans son agonie,
la mort dans la vie, et avec la vie, la mort.
Pedro Mir142
Concerto d'espoir pour la main gauche
L'atmosphère frémit sous les percussions débridées
de la timbale sous-développée, l'orchestre universel tonne,
le grand concerto de l'humanité se secoue
de l'intérieur, les timbales poussent un cri strident
les lois de l'histoire vibrent sous les pieds
des contrebasses tandis que les violoncelles
du cœur humain résonnent et éclatent
de manière assourdissante à travers tous les confins
dans un solo d'espoir entraînant.
Sur un ton plus calme, M. Mir a écrit un jour à propos de sa patrie :
Il existe un pays au monde
situé sur la trajectoire du soleil
natif de la nuit
situé dans un archipel improbable de sucre et de rhum.
Rendez-vous avec une femme imaginaire
La mer brûlait de bleu avec un nuage de fumée blanche.
Tu portais ta robe écumeuse.
J'avais mon pantalon de marin.
Tout l'après-midi sentait les palourdes et les pêcheurs.
Les filets et les goélettes.
Un naufrage bien mérité
frémissait dans nos veines,
puis fermant les yeux et emportés,
nous conjuguions soudain le verbe sabler.
Jeannette Miller143
Lundi
Chaque matin à mon réveil
je commence mon voyage vers la mort.
Avant de percer la journée de mon visage mécontent,
je pleure un peu.
Puis je continue mon ménage, désemparée,
je m'habille, je me peigne, je prends mon petit-déjeuner, je sors.
Je contourne les coins, brisés en d'infinies particules de lumière,
l'air me frappe le front,
une odeur pénétrante de décomposition me ramène à la misère.
Dans les fossés, des poubelles renversées
dessinent de longs et tristes virages,
même les puits d'eau de pluie de mon pays sont troubles, puants,
sans m'en rendre compte, je pénètre dans le ventre palpitant de
n'importe quelle voiture,
et je me sens comme une héroïne,
puis je commence à compter les arbres que je connais déjà par cœur,
et qui éclairent le trottoir dur de couleurs et de formes,
un coup sec m'annonce mon arrivée,
je pousse la porte, je suis à l'intérieur,
je souris, essayant d'être agréable, inoffensive,
pour qu'ils n'aient pas peur de moi,
pour qu'ils ne connaissent pas ma haine, mon ennui, ma tristesse,
le jour commence.
Prière pour l'eau
Je te demande, Seigneur, par la rivière tarie
par la motte de terre sèche
le sillon qui attend la semence
par l'homme qui vit de l'eau et de la terre
les animaux qui broutent et boivent
la verdure qui parfume l'esprit.
Je te demande, Seigneur,
par la pluie qui remplit le lit des rivières
les torrents qui humidifient et réconfortent
les feuilles que tu replantes sur les clairières et les creux
par les nuages qui peignent le firmament en gris
afin que l'arc-en-ciel puisse alors naître.
Tony Raful144
Vertige et Abîmes (extrait)
Je dis adieu, je suis naufragé, je reviens
Ça arrive
Le torrent vermillon coule
Tourbillons de lumière rassemblés
Ils appellent
Ils défient ma peau
Des espaces convulsifs surviennent
Signes et horoscopes réquisitionnent
La demeure du rêve humide
Calligraphie et image lascives.
Vos collines sont mon quartier
Émeute dans le nid bleu du ciel
Promenade nocturne de la lune et du hasard
Danse des formes
Nommer, c'est créer
Ce n'était pas une tromperie.
Si tu me dis que tu m'aimes et que tu ne m'aimes pas
Je te dis que je t'aime et que je ne t'aime pas
Et finalement par habitude et tendresse
tu m'aimes et je t'aime
Alors
la tromperie n'était pas une tromperie.
L'amour est venu
du cœur béant
pour combler les paroles vides de sens.
CARAÎBES LUSOPHONES : SAO TOMÉ-ET-PRINCIPE
Alda do Espírito Santo145
Angolares
Barque fragile au bord de la mer, pagne attaché à la ceinture,
une voile qui ondule...
La houle sur la mer
la barque fluctuant avec l'agitation des ondes,
là va la barque de la faim.
Visages durs d'Angolares dans la lutte avec le requin
sur l'agitation des ondes ramant, ramant sur la mer des requins
pour la faim de chaque jour.
Là, sur la plage, en bordure des cocotiers, des palissades en feuilles
de palmier
cachant des paillotes,
le fruit de l'iza cuit dans des casseroles en terre.
Aujourd'hui, demain et tous les jours
épie la barque vaguant sur la houle des ondes.
La barque est vie
la plage est vaste, du sable, du sable à perte de vue.
Dans les barques amarrées aux cocotiers de la plage.
La mer est vie.
Au-delà les terres du cacao ne disent rien à l'Angolare
« Les terres ont leur maître. »
Et l'Angolare dans les labeurs de la mer a le bord de plage,
les cases aux palissades en feuilles de palmier, les herbes giba
médicinales et puantes,
mais il n'a pas de terres.
À lui le combat avec les vagues, la lutte avec le requin,
les barques se balançant sur la mer, et l'immensité de la plage.
CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : ARUBA
Nicolás Piña Lampe146
Je porte en moi mille poèmes
Je porte en moi mille poèmes que je n'ai pas écrits
mille poèmes que je n'écrirai jamais car j'en souffre et m'en délecte
avec la délectation et la douleur de ce qu'on porte caché en soi
car je vis avec eux avec cette peine et ce bonheur
qui toujours me guettent menacent et séduisent
depuis les étoiles
avec cette peine et ce bonheur auxquels je ne donne aucun commencement
pour ne pas en voir la fin
CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : CURAÇAO
Elis Juliana147
Curaçao : île délicieuse
Ah que cette maudite île peut être délicieuse !
Avec son soleil rogue qui brûle sans pitié jusqu'à ce que la terre voie
crever la peau de son ventre.
Avec son vent impudent qui dénude la nature et fait pencher honteusement
la tête aux arbres.
Avec ses fidèles cactus qui soldats muets regardent méprisants les
indisciplinésnuages jouer à cache-cache sous la véranda bleue du ciel.
Avec ses blocs de roche torréfiés qui s'émiettent sous les pattes de
maigres chèvres
se battant pour une feuille chétive tandis que les buissons d'épines
jouent une chanson triste sur leurs cages thoraciques et leurs flancs
caves.
Avec l'humble mer de la côte méridionale qui lui lave les pieds en
éternelle onction
et les vagues forcenées de la septentrionale qui lui administrent des
claques puissantes.
Avec ses nuits étouffantes envahies par le chant monotone des grillons
et les mystérieuses étincelles des vers luisants.
Que cette maudite île peut être délicieuse !
CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : SURINAME
Bernardo Ashetu
Tropiques
Tropi-cal Tro-pical Tropical,
qu'on l'appelle comme on veut,
dans quelque langue que ce soit,
cela veut dire : danse
cela veut dire : chaleur.
Cela veut dire : forêt de fleurs, de plantes.
Cela veut dire : profonde obscure, impénétrable forêt de fleurs et de
plantes.
Cela veut dire : danse, chaleur
et cela veut dire :
alcool
poignard
malédiction.
Cela veut dire :
haine parmi la profusion des fleurs,
dans l'obscurité des plantes noires,
de cette inconsolable végétation.
CHILIENNE
Alonso de Ercilla y Zúñiga148
La Araucana
Je ne chante point les Dames, ô Amour, ni les gracieux exploits des chevaliers amoureux, ni les empressements, les générosités, les tendresses des amants passionnés, ni leurs soucis • mais la valeur, les hauts faits, les prouesses de ces Espagnols audacieux qui, sur la tête dé l'Arauco indompté encore, placèrent avec l'épée un joug pesant.
Je dirai aussi les actions remarquables d'une nation qui jamais n'avait obéi à un roi ; ses entreprises téméraires et mémorables qui méritent avec raison d'être célébrées ; je dirai ses ressources rares.ses expédients glorieux qui firent grandir encore les Espagnols, puisque le vainqueur obtient d'autant plus d'estime qu'il reste au vaincu lui-même plus de renommée.
Je vous supplie, ô grand Philippe, de jeter les yeux sur mon travail ,- qu'il soit bien reçu de vous, car dépourvu de toute valeur, il ne lui reste qu'à se donner à vous et vous le protégerez ; c'est une relation tirée des faits,- la vérité n'y a point été altérée, mais seulement coupée à sa mesure ; ne. dédaignez point ce don quoique si pauvre, afin qu'un peu d'autorité couvre mes vers.
Je veux les dédier à un si haut Seigneur afin que cette hardiesse même les soutienne : J'ai pris cette manière de les rendre illustres pour que quiconque voie ce nom leur fasse plus d'honneur : et si cet hommage ne suffit pas à les préserver de la critique qu'elle demeure du moins confuse en pensant que puisque ce. poème vous a été adressé il doit offrir quelques beautés cachées.
D'ailleurs j'ai été nourri dans le service de votre maison ; quel crédit n'en retiré-je pas pour tout le reste ! mon style pesant deviendra délicat et ce qui va sans ordre paraîtra plein d'art; ainsi animé par de si grands motifs, je consacrerai ma plume aux fureurs de Mars : prêtez l'oreille, Seigneur, aux récits que je vais dire, car de ces faits pour une grande partie, je fus le fidèle témoin
Voici ce qu'on pratique avec les enfants pour leur donner de l'adresse, et une vigueur salutaire; ils doivent franchir en courant un espace étendu sur une pente âpre et pierreuse, et au bout et à la fin, quand ils reviennent de leur course, on donne au vainqueur quelque récompense; ils arrivent ainsi à être si agiles et si forts dé poitrine que sans perdre haleine ils atteignent les cerfs.
Pendant qu'ils sont enfants, on les oblige et on les excite de force aux exercices du corps, et on les forme aux travaux de la guerre et à ses épreuves, quand ils sont entrés dans un âge plus avancé : s'il en est un qui donne indice de faiblesse, on le déclare inhabile à la vie militaire; et à celui qui s'est signalé dans le métier des armes, oh donne un grade conforme à sa valeur.
Les charges de la guerre et le commandement ne sont jamais. conférés que pour des causes sérieuses,- ce n'est ni le titre qui les obtient, ni le nom héréditaire, ni la richesse, ni la meilleure naissance ; mais c'est la force et la supériorité de leurs bras; voilà ce qui fait préférer les hommes, voilà ce qui les rend illustres, capables, accomplis, et qui détermine Ja valeur de la personne.
Ceux qui sont destinés à la guerre, ne sont contraints à aucun autre service,-affranchis du travail et du labourage, ils sont entretenus, par le bas peuple ; mais ils sont obligés, par les lois d'être à point pourvus d'armes et à savoir les manier avec adresse dans les guerres et les batailles, légitimes.
Chaque soldat doit apprendre une arme seulement, et s'y exercer, celle qu'il a paru affectionner plus naturellement dans son enfance ; c'est la seule qu'il doit s'appliquer à savoir manier adroitement; il n'a pas à s'embarrasser de jouer de la pique celui qui lance la flèche,, ni de la masse d'armes ou des flèches celui qui combat avec la pique.
L'heureux succès, la victoire, la renommée et les possessions qu'ils acquirent, leur inspirèrent un tel orgueil et une telle vanité que dix hommes ne pouvaient tenir dans mille lieues d'étendue ; il ne leur passait jamais par la mémoire qu'en sept pieds de terre, à la fin, ils iraient enfermer leur ambition,,leu rjactance et leurs prétentions insensées.
Leur avidité et leur perversité croissaient au prix des sueurs et des souffrances des vaincus; la cupidité impitoyable et affamée se repaissait en liberté et allait sans frein; la loi, le droit, le privilège, ïa justice, n'étaient plus que ce que Valdivia tenait pour bon; il était facile et indulgent pour les fautes graves et rigoureux pour de légères erreurs.
Ainsi la race ingrate des Castillans allait croissant dans le mal et dans l'orgueil,- elle poursuivait son entreprise audacieuse et insensée et courait vers la fin de sa fortune prospère; mais le Souverain père du ciel,, arrêta les Espagnols dans cette voie, en permettant que ceux même à qui il avait imposé le joug devinssent contre nous l'épée vengeresse et l'inexorable bourreau. -
L'État d'Arauco accoutumé à donner des lois, à commander, à être redouté, se voyant précipité de son trône et opprimé par des hommes mortels comme lui-même, se détermina à reconquérir la liberté; il refusa le tribut imposé et recourut à l'exercice de l'épée dont il avait déjà perdu l'usage dans une paix oisive
Vicente Huidobro149
Altaigle Chant 1
Ne vois-tu pas que tu tombes déjà?
Lave ta tête des préjugés et de la morale
Et si voulant t'élever tu n'as rien atteint
Laisse-toi tomber sans freiner ta chute sans peur au fond de l'ombre
Sans peur au fond de ta propre énigme
Tu trouveras peut-être une lumière sans nuit
Perdue dans les crevasses des précipices.
Tombe
Tombe éternellement
Tombe au fond de l'infini
Tombe au fond du temps
Tombe au fond de toi-même
Tombe aussi bas qu'on peut tomber
Tombe sans vertige
A travers tous les espaces et tous les âges
A travers toutes les âmes tous les désirs tous les naufrages
Tombe et brûle en passant les astres et les mers
Brûle les yeux qui te regardent et les cœurs qui t'attendent
Brûle le vent avec ta voix
Le vent qui se mêle à ta voix
Et la nuit qui a froid en sa grotte d'os
Tombe en enfance
Tombe en vieillesse
Tombe en larmes
Tombe en rires
Tombe en musique sur l'univers
Tombe de ta tête aux pieds
Tombe de tes pieds à ta tête
Tombe de la mer à la source
Tombe dans l'ultime abîme de silence
Comme le navire qui sombre en éteignant ses lumières
Chant IV
Il n'y a pas de temps à perdre
Et si l'instant banal survient
Qu'il suive la meilleure voile.
Maintenant que je m'assieds et me mets à écrire
Que fait l'hirondelle que j'ai vue ce matin
Signer des lettres dans le vide?
Quand je bouge le pied gauche
Que fait du même pied le mandarin chinois?
Lorsque j'allume un cigare
Que font les autres cigares qu'apportent le navire?
Où pousse la plante qui brûlera plus tard?
Et si je lève les yeux maintenant
Que fait de ses yeux l'explorateur debout sur le pôle?
Je suis ici
Où sont les autres?
Echo de geste en geste
Chaîne électrisée ou inerte
Rupture du rythme solitaire
Quels sont ceux qui meurent et ceux qui naissent
Pendant que ma plume court sur le papier?
Chant V
Ainsi tu es moulin à vent
Moulin du lieu du vent
Qui tisse les nuits et les matins
Qui file les brouillards d'outre-tombe
Moulin aux ailevents et aux ventailes
Le paysage se gonfle de tes folies
Et le blé va et vient
De la terre au ciel
Du ciel à la mer
Les blés aux vagues d'or
Où se vautre le vent
Cherchant la caresse des épis150
La poésie est un attentat céleste
Moi je suis absent mais dans le fond de cette absence
Il y a l'attente de moi-même
Et cette attente est une autre sorte de présence
L'attente de mon retour
Moi je suis dans d'autres objets
Je suis en voyage donnant un peu de ma vie
À certains arbres et à certaines pierres
Qui m'ont attendu de nombreuses années
Ils se sont fatigués de m'attendre et ils se sont assis
Moi je ne suis pas et je suis
Je suis absent et je suis présent dans un état d'attente
Eux voulaient mon langage pour s'exprimer
Et moi je voulais le leur pour les exprimer
Et voilà l'équivoque l'atroce équivoque
Angoissé lamentable
J'entre plus profondément dans ces plantes
Je laisse derrière moi peu à peu mes vêtements
Peu à peu tombent mes chairs
Et mon squelette peu à peu s'habille d'écorce
Je suis en train de devenir arbre Combien de fois je me suis
transformé en d'autres choses...
C'est douloureux et plein de tendresse
Je pourrais émettre un cri mais s'effraierait la transsubstantiation
Il faut rester silencieux Attendre en silence
Je garde en mes yeux...
Je garde en mes yeux
La chaleur de tes larmes
Les dernières
Maintenant tu ne pourras pleurer
Jamais plus
Par les chemins
L'Automne vient
Des doigts invisibles
Arrachent toutes les feuilles
Quelle fatigue !
Une pluie d'ailes
Couvre la terre
Gabriela Mistral151
Boire
Je me souviens des gestes
et c'était pour me donner de l'eau.
Dans la vallée du Rio Blanco,
où prend naissance l'Aconcagua, je vins boire,
je bondis boire dans le fouet d'une cascade,
qui tombait chevelue et dure et se rompait rigide et blanche.
Je collai ma bouche aux remous, et cette eau sainte me brûlait,
trois jours durant ma bouche saigna de cette gorgée d'Aconcagua.
Dans les terres de Mitla, un jour
de cigales, de soleil, de marche,
me penchai sur un puits, un indien
vint me soutenir dessus l'eau, et mon visage, comme un fruit,
était dans le creux de ses paumes.
Et je buvais ce qu'il buvait,
c'était sa face avec ma face,
et dans un éclair je sus que
la chair de Mitla était ma race.
Dans l'île de Porto-Rico,
lors de la sieste emplie de bleu,
mon corps paisible, les vagues folles,
et comme cent mères les palmes,
une fillette, par jeu, rompit
près de ma bouche un coco d'eau,
et moi je bus, comme une enfant,
cette eau de mère, cette eau de palme.
Tant de douceur jamais n'ai bue
ni de mon corps ni de mon âme.
À la maison de mes enfances
ma mère m'apportait de l'eau.
Entre gorgée et autre gorgée
je la voyais dessus la jarre.
Plus la tête se relevait
et plus la jarre s'abaissait.
Cette vallée, je l'ai toujours,
et j'ai ma soif et son regard.
Ce serait là l'éternité qu'encore
nous sommes comme nous étions.
Je me souviens des gestes
et c'étaient gestes pour me donner de l'eau.
Paysage de Patagonie -- Trois arbres
Trois arbres tombés sont restés au bord du sentier.
