Aller au contenu

V Voix Européennes

ALLEMANDE

Paul Celan1

Psaume

Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d'argile,
personne ne soufflera la parole sur notre poussière.
Personne.
  Loué sois-tu, Personne.
C'est pour te plaire que nous voulons fleurir.
A ton encontre.
Un Rien
voilà ce que nous fûmes, sommes et
resterons, fleurissant :
la Rose de Néant, la Rose de Personne.
Avec le style, lumineux d'âme,
le filet d'étamine, ravage du ciel,
la couronne rouge du mot pourpre que nous chantions,
au-dessus, ô, au-dessus
de l'épine2.

La nuit, quand le pendule...

La nuit, quand le pendule de l'amour balance
entre Toujours et Jamais,
la parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu d'orage tend le ciel et la terre.

D'un bois lointain, d'un bosquet noirci de rêve
l'Expiré nous effleure
et le Manque hante l'espace, grand comme les spectres du futur.

Ce qui maintenant s'enfonce et soulève
vaut pour l'Enseveli au plus intime :
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le temps sur la bouche.

Éloge du lointain

Dans la source de tes yeux
vivent les nasses des pêcheurs de la mer délirante.
Dans la source de tes yeux
la mer tient sa parole.
  J'y jette,
cœur qui a séjourné chez des humains,
les vêtements que je portais et l'éclat d'un serment :
  Plus noir au fond du noir, je suis plus nu.
Je ne suis, qu'une fois renégat, fidèle.
Je suis toi, quand je suis moi.
  Dans la source de tes yeux
je dérive et rêve de pillage.
  Une nasse a capturé dans ses mailles une nasse :
nous nous séparons enlacés.
  Dans la source de tes yeux
un pendu étrangle la corde.

Fugue de mort

Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
nous buvons nous buvons
nous creusons une tombe dans les airs on n'y est pas couché à l'étroit
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne tes cheveux d'or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle ses dogues
il siffle pour appeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre
il ordonne jouez et qu'on y danse (...)

Il crie jouez doucement la mort la mort est un maître venu d'Allemagne
il crie assombrissez les accents de violons
alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au creux des nuages on n'y est pas couché à l'étroit

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi la mort est un maître venu d'Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons nous buvons
la mort est un maître venu d'Allemagne son œil est bleu
elle te frappe d'une balle de plomb précise elle te frappe
un homme habite la maison tes cheveux d'or Margarete
il lance sur nous ses dogues il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents et il songe la mort est un maître venu d'Allemagne

tes cheveux d'or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith

Michael Donhauser3

On disait que c 'était dur

On disait que c 'était dur, et ça l'est resté, une solitude
ce soir-là dans la pièce où, complètement oublié,
un bouquet de tulipes était le seul fêtard restant --
se dénouant, s 'effilochant sur ses tiges
comme cherchant une prise, si près de tomber fleur après fleur, et pourtant s 'ouvrant encore, si contraire
au creux de la vague que nous avions atteint, que nous sentions
combien négligemment et inutilement nous avait été confiée
cette vieille fable de richesse et d 'humilité que nous allions lire
dans la chute des pétales, ou comment, par son incomparable don, nous nous abandonnions à l 'extase : la plénitude du néant.

Hans Magnus Enzensberger 4

Des jeudis pareils

Des jeudis pareils,
même le boucher le plus chevronné se coupe un doigt.
Tous les trains sont en retard
car les suicidaires ne peuvent plus se retenir.
L'ordinateur central au Pentagone est en carafe depuis longtemps
et toutes les tentatives de réanimation
dans les piscines de plein air arrivent trop tard.

Pour comble de malheur,
chez les Marotzke, à côté
voilà qu'en plus le lait déborde,
le chien a des problèmes de digestion,
jusqu'à la tante Olga, l'inaltérable,
qui n'est pas au sommet de sa forme.

Durs Grünbein5

Reste physionomique

Même ce menton que parfois tu regardes dans la glace,
Un jour quelconque on le trouvera, et la mâchoire en sus,
Parmi d'autres os. Aujourd'hui encore pas rasé
Demain déjà il sera abstrait, une tringle blanche,
Immaculée comme une clé de notes sur la portée.

Calypso deep

Avec un hélicoptère, peut-être, elle aurait pu le ramener
à l 'Ouest, au berceau des mers, sur son île paradisiaque.
Mais c 'était fini maintenant. Il choisirait toujours le grand
Retour au pays, les retrouvailles familiales. La peur du malum veneris
L 'avait renvoyé précipitamment vers le havre de paix du mariage.
Ce qui avait été une aventure était maintenant une routine.
Programme d 'abstinence, de régime strict. Sept ans : juste attendre le départ.
Il avait exploré chaque centimètre carré de son corps et de l 'île.
Peu importait qu 'elle s 'occupe de lui, qu 'elle lui ait ouvert les jambes.
Son plongeur de grotte, son nageur à la barbe de broussailles, le meilleur de l 'équipage.
Mais ne l 'avait-elle pas déjà ressenti ce jour-là, en lui massant le cou,
Et avec les nymphes alors qu 'elle le caressait au bassin :
Cette marée salée dans ses narines, le rugissement des vagues dans son oreille.
Les souvenirs indélébiles gravés dans sa peau enfin livrés
La suite de l 'histoire : le journal de bord, les chroniques de Troie
Blessures contractées en route, contusions dues à ses manœuvres nocturnes...
La préposée au bain du héros : tant pis pour la plaisanterie !
Ne l 'avait-elle pas pris au piège, charmé, presque rassuré ?
Et n 'était-elle pas celle, sa sauveuse, qui savait ce qui devait arriver,
Qui un jour lui garantirait l 'immortalité, sa vie après la mort poétique.
Tout ce qu 'un homme pouvait désirer plus une nymphe toujours prête à dire oui.
Mais il se mit alors à lui raconter (à elle !) ce qui allait se passer ensuite :
Des histoires absurdes d 'Héraclès, d 'Omphale, d 'un rouet, d 'une robe,
Et il ignorait totalement pourquoi elle riait doucement lorsqu 'il partit

Heinrich Heine6

La Lorelei

Sais-je d'où vient que je ressens,
Cette tristesse qui m'a pris,
Un conte issu du fond des temps
Qui ne me quitte pas l'esprit.
L'air a fraîchi, l'heure est obscure,
Et le Rhin coule calmement ;
La crête du rocher fulgure
Sous l'éclat du soleil couchant.

Assise est la très belle fille,
En haut -- merveille ! -- du versant :
Elle a son bijou d'or qui brille,
Des cheveux d'or, les va peignant,
Avec un peigne en or les peigne,
Et elle chante en même temps
Un insolite chant qu'imprègne
Un fort pouvoir d'enchantement ;

Chant qui pêcheur en barque accroche
‒ Que l'homme éprouve de douleurs !
D'yeux, il n'a pour écueil ni roche,
D'yeux, il n'a que pour les hauteurs.
À la fin, je crois bien qu'en l'onde,
Pêcheur, esquif, sont engloutis :
C'est là ce qu'en chantant sa ronde
La Lorelei a accompli.

Le Parfait Amour

Autour de la table et du thé fumant,
On causait d'amour, sans grande mesure:
Ces dames n'étaient que pur sentiment:
Ces messieurs n'étaient qu'esthétique pure.

« L'amour vrai, c'est l'amour platonique »
Dit le conseiller, levant haut sa tasse.
Sa femme sourit d'un oeil ironique
Et soupire : « Hélas ! »

« Il ne sied point que l'amour soit farouche »
Dit le chanoine, ouvrant large sa bouche :
« Car il nuirait à la santé »
« Pourquoi donc ? » dit Gretchen avec timidité.

Mélancolique, la comtesse murmure:
« L'amour, c'est la passion. »
Et dans sa bonté pleine de tristesse,
Elle offre du sucre au baron.

Mignonne, à la table un siège était vide;
Un discours manquait à tous ces discours:
Cher petit cœur froid, pervers et candide,
Que n'étais-tu pas la, pour parler d'amour !

Hermann Hesse7

Étape

Toute fleur fane et l'âge abat toute jeunesse :
La vie, à chaque étape, également fleurit,
Toute vertu fleurit, toute sagesse aussi,
À leur heure ‒ et ne faut qu'elles n'aient point de cesse.
Le cœur doit être prêt, dès que la vie l'appelle,
À faire ses adieux, à tout recommencer,
Afin qu'avec bravoure et sans rien regretter,
Il se donne à quelque autre accointance nouvelle :
Il est un sortilège en tout commencement,
Et qui nous aide à vivre en nous prémunissant.

Il faut de lieu en lieu gaîment nous transporter,
Ne dépendre d'aucun comme d'une patrie,
L'univers ne veut pas être geôle étrécie,
Mais nous grandir à chaque étape, et exalter.
Dès que nous nous sentons dans notre intimité
Et chez nous quelque part, l'atonie s'envisage ;
Seul celui qui est prêt au départ, au voyage,
Échappe à l'habitude et n'en est hébété.

Peut-être serons-nous, à l'heure de la mort,
Vers quelques nouveaux lieux envoyés, galopins !
La vie et son appel n'auront jamais de fin.
Allons, mon cœur, allons, prends congé, du ressort !

Au moment d'aller dormir

Las à présent de ma journée,
J'accueille, en mon désir ardent,
En ami la nuit constellée,
Pareil au las petit enfant.

Mains, délaissez ce que vous faites,
Cervelle, cesse de penser :
Tous mes sens à présent souhaitent
Dans le sommeil de se plonger.

Et l'âme ainsi qui se délivre,
À tire d'aile, librement,
Part dans la nuit magique vivre
Mille fois plus et pleinement.

Johann Wolfgang von Goethe8

Chant du promeneur nocturne

Sur toutes les crêtes
La paix.
Sur toutes les faîtes
Tu sentirais
Un souffle à peine.
En forêt se taisent les oiseaux
Attends donc, bientôt
Tu te tairas de-même.

Pourquoi nous donnas-tu ce regard pénétrant

Pourquoi nous donnas-tu ce regard pénétrant
Qui d'intuition profonde voyant notre avenir,
Ne nous laisse jamais, nous berçant d'illusions, nous fier un instant
En notre amour et terrestre bonheur ?
Pourquoi nous donnas-tu, destin, ce sentiment
Qui nous fait voir dans le cœur l'un de l'autre,
Et au travers de tant d'étranges turbulences,
Discerner et saisir notre lien véritable ?

Ah ! Tant de milliers d'hommes connaissent à peine
Dans leur agitation obscure, leur propre cœur,
Flottent sans but de çà de là, et soudain affolés
Courent sous l'aiguillon de douleurs imprévues,
Puis retrouvent le rire quand à nouveau paraît
L'aurore inattendue des plaisirs éphémères.
A nous deux seuls, malheureux pleins d'amour,
Est refusé le bonheur partagé
De nous aimer sans nous comprendre,
De voir en l'autre ce qu'il ne fut jamais,
De poursuivre sans fin des rêves de bonheur,
Pour tituber au bord de dangers irréels.

Heureux celui qu'occupe un rêve vide !
Heureux qui de l'intuition se rirait !
Toute présence et tout regard, hélas ! donnent au rêve en nous
A l'intuition force plus grande encore.
Dis-moi, quelle est sur nous l'intention du destin ?
Dis-moi, comment nous joignit-il de si juste jointure ?
Ah ! tu fus en des temps depuis longtemps vécus,
Ma sœur, ou mon épouse.