Oubliés du bûcheron, ils s'entretiennent,
fraternellement serrés, comme trois aveugles.
Le soleil couchant verse
son sang vif dans les troncs éclatés,
les vents emportent le parfum de leur flanc ouvert.
L'un, tout tordu, tend un bras immense,
frissonnant de feuillage, vers l'autre
et ses blessures sont pareilles à des yeux pleins de prière.
Le bûcheron les a oubliés.
La nuit viendra. Je resterai avec eux.
Je recueillerai dans mon cœur
leurs douces résines, elles me tiendront lieu de feu.
Muets, pressés les uns contre les autres,
que le jour nous trouve monceau de deuil152.
Richesse
J'ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu :
j'ai l'un comme une rose,
l'autre comme une épine.
De ce qu'on m'a volé,
ne suis dépossédée :
j'ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu,
et suis riche de pourpre
et de mélancolie.
Ah ! quelle aimée est la rose
et quelle amante l'épine !
Tel le double contour
de deux fruits faux jumeaux,
j'ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu153.
Bisous
Il y a des baisers qu'ils prononcent d'eux-mêmes
la phrase d'amour condamnatoire,
il y a des bisous qui sont donnés avec le regard
il y a des baisers qui sont donnés avec mémoire.
Il y a des baisers silencieux, des baisers nobles
il y a des baisers énigmatiques, sincères
il y a des baisers que seules les âmes se donnent
il y a des baisers interdits, c'est vrai.
Il y a des baisers qui brûlent et blessent,
il y a des baisers qui enlèvent les sens,
il y a des baisers mystérieux qui ont été laissés
mille rêves errants et perdus.
Il y a des baisers gênants qui entourent
une clé que personne n'a déchiffrée,
il y a des baisers qui engendrent la tragédie
combien de roses de broche ont défoliées.
Il y a des baisers parfumés, des baisers chaleureux
qui palpitent dans les désirs intimes,
il y a des baisers qui laissent des traces sur les lèvres
comme un champ de soleil entre deux glaces.
Il y a des baisers qui ressemblent à des lys
pour sublime, naïf et pur,
il y a des baisers perfides et lâches,
il y a des baisers maudits et parjurés.
Judas embrasse Jésus et laisse imprimer
face à Dieu, le crime,
tandis que la Magdalena avec ses baisers
fortifie pieusement son agonie.
Depuis lors dans les baisers ça bat
amour, trahison et douleur,
dans les mariages humains, ils se ressemblent
à la brise qui joue avec les fleurs.
Il y a des baisers qui produisent des délires
de passion amoureuse ardente et folle,
tu les connais bien, ce sont mes baisers
inventés par moi, pour votre bouche.
Llama embrasse ça en trace imprimée
ils portent les sillons d'un amour interdit,
bisous de tempête, baisers sauvages
que seules nos lèvres ont goûté.
Vous souvenez-vous du premier ...? Indéfinissable;
couvert ton visage de rougeurs livides
et dans des spasmes d'émotion terrible,
tes yeux se sont remplis de larmes.
Tu te souviens qu'un après-midi dans un excès fou
Je t'ai vu jaloux imaginer des griefs,
Je t'ai suspendu dans mes bras ... un baiser a vibré,
et qu'avez-vous vu après ...? Du sang sur mes lèvres.
Je t'ai appris à t'embrasser: baisers froids
ils sont d'un cœur impassible de roche,
Je t'ai appris à t'embrasser avec mes baisers
inventé par moi, pour votre bouche.
Pablo Neruda154
Sonnet XVII
Je ne t'aime pas comme rose de sel, ni topaze
Ni comme flèche d'œillets propageant le feu:
Je t'aime comme l'on aime certaines choses obscures,
De façon secrète, entre l'ombre et l'âme.
Je t'aime comme la plante qui ne fleurit pas
Et porte en soi, cachée, la lumière de ces fleurs,
Et grâce à ton amour dans mon corps vit l'arôme
Obscur et concentré montant de la terre.
Je t'aime sans savoir comment, ni quand, ni d'où,
Je t'aime directement sans problèmes ni orgueil:
Je t'aime ainsi car je ne sais aimer autrement,
Si ce n'est de cette façon sans être ni toi ni moi,
Aussi près que ta main sur ma poitrine est la mienne,
Aussi près que tes yeux se ferment sur mon rêve155.
Sonnet XXVII
Nue, tu es aussi simple qu'une de tes mains,
lisse, terrestre, minimale, ronde, transparente,
tu as des lignes de lune, des chemins de pomme,
nue, tu es maigre comme le blé nu.
Nue, tu es bleue comme la nuit à Cuba,
tu as des liserons et des étoiles dans les cheveux,
nue, tu es énorme et jaune.
Nue, tu es petite comme l'un de tes ongles,
courbe, subtile, rosée jusqu'à l'aube
et tu entres dans le souterrain du monde
comme dans un long tunnel de costumes et de travaux:
ta clarté s'éteint, s'habille, s'effeuille
et de nouveau elle devient une main nue.
À mon cœur suffit ta poitrine
À mon cœur suffit ta poitrine,
Mes ailes pour ta liberté.
De ma bouche atteindra au ciel
Tout ce qui dormait sur ton âme.
En toi l'illusion quotidienne.
Tu viens, rosée sur les corolles.
Absente et creusant l'horizon
Tu t'enfuis, éternelle vague.
Je l'ai dit : tu chantais au vent
Comme les pins et les mâts des navires.
Tu es haute comme eux et comme eux taciturne.
Tu t'attristes soudain, comme fait un voyage.
Accueillante, pareille à un ancien chemin.
Des échos et des voix nostalgiques te peuplent.
À mon réveil parfois émigrent et s'en vont
Des oiseaux qui s'étaient endormis dans ton âme.
Il meurt lentement
Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n'écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux.Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.
Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l'habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnuIl meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d'émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les coeurs blessés
Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu'il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n'a fui les conseils sensés.
Vis maintenant!
Risque-toi aujourd'hui!
Agis tout de suite!
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d'être heureux !
Les vieilles de l'océan
Sur la mer grave les vieilles vont
Avec des châles noués,
Avec de fragiles pieds blêmes.
Elles s'assoient seules sur la rive
Sans changer d'yeux ni de mains,
Sans changer de nuage ou de silence.
La mer obscène brise et déchire,
Dévale des monts de trompettes,
Secoue ses barbes de taureau.
Les douces dames assises
Comme dans un bateau transparent
Regardent les vagues terroristes.
Où vont-elles et où ont-elles été ?
Elles viennent de tous les coins,
Elles viennent de notre propre vie.
A présent elles ont l'océan,
Le vide froid et ardent,
La solitude pleine de flammes.
Elles viennent de tous les passés,
De maisons qui furent odorantes,
De crépuscules brûlés.
Elles regardent ou ne regardent pas la mer,
Avec la canne elles écrivent des signes,
Et la mer efface leur calligraphie.
Les vieilles se lèvent
Avec leurs fragiles pieds d'oiseau,
Tandis que les vagues emballées
Voyagent nues dans le vent.
Ode à la mer
Ici dans l'île
la mer
et quelle étendue!
sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l'embrasse,
l'humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom....
Mon chien est mort.
Je l'ai enterré dans le jardin
à côté d'une vieille machine rouillée.
Un jour, je vais le rejoindre là,
mais maintenant il est parti avec son manteau hirsute,
ses mauvaises manières et son nez froid,
et moi, le matérialiste, qui n'a jamais cru
dans tout ciel promis dans le ciel
pour tout être humain,
je crois en un paradis où je n'entrerai jamais.
Oui, je crois au paradis pour tout dogdom
où mon chien attend mon arrivée
agitant sa queue comme un fan dans l'amitié.
Ah, je ne parlerai pas de tristesse ici sur Terre,
d'avoir perdu un compagnon
qui n'a jamais été servile.
Une Chanson Désespérée
Ton souvenir surgit de la nuit où je suis.
La rivière à la mer noue sa plainte obstinée.
Abandonné comme les quais dans le matin.
C'est l'heure de partir, ô toi l'abandonné!
Des corolles tombant, pluie froide sur mon coeur.
Ô sentine de décombres, grotte féroce au naufragé!
En toi se sont accumulés avec les guerres les envols.
Les oiseaux de mon chant de toi prirent essor.
Tu as tout englouti, comme fait le lointain.
Comme la mer, comme le temps. Et tout en toi fut un naufrage!
De l'assaut, du baiser c'était l'heure joyeuse.
lueur de la stupeur qui brûlait comme un phare.
Anxiété de pilote et furie de plongeur aveugle,
trouble ivresse d'amour, tout en toi fut naufrage!
Mon âme ailée, blessée, dans l'enfance de brume.
Explorateur perdu, tout en toi fut naufrage!
Tu enlaças la douleur, tu t'accrochas au désir.
La tristesse te renversa et tout en toi fut un naufrage!
Mais j'ai fait reculer la muraille de l'ombre,
j'ai marché au-delà du désir et de l'acte.
Ô ma chair, chair de la femme aimée, de la femme perdue,
je t'évoque et je fais de toi un chant à l'heure humide.
Tu reçus l'infinie tendresse comme un vase,
et l'oubli infini te brisa comme un vase.
Dans la noire, la noire solitude des îles,
c'est là, femme d'amour, que tes bras m'accueillirent.
C'était la soif, la faim, et toi tu fus le fruit.
C'était le deuil, les ruines et tu fus le miracle.
Femme, femme, comment as-tu pu m'enfermer
dans la croix de tes bras, la terre de ton âme.
Mon désir de toi fut le plus terrible et le plus court,
le plus désordonné, ivre, tendu, avide.
Cimetière de baisers, dans tes tombes survit le feu,
et becquetée d'oiseaux la grappe brûle encore.
Ô la bouche mordue, ô les membres baisés,
ô les dents affamées, ô les corps enlacés.
Furieux accouplement de l'espoir et l'effort
qui nous noua tous deux et nous désespéra.
La tendresse, son eau, sa farine légère.
Et le mot commencé à peine sur les lèvres.
Ce fut là le destin où allait mon désir,
où mon désir tomba, tout en toi fut naufrage!
Ô sentine de décombres, tout est retombé sur toi,
toute la douleur tu l'as dite et toute la douleur t'étouffe.
De tombe en tombe encore tu brûlas et chantas.
Debout comme un marin à la proue d'un navire.
Et tu as fleuri dans des chants, tu t'es brisé dans des courants.
Ô sentine de décombres, puits ouvert de l'amertume.
Plongeur aveugle et pâle, infortuné frondeur,
explorateur perdu, tout en toi fut naufrage!
C'est l'heure de partir, c'est l'heure dure et froide
que la nuit toujours fixe à la suite des heures.
La mer fait aux rochers sa ceinture de bruit.
Froide l'étoile monte et noir l'oiseau émigre.
Abandonné comme les quais dans le matin.
Et seule dans mes mains se tord l'ombre tremblante.
Oui, bien plus loin que tout. Combien plus loin que tout.
C'est l'heure de partir. Ô toi l'abandonné.
Nicanor Parra156
Test
Qu'est-ce qu'un antipoète :
Un négociant en urnes et cercueils ?
Un prêtre qui ne croit en rien ?
Un général qui doute de lui-même ?
Un vagabond qui se moque de tout
Vieillesse et mort comprises ?
Un interlocuteur de mauvais caractère ?
Un danseur au bord de l'abîme ?
Un narcisse qui aime tout le monde ?
Un plaisantin sanglant
Délibérément misérable ?
Un poète qui dort sur une chaise ?
Un alchimiste des temps modernes ?
Un révolutionnaire de poche ?
Un petit-bourgeois ?
Un charlatan ? Un dieu ? Un innocent ?
Un villageois de Santiago de Chili ?
Soulignez la phrase qui vous semble correcte.
Qu'est-ce que l'antipoésie :
Une tempête dans une tasse de thé ?
Une tache de neige sur un rocher ?
Un plateau plein d'excréments humains
Comme le croit le père Salvatierra ?
Un miroir qui dit la vérité ?
Une gifle au visage du Président de la Société des Écrivains ?
(Que Dieu l'ait en son saint royaume)
Un avertissement aux jeunes poètes ? Un cercueil à réaction ?
Un cercueil à force centrifuge ? Un cercueil à gaz de paraffine ?
Une chapelle ardente sans défunt ?
Marquez d'une croix la définition qui vous semble correcte157.
Manifeste
Mesdames et messieurs
Voici notre dernier mot
-- Notre premier et dernier mot --
Les poètes sont descendus de l'Olympe.
Pour nous aînés
La poésie fut un objet de luxe
Mais pour nous
C'est un article de première nécessité :
Nous ne pouvons pas vivre sans poésie.
[... ]
Nous autres nous soutenons
Que le poète n'est pas un alchimiste
Que le poète est un homme comme les autres
Un maçon qui construit son mur :
Un constructeur de portes et fenêtres.
Nous autres nous parlons
Le langage de tous les jours
Nous ne croyons pas aux signes cabalistiques
[... ]
Nous autres nous répudions
La poésie à lunettes noires
La poésie de cape et d'épée
La poésie à chapeau mou.
Par contre a notre faveur
La poésie à l'œil nu
La poésie torse nu
La poésie tête nue.
Nous ne croyons pas aux nymphes ni aux tritons.
La poésie ça doit être ceci :
Une fille entourée d'épis
Ou bien n'être absolument rien.
Casse-tête
Je ne donne à personne le droit.
J'adore un morceau de chiffon.
Je change des tombes de place.
Je change des tombes de place.
Je ne donne à personne le droit.
Je suis un type ridicule
Sous les rayons du soleil,
Moi le fléau des bistrots.
Moi je meurs de rage.
Je n'ai plus aucun recours
Mes propres cheveux m'accusent
Sur un autel d'occasion
Les machines ne pardonnent pas.
Je ris derrière une chaise
Mon visage se remplit de mouches.
C'est moi qui m'exprime mal
Exprime en vue de quoi.
Je bégaye
Du pied je touche une espèce de fœtus.
C'est pour quoi faire, ces estomacs?
Qui a fait ce méli-mélo-là?
Le mieux, c'est de faire l'Indien.
Je dis une chose pour une autre.
Pablo de Rocka158
A Pablo Neruda
Vieille dinde et voleur à la tire,
à la poésie sale, de macaque
tu as le ventre bourré de fric
et tu défèques sous le porche des tantes,
ton idolâtrie d'imbécile fameux
comme les verrats dans la porcherie.
Tu finis couvert de bave,
et les idiots t'appellent « granpoet » !
dans les ténébreuses alcôves.
Si tu n'étais qu'un loqueteux d'opérette
ou rien qu'un crétin de flûtiste,
ce serait juste deux claques dans la gueule,
mais avec ton caractère sado-maso,
tu es à la fois un requin de cloaques,
et une charogne opportuniste.
Si tu n'étais qu'un enfant écumant,
un hurluberlu absurde et obscur,
si au moins tu te fatiguais d'écrire
en trempant ta plume dans tes menstruations...
Grand bourgeois, tu t'agenouilles face au mur
de la grande Académie Suédoise,
comme un mendiant aussi immoral qu'impur
et tu deviens le délinquant fini
au masque de scélérat
qui laisse voir au soleil ses testicules secs.
Rusé, minable, dégénéré à la voix nasillarde,
vil larbin de l'URSS, quémandeur
aux mains tremblantes et moites.
Lâche arriviste bien nourri,
tu as dit de cet ardant et grand peuple :
« Chili, pays de rustres » ! Sale mécréant,
tu es la sinistre tête de pont
de l'horrible corruption bourgeoise
amoureuse du marxisme décadent.
Autoportrait d'adolescence
Entre serpents verts et verveines,
ma condition de lion domestiqué
a une rumeur lacustre de ruches
et une écorce d'un océan brûlé.
Ceint de fantômes et de chaînes,
je suis une religion pourrie et un roi brisé,
ou un château féodal dont les créneaux
élèvent ton nom comme du pain d'or.
Des tours de sang sur les champs de bataille,
l'odeur du soleil héroïque et des éclats d'obus,
l'épée d'une nation terrifiée.
On les entend dans mon être plein de morts
et de blessés, de cendres et de déserts,
où un grand poète se suicide.
Portrait d'une
Petite petite et subtile femme, à la peau foncée comme les épouses de "La Bible" ou les lys bien-aimés du Gange, gracieuse, mélodieuse, mystérieuse, pleine d'innombrables augustes destins distingués, et de pâles divinations, humble en elle vertu, humble et Humble, grands yeux noirs, petit pied, marchez le long des chemins éternels en caressant les événements rieurs, les malheurs qui habillent le deuil jaune mortuaire, le geste fluvial de pleurer, le geste fluvial de pleurer, la montagne, et l'insecte maximaliste, anarchiste ou philosophe, caressant, thésaurisant vie et tombes avec dorlotage d'un jeune chaton.
La petite femme rouge est, la petite femme rouge; l'amour réchauffe ses entrailles adolescentes, ses petites mains brûlent, l'œillet sanglant de ses lèvres brûle les innombrables soupirs vagues, son ventre ondule comme un champ, ses seins tremblent comme des tours fleuries qui s'enflamment au crépuscule, ses pupilles s'élargissent et percent la terre et les larmes et les baisers fleurissent, fleurissent, fleurissent ; deux cercles verts sous les yeux envahissent son corps, l'annulant, l'effaçant, l'éliminant et ses pieds, riant de la mer de cheveux noirs libres, fluctuent dans l'air minuscule, précis, minuscule de minuscule...
Un rythme surnaturel géant préside à ses actions et à ses images ; C'est incroyable comme son esprit est équilibré, pratique et romantique, romantique et pratique, un chanteur extrêmement artistique des petites formes quotidiennes, et celui dont les os sont enflammés par le rêve fatal fatal, la vieille illusion qui sort des hôpitaux psychiatriques avec la vérité dans un chiffon ; il aime la logique des choses, l'incommensurable absurdité locale des idées et il est prudent comme les hirondelles, parce qu'il fait l'héroïque.