Tu connaissais chaque trait de mon être,
Percevais le son du nerf le plus pur,
D'un seul regard tu me lisais
Moi que si mal pénètre un œil mortel.
Au sang brûlant tu versais goutte à goutte
Un baume, tu redressais mon errance sauvage,
Et le repos dans tes bras angéliques
Restaurait l'être dévasté.

A la légèreté d'un fil magique tu le tenais près de toi attaché,
Et dans l'enchantement faisais couler ses jours.
Quelle félicité s'égale aux heures de délices
Où, plein de gratitude, il gisait à tes pieds,
Sentait son cœur gonfler contre ton cœur,
S'éprouvait bon dans ton regard,
Sentait en lui s'éclairer tous ses sens,
Et son sang en tumulte lentement s'apaiser.

Et de tout cela ne flotte désormais qu'un souvenir
Autour du cœur troublé,
Il sent au fond de lui l'ancienne vérité éternellement vraie,
Et l'état nouveau lui est à douleur.
Il nous semble n'avoir qu'âme à demi vivante,
Crépuscule pour nous est le jour le plus clair.
Heureux, que le destin qui nous tourmente
De nous changer n'ait pourtant pas pouvoir.

Le fiancé

Minuit, je dormais, au fond de moi veillait
Le cœur plein d'amour, comme si c'était le jour ;
Parut le jour, c'était la nuit pour moi,
Que m'est le jour, tant qu'il puisse apporter.

Elle n'était pas là ; mon labeur incessant
Pour elle seule je le soutins parmi l'ardeur
De l'heure brûlante, quelle vie renouvelée
Dans la froideur du soir ! Ce fut fécond, et bon.

Le soleil se coucha ; main dans la main l'un à l'autre engagés,
Nous saluâmes son dernier regard, bénédiction dernière,
Et les yeux dirent, clairement dirigés dans les yeux :
De l'orient, espère, espère, il reviendra.

Minuit ! L'éclat des étoiles conduit
En un doux rêve au seuil où elle repose.
O qu'il me soit donné de reposer moi aussi en ce lieu.
Quelle que soit la vie, vivre est bon."

Prométhée

Ô Jupiter ! couvre ton ciel de nuages, et, comme l'enfant qui abat les têtes des chardons,exerce-toi sur les chênes et sur les cimes des montagnes,  
mais laisse subsister ma terre et mes cabanes, que tu n'as point bâties, et mon foyer, dont tu m'envies la flamme.
Je ne connais rien sous le soleil de plus pauvre que vous autres dieux !  Vous nourrissez misérablement votre majesté d'offrandes et d'encens, et vous seriez réduits à mourir de faim, n'étaient les enfants et les mendiants, pauvres fous qui se repaissent d'espérances.
Quand j'étais enfant, je ne savais nulle chose ; je tournais vers le soleil mon œil égaré, comme s'il y avait eu par delà une oreille pour entendre ma plainte, un cœur comme le mien pour compatir à l'affligé.

Qui me vint en aide contre l'orgueil des Titans ?

Qui me sauva de la mort, de l'esclavage ?  N'as-tu pas tout accompli toi-même, ô cœur saintement enflammé, et, jeune et bon, tu rendais, dans ton erreur, de ferventes actions de grâces au dormeur de là-haut !
Moi, t'honorer !... Pourquoi ?  As-tu jamais apaisé les douleurs de l'opprimé ? As-tu jamais essuyé les larmes de l'affligé ?  Qui m'a forgé un cœur d'homme ? N'est-ce pas le temps tout puissant et le destin éternel, mes maîtres et les tiens ?
 Croyais-tu peut-être que je dusse haïr la vie, fuir dans les déserts, parce que toutes les fleurs de mes rêves n'ont pas fructifié ?
Ici je réside,je cré e des hommes à mon image, une race qui me soit semblable, pour souffrir, pour pleurer, pour vivre et se réjouir et te dédaigner, comme je fais...

Le roi des aulnes

Quel est ce cavalier qui file si tard dans la nuit et le vent ?
C'est le père avec son enfant ;
Il serre le jeune garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.
Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d'effroi ton visage ?
Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
Mon fils, c'est un banc de brouillard.
« Cher enfant, viens donc avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi,
Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage,
Et ma mère possède de nombreux habits d'or. »
Mon père, mon père, et n'entends-tu pas,
Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ?
Sois calme, reste calme, mon enfant !
C'est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.
« Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ?
Mes filles s'occuperont bien de toi
Mes filles mèneront la ronde toute la nuit,
Elles te berceront de leurs chants et de leurs danses. »
Mon père, mon père, ne vois-tu pas là-bas
Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ?
Mon fils, mon fils, je vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.
« Je t'aime, ton joli visage me charme,
Et si tu ne veux pas, j'utiliserai la force. »
Mon père, mon père, maintenant il m'empoigne !
Le Roi des Aulnes m'a fait mal !
Le père frissonne d'horreur, il galope à vive allure,
Il tient dans ses bras l'enfant gémissant,
Il arrive à grand peine à son port ;
Dans ses bras l'enfant était mort.

Michael Krüger9

Discours de l'homme lent

L'histoire s'accélère
nous rattrape et
vite nous dépasse.

Nous voyons l'ère glaciaire,
la Grèce, Rome, la Révolution française,
la nuque de Staline, la voiture d'Hitler
et ses feux arrière.

Curieux comme elle ne se fatigue ni ne tombe.
Elle se retourne parfois,
nous montre son visage, bouche ouverte,
les dents pourries.

Les clés

En rangeant le hangar,
j 'ai trouvé une petite boîte de vieilles clés,
un lourd montage orné de belles barbes assyriennes.
Tout le monde rêve d 'une autre porte
dans un autre siècle,
de duels et de saucisses bien garnies.
une qui va à un cœur fatigué de l 'amour.
Elle aurait pu connaître Bismarck,
ou Fontane, ou une jeune dame dans un roman qui ne finissait pas bien.
Parce qu'elle ne voulait pas de serrures en plus,
je l 'ai soigneusement remisée.
La maison poussa un soupir de soulagement.

Frédéric Nietzsche10

Dans le Sud

Perché sur un courbe rameau,
Me balançant tant je suis là,
Me voici l'hôte d'un oiseau,
C'est un nid, j'y prends du repos.
Où suis-je donc ? Loin ! Loin, hélas !
La mer somnole, blanche, étale ;
Purpurine, s'y dresse une voile.
Rochers, figuiers, havre, beffroi,
Idylles alentour, moutons mêlant leurs voix, ---
Sud innocent, accueille-moi !
Mais aller pas à pas --- ce n'est pas une vie,
Pied à pied, cela rend germanique et lourdaud.
J'ai demandé au vent de m'élever bien haut,
J'ai appris à voguer aux côtés des oiseaux, ---
Vers le Sud, sur la mer, j'ai volé, moi aussi.

Raison ! Ô triste activité !
Cela mène au but bien trop tôt !
J'ai compris dans mon vol ce qui m'avait floué, ---
Courage, sève et sang me reviennent aussitôt
Pour vie nouvelle et jeu nouveau...
Penser seul, je dis que c'est sage,
Mais chanter seul --- ce serait sot !
Écoutez donc un chant conçu en votre hommage
Formez autour de moi un cercle, sans tapage,
Tout autour de moi, mes vilains petits oiseaux !
Si jeunes, si faux, si compliqués
Vous me semblez faits pour aimer
Et pour tous les beaux passe-temps ?
Au Nord --- je l'avoue en tremblant ---
J'aimais un bout de femme, vieille à en frissonner :
Et cette vieille, on l'appelait : « la Vérité »...

En montagne

Plus de retour ? Pas de piste ascendante ?
Pour le chamois même, plus de sente ?
J'attends donc ici, fermement étreins
Ce que laissent étreindre œil et main !
Une langue de terre de cinq pieds, l'aurore,
Et sous mes yeux -- le monde, l'Homme et -- la mort.

O Homme ! Prête attention !
Que dit le minuit profond ?
« J'ai sommeillé, sommeillé --
Et d'un rêve profond je me suis réveillé : --
Le monde est profond,
Bien plus profond que le jour n'a pensé,
Profonde est sa douleur --,
Le plaisir -- plus profond que la peine du cœur :
La douleur dit : meurs !
Pourtant tout plaisir veut l'éternité -,
-- veut la profonde, la profonde éternité ! »

Une vocation de poète

Jadis, pour me revigorer,
M'étant assis au pied d'arbres obscurs,
J'entendis un tic-tac, un tic-tac très léger,
Menu, comme en rythme et mesure.
Je grimaçais, j'étais colère,
Mais finalement je fléchis,
Et du poète empruntant la manière,
Je me mis à parler en tic-tac, moi aussi.

Et tandis que je versifiais
Que pied sur pied devant moi bondissait,
Je n'ai pas pu me retenir
Un quart d'heure de rire, rire.
Poète, toi ? Faiseur de vers ?
Quel mal afflige donc ta tête ?
-- « Oui, Monsieur, vous êtes poète »,
Hausse l'épaule le pivert.

Qui attends-je dans le bosquet
Ainsi qu'un brigand aux aguets ?
Est-ce une image ? Une maxime ?
Ce qui accourt, c'est une rime.
Tout ce qui rampe et qui se jette,
Le poète l'épingle à son vers
« Oui, Monsieur, vous êtes poète »,
Hausse l'épaule le pivert.

Les rimes sont donc comme des flèches ?
Comme ça remue, vibre, oscille,
Dès lors qu'une flèche a fait brèche
Dans le petit corps d'un reptile !
Hélas, vous en mourez, mauviettes,
Ou, ivres, chancelez à terre !
« Oui, Monsieur, vous êtes poète »,
Hausse l'épaule le pivert.

Strophes hâtives et malignes,
Ivrognes petits mots, que vous êtes pressés
D'être chacun, ligne après ligne,
À la chaîne du tic-tac accrochés !
Et une clique s'en fait fête,
Les poètes sont-ils -- pervers ?
« Oui, Monsieur, vous êtes poète »,
Hausse l'épaule le pivert.

Tu railles, l'oiseau ? Te fais moqueur ?
Ma tête va déjà de travers,
Veux-tu que ce soit pire encore avec mon cœur ?
Redoute, redoute ma colère ! --
Mais ses rimes -- le poète les apprête
Bien ou mal, même en colère,
« Oui, Monsieur, vous êtes poète »,
Hausse l'épaule le pivert.

Novalis11

Vers l'intérieur va le chemin mystérieux

Lorsque nombres et figures ne seront plus
La clef de toutes créatures,
Lorsque tous ceux qui s'embrassent et chantent
En sauront plus que les savants profonds,
Lorsque le monde reprendra sa liberté
Et reviendra au monde se donner,
Lorsqu'en une clarté pure et sereine alors
Ombre et lumière de nouveau s'épouseront,
Et lorsque dans les contes et les poésies
On apprendra l'histoire des cosmogonies,
C'est là que s'enfuira devant un mot secret
Le contresens entier de la réalité.

Rainer Maria Rilke12

Étoiles derrière olives / Sterne hinter Oliven

Très cher, que maintes choses laissent dérouté,
penche-toi jusqu'à voir dans le pur du feuillage
les espaces qui sont des étoiles. Je gage
que la terre et la nuit ont même identité.

Vois comme en la ramure à soi inattentive
le plus proche se mêle à ce qui n'est nommé ;
on nous le montre ; on ne nous tient pas pour convive
qu'on ne fait qu'accueillir, rafraichir, animer.

Quoiqu'ayant eu en route aussi bien des misères
nous n'avons épuisé tout le fruit du jardin,
et les heures, grossies plus que dans nos prières,
vont vers nous à tâtons, qui sommes leur soutien.

Jour d'automne / Herbsttag

Seigneur, il en est temps. L'été fut colossal.
Couche ton ombre en long sur les cadrans solaires,
Et sur l'aire des champs donne aux vents libre cours.

Ordonne aux derniers fruits d'aller à plénitude ;
Procure-leur deux jours encore de soleil,
Intime-leur d'avoir à s'accomplir et pousse
Les dernières douceurs dans le vin pondéreux.

Le sans-toit désormais ne va plus s'en bâtir.
L'esseulé désormais va le rester longtemps,
Va veiller et va lire, écrire de longs mots,
Marcher par les allées de-ci, de-là, sans but,
En intranquillité, quand tournoieront les feuilles.

Friedrich von Schiller13

Ode à la Joie

O Joie, belle étincelle divine,
Fille de l'Élysée,
Nous entrons ivres d'enthousiasme,
Ô Déesse, dans ton sanctuaire.
Tes charmes réunissent
Ce que la mode sépare ;
Tous les hommes deviennent frères
Là où tes douces ailes reposent.

Chœur
Soyez unis êtres par million !
Qu'un seul baiser enlace l'univers !
Frères, au-dessus du pavillon des étoiles
Doit résider un père bien-aimé !

Que celui qui a l'inestimable bonheur
D'être l'ami d'un ami,
Que celui qui a conquis une douce femme
Unisse sa joie à la nôtre !
Et aussi celui qui n'a qu'une âme
Sur la terre ;
Et celui qui n'a jamais connu cela s'éloigne
En pleurant de notre cercle !

Chœur
Que tout ce qui habite le globe
Rende hommage à la sympathie !
Jusqu'aux étoiles ils aspirent,
Où l'inconnu trône.

Tous les êtres puisent la joie
Aux seins de la nature ;
Tous, bons et méchants,
Suivent ses traces de rose.
Elle nous donne les baisers
Et la vigne, l'ami, fidèle jusqu'à la mort ;
Le vermisseau lui-même connait la volupté
Et le Chérubin est devant Dieu.

Chœur
Vous vous prosternez, millions d'êtres ?
Monde, pressens-tu ton créateur ?
Cherche-le au-dessus de la voûte des étoiles,
C'est au-dessus des étoiles qu'il doit habiter.

La joie est le moteur puissant
Dans l'éternelle nature.
La joie, la joie fait tourner les rouages
Dans la grande horloge du monde.
Elle fait sortir les fleurs de leurs germes,
Briller le soleil au firmament,
Rouler dans l'espace les sphères
Que l'astronome ne connaît pas.

Chœur
Joyeux comme le soleil qui vole
A travers les splendides plaines du ciel,
Courrez, frères, votre carrière,
Heureux comme le héros qui court à la victoire.

Du miroir étincelant de la vérité
La joie sourit à celui qui la cherche.
Sur le sentier escarpé de la vertu
Elle soutient les pas du malheureux.
Sur les hauteurs rayonnantes de la foi
On voit flotter sa bannière,
A travers l'ouverture des sépulchres brisés
Elle se tient dans le chœur des anges.

Chœur
Souffrez avec courage millions d'êtres !
Souffrez pour un monde meilleur !
Là haut, au-delà de la voûte étoilée
Un Dieu puissant vous récompensera.

On ne peut récompenser les Dieux,
Il est beau de leur ressembler.
Que les pauvres et les affligés se mêlent,
Et se réjouissent avec les joyeux.
Que la haine et la colère soient oubliées,
Que notre ennemi mortel soit pardonné,
Que nulle larme ne fatigue ses yeux,
Que nul remords ne le ronge.

Chœur
Anéantissons le souvenir des offenses !
Que le monde entier soit réconcilié !
Frères, au-dessus du dôme des étoiles,
Dieu juge comme nous jugeons.

La joie pétille dans les verres,
Dans les flots dorés de la vigne,
Les Cannibales puisent la douceur,
Le désespoir y puise du courage.
Frères, levez-vous de vos sièges
Quand le verre rempli circulera,
Laissez l'écume de la boisson énivrante jaillir vers le ciel :
Offrez ce verre au bon génie.

Chœur
A celui que les astres célèbrent,
A celui que chante l'hymne du Séraphin !
Ce verre au bon génie
Au-dessus de la voûte des étoiles !

Courage et fermeté dans les souffrances !
Secours à l'innocent qui pleure,
Éternité de serments,
Vérité envers l'ami et l'ennemi,
Virile fierté devant les trônes des rois,
Frère ce qu'il faut sacrifier nos biens et notre vie, ---
Au devoir accompli sa couronne,
Le malheur au mensonge !

Chœur
Fermez le cercle sacré,
Jurez par ce vin doré :
Être fidèle à vos serments,
Jurez-le par le souverain céleste.

Affranchissement des chaînes de la tyrannie,
Générosité envers le méchant,
Espoir sur le lit de mort,
Grâce sur l'échafaud !
Que les morts vivent aussi !
Buvez, frères, et répétez à la fois
Que tous les péchés soient pardonnés,
Et que l'enfer ne soit plus !

Chœur
Une douce gaieté à la dernière heure !
Un doux sommeil dans le tombeau !
Frère, une sentence de paix
Sur les lèvres de Celui qui juge les morts !

Richard Wagner14

Tristan et Iseult (duo)

Ainsi nous mourrions, pour n'être plus séparés,
éternellement unis, sans fin, sans réveils, sans crainte,
oubliant nos noms, embrassés dans l'amour,
donnés entièrement l'un à l'autre
pour ne plus vivre que l'amour !

(...) Mais notre amour Tristan ne s'appelle-t-il pas Tristan et Isolde ?
Ce doux petit mot : et,
avec ce qu'il lie, lien de l'amour,
si Tristan mourait,
la mort ne le détruirait-elle point ?

Mathilde Wesendonck 15

Dans la serre

Couronnes de feuilles, en arches hautes,
Baldaquins d'émeraude,
Enfants des régions éloignées,
Dites-moi pourquoi vous vous lamentez.

En silence vous inclinez vos branches,
Tracez des signes dans l'air,
Et témoin muet de votre chagrin,
Un doux parfum s'élève.

Largement, dans votre désir impatient
Vous ouvrez vos bras
Et embrassez dans une vaine illusion
Le vide désolé, horrible.

Je sais bien, pauvres plantes :
Nous partageons le même sort.
Même si nous vivons dans la lumière et l'éclat,
Notre foyer n'est pas ici.

Et comme le soleil quitte joyeusement
L'éclat vide du jour,
Celui qui souffre vraiment
S'enveloppe dans le sombre manteau du silence.

Tout se calme, un bruissement anxieux
Remplit la pièce sombre :
Je vois de lourdes gouttes qui pendent
Au bord vert des feuilles16.

AUTRICHIENNE

Rose Auslander17

Se taire II

une main discrète éteint la lampe à la fenêtre
nos voix dorment
je dépose mon silence sur tes lèvres
sans mot tu me le rends sur ma bouche
plumes d'étoiles tombent dans nos paroles
brûler
nous soufflons dans le plumage des cendres
pour raffermir notre souffle
phénix d'étoile se lève du calme
mains volées allument à la fenêtre la lumière
aumône
je vais de maison en maison moine mendiant
pour rassembler le pain des paroles
pièces d'or avec des têtes fières
je les salue et je quémande le don
elles me dévisagent en passant et sourient
Dans mon bol pour l'aumône tombe la neige ange gardien
les rouleaux de prière ne protègent pas
au jardin des oliviers dort l'ange gardien
jour après jour nuit après nuit
sous la frontière de sang éclosent des noms
enterrés les ressuscités où sont les ressuscités
qui ont surmonté les plaies de leur mort
caressé leur vie et s'en sont remis au vent
aucun ange ne trahit leur trace18

Ingeborg Bachmann19

Énigme

Au bord du Nil la nuit, au bord du Nil,
où les étoiles pendent jusque dans ta bouche,
et ton cœur sec est de nouveau humecté,
dans la nuit d'Égypte,
où tu ne fus jamais encore, mais seras bientôt
pour donner au Sphinx ta réponse.
Dans la nuit bleue,
Quand dans la bouche toujours ouverte la langue du
désert
cherche ton humidité
quand cela te consume,
ton son épuisé
est proche de ma réponse
Vie de ma vie
Bouche ensauvagée
Expulser de toi le souffle
Et ne plus laisser de souvenir,
Laisse-moi être au plus profond de moi,
Laisse-moi être au plus profond de toi.

Ce qui est vrai

Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux,
ce qui est vrai, sommeil et mort l'exigent de toi,
comme ancrés dans ta chair, chaque douleur portant conseil,
ce qui est vrai déplace la pierre de ta tombe.

Ce qui est vrai, même hors de portée, évanescent
dans le germe et la feuille, dans le lit pourri de la langue
une année et une autre année et tous les ans durant-
ce qui est vrai ne crée pas de temps, il le compense.

Ce qui est vrai fait la raie à la terre,
démêle rêve et couronne et les travaux des prés,
monte sur ses ergots et plein de fruits extorqués
te foudroie et te boit tout entier.

Ce qui est vrai n'attend pas l'expédition de prédateurs
où pour toi peut-être tout est en jeu.
Tu es sa proie, quand s'ouvrent tes plaies,
rien ne t'attaque qui ne te trahisse en fait.

Arrive la lune et ses cruches de fiel.
Alors bois ton calice. La nuit tombe amère.
Dans les plumes des pigeons floconne la lie,
tant qu'une branche n'est pas mise à l'abri.

Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l'obscurité,
tourné vers l'issue inconnue.

Instruits en amour...

Instruits en amour par des milliers de livres,
érudits par la transmission de gestes peu changeables et de serments insensés
initiés à l'amour cependant ici seulement
quand la lave coula et que son souffle nous toucha au pied de la montagne,
quand enfin le cratère épuisé livra la clef de ces corps verrouillés
Nous entrâmes dans des espaces enchantés
et éclairâmes l'obscur du bout de nos doigts20

Le soleil ne réchauffe pas...

Le soleil ne réchauffe pas, la mer est sans voix.
Les tombes, empaquetées de neige, personne pour les dégager.
Personne pour remplir un brasero de braise durable ?
Mais la braise n'y fait rien. Délivre-moi !
Je ne puis mourir plus longtemps.
Le saint a autre chose à faire ; inquiet pour la ville, c'est du pain qu'il a cure.
Le drap sur le fil pèse si lourd; il tombera bientôt.
Sans cependant me recouvrir.
Je suis encore coupable. Relève -moi.
Je ne suis pas coupable. Relève -moi.
Détache le grain de glace de l'œil scellé par le froid, pénètre du regard, cherche les fonds d'azur, nage, regarde et plonge :
Ce n'est pas moi.
C'est moi.

Thomas Bernhard21

Aucun arbre

Aucun arbre
ne te comprendra,
aucune forêt,
aucun fleuve,

aucun gel,
ni glace, ni neige,
aucun hiver, toi,
aucun être,

aucune tempête
sur la hauteur, aucune tombe,
ni Est, ni Ouest,
aucune larme, douleur --
aucun arbre22...