COLOMBIENNE
José Manuel Arango159
Le cadeau
Chaque matin tu reviens à toi
et du no man's land des rêves
tu reviens au monde
La nuit te rend les mains :
tu te sens vivant
La nuit rend tes pieds
pour parcourir le monde
Et la langue pour que tu remercies
Lazare
le don du corps
le don du monde
Reprenez votre nom
et avec lui encore la grima
l'agitation
poitrine au nouveau jour
De l'or dans les dents
Ce qui les distingue, c'est avant tout leur apparence anachronique. La
coupe droite et hiératique, les rasages pariétaux. Certains portent
encore une tresse de sorcier qui pend sur la nuque. Ils fréquentent les
rues entourant le marché où ils vendent leurs marchandises.
Bien qu'ils parlent encore l'ancienne langue du pays, on les entend
crier dans la langue de tous : celle de la ville, celle des vainqueurs.
Ils y ont appris à évaluer. Seul un indice, une façon excentrique de
dire trahit l'étranger en eux.
En d'autres temps, ils apportaient au marché de beaux ustensiles :
paniers, couvertures, récipients richement sculptés. Ils sont descendus
de leurs montagnes à la ville avec des oiseaux sur leurs épaules et ont
offert des chapeaux tissés à partir de plumes d'ara. Aujourd'hui, leurs
marchandises sont des choses grossières et pauvres qu'ils achètent même
dans les boutiques de bibelots pour les revendre.
La nuit, ils se saoulent dans une taverne miteuse. Ils boivent en
silence, et leurs visages sans âge, comme ceux des vieux enfants, ont un
regard à la fois curieux et indifférent. De temps en temps, ils comptent
les pièces du jour .
Puis, déjà ivres, ils parlent dans leur langue. Comme par patchs, comme
s'ils se souvenaient d'événements très anciens par rafales. C'est un
bourdonnement nasillard qui ressemble parfois à une chanson.
Et ce rire doré extrême : l'or dans le rire, dans les dents.
Piedad Bonnett160
Paysage
Le soleil de midi, sa lumière somnambule
le bleu intense du ciel tendu et sourd
l'air et son ondulant éclat de fer-blanc,
les vaches lentes, sottes dans le vert infini,
et les mouches bourdonnant,
moirées,
leur cercle de mort couronnant le silence ;
les yeux comme des miroirs, et dans les yeux,
l'oiseau tournoyant, le nuage transitoire
et les mains attachées,
et la terre
où croissent fermement les mauvaises herbes,
les ronces, le sisymbre, le chèvrefeuille.
Tout à attendre l'objectif des photographes ; Et au loin le rire des
hyènes.
Léon de Greiff161
Canzonet
Il pleut par la fenêtre (pluie verlainesque, sinon dans mon cœur :
mon cœur s'est enfui un matin à la poursuite d'une autre chanson).
Il pleut devant la fenêtre (pluie mélancolique, à certains égards si
poétique
-- mais moins, prosaïque, ou si symbolique...)
Il pleut, il pleut, rien de plus. . . Pluie morne.
Je n'ai jamais su regarder la pluie
par la fenêtre -- transe philosophique --
le plus souvent elle tombait sur (si blonds alors) mes cheveux
-- transe atrophique --.
Il pleut à l'extérieur de la fenêtre. Je fume. J'écris.
Ça m'isole, la fenêtre de l'urbain
ruée . . . et moi dans ma cage,
oiseau lascif assoiffé toujours en vain.
Il pleut par la fenêtre (pluie verlainesque, sinon dans mon cœur)
Mon cœur s'est enfui -- capricieux --
après une chanson idiote
sans rime ni raison,
ni ici ni là162.
Briefing
Tu n'iras pas car tu viens d'arriver,
légère illusion de rêve, fleur dense, intense, vibrante.
Mon cœur audacieux, pour les récoltes
est une main dure audacieuse... pour la domination, douce...
Mon cœur audacieux à la dérive...
Tu n'iras pas, car tu viens juste.
Si tu pars, si tu es parti... Quand tu reviendras,
tu reviendras encore plus lascive
et tu me trouveras, lascive, attendant163...
Jorge Isaacs164
Amour éternel
Le Créateur a mis dans tes yeux insaisissables
Comme mon esprit fou a rêvé de beauté ;
Pour étancher la soif de mon âme brûlante
A donné tes lèvres rouges à un ange mortel.
La poitrine ardente... les rougeurs
Que le marbre tache ton front de caste,
Le doux roucoulement de ta voix lugubre
Si tu regardes mon visage des ombres ou de la colère...
Amour ! Amour idéal de mes délires,
Amour éternel que l'âme pressentait,
Récompense des martyres les plus cruels,
Ciel placé dans ton cœur vierge
Pour te faire sur terre seulement mienne,
Dans mon existence lumière, gloire et consolation.
Le premier sonnet
Une fois... ah!, j'imagine que maintenant
Je respire encore son haleine délicieuse
Et enflammé par ses lèvres je sens
Le coeur qui soupire et pleure pour elle...
Lope, et une merveille !
"Et ce que tu demandes je te le donnerai tout de suite,
Avec ma vie et l'âme qui t'adore"
Plus tard...
Plus de chansons jamais demandées,
Parce que mon cœur et le tien pouvaient être entendus battre si près
!...
Et luminaires
De l'âme ces yeux qui se sont aérés
Sous mes baisers légers et mes larmes brûlantes,
Le feu immortel a laissé dans mon esprit !
Myriam Montoya165
Métisse
Il y a dans mon sang une lutte ancestrale
Qui transparaît dans les sourcils arqués de mes enfants
Dans la commissure secrète de leur rire
La longueur de leurs os
Le retour pesant de leurs rêves
Il y a dans mon être une dispute
Le malaise d'un vieil affront
L'attente d'autres générations
Qui se prolonge en moi et dans mes frères
Un désir de vengeance de qui refuse le pardon
Le déchirement qui combat pour échapper
Entre le rire et la danse
Un désir de ressusciter les morts
En détressant leurs voix et les autres langages
Et de me reconnaître dans leurs peaux
Et dans la découverte inattendue de la mémoire166.
La fleur
Je reviens au jardin de l'enfance
Au sexe des fleurs
À leurs cavités leurs filaments
Aux secrets du dedans
que nous avons exploré
La persécution d'une lune
trop pleine
assiégeait nos pas
Dans la corolle abrupte de la fleur
démesuré l'œil
capte le vertige
Je reviens à la fleur impudique
À son clignement de papillon
Au sucre liquide de son sépale
À son cadavre de tulle
de danseuse épuisée
Je reviens au rut de la fleur
Au frémissement de la guêpe
Au venin qu'elle injecte
dans le verrou de mon sang167
Un rayon de soleil
Un rayon de soleil dénonce
l'invisible brin de soie
qu'a tendu l'araignée
dans le recoin obtus de mon balcon
Le talon nu du funambule
nous laisse en suspens
au mât du jour
La fleur brûlante
se penche dans le vide
sur le trottoir gît
son baiser agonisant168
Survivante
J'irai encore
dans des endroits cachés
qui m'ont appartenu
et que pour des raisons claires
j'ai abandonnés
Balbutier avec peu de mots
les ravages du déracinement
me fait pousser des ailes
et diminue l'oubli
Tronquée mon errance
tronçons de vie enterrés
visages et paysages perdus
Je suis survivante
parfois tortue millénaire
parfois oiseau de proie
Trucages et astuces
j'ai appris
sur des embarcadères et des quais
J'ai croisé des frontières
et semé de l'amour
dans les mauvais pas169
Alvaro Mutis170
Sonate
Une fois de plus le temps t'a amené
à la clôture de mes rêves funéraires.
Ta peau, une certaine humidité saline,
tes yeux émerveillés d'autrefois,
ils sont venus avec ta voix, avec tes cheveux.
Le temps, ma fille, qui marche
comme une louve qui enterre ses petits
comme la rouille sur les armes de chasse,
comme les algues sur la quille du navire,
comme une langue qui lèche le sel du sommeil,
comme l'air qui monte des mines,
comme le train dans le nuit des landes.
De son œuvre opaque on se nourrit
comme du pain chrétien ou de la viande rance
qui dessèche la fièvre des ghettos
à l'ombre du temps, mon ami,
une douce eau de fossé me restaure
ce que je te cache pour m'aider
à aller jusqu'au bout de chaque journée.
Sonate 2
Pour les arbres brûlés après la tourmente.
Pour les eaux boueuses du delta.
Pour ce qui demeure de chaque jour.
Pour le petit matin des prières.
Pour ce que recèlent certaines feuilles
dans leurs veines couleur d'eau
profonde et sombre.
Pour le souvenir de ce bonheur bref
et déjà oublié
qui fut mon aliment de tant d'années sans nom.
Pour ta voix de nacre rauque.
Pour tes nuits où transite la vie
en un galop de sang et de rêve.
Pour ce que tu es aujourd'hui pour moi.
Pour ce que tu seras dans le tumulte de la mort.
Pour cela je te garde à mon côté
comme l'ombre d'un illusoire espoir.
Le hussard
[... ] Le moût centenaire du vin, que l'on arrose d'eau dans les
celliers .
La puissance de son bras et son ombre de bronze .
Le vitrail qui relate ses amours et rappelle sa dernière bataille se
noircit chaque jour un peu plus sous la fumée des lampes nourries d'une
mauvaise huile.
Pareille au hurlement d'une sirène qui annonce aux bateaux un banc de
poissons écarlates est la plainte de celle qui l'a plus que toute autre
aimé, celle qui a quitté son foyer pour dormir contre son sabre glissé
sous l'oreiller et baiser son ventre dur de soldat .
Pareille aux voiles d'un navire qui se gonflent ou s'affaissent,
pareille à l'aube qui dissipe le brouillard sur les aérodromes,
pareilles à la marche silencieuse d'un homme pieds nus dans un sous-bois
s'est répandue la nouvelle de sa mort, la douleur de ses blessures
ouvertes au soleil du soir, sans pestilence, mais avec toutes les
apparences d'une dissolution spontanée.
Toute la vérité n'est pas dans ce récit.
Manque dans les mots tout ce qui constitua la cataracte ivre de sa vie, le défile sonore des meilleurs de ses jours qui ont motivé le chant, sa figure exemplaire, ses péchés comme autant de monnaies précieuses, ses armes efficaces et belles.
Nocturne
La fièvre attire le chant d'un oiseau androgyne
ouvrant la voie au plaisir insatiable
qui se ramifie et traverse le corps de la terre.
Oh ! l'infructueuse navigation autour des îles
Où les femmes offrent au voyageur
la fraiche balance de leurs seins
Et l'entendue terrifiante au creux de leur hanches !
La peau tendre et lisse du jour
se défait comme la coque d'un fruit infâme.
La fièvre attire le chant des puisards
où l'eau entraîne les ordures
Comme des épées en désordre
Comme des épées en désordre,
la lumière traverse les champs.
Les îles de l'ombre disparaissent
et tentent, en vain, de survivre davantage.
Là encore, l'éclat
de midi les atteint, ordonnant leurs hôtes
et établissant leurs domaines.
L'homme ne sait rien de ces combats silencieux.
Sa vocation de ténèbres, son habitude d'oublier,
ses habitudes, en somme, et ses lacérations,
lui refusent la jouissance de cette fête imprévue
qui arrive par le dessein capricieux
de ceux qui, en haut, jettent les dés muets
dont nous ne connaîtrons jamais le nombre. .
Les sages, quant à eux, prêchent le conformisme.
Les dieux savent seulement que cette vertu incertaine
est une autre vaine tentative d'abolir le hasard. omme des épées en
désordre,
la lumière traverse les champs.
Les îles de l'ombre disparaissent
et tentent, en vain, de survivre davantage.
Là encore, l'éclat
de midi les atteint, ordonnant leurs hôtes
et établissant leurs domaines.
L'homme ne sait rien de ces combats silencieux.
Sa vocation de ténèbres, son habitude d'oublier,
ses habitudes, en somme, et ses lacérations,
lui refusent la jouissance de cette fête imprévue
qui arrive par le dessein capricieux
de ceux qui, en haut, jettent les dés muets
dont nous ne connaîtrons jamais le nombre. .
Les sages, quant à eux, prêchent le conformisme.
Les dieux savent seulement que cette vertu incertaine
est une autre vaine tentative d'abolir le hasard.
Eugenia Sanchez Nieto171
Aller simple
Le village où je demeure m'épouvante
Après avoir prié au cœur de la nuit
Les sorcières sortent pour transformer les princes en crapauds
À la recherche du filtre qui donne vie et mort.
Les hommes du village se cachent à six heures
Ils se penchent en silence aux fenêtres pour voir les belles
Comme elles enlèvent pères, frères, amis, tous hébétés.
Le village où je demeure m'épouvante
Je souffre de bouffées de chaleur insoutenables
Et il y a un défilé chaque fois plus important de sorcières
Elles prennent la rue principale pomponnées et vêtues de jolies tenues
jaunes
Qui pourrait leur résister ?
Les rares hommes qui restent se sont enfermés dans l'église
Ils chantent et célèbrent la messe, ils sont désespérants
Bientôt arriveront les vierges avec leur chant fascinant.
Le village où je demeure m'épouvante
Je partirai le dernier jour de l'année après minuit.
Dans le train immaculé vont les sorcières
Mon cœur va sans intention de retour.
Annibal Tobon172
Ma dernière aventure
Dire qu'en d'autres temps
je vivais pour la vie,
je fuyais la mort comme la peste,
je gagnais le temps comme l'eau,
et l'avenir était un éclair ami
qui renaissait chaque jour.
J'ai rêvé que je devais la vie
comme le sperme aux testicules,
comme l'ovule à la matrice,
sentant que l'espoir et moi
étions immortels, vifs,
infinis et sans mort.
Aujourd'hui mon sentiment est inversé,
l'horizon a changé
(je regarde directement la mer et le ciel),
le sentiment positif a muté,
l'éternelle illusion a été changée ,
ouvrant les portes à la mort
et me laissant face à moi-même.
Maintenant
je dis bienvenue à l'expiration
car je n'aspire plus à presque rien,
j'ai plutôt envie d'aller de l'autre côté,
de franchir la frontière de la vie,
[... ]
percer le mystère du décès
et commencer à écrire un livre en noir.
Mourir
mourir quand c'est mais pas comme ça :
mourir d'amour et de rire
mourir en chantant de plaisir
mourir même malade et sans force
absent de la douleur s'il est possible
mourir fou, sain d'esprit, drogué ou ivre
engourdi l'esprit de silence
allumer un manège de tonnerre
mourir triste ou énervé ou plein d'humour
mourir mourir mourir partir
pour toujours
mourir tomber ou se lever
au milieu d'une fête de bouteilles cassées
peler la pédale chastement
jeter la serviette existentielle
mourir sous soleil ou pluie ou lune ou nuage
dédaigneux devant la dernière aventure
regarder tranquillement
et voir comment la vie s'échappe
du sang et le halètement s'arrête
et le regard est figé
muet d'émotions et de clignotement
et commencer à écrire un livre en noir
sur ma dernière aventure
dans la mer agitée.
Luis Vidalès173
Ici, le visiteur
C'est une voix faible presque une couleur fanée
Elle est entrée par le mur où les fantômes arrivent
Je sais exactement ce qu'elle dit mais je ne veux pas
dis-le dans le poème
C'est comme un dessin lilas dû à l'effet de la distance
tous les soirs c'est là au même endroit
et même si vous ne le voulez pas, tracez le dessin sur toute la
longueur
le design haut et précieux de l'expéditeur
Sera-ce la voix qui dit que je l'entends, je l'entends
Je suis Liliola je viens frapper à ta porte
car le coffre est une porte
et il s'ouvre en moi dans la nuit infinie.
Au café
Le piano grognant niché dans un coin
montre ses dents aux passants.
La pompe électrique fait évoluer sa lumière
dans le mirage de mes ongles
et de la table
où un verre vide
fait semblant d'être une bulle d'air
seul -à grandes gorgées-
je bois de la musique.
Dans des brumes de vapeur, la somnolence de l'Asie
défile devant mes yeux ... Je sens l'esprit des raisins du Midi couler
dans mon sang... et quand les alambics de l'orchestre cessent de filtrer
l'âme ivre -qui la cède au miroitement dans le bleu des rêves-
il s'engage dans l'allée tortueuse
avec un petit tableau
accroché au mur.
À une fleur
tu as une âme
qui remonte la tige
et ça t'éclaire
Mais ton âme ne sait pas parler
Elle ne sait même pas se plaindre
ni parler de choses.
Je voudrais -oh petite fleur
absorbée dans la matière
te donner de l'âme intellective
parce que tout ce que je porte me pèse beaucoup
ton âme manque
Un peu de douleur.
EQUATORIENNE
Gonzalo Escudero174
Bateau à noix
Je suis né galérien pour ma tempête dans mon océan.
Sans plus de rames que tes bras et plus d'entraves que ta mémoire.
Arc-en-ciel avec des hirondelles voyageuses.
Corde à sauter pour le cœur mécréant.
Enfin un voyou !
Balançoire pour les mousses.
Cette mer est ma mer.
Un buis en étain liquide pour les naufragés au bar à ardoise sur les
falaises.
Cette mer est ma mer.
Mon caprice c'est la fumée, la femme et le bâillement.
Je les mords tous les trois de manière sacrilège.
Empereur Mouette.
Condottiere des madrépores.
Pirate des navires en noyer.
Je tire sur des hirondelles au lieu de mots.
Mes fusées sont des mâts.
Mon sourire est l'ancre d'or
Malandrín affligé par la distance, mon sifflet est un hautbois de la
nuit.
Galérien des rames de tes bras, pêcheur des algues de tes seins,
plongeur des coraux de tes tétons,
Je peux mourir maintenant...
Je sais tout.
Tout sauf où tu es ni où je suis.
Un buis, un autre buis.
Carrousel océanique.
La bière est un cheveu de flammes.
Mon hélice crucifie les sirènes.
Les météores sont mon Louis.
Je sais tirer sur les poissons somnambules comme des torpilles qui
mordent
la coque d'ébène des navires.
Bah ! je ne veux pas penser si tu es déjà morte.
Aujourd'hui, je t'écris une foutue lettre
dans le tatouage sur mon bras gauche.
Si tu es déjà morte.
Des étoiles mouillées tombaient dans ma pipe.
Je sais fumer des constellations gravir les tours des trombes marines
avec la corde de mes sanglots.
Hauteur des épaules, santé mentale de la mer.
Et qu'est-ce qui donne d'autre ?
Un buis, un autre buis.
La bière est un lever de soleil sur les paupières.
La sagesse des icebergs.
Aurores boréales de rêves.
Je l'ai accroché à la plus haute grue les fusées éclairantes de mes
cannelures.
Je crois à la mer et à ma mort.
La nuit traverse le temps comme une crampe dans le ventre d'une femme en
travail.
Et elle, qu'est-ce que j'en sais ?
Pavillon des algues. Dernières falaises.
Il faut donner des coups de pied, battre, crier !
La mort pour mieux se taire.
Sourire.
Le vent a grillé mon visage marin.
Je suis un triton.
Un buis, un autre buis.
La bière est un tunnel.
À propos de la nef concave l'escargot sonne à votre distance.
La bouffée de fumée est mon amant.
Un jour, je disparaîtrai avec elle.
Et le navire naufragé fera un saut périlleux vers les étoiles.
Cette mer est ma mer.
Galérien sans galère.
J'ai perdu ma galère
c'était ton corps comme un peuplier dans le vent.
Femme inhabitée
Femme inhabitée, pourquoi ces lumières dans tes yeux ?
-des raisins verts sous des paupières dorées-.
Éteignez vos lumières, j'arrive avec un tatouage d'étoile sur l'âme
noire.
Tu ne me connais pas, non
L'ambre de ma pipe est comme celui de ton ventre, grillé par le même
soleil pirate.
Femme inhabitée,
Je ne veux pas de tes lumières éteins-les
Je t'arracherai les yeux avec ma bouche - des raisins verts sous les
paupières dorées
Et puis, femme inhabitée,tu m'entreras
Pour rien.
L'ombre a chassé l'ombre dans cette maison inhabitée.
Quoi ? Ces miroirs complices des grappes de nudité dans le lit,
aujourd'hui, ils tremblent comme des épées de diamant.
Cette horloge somnambule qui mesurait l'étincelle des caresses et le
flot des ventres, c'est une araignée onyx à douze pattes.
Pour rien.
Qui sait si cette maison est un bateau, où sont les morts, les mousses
?
Je suis le pendu, oui je suis le pendu au grand mât.
Capitaine, Capitaine, écoutez-moi.
Le seul océan est en nous.
Pour rien.
Femme inhabitée tu es entrée en moi
Karina Galvez175
Oh comme j'aimerais...
Oh, comme j'adorerais qu'à partir d'aujourd'hui tu deviennes ma peau
Pour que je puisse t'emmener dans des endroits où je ne suis jamais
allée.
Nous chevaucherions de rose en rose, nos âmes flottant dans le vent,
Et quand vient l'heure du repos, je m'allongerais sur ta poitrine,
Et nous nous retrouverions sous ce même ciel étrange.
Et à travers un long, long baiser,
Un baiser aussi long que ton corps,
Je réaliserais que pas même un rêve
N'aurait pu être plus tendre.
Oh, comme j'aimerais être parfumée par ton souffle,
Et savoir qu'il n'y aura pas de séparation,
Cette séparation qui nous fait nous quitter à une certaine heure,
Puisque les gens pensent que l'Amour nécessite une lune
Pour permettre à son miel de couler librement dans nos cœurs.
Et à travers un long, long baiser,
Un baiser aussi long que ton corps,
Je réaliserais que pas même un rêve
N'aurait pu être plus tendre.
Oh, comme j'aimerais faire de toi ma guitare,
Pour que je puisse te serrer dans mes bras librement et faire de toi mon
poème
Et que tes paroles d'amour deviennent les caresses de ma nuit,
Pour que l'aube naissante rivalise avec notre lumière.
Et à travers un long, long baiser,
Un baiser aussi long que ton corps,
Je réaliserais que ce n'est pas un rêve,
Et je te dirais que je t'aime.
As-tu déjà dansé avec toi-même ?
As-tu déjà dansé avec toi-même ?
Moi oui. Je l'ai fait ce soir.
D'une manière ou d'une autre, ça me semblait bien,
Même s'il faisait sombre et qu'il était tard.
J'ai vérifié les prévisions météo de mon cœur
Et le climat de mon âme marque : « Bonheur »,
Un incroyable sentiment de joie
Qui restera en moi, même si nous sommes séparés.
Parce que nous sommes faits l'un pour l'autre,
« séparés » signifie simplement « je reviens tout de suite ».
Ce serait idiot de tourner le dos
À cette belle combinaison d'amour.
Des amants qui s'aiment, maintenant et pour toujours.
Partager des rêves et des objectifs dont nous savons qu'ils se
réaliseront,
Puisque tout est possible si je suis avec toi,
Partager une vie dans laquelle le destin nous a réunis.
T'es- déjà souri?
Moi oui. Je l'ai fait ce soir.
Et ça semble parfaitement bien
Être à toi et profiter d'être sous ton charme.
(Ce que je dis en réalité, c'est : je suis amoureuse...
Ce que je dis vraiment, c'est : je t'aime.)
Alfredo Gangotena176
Promenade sur le toit
C'est le pignon du toit,
orgue de tuiles,
tréteau d'étoiles,
le faux-fuyant du somnambule.
Sur la cheminée
l'oiseau agite ses ailes
valves de mes soupirs.
Je vous ai vu,
faute de sable,
éparpiller l'écume
dans l'étang du ciel.
Je prends le bourdon
et, image du périscope,
franchis la lucarne.
Du fond de l'âme, scandé, jaillit,
jet de siphon,
le mouvement.
L'index de l'homme
pousse les minutes
qui empêchent de progresser.
Sur l'air intérieur,
que mes poumons distillent,
l'œil navigue à l'aventure.
Dans l'orbite le cœur déborde :
je penche du côté droit.
mais l'axe de mon désir coïncide
avec le fil à plomb.
Au bord de ton sol ondulé,
île stérile - que baigne un fleuve de bitume -,
je déroule la toise de ma mort.
Si la lune ne tombe, et ne m'éveille,
comme une carafe d'eau froide :
me donnerez-vous la pousse d'oignon
pour que dans l'ombre mes yeux jaillissent ?
Ah ! faites au moins que mon poème finisse
avant que j'arrive au bout du toit !
Absence
O Terre ! Terre trois fois maudite, cette fois-ci, ô Terre ! je te
contemple animé de toute la haine dont mes yeux seront un jour
capables.
Depuis qu'on m'a sournoisement parlé de mon malheur,
Depuis cette heure, vraiment la plus lourde et la plus triste de toutes
les heures de mon sang,
Depuis, ô Terre ! avec tes arbres et tes cailloux, Terre maudite avec
tes pierres, - et cette pluie et cette nuit charnelles qui te baigne
longuement, dans tes vallées désertes -
Depuis cette soudaine coupure de gouffre dans mon cerveau,
Me voici, Terre intraitable, me voici revenu des songes,
Ô Terre ! je m'annonce à toi !
Et ma parole vindicative, et lourde de la sève des pavots, ma parole te
souille, te dit :
Ô Terre ! je t'abhorre ainsi : solennellement :
Et le reste de ma vie sourde et secrète je le consacrerai à fomenter
méthodiquement le mépris et la haine, chez tout vivant, à ton égard.
Et je suis encore là, au milieu de tes ombres,
Condamné à souffrir cette amnésie, cette démence de mes yeux - saisis
d'un tel tremblement, tellement saisi, qu'à les entendre l'ouragan
lui-même envierait leur résonance et leur désolation.
(...)
Mais non ! voici, je me souviens de moi :
Je suis venu vers toi, de loin, comme un cadavre,
Terre Horrifique, te retrouver !
José Joaquin Olmedo177
La victoire de Junín
Je chante pour Bolivar
L'horrible tonnerre éclate en vacarme
Et le grondement sourd se dilate
A travers la sphère enflammée,
Dieu annonce son règne dans le ciel.
Et l'éclair qui éclate à Junin et chasse
la foule hispanique,
Qui menaçait plus férocement que jamais
Au sang et au feu la servitude éternelle,
Et le chant de la victoire
Qui court en mille échos, assourdissant
La vallée profonde et le pic accidenté,
Proclament Bolivar
Arbitre de la paix et de la guerre sur terre.
Les superbes pyramides qui s'élèvent vers le ciel
Que l'art humain a audacieusement élevées.
À ma petite Madeleine
Ma Muse ludique,
bien qu'avec une lyre maladroite,
pour cette fois, fais semblant
et consacre ta voix à Magdalenita.
Ne cherche pas s'il est doux, si mon poème est beau,
regarde seulement l'affection sincère qui le dicte.
Mais en ce moment où tu es si loin
le souvenir est ravivé
du frère qui t'aime, séparé.
et ce triste souvenir m'enlève tout plaisir,
et n'offre que des idées désastreuses
à ma triste humeur.
l'obscurité me semble la douce lumière du jour,
et me sont odieuses toutes les les choses
que les autres voient et admirent.
Mais ça n'a que très peu d'importance
ma gentille sœur,
que nous soyons séparés, nos âmes étant si unies.
elles passent toujours la distance infinie
qui nous sépare ; elles se rejoignent,
parlent gentiment et se regardent,
se prêtent les plus belles promesses ;
et un génie, une manière
de penser et d'agir, confirme notre union.
Des doutes parfois troublent notre bonheur,
mais quelques instants
et se dissipent comme de légers nuages.
Heureux ceux qui aiment ainsi !
alors petit gâteau
tu seras toujours avec José
l'image vivante de l'amour fraternel .
Mon cœur est à toi, mes affections, ma vie ;
mais tout ça est moins que ce que tu mérites encore.
mes expressions tendres partage-les dans la famille
adieu. Ton frère bien-aimé.
Vingt-six octobre, écrit à Lima.
Mon portrait
Comme ils sont risibles
ces hommes superbes,
qui comptent se perpétuer
en peinture sur une toile !
D'illustres blasons
leurs tableaux sont pleins,
de décorations et de livres
et de signes pompeux.
C'est comme ça qu'ils pensent...
Alphabet pour un enfant
L'AMOUR du pays comprend ce que l'homme devrait aimer :
Votre Dieu, vos lois, votre maison, et l'honneur qui les défend.
CANDEUR dans toute expression,
reste silencieux autant que tu le peux ;
très poli avec les femmes,mais sans affectation.
LA COLÈRE fait de l'homme un tyran des inférieurs et des égaux :
la colère est typique des animaux,
parce que ce n'est pas de l'affection humaine.
DIEU est le sage créateur qui préserve et aime l'homme,
quel que soit ton nom, condition, secte et couleur.
ÉTUDE et application forment les jeunes,
et émulation de la vertu sans envie ni ambition.
En FRANÇAIS, jamais d'indécence,
l'utiliser dans une conversation
sans dissimulation ni mensonge ;
la liberté, jamais de licence.
GENTILLESSE, belle qualité qui mérite toujours des éloges,
les applaudissements et les récompenses arrivent,
un immense bonheur.
GRATITUDE toujours en faveur
C'est un devoir juste et agréable ;
et c'est pourquoi l'ingrat est un monstre terrifiant.
L'HONNEUR est au plus haut degré dans l'âme du citoyen :
sans honneur c'est un membre vain, ou nuisible à l'État.
LE JEU est amusant, honnête, tant que modéré;
mais s'il est immodéré il provoque notre chute.
LIBERTÉ oh doux nom ! cadeau beau et céleste :
tu es pour la même raison, l'âme de l'homme.
MORALE, une moralité saine
consiste à bien s'aimer, en faisant du bien à tous,
et à ne faire de mal à personne.
Une NATURE sage remplit et gouverne l'univers :
Tout est bien; le pervers
C'est tout simplement inutile.
L'OR est une denrée précieuse pour une subsistance confortable;
mais la soif insatiable d'or c'est le plus grand tourment.
La PARESSE est une maladie aussi mauvaise que la mort ;
donc l'indolent ne rentre pas dans n'importe quelle société.
La QUICHOTERIE est un vice qui provoque le rire et le mépris,
Eh bien, c'est un stupide Don Quichotte celui qui court les aventures.
RESPECT des supérieurs,
respect et amour pour le père,
amour, tendresse envers la mère,
respecte les anciens.
LA SOCIÉTÉ est l'État dans lequel tu vis avec d'autres,
et tu seras social si tu es juste, modeste et soigné.
TYRANNIE et oppression sonnent et expriment la même chose :
pour sortir de cet abîme chaque action est honorable.
LA VENGEANCE, plus jamais :
jamais, jamais de haine ou de ressentiment ;
parce qu'il n'y a pas de plus grand plaisir qu'aimer et pardonner.
je dois être le premier pour ma préservation;
mais pour une bonne éducation dans la société le dernier.
ZELE dans l'accomplissement de son devoir
dans n'importe quelle condition,
sera la seule ambition qu'un enfant devrait avoir.
Ces règles, enfant bien-aimé, feront de toi un drôle d'enfant,
un jeune homme honorable,
un homme bon et honnête
et un aîné respecté
qui aide ses égaux, réconcilie leurs différences,
avec gentillesse, pas avec rigueur,
et meurt en étant l'honneur de sa patrie et de sa famille.
GUATEMALTEQUE
Humberto Ak'abal178
La justice ne parle pas...
La justice ne parle pas la langue des indiens,
la justice ne descend pas chez les pauvres,
la justice ne porte pas de * * caites * *,
la justice ne marche pas pieds nus
sur les chemins de terre...
Jaguar
Parfois, je suis jaguar,
je cours par les ravins,
je saute par-dessus les rochers,
j'escalade les montagnes.
Je regarde au-delà du ciel,
au-delà de l'eau,
au-delà de la terre.
Je parle avec le soleil,
je joue avec la lune,
J'arrache des étoiles
et je les fixe sur mon corps.
En remuant la queue,
je me précipite dans l'herbe,
la langue dehors.
Là-bas
Là-bas
où moi je suis né,
c'est le seul lieu
où l'on peut s'appuyer sur la nuit
comme sur une balustrade
pour ne pas tomber
dans l'obscurité.
Miguel Angel Asturias179
Temps et mort à Copàn
Il fut autre, couleurs extraites de la terre,
cet acte de peindre des parois, des tatouages,
par horreur du vain, temps et mort ;
cet acte d'enfermer l'espace entre des murs,
par horreur du vide, temps et mort ;
cet acte de frapper sur la pierre et le bois,
par horreur du silence, temps et mort.
Il fut autre, calendrier du feu des astres,
cet acte de remonter dans d'Histoire,
par horreur de l'avenir, temps et mort ;
cet acte d'abriter sa face sous des masques,
par horreur du présent, temps et mort ;
cet acte d'effacer l'abstrait avec des nombres,
par horreur de l'éternel, temps et mort,
Il fut autre, racines et graines dans la terre,
cet acte de peupler de semis les humus,
par horreur de la faim, temps et mort;
cet acte de répartir les eaux en artères,
par horreur des sécheresses, temps et mort ;
cet acte de choyer la lune avec les yeux,
par horreur des ténèbres, temps et mort.
Il fut autre, religieux engrais transparent,
cet acte d'adorer la pluie, le soleil et la terre,
par horreur de l'incertain, temps et mort ;
cet acte de percer sa langue avec l'épine,
par horreur du doute, temps et mort ;
et cet acte d'apprendre les noms du chemin,
par horreur du retour, temps et mort.
Il fut autre, les sens en amoureuse mousse,
cet acte de gésir dans l'écorce femelle,
par horreur de se dessécher, temps et mort ;
cet acte de lancer les flèches de la vie,
par horreur de les garder siennes, temps et mort ;
et cet acte de rester en fils de la chair,
par horreur de la tombe, temps et mort180.
Les indiens descendent de Mixco
Les Indiens viennent de Mixco
chargés de bleu-nuit
et la ville les accueille
avec ses rues effarouchées
par un bouquet de lumières
qui s'éteignent comme des étoiles
au lever du jour.
Leurs mains qui rament
comme deux rames dans le vent
font un bruit de cœurs battants,
et leurs pieds laissent
des empreintes, comme de petites plantes,
dans la poussière du chemin.
Les étoiles qui apparaissent
à Mixco, restent à Mixco,
car les Indiens les capturent
et ils en font des paniers qu'ils garnissent
de poules et de grappes de fleurs blanches
d'izote doré.
La vie indienne est une vie
plus discrète que la notre.
Quand ils descendent de Mixco,
on n'entend que le bruit de leur souffle
qui siffle entre leurs lèvres
comme une vipère de soie.
Gioconda Belli181
Je renonce
Je renonce,
je me retire de ce jeu,
je ne connais pas les règles
moi j'avais les blanches
mais toi tu fais des coups que je ne comprends pas
- peut-être qu'il y a beaucoup de dames à ta table
ou que tu joues ce jeu à ta manière -
Mais j'ai toujours, malgré la pénombre et la peur,
des tours debout
des cavaliers scellés dans la nuit
des fous argentés sur ma ligne d'horizon
mon cœur est reine
parmi la brume de ta peau incertaine.
Joueur de nuits tièdes,
je me retire
je préfère ma solitude et mon ancienne tristesse.
Mieux vaut laisser tomber la partie,
mon amour.
Châteaux de Sable
Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais en train de bâtir
ce château de sable ?
C'eût été si beau
pouvoir entrer par son petit portail,
parcourir ses couloirs salés,
t'attendre aux parterres de coquillages,
en te parlant depuis le balcon
avec la bouche pleine d'écume blanche et transparente
comme mes mots,
ces mots frivoles que je te dis,
qui n'ont rien de plus que le poids
de l'air entre mes dents.
Il est si beau de contempler la mer.
Elle aurait été si belle la mer
depuis notre château de sable,
pourléchant le temps
avec la tendresse
basse et profonde de l'eau,
divaguant sur les histoires qu'elle nous contait
quand, enfants, nous étions un seul pore
ouvert à la nature.