Le jour des visages

Demain c'est le jour des visages.
Ils vont se lever comme poussière
et éclater de rire.
Demain c'est le jour des visages
Qui sont tombés dans le champ de pommes de terre. Je ne peux
pas nier que je suis coupable de cette pulsion de mort.
Je suis coupable !
Demain c'est le jour des visages, qui portent ma douleur sur leur front
qui possèdent ma journée de travail
Demain c'est le jour des visages, qui dansent comme de la viande
sur le mur de l'église et me montrent l'enfer.
Pourquoi faut-il que je voie l'enfer? Dieu n'a-t-il aucun autre moyen ?
Une voix: Il n'y a pas d'autre moyen ! Et de cette façon
Il mène le jour des visages
Il mène en enfer23.

Dans le jardin de la Mère

Dans le jardin de la Mère
mon râteau ramasse les étoiles
celles qui sont tombées, alors que j'étais loin.
La nuit est chaude, et mes membres
déversent les flots de l'origine,
Fleurs et feuilles, l'appel du merle et les ricanements du métier à tisser.
Dans le jardin de la Mère
Je marche pieds nus sur les têtes de serpent,
qui à travers la grille rouillée me dévisagent avec des langues de feu.
Je sais, que les âmes sont dans les buissons de mes pères,
dans le blé et la douleur de mon père
et dans la grande forêt noire.
Je sais, que leurs vies, qui se sont effacées de nos yeux,
dans les épis ont un refuge,
Et dans le front bleu du ciel de juin.
Je sais que les morts
Sont les arbres et les vents, la mousse et la nuit,
et qu'ils posent leurs ombres sur ma tombe.

Sauvage pousse la fleur de ma colère

Sauvage pousse la fleur de ma colère
et tout le monde en voit l'épine qui se pique dans le ciel
que le sang coule de mon soleil
il pousse la fleur de mon amertume
de cette herbe qui lave mes pieds
mon pain O Seigneur
la fleur vaniteuse qui s'étouffe dans la roue de nuit
la fleur de mon blé Seigneur
la fleur de mon âme
Dieu me méprise
Je suis malade de cette fleur qui fleurit rouge sur mon front
par-dessus ma souffrance.

Ignaz Franz Castelli24

L'écho

Chère mère,
ne sois pas en colère contre moi. 
Tu as vu Hans m'embrasser, 
mais ce n'était pas ma faute.
Je vais tout te dire, mais aies de la patience ;
l'écho là-bas à flanc de coteau
est responsable de tout.
J'étais assise dans le pré ; 
là, il m'a vue.

Mais il est resté respectueusement à distance,
en disant: "Je devrais volontiers m'approcher 
si tu ne le prenais pas mal.
Dis, tu m'accueillerais ? '
Viens !'
résonna rapidement l'écho.

Puis il est venu dans le pré 
et s'assit à côté de moi ;
il m'appelait sa belle Liese, 
passa son bras autour de moi, et m'a demandé de lui dire
si je pouvais être gentil avec lui,
car cela lui plairait beaucoup. 
'Bien sûr!'
résonna rapidement l'écho.

En entendant cela, il s'aventura plus près de moi,
car il pensait que j'avais prononcé ces paroles.
Il dit tendrement : 'Sois ma fiancée, 
et permets-moi de t'embrasser avec tout mon coeur.' 
'Baiser!'
appela bruyamment l'écho.

Alors tu vois comment ça s'est passé 
quand Hans m'a donné ce baiser;
ce méchant, méchant écho
m'a causé tant de soucis.
Et maintenant il viendra à coup sûr, 
comme tu le verras,
et il te demandera avec déférence
ma main pour le mariage.

Chère mère, si tu penses
que Hans n'est pas le bon mari pour moi, 
dis-lui que l'écho lui a joué ce tour.
Mais si tu penses
que nous formons un couple bon à marier,
alors tu n'as pas à le déranger.
Tu peux penser
que j'étais l'écho25.

Hugo von Hofmannsthal26

Ballade de la vie extérieure27

Et des enfants grandissent avec des yeux profonds
Et qui ne savent rien, grandissent et meurent
Et tous les hommes suivent leur chemin.

Et l'amertume des fruits se change en douceur
Et ils tombent la nuit sur le sol comme des oiseaux morts
Et demeurent quelques jours puis se corrompent.

Et toujours souffle le vent, et toujours et encore
Nous entendons et prononçons des paroles nombreuses
Et ressentons la jouissance et la fatigue dans nos membres.

Et des rues courent à travers l'herbe, et il y a des places habitées
Ici et là, emplies de flambeaux, d'arbres, d'étangs
Et de menace, et de dessèchement mortel...

Pourquoi ces lieux sont-ils bâtis, et n'y en a-t-il jamais
Deux semblables ? et pourquoi en nombre infini ?
Quel changement produisent le rire, les larmes, la pâleur ?

Que nous importe tout cela, et tous ces jeux,
A nous, pourtant adultes, éternellement solitaires,
A nous qui ne cherchons jamais un but à nos errances ?

Que nous importe d'avoir vu tant de choses pareilles ?
Et cependant, il dit beaucoup, celui qui dit : « soir »,
Un mot, d'où s'écoulent mélancolie et affliction,
Comme un miel lourd s'écoule des rayons évidés.

Sur la fragilité des choses

Je sens encore leur souffle sur mes joues :
Comment cela se peut-il, que ces jours proches
Se soient enfuis, et pour toujours enfuis, à jamais évanouis ?

Voilà une chose que nul ne comprend tout à fait,
Bien trop affreuse pour que l'on songe à déplorer
Que tout s'écoule et se précipite au néant.

Et que mon propre Moi, auquel rien n'est obstacle,
Se soit enfui à tout jamais d'un jeune enfant,
Et me soit devenu comme un chien, inquiétant, étranger et muet.

Et puis : que j'aie vécu il y a cent ans aussi
Et que mes ancêtres, qui sont dans leur linceul,
Soient aussi proches de moi que ma propre chevelure
Et soient un avec moi, autant que ma propre chevelure

Où que j'approche, où que j'aborde...

Où que j'approche, où que j'aborde,
Ici dans l'ombre, là sur le sable,
Ils viendront près de moi s'asseoir

Et moi, je les divertirai,
Je les lierai avec le ruban d'ombre.

Ces choses qu'ils connaissent, je leur apprendrai
A les nommer choses occultes.
Après cela, ils ne pourront plus guère
Croire les mouvements de leurs membres
Sans lien avec la course des astres.

Car je leur dirai : « Haute Puissance est celle
Qui gouverne le jour, fait descendre la nuit.
Mais en vous immergés se trouvent
De très mystérieux royaumes,
Aussi calmes qu'au fond d'un puits. »

Alors, réprimant un frisson,
Ils regarderont en eux-même
Ils se sentiront emportés
Et pris dans les rets du mystère,
Vers le ciel d'un bleu plus profond.

Christine Lavant28

Permets-moi d'être...

Permets-moi d'être triste
sous tes yeux, les étoiles.
Elles ne voient peut-être pas que je suis triste,
car la coquille de la lune me tourne le dos
et n'écoute pas ce que je dis.
Le jour, sûrement, le front du soleil ne pense
jamais à moi, la crépusculaire --
permets-moi d'entrer, toute perdue,
dans les bosquets de l'humeur noire29.

Comme il est exact...

Comme il est exact, le désespoir !
A la même heure jour après jour
il apparaît sans ruse aucune
et me châtie d'un coup.

Des étincelles volent autour de moi,
mon cœur appelle tous les anges,
mais le ciel est une mer
et Jésus dérive dans une barque
très loin à l'autre bout du monde,
où sont tous ceux qui aident,
et mon dernier espoir aboie
sur le rivage, à contre-vent.

Je sens alors que personne ne m'entend,
je ramasse en silence les étincelles,
mon cœur -- qui me conjure en crépitant --
lentement se transforme en une pierre à feu.

Ilse Aichinger 30

Dédicace

Je ne vous écris pas de lettres,
mais il me serait facile de mourir avec vous.
Doucement, nous nous laisserions glisser
le long des lunes, une première halte
auprès des cœurs de laine, puis
une autre parmi les loups, les framboisiers
et ce feu que rien n'apaise ; à la troisième,
j'aurais traversé les fines mousses
des nuages raréfiés,
passé sans effort le pauvre fourmillement
des étoiles, pour arriver
dans votre ciel, tout près de vous.

Enfant trouvé

Glissé sous la neige, inconnu des anges,
ni trésor, ni faveur, jamais offert aux fées,
mais caché dans les grottes, toutes traces vivement effacées
des cartes de la forêt.
Un renard enragé le mord et le réchauffe,
lui prodigue bien vite les premières tendresses
puis s'en va, tremblant et torturé, se rendre à la mort.
Qui aidera cet enfant ?
Les mères, leur angoisse ancestrale,
les chasseurs, leurs cartes faussées,
les anges, leurs plumes chaudes, leurs ailes vides de missions ?
On n'entend rien,
ni dans l'air un battement, ni au sol un pas sourd.
Ah ! Reviens donc, toi, vieux sauveur frénétique,
glisse-toi encore auprès de lui, mords-le, égratigne-le, réchauffe-le,
tant que sont encore chaudes tes pattes de voleur,
car à part toi personne ne viendra, sois-en sûr31.

Les anges de la nuit

Ce sont les jours clairs de décembre, qui ne se font pas d'illusions sur leur propre clarté et ainsi deviennent de plus en plus clairs, qui s'irritent de leur pâleur et accueillent leur brièveté comme une promesse, qui se nourrissent des longues nuits, assez forts pour parvenir sans peine à leur terme, assez forts, assez faibles et doux.
Ce sont les jours qui tirent du noir leur éclat et rien que de lui. Il y en a peu. Car s'il y en avait beaucoup, il y aurait aussi trop de bizarre, trop d'horloges de clocher deviendraient tout simplement l'œil même de Dieu.
Aussi ces jours sont-ils rares afin que le bizarre reste bizarre, afin que les gens revenus de la guerre ne souffrent pas trop souvent de leurs membres arrachés par les balles, ni ne tiennent trop de choses dans leurs mains amputées depuis longtemps par le gel. Qu'ils ne connaissent pas trop la paix de la nuit.
Mais parfois, il y a des nuits comme des oiseaux qui ont oublié de prendre leur vol vers le sud. Ils déploient leurs ailes claires au-dessus de la ville et l'air vibre de leur chaleur, ils rendent encore une fois notre souffle invisible avant le gel. Et quand vient l'heure, ils se dépêchent de mourir. Ils ne veulent ni long crépuscule ni nuages rouges, ils ne répandent pas leur sang àla vue de tous. Ils tombent des toits et il fait sombre.
Peut-être s'il n'y avait pas ces oiseaux égarés, ces jours clairs de décembre, pas un seul ne croirait encore aux anges, alors que tous les autres en rient déjà, pas un seul n'entendrait les froissements des ailes avant l'aube, alors que tous les autres n'entendent qu'aboyer les chiens...

En ce temps-là, j'ignorais encore que ce sont les anges qui prouvent notre existence. Ce n'est pas nous qui les rêvons, ce sont les anges qui nous rêvent. Nous sommes les fantômes de leurs nuits claires, c'est nous qui claquons les portes qui n'existent pas, qui sautent par-dessus des cordes qui cliquettent comme des chaînes.
Peut-être devrions-nous être plus doux dans leurs rêves, afin de ne pas leur faire peur32...

Rainer Maria Rilke33

Les cahiers de Malte Laurids Brigge

(...) Du reste je ne veux plus écrire de lettres. À quoi bon dire à quelqu'un que je change ? Si je change, je ne suis plus celui que j'étais, et si je suis autre que je n'étais, il est évident que je n'ai plus de relations.
Et je ne peux pourtant pas écrire à des étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas !
L'ai-je déjà dit! J'apprends à voir. Oui, je commence.
Cela va encore mal. Mais je veux employer mon temps. Je songe par exemple que jamais encore je n'avais pris conscience du nombre de visages qu'il y a. Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s'use naturellement, se salit, éclate, se ride, s'élargit comme des gants qu'on a portés en voyage.
Ce sont des gens simples, économes; ils n'en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire? Sans doute, puisqu'ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu'ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront.
Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas?
Un visage est un visage.
D'autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l'un après l'autre, et les usent. II leur semble qu'ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte comporte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager des visages; le dernier est usé après huit jours, troué par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui.
Mais la femme, la femme : elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C'était à l'angle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à marcher doucement. Quand de pauvres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils encore par trouver ce qu'ils cherchent.
La rue était vide; son vide s'ennuyait, retirait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l'autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s'effraya, s'arracha d'elle-même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta dans ses deux mains. Je pouvais l'y voir, y voir sa forme creuse. Cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s'en était dépouillé. Je frémissais de voir ainsi un visage du dedans, mais j'avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans visage34.

Étoiles derrière olives

Très cher, que maintes choses laissent dérouté,
penche-toi jusqu'à voir dans le pur du feuillage
les espaces qui sont des étoiles. Je gage
que la terre et la nuit ont même identité.

Vois comme en la ramure à soi inattentive
le plus proche se mêle à ce qui n'est nommé ;
on nous le montre ; on ne nous tient pas pour convive
qu'on ne fait qu'accueillir, rafraichir, animer.

Quoiqu'ayant eu en route aussi bien des misères
nous n'avons épuisé tout le fruit du jardin,
et les heures, grossies plus que dans nos prières,
vont vers nous à tâtons, qui sommes leur soutien.

Jour d'automne

Seigneur, il en est temps. L'été fut colossal.
Couche ton ombre en long sur les cadrans solaires,
Et sur l'aire des champs donne aux vents libre cours.

Ordonne aux derniers fruits d'aller à plénitude ;
Procure-leur deux jours encore de soleil,
Intime-leur d'avoir à s'accomplir et pousse
Les dernières douceurs dans le vin pondéreux.

Le sans-toit désormais ne va plus s'en bâtir.
L'esseulé désormais va le rester longtemps,
Va veiller et va lire, écrire de longs mots,
Marcher par les allées de-ci, de-là, sans but,
En intranquillité, quand tournoieront les feuilles.

Lettre à un jeune Poète

Une seule chose est nécessaire: la solitude.
La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c'est à cela qu'il faut parvenir.
Être seul comme l'enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l'enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s'en affairent et que l'enfant ne comprend rien à ce qu'elle font.
S'il n'est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d'être près des choses: elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays.
Dans le monde des choses et celui des bêtes, tout est plein d'événements auxquels vous pouvez prendre part.
Les enfants sont toujours comme l'enfant que vous fûtes: tristes et heureux; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux, parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien.

Sonnet XXVI

comme il nous saisit le cri de l'oiseau,...
n'importe quel cri, une fois créé.
Mais les enfants qui jouent dehors
crient déjà loin du vrai cri.

Crient le hasard. Dans les interstices
de cet espace du monde (où le cri encore sain de l'oiseau
passe ainsi que les hommes dans les rêves)
ils poussent les coins de leurs cris perçants.

Malheur! où sommes-nous? Toujours encore plus libres,
tels des cerfs-volants arrachés,
nous nous ruons à mi-hauteur, frangés de rire,

déchirés par le vent. --- Ordonne les crieurs,
toi, dieu chanteur ! pour qu'ils s'éveillent bruissants,
tel portant comme courant la tête et la lyre.

Élégie à Marina Tsvétaéva

Marina, toutes ces pertes dans le grand tout, toutes ces chutes d'étoiles
Nous pouvons partout nous jeter, quelle que soit l'étoile, nous ne pouvons l'accroître !
Dans le grand tout les comptes sont fermés.
Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré.
Toute chute qui renonce choit dans l'origine et,là, guérit.
Tout ne serait donc que jeu, métamorphose du semblable, transfert
Jamais un nom nulle part, le moindre gain pour soi-même

Nous vagues Marina, et mer nous sommes !
Nous profondeurs, et ciel nous sommes !
Nous terre, Marina, et printemps mille fois,
ces alouettes lancées dans l'invisible par l'irruption du chant
Nous l'entonnons avec joie, et déjà il nous a dépassé
et soudain notre pesanteur rabat le chant en plainte...
Rien n'est à nous. À peine si nous posons notre main autour du cou des fleurs non cueillies...
Ah déjà si loin emportés, Marina, si ailleurs, même sous la plus fervente raison.
Faiseurs de signes, rien de plus.
Cette tache légère, quand l'un de nous ne le supporte plus et se décide à prendre, se venge et tue.
Qu'elle ait pouvoir de mort, en effet, nous l'avions tous compris à voir, sa retenue, sa tendresse et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants...
Les amants ne devraient, Marina, ne doivent pas en savoir trop sur leur déclin.
Ils doivent être neufs.
Leur tombe seule est vieille, leur tombe seule se souvient, s'obscurcissant sous l'arbre qui pleure, se souvient du « à jamais ».
Leur tombe seule se brise... nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.
Même à la phase décroissante, ou aux semaines du changement, nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon nos pas solitaires, au-dessus du paysage sans sommeil.

Georg Trakl35

Grodek

Vers le soir, les forêts d'automne retentissent des armes de la mort, les plaines dorées, les lacs bleus et par-dessus le soleil encore plus sombre roule ; la nuit enserre des guerriers mourants, la lamentation sauvage de leurs bouches en éclat.
Mais en silence s'amoncelle au fond du pâturage nuée rouge, là vit un dieu coléreux, le sang est vidé, froid de lune
Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire
Sous les rameaux d'or de la nuit et des étoiles,
Vacille l'ombre de la sœur au travers du bois muet
Pour saluer les esprits des héros, les têtes en sang
Et doucement sonnent dans les roseaux les flûtes obscures de l'automne
Ô deuil plus fier autel d'airain
La flamme chaude de l'esprit nourrit aujourd'hui une douleur violente,
Les descendants qui ne verront pas le jour.

Mélancolie

L'âme bleue s'est refermée muette
Dans la fenêtre ouverte tombe la forêt brune
Le silence des bêtes sombres ; dans la profondeur meule le moulin sur le chemin, les nuages dévalent,
Ces étrangers dorés.
Une cohorte de coursiers jaillit rouge dans le village.
Le jardin brun et froid
L'aster tremble de froid, sur la clôture peinte tendrement l'or des tournesols est déjà presque enfui.
La voix des jeunes filles, la rosée a débordé dans l'herbe dure et l'étoile blanche et froide.
Au milieu des ombres chères vois la mort peinte chaque face pleine de larmes et fermée sur elle-même.

Tu es dans le milieu...

Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un rivage mort à la mer muette,
Un rivage mort :
Jamais plus
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Le ciel dans lequel, astre, tu brûlas,
Un ciel où nul dieu jamais plus n'éclôt,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un non-né dans un doux sein
Et qui jamais ne fut ni jamais ne sera,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Silence
Au-dessus des forêts luit blafarde la lune qui nous fait rêver
Le saule au bord de l'étang sombre pleure sans bruit dans la nuit;
Un cœur s'éteint - et insensiblement les brouillards débordent et montent -
Silence, silence!

BALKANIQUE ALBANAISE

Dritëro Agolli36

Le jour

Aussi nu qu'une branche d'érable après la pluie,
Le jour approche, pâle, humide, fragile,
Il jette un œil par la fenêtre, passe timidement la porte,
Chétif, sans poids ni force.

Et tu penses alors : saura-t-il bien tenir sur ses jambes ?
Une si frêle créature est-elle vouée à grandir ?
Mais dans le temps même où tu t'interroges, voici que l'ombre capitule,
Et qu'il a pris le pouvoir.

Nezim Frakulla37

Dans la poussière laissée par tes pas

Écoute-moi, ma bien-aimée,
Je ne trouve pas de paix sans toi,
La vie avec toi est comme un bouton de rose,
Quand tu es absente, la vie est un péché.

Ainsi en est-il et toujours sera ainsi,
Sans toi mon coeur ne connaît aucune joie,
Et mon corps, puisse-t-il se dessécher
Dans la poussière laissée par tes pas.
Tu es mon âme et tu es mon esprit,
je ne suis qu'un corps misérable,
tu es mon remède et ma vigueur,
j'ai perdu orgueil et réputation.

Je suis tellement amoureux, tu tiens mon cœur,
je suis rossignol, tu es arc de roses,
tu es le printemps, je suis un jardin fleuri,
tu es le parfum que je respire.

Tu es Leila, je suis Mexhnun,
tu es le médecin, je suis le patient,
Je suis l'or, et tu es l'alchimie,
je suis la confusion, tu es l'ordre.

Je suis Ferhad, tu es Shirin,
tu es un faucon, je suis un pigeon biset,
je suis musulman, tu es l'islam,
je suis un fidèle, tu es un imam.

Tu es mon roi, et je suis le mendiant,
Tu es ma lune, et je suis la nuit,
Tu es l'aube, et je t'attends,
Tu es le crépuscule, je suis le soir...

Je suis ton esclave et tu es le maître,
Tu es le garde, je suis ton sabre,
Je suis la balle, et tu es l'attaquant,
Je suis l'oiseau dont tu as capturé le cœur

Toi ma vie tu es la rivière,
Sur cette planète je suis Hizir,
Tu es l'accomplissement de mon désir,

Tu es mon caprice et mon désir,
Tu es mon mystère et mon secret,
Je suis Hafiz de Shiraz, et
Je suis le Sa'adi de notre vie.

Tu es le trésor de la compassion,
je suis à la fois Saïd et Shevket,
Tu es la pluie de ma miséricorde,
je suis une coquille de nacre qui brille.

Ismaïl Kadaré38

Même quand mon souvenir...

Même quand mon souvenir affaibli,
pareil aux trams d'après minuit,
ne s'arrête plus qu'aux principaux arrêts,
jamais je ne t'oublierai.

Je garderai en mémoire
le crépuscule immense et silencieux de ton regard,
et ce gémissement étouffé contre mon épaule
comme les flocons d'une neige un peu folle.

C'est l'heure de se séparer.
Je vais m'en aller loin de toi.
Rien là qui puisse étonner.
Pourtant, une autre nuit, les doigts
d'un autre dans tes cheveux viendront
s'entrelacer aux miens, mes doigts
de milliers de kilomètres de long39.

Absence

Quelques gouttes de pluie ont frappé à la vitre
et j'ai soudain senti combien tu me manquais;
Nous habitons pourtant la même ville
Sans pour ainsi dire nous voir jamais.

Ce matin j'ai l'impression que l'automne
débute avec de drôles d'idées :
pas de cigognes dans le ciel morne,
pas d'arcs-en-ciel après l'ondée.