Maintenant l'eau a enlevé ton château de sable
à marée haute.
Elle a emporté les tours,
les fossés,
la petite porte par où nous étions passés
à marée basse,
quand la réalité est loin
et qu'il y a des châteaux de sable
sur la plage182...
Ernesto Cardenal183
Epigramme
Lorsque je t'ai perdue, moi, toi et moi avons perdu :
moi parce que tu étais ce que j'aimais le plus
et toi parce que j'étais celui qui t'aimait le plus.
Mais de nous deux, toi, tu perds plus que moi :
parce que moi, je pourrai en aimer d'autres comme je t'ai aimée toi
mais toi, on ne t'aimera pas comme je t'aimais, moi.
Jeunes filles qui un jour lirez émues ces vers
et qui rêverez d'un poète :
sachez que je les ai faits pour une jeune fille
comme vous et que ce fut en vain.
Telle sera ma vengeance :
Qu'un jour t'arrive dans les mains le livre
d'un poète célèbre et que tu lises ces lignes
que l'auteur a écrites pour toi et que tu ne le saches pas.
On m'a raconté que tu étais amoureuse d'un autre
alors je suis retourné dans ma chambre
et j'ai écrit cet article contre le Gouvernement
à cause duquel je suis en prison184.
Les paysannes du Cuá
Je vais vous parler à présent des cris du Cuá,
des cris de femmes comme pendant l'enfantement,
María Venancia, quatre-vingt-dix ans, sourde, presque un cadavre,
crie aux gardes qu'elle n'a vu aucun de ces garçons.
Amanda Aguilar, cinquante ans, avec ses deux petites filles :
Petrona et Erlinda ; non, je n'ai pas vu ces garçons comme pendant
l'enfantement - Trois mois enfermées dans une caserne de la brousse -
Angela García, vingt-cinq ans, sept jeunes enfants
Cándida, seize ans, allaite une toute petite fille toute menue et
sous-alimentée. Ils sont nombreux à avoir entendu ces cris du Cuá
des gémissements de la Patrie comme pendant l'enfantement.
A sa sortie de prison, Estebana García, qui avait déjà quatre jeunes
enfants a accouché.
Elle a dû confier ses enfants à un propriétaire terrien.
Emelinda Hernández, seize ans, ses joues luisantes de larmes, ses nattes
baignées de larmes... Arrêtées à Tazua en revenant de Waslala (...)
Destin d'un insecte
J'étais dans mon hamac à regarder le mur blanc
à penser à qui sait quoi
et soudain un point noir sur le mur
et aussitôt un genre de salamandre rutilante
sortie qui sait d'où courut vers lui
marchant sur le mur vertical comme sur un sol plat
et il n'y eut plus de point noir
et elle disparut. Ça m'a bien plu.
Elle le mangea comme moi je mange
comme nous mangeons tous,
et comme le Christ mangea dans des banquets joyeux
avec des pécheurs et lui-même se donna comme aliment.
Ça m'a plu. Tout est aliment dans le cosmos.
Et il ne resta plus que le mur blanc à nouveau.
Luis de Lion185
Épitaphe
Pourquoi la mort s'obstine-t-elle
à tuer, vainement, la vie,
si la plus humble semence
brise la roche la plus dure ?
A propos du rôle de la beauté
Parce que
chaque oeillet est une étincelle,
cette manifestation est un incendie
parce que
le feu se nourrit
des phrases d'un livre
du vent d'une grève,
ou de la flamme d'une fleur.
Ana Maria Rodas186
Poème de la gauche érotique
D'accord,
je suis emportée, jalouse,
versatile et pleine de luxure.
Qu'est-ce qu'ils voulaient?
Que j'ai des yeux,
des glandes,
un cerveau, trente-trois ans
et que j'agisse
comme le cyprès d'un cimetière ?
Miss Hulk
Je suis une femme incroyable
quand je m'énerve
je grandis
je deviens verte
je déchire tout en dedans.
Bill Bixby
Fait tout cela
mais lui
c'est un homme
il le fait en dehors.
Manuscrit Maya
l'Homme de Rabinal187
« Ô ciel, ô terre !
N'est-elle parvenue à rien, ma colère, ma force ?
J'ai joui de mon parcours sous le ciel
de mon parcours sur la terre,
j'en suis revenu bredouille !
À rien n'est parvenue ma colère,ma force !
Ô ciel, ô terre !
Est-il certain qu'ici je mourrai
je disparaîtrai,
ici, au nombril du ciel au nombril de la terre ? »
« Allez-vous en, mes métaux dorés mes métaux argentés !
Allez-vous en, l'enfant de mon arc l'enfant de mon bouclier,
mon manche de guerre
ma hache de guerre !
Allez aussi, vous tous, mes vêtements et mes sandales !
Allez-vous en vers nos montagnes, vers nos vallées !
Allez communiquer la nouvelle nous concernant
face à notre maître à notre éminence,
car notre maître notre éminence dit peut-être :
"Il est en route, mon coléreux, mon guerrier,
en train de chercher
de rechercher notre nourriture notre subsistance !"
C'est ce que dit probablement notre maître, notre éminence !
Ce qu'il ne dira plus si tant est que j'attends désormais ma mort
ma disparition
ici, au nombril du ciel au nombril de la terre !
« Ô, ciel ô, terre !
Si vraiment ici je meurs
je disparais, ici, au nombril du ciel
au nombril de la terre,
alors, que je ressemble à cet écureuil
à cet oiseau qui mourut sur la branche
sur le rameau de l'arbre
dont est tirée sa nourriture
sa subsistance,
ici, au nombril du ciel
au nombril de la terre ! »
« Ô, vous, les Guerriers Aigles
ô, vous, les Guerriers Jaguars,venez !
Faites votre travail
accomplissez votre charge,
faites donc agir vos crocs et vos serres,
afin qu'en un instant vous me fassiez devenir plumage
puisque je fus seulement valeureux
en venant de mes montagnes de mes vallées !
Que le ciel et la terre demeurent avec vous,
vous, les Guerriers Aigles,
vous, les Guerriers Jaguars ! »
HONDURASSIENNE
José Antonio Funes188
Quelque part dans la nuit
Depuis quel lit, quelle plage ou prairie
les amoureux te voient-ils
et choisissent-ils la tournure la plus lâche pour tuer le silence ?
Ou depuis quelle page blanche le poète répond-il à tes clins d'œil
avec d'infimes vers sucrés
que les gamines ânonneront plus tard dans les écoles ?
j'en a assez tu sais, on en a vraiment assez
de te voir dans ce coin du ciel attendant le prochain poème.
Putain de lune qui se vend pour deux ou trois métaphores !
Voilà ce que dit l'immigré
Moi aussi je suis Personne, frère Ulysse.
Chaque jour, ou plutôt chaque nuit,
le Cyclope m'interroge, et je réponds : je suis Personne.
Personne par ma couleur, pour être porteur de rêves sans permis.
Par une après-midi fauve que connaît mon pays
J'ai rêvé d'un bateau qui traversait la mer des champs de blé.
Il y avait tant de soleil, tant de ciel,
que j'ai abandonné les morts attachés à mes pieds
et j'ai payé avec les larmes de mes enfants le prix d'une statue de
sel.
Je suis arrivé sur cette île, Ulysse.
Mes bras sont plus forts que ceux du naufragé
qui a séparé les eaux pour se faire une place dans la mort.
Mais je suis Personne et la pluie me transperce plus moi que les
cathédrales,
et le Cyclope veille sur
le pain ensoleillé que j'apporte à ma table,
pendant qu'il me parle de lois et de frontières.
La mort a une haleine de glace
Didier est mort de froid dans une forêt en France.
La dernière nuit de sa vie,
tandis que la gel mordait ses os,
Il s'est souvenu des mots de sa mère lorsqu'elle lui mettait une écharpe
bleue,
avant de l'emmener à l'école :
« Didier, reste tranquille. »
Enfant il aimais l'innocence de la neige
et la forêt était ce lieu mystérieux où pouvait régner un prince ou un
loup.
Mais cette nuit-là, les arbres sont devenus de sinistres barreaux
et Didier s'est agrippé à son carton, à ses vieux chiffons,
jusqu'à ce qu'un feu blanc brûle son haleine.
Ada Montès189
Des errances
Une maison borgne
petit jardin triste grillage
trois fleurs fraîches accrochées là toujours
comme une erreur dans la grisaille
un point d'interrogation sur des lèvres absentes
au milieu d'une phrase que personne n'écoute
c'est la mère
la femme qui n'est plus que mère à force de chagrin
les fleurs ont l'air fausses
tant elle choisit les plus belles
tant elles brillent
drôle d'éclat tout contre le bitume
souvent des roses
il aimait ça
ou peut-être que c'est elle qui s'en est convaincue
à force d'en poser à côté de son sommeil -- avant
maintenant à côté de son souvenir
adoration pour le fils
l'aura chaude qui émanait de sa bouche d'enfant
embellissait les fleurs
trois fleurs par jour
tout contre la route
c'est tout ce qui lui reste
son rituel de mère
maudite route qu'il lui faut fleurir
sa routine de deuil
souvent des roses
rarement des tournesols
il ne fera plus jamais soleil
Des corps poussés jusqu'à la nuit
écoute
quelque chose ici appelle
et ce n'est pas qu'une voix
cette laisse invisible qui me pousse au retour
comme tous les grands vivants
épuisée de brûlures
du bruit de zinc de la rue
les engrenages dans les corps
les machines debout
coups de fouet sur l'oxyde des visages
l'imaginaire tari à la source du pétrole
la laideur à bout de mots
sans plus de remèdes que la fièvre quotidienne
toute la vie dansée pour d'autres
sans musique
je reviens aux chambres blanches
aux pièces dociles des absents
Maria Eugenia Ramos190
Risque
assumer la tendresse
comme devoir historique
c'est la même chose que de revenir
d'un long voyage,
regarder tout,
tester le courage
de la chair et de l'âme,
identifier l'oubli
avec la mort
et décide de rester
rester
rester et transformer
le coeur vagabond,
le rendre solide,
légitime fabricant d'étoiles
même s'il rompt en essayant.
Roberto Sosa191
De l'enfant à l'homme
Il est facile de laisser un enfant
à la merci des oiseaux.
De regarder sans le moindre étonnement
ses yeux lumineux sans défense.
De le laisser hurler
au milieu de la foule.
De ne pas comprendre la langue
si claire de ses pauvres paroles.
Ou de dire à quelqu'un:
- Il est à vous pour toujours.
C'est facile, très facile.
Le difficile est de lui donner la dimension
d'un homme vrai192.
Le doux sel du mot poésie
À partir du feu, dans les premiers temps,
les dieux des premiers hommes
qui l'avaient vu et aimé, ont crée, seuls,
la femme.
En tremblant ils ont sculpté sa poitrine absolue
L'ondulation des cheveux,
la coupe du sexe, à l'intérieur plus compliquée,
que l'intérieur d'un coquillage.
La main dressée, ils ont souligné l'ombre de son ombre,
la courbe et la morsure de ce jeu de feu
qui a un goût de rouge vierge sous la langue
et qui soulève
la beauté soudaine d'une braise dans les yeux.
Depuis lors, son corps
est devenu pudeur palpable en chair et en os.
Je dis femme,
Le doux sel du mot poésie.
Flamme de la forêt
Là penché le petit cheval attendit deux jours incalculables un signe de
vie de sa maman après la terrible poussée, les yeux déjà fixés sur le
toit du monde .
Des gens allaient et venaient, de ceux qui ne comprennent que peu ou
rien aux choses des chevaux en danger. Il demeura, tout petit petit
qu'il était, nu de douleur intérieurement près de sa jument blanche, en
maintenant intact comme la flamme de la forêt la plus belle leçon de
solidarité offerte par le règne animal, il attendait et j'attendais que
sa mère morte soudain décrive le signe de l'appel du cœur de la
montagne, pauvres imbéciles que nous étions, lui et moi, ô
chevaux193.
Clementina Suarez194
Sans domicile fixe
Je vais
Je viens,
Et puis je pense.
Que ce soit
Ici ou bien là,
Il n'y a pas
De lieu
Acquis. Ici
Ou là,
Je suis ce que
Les gens appellent
Un étranger.
Et comme un étranger
J'irai et viendrai
Jusqu'à ce qu'ici
Ou là
Ni moi
Ni personne ne le soit plus195.
Mort d'une ouvrière
Je ne descendrai pas en lambeaux dans la tombe,
pas une seule dent de ma bouche n'est tombée.
La chair de mon corps gardent leur forme intacte
et la tête se tient souple sur sa tige.
Je rejoindrai la mort avec la lèvre fraîche,
d'une voix ferme et claire je répondrai à son appel.
Je sais que les minutes de la vie sont comptées
et que jamais le destin ne diffère sa sentence.
Je n'ai pas peur d'entrer dans l'ombre
je veux que personne ne vienne pleurer ma mort,
l'écume de mon sang se répand comme de l'huile,
et je ne demande qu'une chose à chacun : le silence.
Je ne veux pas être coiffée après la mort,
ni que l'on joigne mes mains sur ma poitrine,
je veux que l'on me laisse dans l'état où je serai,
et qu'ainsi l'on m'abandonne dans la terre ouverte.
Je ne veux pas être vêtue, ni que viennent m'outrager
ceux qui jamais ne furent à mes côtés.
Mes camarades sincères, ceux qui toujours le sont restés,
qu'eux seuls se chargent d'aller m'enterrer.
Je ne veux pas non plus de signe ou qu'on me mette une croix
je ne veux rien pour moi que les pauvres ne puissent avoir,
car même après la mort, mon poing demeurera serré
et dans le vent mon nom sera comme un drapeau196.
MEXICAINE
Homero Aridjis197
Autoportrait à quatre-vingts ans
Jamais je n'aurais cru passer mes quatre-vingts ans
dans l'année de la peste et d'un pouvoir populiste.
Pourtant me voici reclus dans ma maison de la ville de Mexico,
avec Betty, l'épouse de ma vie entière,
et trois chats sauvages tout droit sortis de la rue ;
ah et puis une image de la Vierge de l'Apocalypse,
Au mur de l'escalier éclairée nuit et jour.
Chloe, Eva, mes filles, jumelles astrales, devenues des mères
spirituelles,
et Josefina, ma seule petite-fille, changée en aïeule joueuse,
à Londres et à Brooklyn, loin de nous,
elles voient et entendent derrière les vitres passer les ambulances de
la mort.
J'ai des paradis qu'aucune contrée n'abrite
et mes soleils sont des soleils intérieurs,
et l'amour, plus que le rêve est une seconde vie,
je le vivrai jusqu'à la dernière heure
dans la quotidienneté stupéfiante du mystère.
Environné de lumière et de chants d'oiseaux,
je vis dans un état de poésie,
parce que pour moi vie et poésie c'est la même chose.
C'est pourquoi je voudrais en ces jours derniers comme Titien
une fois de plus peindre le corps humain.
Étant poussière, mais poussière amoureuse198.
Un poème d'amour
Quand je parlerai avec le silence
quand je n'aurai qu'une suite
de dimanches gris à te donner
quand je n'aurai qu'un lit vide
pour partager avec toi un désir
qui ne se satisfera plus des corps de ce monde
quand les paroles en castillan ne m'aideront plus
pour te dire ce que je serai en train de voir
quand je serai privé de voix de regard et de mouvement
quand loin de moi j'aurai jeté
la peur de mourir de n'importe quelle mort
quand je n'aura plus le temps d'être moi-même
ni envie d'être quelqu'un que jamais je n'aurai été
quand je n'aurai plus que l'éternité à t'offrir
une éternité de riens et d'oublis
une éternité dans laquelle je ne pourrai plus ni te voir
ni te toucher te rendre jalouse ni te tuer
quand à moi-même je ne me répondrai plus
et que je n'aurai plus ni jour ni corps
alors je serai à toi
alors je t'aimerai pour toujours
Je rencontre ma mère dans l'ancienne cuisine
Après avoir tant traversé les rêves
et embrassé les ombres de mes morts et de celles des autres,
j'ai rencontré ma mère dans l'ancienne cuisine.
Depuis le jour de sa mort, il l'avait vue en rêve,
mais cette fois le rêve devenait urgent le
quotidien.
Debout à la porte, avec son tablier élimé,
elle m'a montré l'endroit où était enterré le trésor
qu'elle a tant cherché dans la vie, sans le trouver.
Mais au moment où elle est venue vers moi en
ouvrant ses bras, je me suis réveillé perdu
dans l'obscurité de moi-même,
ne sachant pas si elle était la vraie personne et si j'étais le
fantôme,
si c'était elle et moi l'intrus.
Eh bien, à quelques minutes de différence près,
nous avions tous les deux franchi la frontière d'un monde
où les rêves ressemblent à la vie
et la vie ressemble à l'oubli199.
Rosario Castellanos200
Appel au solitaire
Il est nécessaire, parfois, de trouver de la compagnie.
Ami, il n'est possible ni de naître, ni de mourir
sans autrui. Il est bon
que l'amitié enlève
au travail sa face de châtiment
et à la joie son air illicite de délit.
Comment pourras-tu être seul à l'heure
complète, où les choses et toi bavardent et bavardent,
jusqu'au petit matin ?
Parlez
...parce que la réalité est réductible, en
définitive, à des signes,
et se prononce en un seul mot...
L'autre sourit et sirote un verre.
Observe le passage des grands nuages de midi
et se sent gêné (bougainvillées, jasmins,
roses, dahlias, géraniums,
fleurs dont chaque pétale dit une syllabe
de couleur et de parfum)
par un jardin au langage inépuisable.
Naissance
Il était là. Personne (et lui le moindre de tous)
ne savait qui il était, comment, pourquoi, où.
Il prononçait des paroles que les autres comprenaient
-- il n'entendait jamais les siennes --
il se cachait à l'endroit même où les autres cherchaient,
dans sa maison, dans son corps, dans ses âges,
toujours absent et muet.
Comme tous, il fut maître de sa propre vie
une heure ou plus, puis il ouvrit les mains.
Puis ils ont demandé : était-il beau ?