Une phrase d'Héraclite, il me semble,
m'est revenue je ne sais trop comment :
«Les gens éveillés vivent ensemble ;
ceux qui dorment, séparément.»

En quel mauvais rêve avons-nous été engloutis
pour ne plus pouvoir nous réveiller ?
À la vitre ont frappé quelques gouttes de pluie
et j'ai soudain senti combien tu me manquais.

Le Vol en V des oies sauvages

Elles ont tracé la seule et unique
lettre qu'elles savent écrire,
V magnifique
dans le ciel de leur exil.

Elles laissent quelque chose après elles,
elles emportent quelque chose
par-delà les nuages;

pour cette beauté essentielle,
grâces vous soient rendues, oies sauvages.
Car il a suffi d'une seule et unique lettre
dans le ciel démesurément gris
pour que, mieux qu'une bibliothèque,
vous donniez corps à notre nostalgie.

Sulejman Naibi40

Consommé avec passion

Que disent les roses quand elles te voient :
Sommes-nous parfumées ? c'est le clair de lune?
Le pauvre rossignol est déconcerté,
Arrête la chanson qu'il chante,

Comme un garçon dévoré par la passion,
Te voit-il ou les roses ?
Car ta poitrine exhale leur parfum
Et tes joues ressemblent à leur teinte.

Comme la jacinthe tes cheveux s'enroulent,
Tu as la beauté de ce jardin,
Ainsi le rossignol n'est pas déconcerté
S'il laisse la rose te courtiser,

Chante tes lèvres rouges, au goût de safran,
Chante ton front toujours brillant,
Chante ta tendre tresse -comme des sourcils,
Des yeux radieux et des cils fléchés,

Chante ta belle nuque et tes épaules,
Chante tes membres tout d'argent brillant,
Chante ta poitrine et ces deux tasses
Que le monde entier n'ose pas mentionner.

Pour l'amour que tu as caché
Comme le crépuscule après l'obscurité,
En voyant toutes ces choses, Naibi
Ne manquera pas de chanter tes louanges.

Pashko Vasa41

Oh Albanie, pauvre Albanie

Oh Albanie, pauvre Albanie,
Qui t'a enfoncé la tête dans la cendre ?
Autrefois tu étais une grande dame,
Les hommes du monde t'appelaient mère.
Autrefois tu avais une telle bonté et une telle richesse,
Avec de belles jeunes filles et de jeunes hommes,
Troupeaux et terres, champs et produits,
Avec des armes étincelantes, avec des fusils italiens,
Avec des hommes héroïques, avec des femmes pures,
Tu étais le meilleur des compagnons. (...)

Mais aujourd'hui, Albanie, dis-moi, comment vas-tu maintenant ?
Comme un chêne abattu à terre !
Le monde vous marche dessus, vous piétine,
Et personne n'a de mot gentil pour vous.
Comme les montagnes enneigées, comme les champs fleuris
Tu étais vêtu, aujourd'hui tu es en haillons.
Ni ta réputation ni tes serments ne subsistent,
Tu les as toi-même détruits dans ton propre malheur.

Albanais, vous tuez vos frères,
En cent factions vous êtes divisés,
Certains disent "Je crois en Dieu", d'autres "Moi en Allah",
Certains disent "Je suis Turc", d'autres "Je suis Latin",
Certains "Je suis grec, d'autres"je suis slave",
Mais vous êtes frères, vous tous, mon peuple malheureux !
Les prêtres et les hodjas t'ont trompé
Pour te diviser et te garder pauvre. (...)

Pleurez, ô épées et fusils,
L'Albanais a été pris comme un oiseau dans un piège !
Pleurez avec nous, ô héros,
Car l'Albanie est tombée le visage dans la boue.
Ni pain ni viande ne restent,
Ni feu dans le foyer, ni lumière, ni torche de pin,
Ni sang sur le visage, ni honneur entre amis,
Car elle est tombée et souillée !

Rassemblez-vous, jeunes filles, rassemblez-vous, femmes
Qui, de vos beaux yeux, savez ce que c'est que pleurer,
Allons, lamentons la pauvre Albanie,
Qui est sans honneur et sans réputation,
Elle est devenue veuve, une femme sans mari,
Elle est comme un mère qui n'a jamais eu de fils ! (...)

Réveille-toi, Albanie, réveille-toi de ton sommeil,
Faisons tous, comme des frères, un serment commun
Et ne regardons ni l'église ni la mosquée,
La foi de l'Albanais est l'albanisme !

Hasan Zuko Kamberi42

L'argent43

Le roi qui gouverne le monde qui a fait le bordel
ils attendent l'argent,
Je connais la signification de l'argent.
Et le vizir est petit
tu ne peux pas le dire, où est-il
Je sais ce qu'est l'argent.
Je sais ce qu'ils ont dit
Je ne peux pas laisser l'argent,
Je sais qui est l'argent.
Le mufti était étonné,
à la fois femmes et hommes,
Qui ont conspiré avec le diable,
Je sais où est l'argent.
Et pauvres et pauvres,
et maintenant et d'autres,
Pour de l'argent ils donnent la tête,  
Je connais l'argent, l'argent.
Vous donnez de l'argent à la caissière,  
pour autant que vous vendez le nôtre,
Je sais combien d'argent.
Même le bébé qui rit au berceau
Tend la main pour dire "donne"
prends le vin dans ta poche
Je sais où est l'argent.
J'ai laissé un sou tomber par terre,
le prend et l'enfonce dans le nid,
Je sais ce qu'est l'argent.
L'argent fait de vous un sultan,
l'argent sur le canapé,
l'argent écrase tous les problèmes,
Je sais ce qu'est l'argent.
Ô sale argent !
Tu as fait du monde un avare,
qui ronge comme un chien,
Je sais ce qu'est l'argent.

BALKANIQUE BOSNIAQUE

Ivo Andrić44

« Lettre de 1920 »

Celui qui veille longtemps dans son lit, il peut entendre les voix de la nuit sarajévienne. D'un son lourd, mais sûr, sonnent les cloches de la Cathédrale ; deux heures après minuit. Une minute après,... on entend un peu moins fort, le son de l'Église orthodoxe... Peu après, sonne avec sa voix sournoise et lointaine, la Sahat kula, près de la Mosquée de Bey, qui calcule le temps d'une façon bizarre, empruntée aux pays étrangers et lointains. Les Juifs n'ont pas leur heure qui sonne, mais dieu seul sait quelle heure il est chez eux maintenant, quelle heure selon le calcul sépharade et quelle heure selon le calcul ashkénaze 

Musa Ćazim Ćatić45

Mystique

Minuit. Les ténèbres de plomb, comme une angoisse,
Sur le sein virginal de Gaïa sont tombées ;
On dirait que les tombes s'y alignent
Et de leur paix terrible suscitent le frisson du cœur.

La lune pensive parfois seulement luit
Et de sa lèvre pâle déverse des contes de perle
Dans la rivière de velours. Au milieu du silence triste
Parmi le feuillage du tilleul, une chouette, pleurant, se déplace.

Comme l'esprit d'un quelconque mort pécheur,
Le mystère s'avance dans l'obscurité d'un pas léger,
Sa traîne de soie bruit comme la vague.

La lèvre du ciel est immobile, obtuse, ---
Le mystère passe dans une région désolée,
Et à Gaïa dit quelque chose d'une voix muette...

Tomislav Dretar46

Je pleure dans les seins...

Je pleure dans les seins de Bruxelles, Bruxelles pleure dans ma poche. A l'automne les oiseaux du sud Volent dans le ciel bruxellois. Les oiseaux volent dans le ciel et le ciel dans les oiseaux. Du nord volent les coeurs affamés D'amour et d'enfants. Du sud reviendront les enfants Affamés de calme et de froide patrie. Moi, je ne vole pas, je chante par les rues de Bruxelles. Et les rues, les ruelles même de Bruxelles, chantent en moi. Ainsi allons-nous de pair, dans nos fors intérieurs moraux. Mais nos fors extérieurs ne vont pas de pair. Il nous manque Un intermédiaire pour faire connaissance l'un de l'autre. Faute de trouver cet entremetteur je pleure dans Bruxelles Et Bruxelles pleure en moi. Nous sommes deux pleureurs, Je pleure dans les seins de Bruxelles Bruxelles pleure dans ma poche. Je verse des larmes sur mon pauvre Bruxelles, Mais elle n'en verse plus sur moi, Elle m'a envoyé une convocation Grosse de l'éternelle angoisse Qu'à l'heure dite au guichet je recevrai L'ordre d'expulsion des personnes Sans permis de séjour en règle.

Ode au vin de Baudlair dans l'esprit du romantisme

Je suis né près d'une vigne qui suinte du sang toujours à la même heure
Le Soleil garde ses gouttes sous la langue
Portant dans ses grappes une légère vague d'amertume
Elle nourrit pour moi un environnement de mots prêts à naître
A la fois ivre et sobre, je suis son enfant dès le berceau
Elle m'a mis au monde, elle a pris soin de moi
Elle a fourni les mots du poème qui est sorti de sa gorge
La seule force plus puissante que n'importe quel charme de ce monde
La vigne alliée à la lumière honorable de la foi en
Un clair matin de septembre dans la sérénité du profond silence
Il préserve chaque goutte de sommeil fiable jusque tard dans la nuit
La chanson sur l'aube flotte plus longtemps que la mort du chagrin
Je suis fraternelle et dévouée à ses tournages
Les joies d'être dans la communauté des mots à l'horizon
Je pleure les heures où le vin ne m'éclaircit même pas la gorge
La chanson ne couvre pas le soleil couchant quand le ciel est silencieux
Dans chaque goutte d'amertume, le ladolez tricolore est lumineux
Dans chaque rayon de soleil, dans chaque sonorité, le vin chante
Avec lui, j'aborde aussi le berceau des jeux de mots
Je plonge plus profondément dans ses sources dans la porcelaine autour de l'aube...

Enesa Mahmic47

Ce que Tanja m'a raconté

Urbi et Orbi 
Je suis une femme fatiguée
Fatiguée des amants de passage
Le premier déchira un morceau de mon coeur
Un second détruisit mon foie
Le troisième vida mon compte en banque
Quand le quatrième arriva je fermai toutes les portes
Je ne le laisserai pas m'approcher
Les expériences nous forment
Mon chéri

À Gori
J'ai visité le musée de Staline
Dans sa jeunesse il écrivait des poèmes d'amour
Le poète se tranforme facilement en tueur
Et le tueur en poète
Leçon d'écriture créative, disent-ils
Ils rassemblent les prisonniers, leur donnent du papier, pour les aider
Ils font de même dans les hôpitaux psychiatriques
C'est ainsi que naît la meilleure poésie
Ecorchant
Chair et sang.

Senadin Musabegović48

Pâleur

Accroupi dans la tranchée
j'essaie
pour tuer l'ennui
de dessiner le monde avec un crayon rouge.

Les choses s'abolissent sous les lignes rigides
Par lesquelles je tente de les évoquer.
Ne reste que le vide de la page blanche qui a tout avalé

Quelqu'un a peint de blanc
Le ciel dans lequel je me fonds
Comme dans les yeux d'un fou ;
Quelqu'un a peint de blanc
les racines des arbres, gonflées
comme les bras qui nous ont repoussés ;
quelqu'un a peint de blanc
l'acacia qui fait pleuvoir sa laine sur nos têtes ;
quelqu'un a peint de blanc
le pas que je fais vers toi ;
quelqu'un a peint de blanc
le regard de ma mère
qui croit toujours que la mort
est au-delà de moi.