Presque personne ne se souvenait d'une telle surface,
qui a lutté avec la lumière pour l'éclairage
et a été arrachée tant de fois.
Ils lui ont inventé des actions, des intentions. Et il avait
une histoire, un destin, une épitaphe.
Et il était enfin un homme.
Ali Chumacero201
Poème de l'origine amoureuse
Avant que le vent soit devenu mer renversée
que la nuit ait revêtu ses vêtements de deuil
et que les étoiles et la lune installent sur le ciel
la blancheur de leur corps.
Avant que la lumière, que l'ombre et que la montagne
regardent se lever les âmes de leurs sommets;
avant que quelque chose flotte dans l'air;
le temps avant le début.
Quand l'espérance n'était pas encore née
et que les anges n'erraient pas encore dans leur constante blancheur;
quand l'eau n'était pas encore dans la science de Dieu;
avant, avant, plus avant.
Quand il n'y avait pas de fleurs dans les sentiers
parce qu'il n'y avait pas de sentiers et que les fleurs n'existaient
pas;
quand le ciel n'était pas bleu ni les fourmis rouges,
nous étions toi et moi202.
Miroir d'angoisse
Je me regarde, livré,
écoutant battre mon propre sang,
avec l'attention nue
de celui qui s'attend à se retrouver dans un miroir
ou au fond de l'eau
quand, tendant son corps, il le voit se rapprocher de
son ombre, lente et inclinée,
vers la conjonction suprême
de deux pulsations perdues en elles-mêmes,
comme un double rêve ou une parole
insérée en écho jusqu'à atteindre
la première rive du silence.
Dans le miroir des rêves je suis à côté de moi
et mon image se penche, tend les bras,
cherche à saisir ce qui est incontrôlé,
ce qui résonne en moi
comme une ombre emprisonnée dans l'obscurité
qui voudrait trouver une lumière
pour pouvoir naître.
Je suis à côté de l'ombre projetée par mon ombre,
en moi, assiégée,
intacte, légèrement appuyée
sur ma propre forme : mon agonie,
et en vain j'ai déjà envie de fermer les yeux,
de laisser mes bras à leur propre poids
ou que l'eau de silence lave mon corps,
car mon rêve devant moi me nomme déjà,
Il détruit déjà le miroir dans lequel il se tient
et appuie sa voix sur la mienne :
je suis déjà face à la mort.
Ruben Dario203
Margarita (In memoriam)
«Vous souvenez-vous que vous vouliez être Margarita Gautier?
Fixé dans mon esprit, ton étrange visage est,
quand nous avons dîné ensemble, au premier rendez-vous,
Par une nuit joyeuse qui ne reviendra jamais
"Tes lèvres écarlates de pourpre maudit
ils sirotèrent le champagne du doux baccarat;
tes doigts ont découvert la douce Margarita,
Et tu savais qu'il t'adorait déjà!
«Plus tard, oh, fleur de l'hystérie! Vous pleuriez et riiez;
j'avais dans ma bouche tes baisers et tes larmes ;
vos rires, vos parfums, vos plaintes, c'étaient les miennes.
"Et par un triste après-midi des jours les plus doux,
La mort, la jalouse, pour voir si tu m'aimais,
Comme une marguerite d'amour, elle t'a défoliée! ».
Sonatine
«La princesse est triste... qu'est-ce que la princesse aura?
Des soupirs s'échappent de sa bouche de fraise,
qui a perdu le rire, qui a perdu la couleur.
La princesse est pâle dans son fauteuil doré,
le clavier de sa touche dorée est silencieux;
et dans un vase oublié une fleur s'évanouit.
«Le jardin peuple le triomphe des paons.
Bavard, le propriétaire dit des choses banales,
et, vêtu de rouge, pirouette le bouffon.
La princesse ne rit pas, la princesse ne se sent pas
la princesse poursuit dans le ciel oriental
la libellule, s'égare d'une vague illusion.
Pensez-vous au prince de Golconde ou de Chine,
ou celui dans lequel son flotteur argentin s'est arrêté
voir de ses yeux la douceur de la lumière
Ou au roi des îles des roses parfumées,
ou à celui qui est souverain des diamants clairs,
ou à l'heureux propriétaire des perles d'Ormuz?
"Oh! La pauvre princesse à la bouche rose
veut être une hirondelle, veut être un papillon,
avoir des ailes légères, voler sous le ciel,
aller au soleil à l'échelle lumineuse d'un rayon,
saluer les lys avec les vers de mai,
ou se perdre dans le vent sur le tonnerre de la mer.
"Elle ne veut plus du palais, ni le rouet d'argent,
ni le faucon enchanté, ni le bouffon écarlate,
ni les cygnes d'un commun accord sur le lac d'azur.
Et les fleurs sont tristes pour la fleur de la cour;
le jasmin d'Orient, les nelumbos du Nord,
des dahlias occidentaux et des roses du sud.
"Pauvre princesse aux yeux bleus! ...".
Mélancolie
Frère, toi qui possèdes la lumière, dis-moi la mienne.
Je suis comme un aveugle. Je vais sans but et je marche à tâtons.
Je vais sous les tempêtes et les orages
Aveugle de rêve et fou d'harmonie..
Voilà mon mal, Rêver. La poésie
Est la camisole ferrée aux mille pointes sanguinaires
Que je porte en mon âme. Les épines sanglantes
Laissent tomber les gouttes de ma mélancolie.
Ainsi je vais, aveugle et fou, par ce monde amer ;
Parfois le chemin me semble interminable,
Et parfois si court...
Et dans ce vacillement entre courage et agonie,
Je porte le fardeau de peines que je supporte à peine.
N'entends-tu pas tomber mes gouttes de mélancolie. ?
Jeunesse, divin trésor
Jeunesse, divin trésor,
tu t'en vas sans retour
Quand je veux pleurer, ne le puis,
et parfois sans le vouloir je pleure...
Et les autres ! Sous tant de climats,
en tant de pays, elles sont toujours,
sinon prétexte de mes rimes,
des fantômes de mon coeur.
Je cherchai en vain la princesse
qui était triste d'attendre.
La vie est dire, lourde et amère.
Il n'y a plus de princesse à chanter !
Mais en dépit du temps têtu,
ma soif d'amour ne s'apaise;
malgré mes cheveux gris je vais
cueillir les roses du jardin...
Jeunesse, divin trésor,
tu t'en vas sans retour !
Quand je veux pleurer, ne le puis,
et parfois sans le vouloir je pleure...
Mais elle est à moi l'Aube d'or !
Efraín Huerta204
Hauteur
Je suis
Exactement
À
Un mètre
Et 74 centimètres
Au-dessus
Du
Niveau
Du mal.
Eunice
Jour et nuit, mais
plus nuit que jour,
Eunice cause et se querelle
Avec les grands dogues.
Des mots et des aboiements,
De haut en bas,
De bas en haut.
A un certain moment
Triomphe Eunice aux yeux verts.
Des mots et des aboiements.
Les museaux se ferment.
Eunice dort.
La nuit s'éternise.
Nous avons quitté sa maison
Avec une aube enragée
Mordant nos fesses.
Sor Juana Inés de la Cruz205
Enchantement vert
Enchantement vert de toute vie humaine,
espoir fou, fièvre dorée délirante,
sommeil alambiqué de l'insomnie
où rêve et trésor sont également insaisissables ;
âme de ce monde, sénescence feuillue,
fantasme décrépit de verdure
que les heureux appellent aujourd'hui
et les malheureux, demain :
laissez ceux qui portent des lunettes vertes
et voient tout tel que leur désir le peint
poursuivre votre ombre à la recherche d'un nouveau matin.
Pour ma part, je donnerai au destin la plus grande latitude,
garderai les yeux dans mes deux mains
et ne regarderai pas plus loin que je ne peux toucher.
Écrit pour la Nativité de Notre-Seigneur
Depuis que l'Amour tremble
dans la glace et le froid,
depuis le givre et la neige
l'ont encerclé,
qui viendra à son secours ?
L'eau ! Terre ! Air!
Non, le feu le fera !
Puisque l'Enfant est agressé
par les douleurs et les maux
et n'a plus de souffle
faire face à ses malheurs,
qui viendra à son secours ?
Feu ! Terre ! L'eau!
Non, mais Air le fera !
Depuis l'Enfant aimant
est brûlant,
qu'il respire un volcan
déluge de flammes,
qui viendra à son secours ?
Air ! Feu ! Terre !
Non, l'eau le fera !
Depuis aujourd'hui l'Enfant
quitte le ciel pour la terre
et ne trouve nulle part où se reposer
sa tête dans ce monde,
qui viendra à son secours ?
L'eau ! Feu ! Air !
Non, mais la Terre le fera206 !
Parce que mon Seigneur est né pour souffrir,
laissez-le rester éveillé.
Parce que pour moi, Il est éveillé,
laissez-le s'endormir.
Laissez-le rester éveillé là-bas
n'est pas une douleur pour celui qui aime
comme le serait l'indolore.
Laisse-le dormir-
Pour celui qui dort, en rêvant,
se prépare à mourir.
Silence, maintenant Il dort !
Attention, il est réveillé !
Ne le dérangez pas, non !
Oui, il doit être réveillé !
Laissez-le se réveiller et se réveiller !
Laissez-le dormir !
Marco Antonio Montes de Oca207
Solde
J'ai tué le nuage de mes pensées,
j'ai cédé
aux pensées du nuage.
J'ai prédit avec Apollinaire les arts nouveaux,
j'ai remarqué dans une clairière de la forêt
d'autres taches vert pâle,
des zones brûlantes dans lesquelles j'ai pu établir
une pause emboîtée, des
lèvres qui sourient
au miroir du printemps.
J'ai comploté beaucoup de choses
avec Sunday allongé à mes pieds,
le temps servant de
sol et l'espace, mon fidèle partenaire,
accroché à mes épaules pour ne pas tomber.
Plusieurs fois mille fois
j'ai sombré dans des rêves, plus de rêves que de rêves,
imaginant comment l'hirondelle coupe,
avec les ciseaux bleus de la queue,
certaines certaines choses :
pins, saules, tilleuls
vus à la lumière.
J'ai avoué à la moitié du monde
que c'est mon heure et que ce n'est pas mon heure,
que tout dépend et ne dépend pas,
que mes pieds dansent
depuis avant que je sache marcher.
Je ne pouvais ni rester
ni avancer
ni reculer :
la seule solution était de me réveiller.
Lettre à un homme immobile
Vous avez vécu les échos d'une mêlée
Avec des écritures flétries
Et des bords et des signes
restent sur votre dos qu'aucun aveugle ne saurait lire :
La barre de lumière sur la pierre irréfutable
Des oreilles de pluie durcie
Écaillées sur le tambour le plus rauque
Des zéros d'averses d'eau
En cela les vêtements brillent par leur absence
Plumes du soleil exorcisées ou invoquées
Un vin rouge une femme vêtue de ta nudité
Elles te font voler
Tes doigts sont pris à la porte de l'orgasme
Et tu hurles et tu es ce que tu ne savais pas
Grillon électrique
Coupé par l'ombre.
Mais maintenant tu ne t'arrêtes pas, tu ne marches pas, tu ne cours pas
,
tu
ne
voles
pas .
L'univers s'est enfui
Mais la terre est toujours en mouvement.
Le vent de l'après-midi n'éteint pas les flammes des bougainvilliers.
Les nouveau-nés marchent, les nuits se tiennent main dans la main.
L'oiseau roc t'apportera La lune que tu as perdue.
Quoi qu'il en soit
Ne bougez pas si vous ne voulez pas
Mais respirez au moins
Ice cream dragon in making;
Je veux voir la fente d'air
Par tes deux rayons de lucioles :
La viande est du papier
L'écriture est un éclair.
José Emilio Pacheco208
Haute Trahison
Je n'aime pas ma Patrie. Sa splendeur abstraite
est insaisissable.
Mais (même si cela sonne faux) je donnerais ma vie
pour dix de ses endroits, certaines personnes,
des ports, des forêts de pins, des forteresses,
une ville brisée, grise, monstrueuse,
plusieurs figures de son histoire,
des montagnes
(et trois ou quatre rivières).
Urbana, Illinois
Le bonhomme de neige dans le jardin
se casse
quand la terre émerge de l'hiver
Dans un jardin plus vaste nous sommes tous
de fragiles figurines attendant
notre dissolution
Les éléments de la nuit
Sous le plus petit empire que l'été a rongé
s'écroulent les jours, la foi, les prévisions.
Dans la dernière vallée
la destruction s'assouvit
dans des villes vaincues que la cendre affronte.
La pluie éteint la forêt illuminée par l'éclair.
La nuit laisse son venin.
Les mots se brisent contre l'air.
.
Rien ne se restitue,
Rien n'accorde
La verdeur aux champs calcinés.
.
Ni l'eau dans son exil
Ne retournera à la fontaine
Ni les os de l'aigle
Ne retourneront â ses ailes.
Épilogue
L'automne était la seule divinité
Elle renaissait
préparant la mort
Soleil couchant
qui dorait les feuilles sèches
.
Et comme les générations des feuilles
sont les humains
.
A présent nous nous en allons
mais cela n'a pas d'importance
parce que d'autres feuilles
verdiront sur la même branche
Face à ce triomphe
de la vie perpétuelle
peu importe
notre misère morte
Ici nous fûmes
habitant chez les morts
et nous nous perpétuerons
dans la chair et le sang
de ceux qui arrivent
Octavio Paz209
Dire : Faire, I
Parmi ce que je vois et dis,
parmi ce que je dis et tais,
parmi ce que je tais et rêve,
parmi ce que je rêve et oublie,
la poésie.
Se glisse parmi le oui et le non
dit ce que je tais,
tait ce que je dis,
rêve ce que j'oublie.
Ce n'est pas un dire : c'est un faire.
c'est un faire qui est un dire.
La poésie se dit et s'entend : est réelle.
Et à peine dis-je est réelle se dissipe.
Est-elle plus réelle ainsi ?
Sonnet III
De la joie verte du ciel
les lumières que vous récupérez que la lune perd
parce que la lumière d'elle-même se souvient
la foudre et les automnes dans vos cheveux.
Le vent boit le vent dans son agitation,
déplacer les feuilles et leur pluie verte
mouille tes épaules, ton dos mord
et il te déshabille et brûle et revient
Deux navires aux voiles déployées
vos deux seins. Votre dos est un torrent.
Votre ventre est un jardin pétrifié.
C'est l'automne sur ton cou: soleil et brume.
Sous le ciel vert de l'adolescence
votre corps donne sa somme d'amour.
Entre aller et rester
Entre partir et rester dans le doute le jour,
amoureux de sa transparence.
L'après-midi circulaire est déjà baie:
dans son mouvement immobile, le monde bascule.
Tout est visible et tout est insaisissable,
tout est proche et tout est intouchable.
Les papiers, le livre, le verre, le crayon
ils reposent à l'ombre de leurs noms.
Battement du temps qui se répète dans ma tempe
la même syllabe obstinée de sang.
La lumière rend le mur indifférent
un théâtre spectral de réflexions.
Au centre d'un œil je me découvre;
Il ne me regarde pas, je me regarde dans ses yeux
L'instant se dissipe. Sans bouger,
Je reste et je pars: je fais une pause.
Griffonner
Avec un morceau de charbon
avec ma craie cassée et mon crayon rouge
dessiner ton nom
le nom de ta bouche
le signe de tes jambes
sur le mur de personne
À la porte interdite
graver le nom de votre corps
jusqu'à ma lame de rasoir
sang
et la pierre crie
et le mur respire comme un coffre
Mouvement
Si tu es la jument d'ambre
je suis le chemin de sang
Si tu es la première neige
je suis celui qui allume le brasier de l'aube
Si tu es la tour de la nuit
je suis le clou brûlant dans ton front
Si tu es la marée du petit matin
je suis le cri du premier oiseau
Si tu es le panier d'oranges
je suis le couteau de soleil
Si tu es l'autel de pierre
je suis la main sacrilège
Si tu es la terre couchée
je suis le roseau vert
Si tu es le saut du vent
je suis le feu enterré
Si tu es la bouche de l'eau
je suis la bouche de la mousse
Si tu es la forêt des nuages
je suis la hache qui les fend
Si tu es la ville profanée
je suis la pluie de consécration
Si tu es la montagne jaune
je suis les bras rouges du lichen
Si tu es le soleil qui se lève
je suis le chemin de sang
Deux corps face à face
Deux corps face à face
sont parfois racines
enlacées dans la nuit.
Deux corps face à face
sont parfois des couteaux,
et la nuit, étincelle.
Deux corps face à face
sont deux astres
qui chutent en un ciel vide.
Deux corps face à face
sont parfois deux vagues,
et la nuit est océan.
Deux corps face à face
sont parfois deux pierres,
et la nuit, un désert.
Jaime Sabines210
J'espère guérir de toi
J'espère être guéri de toi dans quelques jours.
Je dois arrêter de te fumer, te boire, penser à toi. C'est possible.
Suivre les prescriptions de la moralité à tour de rôle.
Je prescris le temps, l'abstinence, la solitude.
Ce n'est qu'en rêve
Ce n'est qu'en rêve,
ce n'est que dans l'autre monde du rêve que je te rejoins, à certaines
heures,
quand je ferme les portes
derrière moi.
Moi qui ai tant méprisé ceux qui rêvent,
me voici à mon tour ensorcelé,
pris au filet.
Avec quelles délices morbides je te fais entrer
dans la maison abandonnée pour t'aimer mille fois
d'une même façon différente !
Ces endroits que nous connaissons tous deux
chaque nuit nous attendent comme un vieux lit
et dans l'obscurité il y a des choses qui nous sourient.
J'aime te le répéter,
mes mains adorent tes cheveux,
et je te presse doucement contre moi jusqu'à mon sang.
Frêle et douce, tu étreins mon étreinte.
Mes lèvres sur tes lèvres, je te cherche encore et encore.
Parfois, c'est un souvenir. Et parfois,
c'est la fatigue de mon corps qui m'en parle.
Quand vient l'aube cruelle, tu disparais
et je n'ai plus entre mes bras que ton ombre211.
Tomas Segovia212
Trois poèmes
Plongés dans un fond de gratitude charnelle
ils déchiffrent aveuglément le langage émouvant de la violence
Et ils remportent finalement la rencontre, surpris de se voir
véritables,
et de ne pouvoir rien contre leur propre tendresse apitoyée.
Le meilleur de moi-même
c'est ce qui comprend l'éloquence si pure
de ton corps, de ton poids, ta chaleur, ta douceur,
Parce que tu es la vérité de ma force la plus profonde,
ma force recueillie, dépouillée,
dialoguant dans sa douceur aveugle
avec l'aveugle douceur des choses.
La nuit émoussée tournait déjà à l'aurore.
Sa violence spectrale se crispait, rendant
tout étrange et difficile.
Des chiens disséminés se répondent
par des aboiements fatals, où renaissent
et prospèrent
de vieilles inquiétudes que nous croyions étouffées.
Et courbé je remonte le col de ma veste
Si à cet instant je me réveillais
Il me faudrait savoir si l'espérance est morte
Et depuis quand
Depuis quand je suis resté
À manger le vide empoisonné
Dans le pain que je croyais être une bouchée de vie213
PÉRUVIENNE
Andynsane214
Les cinquante signes que tu es péruvien
1.Tu parles en chantant, et tu ne te rends pas compte 2. Tu allonges les
mots sans raison
3. Tu dis "ya" pour donner l'emphase à tes phrases
4. Quand tu n'as pas de sujet de discussion tu parles de bouffe
5. Tu négocies absolument tout
6. On met des diminutifs absolument partout (ito/ita)
7. Même si tu n'as pas un sou, la "petite télé" ne manque pas au salon
8. Tu dis "pues" partout quand tu parles
9. Tu es nul en cuisine mais tu es l'expert de l'Arroz Chaufa.
10. Tu adores le foot et tu as l'espoir que l'équipe péruvienne
se qualifie à la prochaine coupe du monde.
11. Tu sais repérer un bon ceviche quand il est bien fait
12. Tu t'as pris la tête avec le contrôleur du bus au moins une fois
dans ta vie
13. Tu remplaces "si" (oui) par "ya"
14. Tu sais bien qu'après le "fullbito" (petit match de foot) il y a le
full -vaso (boire une bière).
15. Tu sais très bien que ton pays est riche en biodiversité et tu en es
trop fier
16. Tu manges tout avec du riz, et si le plat que tu as commandé n'a pas
de riz tu le commandes en plus
17. Tu oublies que l'argot n'est pas dans la RAE (Real Academia
Española)
18. Quand tu aimes quelque chose tu dis "piola"
19. Quand quelque chose te surprend tu dis "Asu mare"
20. Tu adores la pomme de terre dans toutes ses formes et variétés.
21. ça te surprend que les étrangers n'aiment pas la Chicha morada
22. Tu as au moins un ami "chinois" (péruvien avec les yeux bridés)
23. Tu as un sac plastique rempli d'autres sacs plastiques
24. Quand tu trouves quelque chose de génial tu dis "de la
pitirimitri"
25. Tu t'es servi d'un pot de confiture comme verre d'eau.
26. Tu sais très bien que toute la bonne nourriture ne se trouve pas
dans les restos hors de prix
27. Tu as mangé du pollo a la brasa (poulet rôti péruvien) en
regardant un match de foot au moins une fois dans ta vie.
28. Quand tu fais des plans avec tes potes, aller manger est toujours
ton premier choix
29. Tu ne salues pas quelqu'un avec un "salut" mais un "habla" (parle)
30. Avant d'aller manger tu regardes le prix
31. Tu demandes la taille du plat avant de commander.
32. Tu es très nationaliste et fier
33. Tu de débrouilles pour sortir avec un petit budget.
34. Tu fais ce geste pour demander l'addition dans un resto.
35. Nous sommes le seul pays à mettre des dédicaces dans les
pare-brises
36. Quand l'équipe péruvienne de foot gagne un match amical tu le fêtes
comme si l'on gagnait la coupe du monde
37. Tu as un chifa près de chez toi
38. Tu as déjà piqué les petits sachets de ketchup et mayo des restos.
39. Tu sais que mélanger différents plats est très bon
40. Tu gardes toutes les affaires que tu n'utilises plus car tu as
l'espoir qu'un jour tu en auras besoin
41. Tu as déjà partagé le même verre de bière avec tous tes potes.
42. Au lieu de dire voiture tu dis caña
43. Tu sais que n'importe quel plat est meilleur avec son piment
péruvien (rocoto).
44. Tu parles avec beaucoup de respect à la police
45. Les jours fériés sont sacrés et tu profites pour voyager
46. Le dimanche tu te réveilles avec des envies de plats typiques ou un
petit ceviche ooootro level
47. Tu ne dis pas "attend moi un moment" tu dis "attend moi"un toque"
48. A Noël ou au jour de l'an il y a toujours la salade russe à table
49. Tu as déjà négocié du rab dans un restaurant (yapa) et tu n'en as
pas honte
50. Et finalement tu t'es identifié avec au moins la moitié des signes
de cette vidéo et tu sais qu'être péruvien est Chévere
Javier Heraud215
Le fleuve
Je suis un fleuve,
je descends par les pierres larges,
je descends par les roches dures,
par le sentier dessiné par le vent.
Il y a des arbres autour de moi assombris par la pluie.
Je suis un fleuve, je descends de plus en plus furieusement
de plus en plus violemment,
je descends chaque fois qu'un pont me reflète sur ses arches.
Je suis un fleuve, un fleuve,
un fleuve cristallin dans le matin.
Parfois je suis tendre et bienveillant.
Je me glisse doucement dans les vallées fertiles,
je donne à boire des milliers de fois
au bétail, aux gens dociles.
Les enfants m'approchent le jour,
et la nuit des amants tremblants
reposent leurs yeux dans les miens,
et noient leurs bras dans l'obscure clarté
de mes eaux fantastiques.
Je suis le fleuve.
Mais parfois je suis sauvage et fort,
mais parfois je ne respecte ni la vie ni la mort.
Je descends par les cascades précipitées,
je descends avec furie et avec rancœur,
je frappe contre les pierres encore et toujours,
je les mets une à une en miettes interminables.
Les animaux s'enfuient,
s'enfuient en fuite quand je déborde dans les champs,
quand je sème de petits cailloux les rives,
quand j'inonde les maisons et les pâturages,
quand j'inonde les portes et leurs cœurs,
les corps et leurs cœurs.
Et c'est alors que je me précipite le plus.
Quand je peux atteindre les cœurs,
quand je peux les attraper par le sang,
quand je peux les regarder de l'intérieur.
Et ma fureur devient paisible,
et je me change en arbre,
et je m'immobilise comme un arbre,
et je me tais comme une pierre,
et je suis muet comme une rose sans épines.
Je suis un fleuve.
Je suis le fleuve éternel du bonheur.
Je sens déjà les brises proches,
je sens déjà le vent sur mes joues,
et mon voyage à travers bois, fleuves, lacs et prairies
devient interminable.
Je suis le fleuve qui voyage sur les rives,arbre ou pierre sèche
je suis le fleuve qui voyage sur les berges, porte ou cœur ouvert
je suis le fleuve qui voyage dans les pâturages, fleur ou rose coupée
je suis le fleuve qui voyage dans les rues, terre ou ciel mouillé
je suis le fleuve qui voyage dans les bois, roche ou sel brûlé
je suis le fleuve qui voyage dans les maisons, table ou chaise
suspendue
je suis le fleuve qui voyage dans les hommes,
arbre fruit
rose pierre
table coeur
coeur et porte
revenus216.
Alejandro Romualdo217
Poème à Tupac Amaru
Ils le feront exploser avec de la dynamite
Comme une masse, ils le chargeront, le traîneront
A force de coups, ils lui rempliront la bouche de poudre
Ils le feront exploser: Et ils ne pourront le tuer!
Ils le mettront la tête en bas
Lui prendront ses désirs, ses dents et ses cris
Ils lui donneront des coups de pieds avec furie. Ensuite
Ils le saigneront: Et il ne pourront le tuer!
Ils couronneront sa tête de sang
Ses pommettes, de coups
Et de clous ses côtes
Ils lui feront mordre la poussière
Ils le frapperont: Et ils ne pourront le tuer!
Ils lui enlèveront les rêves et les yeux
Ils voudront le désarticuler cri par cri
Ils lui cracheront dessus
Dans ce massacre, ils le cloueront: Et ils ne pourront le tuer!
Ils le mettront sur le centre de la place
La bouche en haut, regardant l'infini
Ils lui attacheront les membres
Brutalement, ils l'écartèleront: Et ils ne pourront le tuer!
Ils voudront le faire exploser et ne pourront le faire exploser
Ils voudront le briser et ne pourront le briser
Ils voudront le tuer et ne pourront le tuer
Ils voudront le désarticuler, le broyer
Le souiller, le piétiner, lui enlever son âme
Ils voudront le faire exploser et ne pourront le faire exploser.
Ils voudront le briser et ne pourront le briser
Ils voudront le tuer et ne pourront le tuer.
Au troisième jour de souffrances
Quand on croit que tout est fini
En criant LIBERTÉ ! sur la Terre
Il reviendra: Et ils ne pourront le tuer!
Pablo Neruda218
Hauteurs de Machu Picchu
Monte naître avec moi, mon frère.
Donne-moi la main, de cette profonde zone de ta douleur disséminée.
Tu ne reviendras pas du fond des roches.
Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.
Non, ta voix durcie ne reviendra pas.
Ne reviendront pas tes yeux perforés.
Regarde-moi du tréfonds de la terre, laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes dresseur de tutélaires güanacos maçon de l'échafaudage défié porteur d'eau de larmes andines joaillier des doigts écrasés agriculteur qui trembles dans la graine potier répandu dans ta glaise apportez à la coupe de la vie nouvelle vos vieilles douleurs enterrées.
Montrez-moi votre sang, votre sillon,dites-moi : en ce lieu on m'a
châtié
car le bijou n'a pas brillé ou car la terre n'avait pas donné à temps la
pierre ou le grain :
Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés et le bois où vous fûtes
crucifiés,
illuminez pour moi les vieux silex, les vieilles lampes, les fouets
collés aux plaies au long des siècles et les haches à l'éclat
ensanglanté.
Je viens parler par votre bouche morte.
Rassemblez à travers la terre toutes vos silencieuses lèvres dispersées
et de votre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi comme si
j'étais ancré avec vous, racontez-moi tout, chaîne à chaîne, maillon à
maillon, pas à pas,
affûtez les couteaux que vous avez gardé, mettez-les sur mon cœur et
dans ma main, comme un fleuve jaune d'éclairs, comme un fleuve des
tigres enterrés,
et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années, des âges
aveugles, des siècles stellaires.
Donnez-moi le silence, l'eau, l'espoir.
Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.
Collez vos corps à moi ainsi que des aimants.
Accourez à ma bouche et à mes veines.
Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang219.
Magda Portal220
Arcs
Aujourd'hui je crois que tout est faux
dans cette nuée d'amour
des deux étangs
glaçure de tes yeux
où mes pupilles sont immobilisées
jusqu'à ce que la réalité s'excite
de tes deux mains infinies
Seule l'angoisse de cette nuit est vraie
palpable entre mes mains froides
et les pleurs qui tombent en moi
et ce désir de demander pardon
Émeraudes ambiguës de mon rire !
Décoration somptueuse de mes frontières de tristesse
comme deux yeux verts qui ont beaucoup vu la mer
et qui ont la nostalgie de dormir en son sein
Que cette heure te bénisse
parce que tu affirmes l'angoisse
Que cet amour ne soit qu'un rêve
Mer de joie
Je suis une mer, car je n'aurais pas été un fleuve
Une mer sans canaux
Des joies vertes
Moi des profondes solitudes
une mer contenant
la vie et de la mort
d'où partent et vers laquelle affluent
toutes les forces de la vie
Je suis une mer comme cette mer calme
que voient mes yeux
et qui entoure la Terre
avec son superbe baiser blanc
je suis une mer
pupilles du crépuscule
voix d'aurore
comme cette mer bleue
celle où je me suis réveillée lors de mon premier voyage
cette mer de bras ouverts
de la jeunesse éternelle
où repose mon espoir
mouette blanche
aux yeux roses
je suis une mer
Genèse de la vie.
José Santos Chocano221
Qui Sait
Toi l'Indien qui apparait à la porte
de ta maison rustique :
N'as-tu pas d'eau pour ma soif ?
Une couverture pour le froid qui me mord ?
un maigre épi de maïs pour ma faim,
et pour mon rêve, un recoin sombre ?
Une brève quiétude pour mon errance ?
-Qui sait, monsieur !
Toi l'Indien qui laboure péniblement
les terres d'un autre maître :
Ignores-tu qu'elles devraient être tiennes
pour ton sang et ta sueur ?
Ignores-tu que l'audace cupide
des siècles passés te les a volé ?
Ignores-tu que tu que c'est toi le propriétaire ?
-Qui sait, monsieur !
Toi l'Indien au front taciturne
et aux pupilles éclatantes :
quelle pensée se cache
derrière ton énigmatique expression ?
Que cherches-tu dans ta vie ?
Qu'implores-tu de tes dieux ?
A quoi rêve ton silence ?
-Qui sait, monsieur !
Oh, race antique et mystérieuse
au coeur impénétrable,
qui voit l'allégresse sans joie
et la douleur sans souffrir :
tu es auguste comme les Andes,
le grand Océan et le Soleil !
Et ton attitude qui semble
celle de la vile résignation
est d'une sagesse d'indifférence
d'une fierté sans rancoeur...
Ton sang coule dans mes veines
et, si mon Dieu m'interrogeait
sur ce que je préfère,
-la croix ou le laurier, l'épine ou la fleur,
le baiser qui apaise mes soupirs
ou le fiel qui emplit ma chanson -
de par ce sang, je lui répondrais avec ces mots :
-Qui sait, monsieur222 !
Isabel Sabogal223
Tout est fait juste à ta mesure
Tout est fait sur mesure pour toi-même,
L'âme est l'âme et notre corps,
Un doux enchevêtrement entrelacé
A travers l'obscurité de la nuit et des songes.
Tout est fait juste à ta mesure,
Cette rue, ce jardin, ce souvenir-ci,
Ces feuilles-là qui se perdent dans l'air,
Ces livres-ci, ce bar et ces baisers-là.
Tout est fait juste à ta mesure,
Peu importe combien les morts et les vivants nous pressent,
Peu importe combien ils nous persécutent en disant ce que nous sommes,
Ce que nous n'étions pas, ce que nous ne serons jamais,
Un corps, un nom de famille, un sourire,
Un regard qui se perd avec le vent...
Cayara
A la mémoire de mon père
Il y a beaucoup d'amertume au fond de nous,
Quand ils nous tuent avec des crosses de fusil,
Et ils vont dire que le nôtre est déjà mort,
Que nous ne vivons pas, que nous n'avons jamais vécu,
Que nous sommes vivants, que nous ne sommes jamais morts.
Que la douleur qui nous transperce est une douleur inexistante,
Que nous vivons en pleurant dans un monde de fantômes,
Que les taureaux ne gémissent pas, les lagunes ne vivent pas,
Les têtes ne volent pas et les collines ne parlent pas ;
Qu'il n'y a pas de sorciers, pas de huacos, pas de gentils, pas
d'ichiqolqos,
Qu'il n'y a pas d'herbes qui guérissent, qu'il n'y a pas de coke ou de
tables,
Pas d'arc-en-ciel qui chante...
Que nous ne sommes plus personne, notre langue n'est pas langue,
Notre race n'est pas une race, notre corps n'est pas un corps.
Poème fou et bizarre, comme le monde est fou,
Comme il a été écrit dans la langue qui nous hait...
Manuel Scorza224
Vent de l'oubli
Comme toutes les filles du monde
elle aussi ils l'ont tissée
avec leurs rêves,
les hommes qui l'aimaient.
Et je l'aimais.
Ce pourrait être un visage pour les autres
que le vent de l'oubli
efface à l'instant.
Ça se pourrait,
mais je l'aimais.
J'ai vu les choses les plus simples
devenir mystérieuses
quand elle les touchait.
parce que les étoiles de la nuit
Elle les a semées de sa main !
Les jours d'émeraude
oiseaux tranquilles,
les rosées bleues,
Elle les a créés !
j'étais troublé
Rien que de la voir marcher sur l'herbe.
Ah si tes yeux me regardaient encore !
Cette nuit, je n'aurais pas autant de nuit.
Cette nuit la pluie tomberait sans me mouiller.
parce que la pluie ne trempe pas
ceux qui sont perdus
dans la forêt de ses rêves scintillants,
et leurs jours ne finissent pas
et ce sont ses nuits transparentes.
Où es-tu maintenant?
Dans quelle ville,
dans quelle pénombre,
dans quelle forêt
où les lucioles ne te connaissent pas ?
Peut-être que pendant que j'écris,
tu es en banlieue
seule, sans défense, abandonnée...
Abandonnée, non !
En ton absence
Mon coeur meurt chaque après-midi
Sérénade
Nous allions vivre toute notre vie ensemble.
Nous allions mourir de n'importe quelle mort ensemble.
Adieu.
Je ne sais pas si tu sais ce que veut dire au revoir.
Au revoir signifie ne plus jamais se regarder,
vivre parmi d'autres personnes
rire d'autres choses
mourir d'autres chagrins.
Adieu c'est se séparer, tu comprends ?
Se séparer, oubliant, comme un costume inutile, la jeunesse.
Nous allions faire tant de choses ensemble !
Maintenant, nous avons d'autres rendez-vous.
Des étoiles différentes nous éclairent des nuits différentes.
La pluie qui te mouille me laisse au sec.
D'accord au revoir.
Contre le vent le poète ne peut rien.
Au moment où les adieux partent,
le poète ne peut demander qu'aux hirondelles
Puissent-elles voler sans fin au-dessus de tes rêves.