Muhammad Nerkesîja49

Louanges à la belle ville de Sarajevo

La tristesse a saisi mon âme : je me sépare de Sarajevo
Je quitte mes amis, et la blessure est brûlante.
On peut vivre longtemps à Sarajevo -- en mille endroits coulent les fontaines,
Les eaux de la vie.
Quand arrive le printemps en fleur
Les roseraies de la ville se changent en paradis
Jusqu'au ciel monte la rumeur des buveurs de vin
Et le monde entier résonne des cris des joyeux garçons
Et les belles comme l'astre de la nuit égayent parfois l'âme attristée.

Sevdalinka50

Deux montages sont au-dessus de la ville de Travnik
Deux montages sont au-dessus de la ville de Travnik
Bukovica, en face d'elle Vilenica
Vilenica demande à Bukovica :
« Mais pourquoi mon Travnik est-il dans la fumée ?
Est-il pris par le feu ou par la peste ? » 
Ce ne sont ni le feu ni la peste qui l'ont pris
Mais c'est la jeune fille qui a mis le feu sur lui,
Feu de son œil noir, depuis la fenêtre en verre.

Mile Stojić51

Budapest

J'aime me promener sur les places des grandes métropoles
d'anciens empires, étouffées par des bijoux baroques comme
l'or lourd desséché qui presse le sein flétri d'une vieille femme.
Et le Danube qui lave leurs visages fatigués.

J'aime marcher dans les métropoles impériales
où sur les places je rencontre mes herzogs
bustes de mes propres princes, Zrínyi Miklós, Jelacic Joseph.
Ce dernier a écrit des ballades d'amour.
Connues pour la cruauté de leurs yatagans.

J'aime regarder sur les toits verdâtres de la ville
depuis les terrasses des collines environnantes de Bouddha ou de Kahlenberg.
La Place des Héros Hősök tere, Heldenplatz,
Comment ils parlent de moments de gloire éphémère
sur laquelle l'aigle charognard déploie ses ailes.

Parfois je pense qu'il serait bon d'y rester.
Chercher l'asile politique et passer le reste du siècle.
Près du monument à la malheureuse reine Erzsébet
dont le fils s'est tué et dont le mari l'a trompée
alors sentez-vous als Schöne ist nichts
als des schrecklichen Anfang...

J'aime marcher dans les métropoles impériales.
Dont le nom me rappelle la présence constante de la peste52.

BALKANIQUE BULGARE

Elisaveta Bagryana53

L'immortelle

Désormais exsangue et presque décharnée
Immobile, sans souffle, sans voix
Les yeux à demi clos et creusés
Quelle importance si -- Anne ou Marie
Les beaux cils ne se lèveront plus jamais
les lèvres serrées ne bougeront plus ni
N'auront encore un gémissement ni un soupir
Et vois comme est déjà blanche et étrange
Cette alliance sur ses mains, croisées pour toujours.

Mais entends-tu son enfant innocente
Pleurant dans un berceau à côté
Là est son sang immortel transféré
Et son âme habite maintenant ce monde
Les jours passeront, les années, les siècles

Et les lèvres offertes de deux jeunes amants
Murmureront à nouveau « Anne « ou « Marie »
Une nuit parmi les parfums du printemps
L'arrière-petite-fille portera tout : nom
Yeux, lèvres, coiffure de l'autre invisible

Christo Botev54

A ma mère

(...) A part toi, petite mère, je n'ai personne.
Tu es pour moi l'amour, tout l'amour, et la foi,
Mais je n'ai plus de force, je n'espère plus
Rien de l'amour, mon cœur en silence s'éteint.

J'ai tant rêvé, ma mère, et le jour et la nuit,
Qu'ensemble nous verrions le bonheur et la gloire.
Je me sentais si fort, que n'ai-je désiré?
Pour chaque rêve, hélas! une fosse était prête.

Un seul désir, un seul, dans mon âme est resté.
Retomber dans tes bras si doux, me sentir vivre,
Afin que ma jeunesse amère, moribonde,
A toi puisse se plaindre, à toi si dénuée.

Que j'étreigne une fois encore, sans rancune.
Et mon père et ma sœur et mes frères chéris...
Alors mon sang pourra se figer dans mes veines.
Mon cœur pourra pourrir à jamais dans la tombe.

Elégie

Dis-moi, pauvre peuple au berceau,
Peuple esclave, qui donc te berce?
Est-ce celui qui autrefois perça
Le flanc du Sauveur sur la croix?
Ou celui qui te chante depuis tant d'années:
"Si tu supportes tout, tu sauveras ton âme."

Si ce n'est lui, c'est son semblable,
Un fils de Loyola, un frère de Judas,
Traître et menteur, cruel annonciateur
De nouvelles souffrances pour les pauvres gens,
Un Kirdjali, saisi d'une folie nouvelle,
Il a vendu son frère, il a tué son père.

Est-ce lui, réponds-moi... Mais le peuple se tait.
Rien que le bruit des chaînes! nulle voix ne monte
D'entre elles pour clamer l'espoir, la liberté.
Le peuple renfrogné se borne à désigner
La horde des élus, un ramassis de brutes,
Privilégiés qui ont des yeux pour n'y point voir.

Le peuple les désigne et la sueur sanglante
De son front tombe sur la pierre du sépulcre.
La croix s'enfonce en plein milieu de sa chair vive
Et la rouille ronge ses os.
On dirait qu'un vampire prend la vie du peuple;
Le traître à l'étranger s'unit pour le festin.

Le pauvre esclave endure tout - et nous,
Sans honte et en silence, nous comptons les jours.
Le temps passe et toujours, le joug pèse à nos cous,
Et le peuple traîne ses chaînes.
Serions-nous pleins de foi pour la tribu des brutes,
Puisque nous attendons notre tour d'être libres ?

Le retour du pèlerin

(...) Les Turcs ont tué ton père... Et tes frères chéris
Ont été enfermés dans d'affreuses prisons.
Tous les deux ont pourri sous les plus noirs supplices.

Qu'importe puisque toi tu restes bien en vie.
Un jour, tu seras père.
Dieu miséricordieux se doit de t'accorder une progéniture.

Mais tu pleures, tu pleures! Allons donc, courage!
Les larmes sont aux femmes, aux femmes et aux pauvres!
Regarde-toi, tu n'es ni affamé, ni faible.

Tu n'as qu'à dire: "Dieu ait pitié de leurs âmes."
Fais des cadeaux aux popes, invite les notables
Reste semblable à toi, tu l'as toujours été.

Prends une femme bien plus belle que les autres
Ou la plus riche laide, fais-lui un tas d'enfants,
Aimes-les, nourris-les de la sueur des pauvres.

Ainsi, rentré de loin, l'imbécile s'efforce
De vivre plaisamment, sans jamais s'inquiéter
De savoir ce qu'il est: un homme ou une brute.

Ma prière

Ô Dieu de Justice, mon dieu, non pas toi qui es dans les Cieux,
Mais toi qui es en moi, ô Dieu, en moi, dans mon cœur, dans mon âme!

Non pas toi, devant qui s'inclinent moines et popes et fidèles,
Pour qui les brutes orthodoxes allument des cierges dans l'ombre;

Non pas toi qui modelas l'homme et la femme avec de la boue
Et voulus que ta créature fût toujours esclave sur terre;

Non pas toi qui as baptisé papes et rois et patriarches
Et a laissé dans la misère mes frères, les infortunés;

Non pas toi qui dis à l'esclave de se soumettre et d'implorer,
Qui le nourris jusqu'à la tombe, uniquement de vains espoirs.

Non pas toi, Seigneur des menteurs, de tous les tyrans sans honneur,
Pas toi, l'idole des idiots, des ennemis du genre humain!

Mais toi, ô Dieu de la Raison, défenseur de tous le esclaves
Dont la fête sera bientôt par tous les peuples célébrée!

Inspire à chacun, ô mon Dieu, la passion de la liberté,
Que chacun lutte comme il peut contre les oppresseurs du peuple.

Soutiens ma main, soutiens mes armes, quand l'esclave s'insurgera!
Que, dans les rangs des combattants, je trouve aussi ma tombe.

Ne laisse pas mon cœur ardent refroidir en terre étrangère,
Ne laisse pas ma voix passer, sourde, comme dans un désert55 !

Iana Boukova56

S (extraits)

La soupe, une façon d'aimer les choses.
Sentiment, une pommade pour les débutants.
Savannah, ce que je vois sur mon corps allongé.
Slogan, la jambe de bois d'une pensée.
Savon, garantit que vous serez au moins propre lorsque vous glissez.
Service d'assiettes, défilé de porcelaine militante.
Sexe, une enseigne au néon.
Salami, section de symbiose.
Stage, l'utilité de toute surface lisse.
Sandwich, un tango à la moutarde.
La symétrie, une maladie très contagieuse.
Sack, un ballon atterri.
Sismographe, quelqu'un occupé à décrire uniquement les grands événements.
Skeleton, un orchestre de percussions piégé.
Sardine, un poisson au comportement humain dans des espaces confinés.
Striptease, un acte qui ennuie le radiologue.
Schizophrénie, étreinte grande ouverte de l'esprit.
Stalactite, enfant de la torture des gouttes d'eau.
Septembre, un avril d'âge moyen.
Sternum, quelque chose comme la boîte de Pandore en rose (et violet).
System, un tamis qui a aussi de grands trous.
Semer, enterrer dans la phase maniaque.
Station, gradation de la fin.
Sophiste, un sage assuré.
Scrabble, un gentleman anglais manquant de quelques voyelles.
Spectacle, quand Aristote a pleuré.
Shaman, impresario des morts.
Seraphim, la seule bannière d'église qui n'est pas un dragon.
Salsa, une danse chaude.
Statistiques, l'abus philologique des mathématiques.
Sauce, une haine suspecte contre la simplicité des choses57.

Un court poème sur la soirée et la musique

Sept heures, les fans ont arrêté
les couloirs humides de la ville
où la lumière s'éteint et la patience s'épuise
Un enfant crie comme s'il était abattu
(ou quelqu'un est abattu et couine comme un enfant)
Est-ce que je sais
ce qui se passe sous ma fenêtre tous les soirs
Est-ce que je sais
quel câble mène sous terre
et lequel droit au plexus solaire
de mon équilibre d'apprenti
tout comme tu joues avec les touches de la
manière la plus irresponsable58.

Damian Damianov59

Envers soi

Quand jusqu'au fond de l'enfer la vie t'amène
Quand tu es le plus triste, moribond,
Prends des charbons ardents de la peine,
Bâtis ton escalier, alors remonte !

Quand sans issu tes routes te serrent,
Et maçonné entre les quatre murs tu te trouves soudain
Toutes tes routes coupées rassemble,
Fais-en une route nouvelle et reprends le chemin.

Quand devant toi le jour s'éteint
Et dans tes yeux le crépuscule tombe,
Crée un soleil toi-même
Et sur l'un de ses rayons jusque lui monte.

L'énigme de la vie est borne et cruelle,
Elle crucifie nos âmes.
Ayant tout perdu, ne perds pas toi-même,
C'est le seul moyen de la résoudre60.

Blaga Dimitrova61

Verdict

Tu es condamné
à toujours débuter jusqu'à ta fin.