César Vallejo225
Je vais parler de l'espérance
Je n'ai pas mal en tant que César Vallejo. Aujourd'hui je n'ai pas mal
en tant qu'artiste, homme ou même que simple être vivant. Je n'ai pas
mal en tant que catholique, mahométan ou athée. Aujourd'hui j'ai
seulement mal. Si je ne m'appelais pas César Vallejo, j'aurais tout
aussi mal. Si je n'étais pas homme ou simple être vivant, j'aurais tout
aussi mal. Si je n'étais pas catholique, athée ou mahométan, j'aurais
tout aussi mal. Aujourd'hui ma souffrance vient de plus bas.
Aujourd'hui, j'ai seulement mal .
J'ai mal aujourd'hui sans explications. Ma douleur est si profonde,
qu'elle n'a plus de cause qu'elle ne manque de cause. Quelle pourrait en
être la cause? Où réside cette chose si importante qu'elle a cessé d'en
être la cause? Rien n'en est la cause, rien n'a pu cesser d'en être la
cause. D'où est né cette douleur qui se suffit à elle même? Ma douleur
est du vent du nord et du vent du sud, comme ces oeufs neutres de
certains étrangers oiseaux fécondés par le vent. Si mon aimée était
morte, ma douleur serait égale. Si l'on m'avait tranché net le coup, ma
douleur serait égale. Aujourd'hui ma souffrance vient de plus haut.
Aujourd'hui j'ai seulement mal.
Je regarde la douleur de l'affamé et je vois que sa faim est si loin de
ma souffrance, que si même si je jeûnais à en mourir, de ma tombe
sortirait toujours un brin d'herbe. De même pour l'amoureux. Quel sang
est le sien, plus engendré que le me mien, sans source ni fin !
Je croyais jusqu'à maintenant que toutes choses dans l'univers étaient
faites, inévitablement, de géniteurs et d'enfants. Mais je vois que ma
douleur d'aujourd'hui n'est ni génitrice ni enfant. Il lui manque un dos
pour s'éteindre au soir, comme elle a trop de poitrine pour naître au
matin, et si on la mettait dans un séjour obscur, elle ne donnerait pas
de lumière, et si on la mettait dans un séjour lumineux, elle ne
produirait pas d'ombre. Aujourd'hui j'ai mal quoi qu'il puisse arriver.
Aujourd'hui j'ai seulement mal.
Je mourrai à Paris
Je mourrai à Paris par un jour de pluie,
Un jour dont déjà j'ai le souvenir.
Je mourrai à Paris -- et c'est bien ainsi --
Peut-être un jeudi d'automne tel celui-ci.
Ce sera un jeudi, car aujourd'hui jeudi
Que je pose ces vers, mes os me font souffrir
Et de tout mon chemin, jamais comme aujourd'hui
Je n'avais su voir à quel point je suis seul.
César Vallejo est mort, tous l'ont frappé,
Tous sans qu'il leur ait rien fait ;
Frappé à coups de trique et frappé aussi
A coups de corde ; en sont témoins ici
Les jeudis et les os humérus,
La solitude, les chemins et la pluie...
Aujourd'hui j'aime beaucoup moins la vie
Aujourd'hui j'aime beaucoup moins la vie ,
mais toujours j'aime vivre : je l'ai déjà dit.
J'ai presque touché la part de mon tout et je me suis contenu
en me tirant une balle dans la langue derrière ma parole.
Aujourd'hui je me palpe le menton battant en retraite
et je me dis en ces pantalons momentanés :
Tant de vie et jamais !
Tant d'années et toujours mes semaines... !
Mes parents enterrés avec leur pierre
et leur triste rigidité qui n'en finit pas ;
portrait en pied des frères, mes frères,
et, enfin, mon être debout et en gilet.
J'aime la vie énormément
mais, bien sûr,
avec ma mort bien-aimée et mon café
à regarder les marroniers touffus de Paris
et disant :
Voici un oeil, un autre ; un front, un autre... Et je répète :
Tant de vie et je pousse toujours la chanson !
Tant d'années et toujours, toujours, toujours !
J'ai dit gilet, j'ai dit
tout, partie, angoisse, j'ai dit presque, pour ne pas pleurer.
Car il est est vrai que j'ai souffert dans cet hôpital, juste à côté,
et c'est bien et c'est mal d'avoir observé
de bas en haut mon organisme.
J'aimerai toujours vivre, même sur le ventre,
parce que, comme je le disais et comme je le répète,
tant de vie et jamais ! Et tant d'années,
et toujours, beaucoup de toujours, toujours toujours !
Dieu était malade
Je suis né un jour
où Dieu était malade
Tous savent que je vis,
que je suis mauvais : mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.
Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera :
le cloître d'un silence
qui parla à fleur de feu.
Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Mon frère, écoute, écoute...
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.
Car je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je mastique... Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.
Tous savent... Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l'Ombre grosse...
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise...
qu'il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.
Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.
Masse
La bataille finie,
et mort le combattant, est venu vers lui un homme
qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t'aime tant! »
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent :
« Ne nous quitte pas! Courage! Reviens à la vie! »
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui
clamant : « Tant d'amour et ne rien pouvoir contre la mort! »
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
L'entourèrent des millions d'individus,
implorant d'une seule voix : « Reste, frère!
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Alors, tous les hommes de la terre
l'entourèrent; les vit le cadavre triste, ému;
il se releva lentement,
serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher...
Léo Zelada226
La chouette blanche
Le souffle du cyprès
me procure en cet instant
un calme rafraîchissant.
Il y a longtemps que je ne me suis pas retiré
sur le banc d'un parc.
Il y a trop longtemps
que je ne suis pas sorti à la tombée du jour
pour m'imprégner de la clarté
du soir.
Oui,
je suis sorti
et me suis accoutumé peu à peu
à être cet oiseau nocturne mélancolique.
J'ai été protégée par la splendeur maternelle
de la lune.
Tu as traversé la nuit
en étant pur comme un iceberg
de la banquise.
Maintenant tu as
la sérénité de la chouette blanche.
-
Maya Angelou : 1928 - 2014 ↩
-
Trad Olivier Favier ↩
-
Charles Bukowski : 1920 - 1994 ↩
-
Edward Estlin Cummings : 1894 - 1962 ↩
-
Trad Jacques Demarcq ↩
-
Bob Dylan : 1941 - ↩
-
Traductions de Georges Ioannitis ↩
-
William Faulkner : 1897 - 1962 ↩
-
Louise Glück : 1943 - 2023 ↩
-
Jim Morrison : 1943 - 1971 ↩
-
Vladimir Nabokov : 1899 - 1977 ↩
-
Charles Olson : 1910 - 1970 ↩
-
Trad M. Deguy ↩
-
Sylvia Plath : 1932 - 1963 ↩
-
Trad Valérie Rouzeau ↩
-
Edgar Allan Poe : 1809 - 1849 ↩
-
Ezra Pound : 1885 - 1972 ↩
-
Everett Ruess : 1914 - 1934 ↩
-
Edith Wharton : 1862 - 1937 ↩
-
Walt Whitman : 1819 - 1892 ↩
-
Prince Netzahualcoyotl : 1402 - 1472 ↩
-
Trad Georges Baudot ↩
-
Trad Miguel Léon Portilla et Florent Boucharel ↩
-
Tlaltecatzin de Huauchinango : Vers 1360 - nc ↩
-
Luis Alveláis Pozos : 1916 - 2001 ↩
-
Trad Sebastian Salazar Bondy et Florent Boucharel ↩
-
Sherwin Bitsui : 1975 - ↩
-
Washington Matthews : 1843 - 1905 ↩
-
Marianne Aweagon Broyles : 1960 - ↩
-
Santee Frazier : 1978 - ↩
-
1899-1954 ↩
-
1944- ↩
-
Kenzie Allen : 1995 - ↩
-
Plenty Coups : 1848 - 1932 ↩
-
Vers 1980 ↩
-
1967- ↩
-
Jorge Luis Borgès : 1899 - 1986 ↩
-
José Hernandez : 1834 - 1886 ↩
-
Trad Paul Verdevoye -- j'ai recomposé tant bien que mal des ↩
-
Rafaël Obligado : 1851 - 1920 ↩
-
Yolande Bédragal : 1916 - 1999 ↩
-
Adolfo Costa du Rels : 1891 - 1980 ↩
-
Ricardo Jaimes Freyre : 1868 - 1933 ↩
-
Trad Brittany Hause ↩
-
Franz Tamayo : 1879 - 1956 ↩
-
Carlos Drummond de Andrade : 1902 - 1987 ↩
-
Traduit par Ilda Mendes dos Santos ↩
-
Trad Didier Lamaison ↩
-
Oswald de Andrade : 189 - 1954 ↩
-
Trad Nathalie d'Arbeloff ↩
-
1901-1964 ↩
-
Trad Nathalie d'Arbeloff ↩
-
Joao Cabral de Melo Neto : 1920 - 1999 ↩
-
Vinicius de Moraes : 1913 - 1980 ↩
-
Margaret Atwood : 1939 - ↩
-
Paul Haines : 1933 - 2003 ↩
-
Benjamin Hertwig : 1983 - ↩
-
Patrick Lane : 1939 - 2019 ↩
-
Robyn Sarah : 1949 - ↩
-
Robert William Service : 1874 - 1958 ↩
-
Jovette Bernier : 1900 - 1981 ↩
-
François Charron : 1952 - ↩
-
Octave Crémazie : 1827 - 1879 ↩
-
Alfred Desrochers : 1901 - 1978 ↩
-
1954- ↩
-
Hector de Saint-Denys Garneau : 1912 - 1943 ↩
-
Gérald Godin : 1938 - 1994 ↩
-
Alain Grandbois : 1900 - 1975 ↩
-
Charles-E. Harpe : 1908 - 1952 ↩
-
Félix Leclerc : 1914 - 1988 ↩
-
Jean Aubert Loranger : 1896 - 1942 ↩
-
Pierre Morency : 1942 - ↩
-
Fernand Ouellette : 1930 - ↩
-
Elkahna Talbi : 1979 - ↩
-
Shabana Hunte : 2000 - ↩
-
Wilindean Inniss : 2000 - ↩
-
Kimolisa Mings : 1980 - ↩
-
Tanicia Pratt : 2000 - ↩
-
Kamau Brathwaite : 1930 - 2020 ↩
-
Samuel Alfred Haynes : 1899 - 1971 ↩
-
Manuel del Cabral : 1907 - 1999 ↩
-
Héctor Incháustegui Cabral : 1912 - 1979 ↩
-
Victor Andrès De Oléo : 1991 - ↩
-
Gem Belfon : 1950 - ↩
-
1954- ↩
-
1955- ↩
-
Martin Carter : 1927 - 1997 ↩
-
Bob Marley : 1945 - 1981 ↩
-
Claude Mc Kay : 1890 - 1948 ↩
-
Louise Bennet : 1919 - 2006 ↩
-
Derek Walcott : 1930 - 2017 ↩
-
traductions de Thierry Gillyboeuf ↩
-
Cecil Gray : 1895 - 1951 ↩
-
Eric Merton Roach : 1915 - 1974 ↩
-
Didier Destouches : 1974 - ↩
-
Paul Niger : 1915 - 1962 ↩
-
Ernest Pépin : 1950 - ↩
-
Jean Samuel Sahaï : 1947 - ↩
-
Guy Tirolien : 1917 - 1988 ↩
-
Edmon Wouso : Vers 1990 - ↩
-
Edward Blasse : 1948 - 1921 ↩
-
Léon-Gontran Damas : 1912 - 1978 ↩
-
Serge Patient : 1934 - 2021 ↩
-
Assunta Renau Ferrer : 1959 - ↩
-
Élie Stephenson : 1944 - ↩
-
Christiane Taubira : 1952 - ↩
-
Aimé Césaire : 1903 - 2008 ↩
-
Patrick Chamoiseau : 1953 - ↩
-
Georges Desportes : 1921 - 2016 ↩
-
Edouard Glissant : 1928 - 2011 ↩
-
Monchoachi : 1946 - ↩
-
Rafael Alcides Perez : 1933 - 2018 ↩
-
Antón Arrufat : 1935 - 2023 ↩
-
Nicolas Guillen : 1902 - 1989 ↩
-
Manuel Justo de Rubalcava : 1769 - 1805 ↩
-
Manuel Diaz Rodriguez : 1871 - 1927 ↩
-
José María Heredia y Campuzano : 1803 - 1839 ↩
-
José Marti : 1853 - 1895 ↩
-
Zoé Valdès : 1959 - ↩
-
Manuel de Zequeira : 1764 - 1846 ↩
-
Gérald Bloncourt : 1926 - 2018 ↩
-
Georges Castera : 1936 - 2020 ↩
-
Christopher Charles : 1951 - ↩
-
René Depestre : 1926 - ↩
-
Jean Armoce Dugé : 1964 - ↩
-
Dumafis Lafontan : Vers 1960 - ↩
-
Frankétienne : 1936 - 2025 ↩
-
Gary Klang : 1941 - ↩
-
Dany Laferrière : 1953 - ↩
-
Roussan Camille cité par DL ↩
-
Josaphat-Robert Large : 1942 - 2017 ↩
-
Paul Lochard : 1835 - 1919 ↩
-
Michèle Voltaire Marcelin : 1955 - ↩
-
Jules Solime Milscent : 1778 - 1842 ↩
-
James Noël : 1978 - ↩
-
Claude C. Pierre : 1941 - 2017 ↩
-
Anthony Phelps : 1928 - 2025 ↩
-
Evelyne Trouillot : 1954 - ↩
-
Lyonel Trouillot : 1956 - ↩
-
René Philoctète : 1932 - 1995 ↩
-
Franklin Mieses Burgos : 1907 - 1976 ↩
-
Pedro Mir : 1913 - 2000 ↩
-
Jeannette Miller : 1944 - ↩
-
Tony Raful : 1951 - ↩
-
Alda do Espírito Santo : 1926 - 2010 ↩
-
Nicolás Piña Lampe : 1921 - 1967 ↩
-
Elis Juliana : 1927 - 2013 ↩
-
Alonso de Ercilla y Zúñiga : 1533 - 1594 ↩
-
Vicente Huidobro : 1893 - 1948 ↩
-
Trad Fernand Verhesen ↩
-
Gabriela Mistral : 1889 - 1957 ↩
-
Trad Claude Couffon ↩
-
Trad Irène Gayraud ↩
-
Pablo Neruda : 1904 - 1973 ↩
-
Trad Ricard Ripoli ↩
-
Nicanor Parra : 1914 - 2018 ↩
-
Trad Bernard Pautrat ↩
-
Pablo de Rocka : 1895 - 1968 ↩
-
José Manuel Arango : 1937 - 2002 ↩
-
Piedad Bonnett : 1951 - ↩
-
Léon de Greiff : 1895 - 1976 ↩
-
Trad Marianne Bordgardt ↩
-
Trad Valentin Kielland ↩
-
Jorge Isaacs : 1837 - 1895 ↩
-
Myriam Montoya : 1963 - ↩
-
Trad Claude Couffon ↩
-
Trad Stéphane Chaumet ↩
-
Trad Stéphane Chaumet ↩
-
VF de l'auteure ↩
-
Alvaro Mutis : 1923 - 2013 ↩
-
Eugenia Sanchez Nieto : 1953 - ↩
-
Annibal Tobon : 1947 - 2016 ↩
-
Luis Vidalès : 1900 - 1990 ↩
-
Gonzalo Escudero : 1903 - 1971 ↩
-
Karina Galvez : 1964 - ↩
-
Alfredo Gangotena : 1904 - 1944 ↩
-
José Joaquin Olmedo : 1780 - 1847 ↩
-
Humberto Ak'abal : 1952 - 2019 ↩
-
Miguel Angel Asturias : 1899 - 1974 ↩
-
Traduction de Claude Couffon et René L.-F. Durand ↩
-
Gioconda Belli : 1948 - ↩
-
Trad E. Dupas ↩
-
Ernesto Cardenal : 1925 - 2020 ↩
-
Trad Edgar Romero / Modesta Suárez ↩
-
Luis de Lion : 1939 - 1984 ↩
-
Ana Maria Rodas : 1937 - ↩
-
Alain Breton (éd.) ↩
-
José Antonio Funes : 1963 - ↩
-
Ada Montès : 1990 - ↩
-
Maria Eugenia Ramos : 1959 - ↩
-
Roberto Sosa : 1930 - 2011 ↩
-
Trad Gil Pressnitzer ↩
-
Trad Claude Couffon ↩
-
Clementina Suarez : 1902 - 1991 ↩
-
Trad Claude Couffon ↩
-
Trad Laurent Bouisset ↩
-
Homero Aridjis : 1940 - ↩
-
Version française par François Lallier ↩
-
Trad Ivan Alechine ↩
-
Rosario Castellanos : 1925 - 1974 ↩
-
Ali Chumacero : 1918 - 2010 ↩
-
Traduction Française par Denys Bélanger ↩
-
Ruben Dario : 1867 - 1916 ↩
-
Efraín Huerta : 1914 - 1982 ↩
-
Sor Juana Inés de la Cruz : 1648 - 1695 ↩
-
Traduit par Alan S. Trueblood ↩
-
Marco Antonio Montes de Oca : 1932 - 2009 ↩
-
José Emilio Pacheco : 1939 - 2014 ↩
-
Octavio Paz : 1914 - 1998 ↩
-
Jaime Sabines : 1926 - 1999 ↩
-
Traduit de l'espagnol par Jean --Clarence Lambert ↩
-
Tomas Segovia : 1927 - 2011 ↩
-
Trad Jean Luc Lacarrière ↩
-
Andynsane : 1992 - ↩
-
Javier Heraud : 1942 - 1963 ↩
-
Trad Fanchita Gonzalez Batlle ↩
-
Alejandro Romualdo : 1926 - 2008 ↩
-
Pablo Neruda : 1904 - 1973 ↩
-
Trad Roger Caillois ↩
-
Magda Portal : 1900 - 1989 ↩
-
José Santos Chocano : 1875 - 1935 ↩
-
trad E.Dupas ↩
-
Isabel Sabogal : 1958 - ↩
-
Manuel Scorza : 1928 - 1983 ↩
-
César Vallejo : 1892 - 1938 ↩
-
Léo Zelada : 1970 - ↩