Pour toi l'amour est la soudaine découverte d'une autre vie.
Et chaque nouveau printemps est pour toi création sans précédent d'un monde.
Et la route est dès lors départ hardi sans expérience et sans bagage.
Et chaque feuille blanche est écriture douloureuse de ton premier vers.
Pour toi la mort aussi sera un commencement.
Mais de quoi62 ?

Étreinte

Le cœur dans le cœur. Et le souffle dans le souffle,
Tu étais si près de moi que je ne pouvais te voir.
Je voyais loin à travers ton épaule une sombre cime.
J'étais partie comme pour aller au-delà de toi.
J'entendais le fou battement de cœur des étoiles.
J'allais à la rencontre du vent essoufflé, recouvert de feuilles,
J'accueillais les silhouettes qui venaient des forêts
Et les branches, ouvrant leurs bras dans la nuit.
J'aspirais le lointain en un énorme trait.
Je pressais la crête, les nuages et les étoiles contre ma poitrine.
Et dans ce cercle étroit d'une étreinte
J'embrassai tout l'infini de l'univers.

Dobri Jotev63

Les Corbeaux

Blanches sont notre maison, la grange et la cour.
Blanches sont les meules de foin.
Blancs sont les champs et même le Balkan.

Seuls les corbeaux,
noirs, tout noirs,
tournoient en nuées là-bas, dans la vallée.

Ils tournoient, les ailes déployées,
au-dessus des fourrés, des rivières
et des champs tout blancs.

Ils tournoient en cherchant vainement
un petit coin noir
pour se poser.

Aquarelle

Le vent matinal frémit dans les feuillages.
Deux tourterelles roucoulent sous l'œil doux d'un nuage.
Un rameau les berce, perlé de rosée.
Les rayons dorés du soleil levant embrasent le petit bosquet.
Deux tourterelles roucoulent éperdues, et voilà c'est tout.

Réponse

Pourquoi tu m'aimes ?

Demande à la rivière pourquoi elle court toujours vers la mer,
pourquoi elle se jette dans ses eaux.
Demande à la rivière

Pourquoi tu m'aimes ?

Demande à la Lune pourquoi elle tourne autour de la Terre,
pourquoi elle reste toujours à côté d'elle.
Demande à la Lune...

Confidences

Comme un soleil dans un désert glacé,
comme un orage d'été dans un vallon étroit
tu viens vers moi et, le souffle coupé,
assoiffé, je t'accueille dans mes bras.

Un tourbillon de désir nous emporte
là où tout est fougue et émoi
Qui a dit que dans une vie
on peut aimer une deuxième, une troisième, une quatrième fois ?

Non ! Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai !
Je ne suis pas ton deuxième amour,
tu n'es pas ma troisième bien-aimée.

Tout amour brûle d'une flamme qui n'a encore jamais brûlé,
Tout amour brille d'une lumière qui n'a encore jamais brillé.
Tout amour est un air que personne n'a encore joué.
Tout amour est un chemin que personne n'a encore emprunté.
Une vérité nouvelle, un monde sans pareil.

Allons, marchons, marchons, marchons.
Les horizons s'embrasent et nous appellent
Vers ce chemin tout neuf et lointain.

Mon amour, généreux et unique,
Mon premier amour64...

Kiril Kadiiski65

Nouveau diabolique

Dehors, la nuit froide et nue.
La lune, vieille bassine émaillée,
gît sur le plancher à côté de toi...
Mais qui lavera ton corps rigide ?

Tu ne connais plus ni souffrances ni fatigue ;
monument culbuté -- ton cadavre étendu,
les ombres des branches du jardin
tels des rats trottent sur lui.

Dehors -- ton fantôme ou ta personne ?
sur son élan insensé, un jeune poète flâne
et dans le glacial crépuscule du matin, il voit :

comment des noires cheminées -- dents pourries,
le jour pendu au ciel
mord encore sa langue violacée66.

Bibliothèque

Tu te tais, muré de livres de tous côtés,
si dur est le mortier d'illustres pensées
que jamais tu n'arriveras à percer les murs épais
de cette tour de Babel.

Le feu flambe. Des reflets jouent sur les murs :
une main invisible court et s'acharne
à tracer : Mané, Thécel, Pharès.... Le cœur gémit,
Car il sait : demain il y aura encore des ruines.

De qui triomphons-nous et pourquoi, qui osa le premier
se rendre au festin de minuit --
si la joie qui suit toute victoire est anticipée...

La nuit... Le vent se précipite dans la cheminée et se déchaîne,
feuilletant le feu -- anthologie ensanglantée --
mais qu'y lira-t-il de toi, de moi, de nous tous ?...

L'éternel moyen âge

Lorsque j'avais un peu grandi, déjà on m'emmenait en ville. Nous déjeunions soit au " Balkantouriste ", les jours de pluie, soit, lorsqu'il faisait du soleil, dans le restaurant jardin. Il y avait là d'énormes serveurs qui, supportant sur un bras le plateau chargé de demis, slalomaient habilement entre les tables. À cette époque, partout dans les bureaux administratifs une horrible affiche était accrochée : un gros type tend d'un large geste à quelqu'un une assiette avec une tête coupée (plus tard j'allais comprendre que c'était la fameuse caricature de Bechkov, représentant Tsankov" le Sanguinaire ", qui tend au roi bulgare Boris III la tête de Stamboliiski). J'avais tout le temps l'impression que les garçons portaient chacun une dizaine de têtes aux cheveux blancs et ondulés et j'avais peur qu'elles ne tombent en roulant entre nos jambes. Je trouvais la bière d'un goût affreux, mais le plaisir d'avoir des moustaches d'écume me poussait à prendre sans cesse dans la bouche le verre rugueux. À présent que ma barbe et mes moustaches blanchissent dangereusement, je me demande s'il n'y a pas une boisson, fût-elle très amère, qui me fasse retourner, si ce n'est à l'enfance, du moins à la jeunesse. Il y en a, me susurre obséquieusement quelqu'un -- et je vois tressauter au-dessus de mon épaule, secouée d'un gros rire mal contenu, sa barbe de jais méphistophélique.

Faim

Ce n'est pas pour se bourrer l'estomac que l'on naît ;
mais ici l'âme seule est censée éprouver une faim insatiable.
De la gencive enflammée de la montagne perce une dent de lait --
pour me rappeler que la vie sera toujours jeune.

Je n'ai pas d'autre ressource que d'espérer, Lazare recroquevillé,
la bouchée de mon prochain pour me revigorer le corps
et veiller à ce qu'un fou ne coupe au laser
la lune -- le pain de tous les amoureux.

Le monde a l'habitude des maladies, des maux, du sang. Mais que poussera-t-il
demain (je m'en fous de gâcher votre repas copieux !)
sur nos champs que nous amendons d'uranium ?

Les peupliers sont des squelettes de poissons rongés
par les fourmis argentées de la pluie...
Mais les deux poissons n'existent plus pour nourrir tout un peuple.

Lubomir Levtchev67

Le pont de l'estuaire

Du bateau invisible au port descend le crépuscule
-- seul et sous une cape de solitude.
Je suis le crépuscule.
Je suis l'ombre sous tes paupières,
Laisse-moi t'embrasser.
Échevèle la démence.
Démolis le mur lunaire.
Je veux de mes lèvres toucher l'estuaire.
Je veux sentir le pont.
Sentir la coupante rêne d'acier dont brider les éléments.
Les souvenirs aussi sont éléments.
Entre toi et moi brille le pont.
Entre toi et le crépuscule... un lien secret.
Du lointain afflue une fluviale parole
-- Le temps m'a choisi pour le représenter dans le prétendu monde visible, affirme le fleuve. -- Le pont est plus faible que moi, car il ne coule pas.
Je coule
-- Vous vous écoulez...
Et le bateau invisible, chargé d'autres pensées, fend à rebours le cours du fleuve vers l'amont.
C'est la pleine lune. Je n'ai pas envie de dormir.

L'univers est un auteur anonyme

Le peintre chinois dont il est question
pour certaines raisons, de nous inconnues,
s'est transformé en tableau de peintre chinois.
De lui on ne sait rien d'autre.
Nous avons nos trois noms propres,
un numéro d'immatriculation, une puce d'identification, etc.
Mais notre âme demeure impénétrable.
Alors que lui -- sans nom, nous montre seulement une âme ouverte et claire.
Nous contemplons le tableau...
Alors que lui à travers les minces judas des portes célestes avec calme et attention nous étudie.
Le peintre chinois, à le voir de près, est étonnamment contemporain.
Il brise les lignes visibles et les remplace par de secrets rapports.
Des choses il fait des signes, et de nous -- des significations.
Mais à le voir de loin, le peintre chinois aide mon âme à se libérer du temps...
Et, déjà, qu'importe la dynastie qui me gouverne.
Le peintre chinois m'a appris à placer l'idée principale dans un coin, et non au milieu de l'œuvre.
Car si l'on considère l'éternel, un tout infini, là l'espace vide est central.
Et pourtant, le petit bonhomme -- c'est-à-dire nous, qui nous tenons en bas contre la cataracte, nous l'assourdissons de notre silence.
Ne signe pas ! -- dit le petit bonhomme. --
Ça ne rime à rien.
L'univers est un auteur anonyme.

Anneau de terre

La haine et l'amour se poursuivent en cercle
-- comme un serpent qui veut avaler sa queue --
dirait le Serpent s'il n'était le symbole de l'infini, l'axe du mystère...
Mais mon signe est autre.
Terre est le nom de mon amour. Et de ma haine -- également.
J'aime l'odeur de terre forestière.
J'aime la fumante prière des sillons où se posent des oiseaux.
Mais je ne peux supporter espaces clos -- abris, tunnels, grottes, prisons, catacombes, sépulcres ...
Même le souterrain de l'âme me rend fou.
Ne m'enfouissez pas dans la terre !
Je voudrais qu'un des bêcheurs du crépuscule casse avec sa pioche lunaire cette dalle et trouve ma requête (l'anneau nuptial, perdu dans le jardin des retours cycliques).
Et qu'il la trouve réalisable.
Jetez-moi dans un âtre taciturne !
Comme je jetais et brûlais mes dangereux manuscrits.
Que le feu soit ! Et que chacun s'en retourne d'où il est venu.
Et que se mêle ma cendre à la boue impie, attendant un créateur...
Si c'est ce qu'il faut au Serpent, pour que se referme l'anneau de terre.
Où m'amenez-vous, mots déments ?
Ancres sans bateaux, pourquoi vous signez-vous ?
La ville des baleiniers s'est apaisée.
Des nuages vespéraux et nuptiaux, et d'autres passent, comme si on les choisissait et achetait.
Quelle est cette foire céleste ?
Quelle est cette transe dans laquelle je tombe68 ?

Christo Smirnenski69

Conte de l'honneur

Jamais de ma vie je n'avais espéré recevoir une si grande faveur.
Un jour, le Diable m'invita à dîner et commença par m'offrir un verre.

La bougie éclairait son profil de biais,en formant un faisceau lumineux.
Méphisto, aspirant rêveusement la fumée, m'observa un instant silencieux.

Son regard reflétait une détresse cachée, son œil brillait fier, pourtant.
Il dit, dans le vin se cache la vérité, avec toi je voudrais être franc.

J'ai assez longtemps enduré le calvaire, du mensonge et de l'hypocrisie.
Je veux boire, à présent, à ta noble grandeur, à la morne grisaille de la vie. (...)

Malheureux, un jour, je sortis dans la rue, j'errai silencieux, l'âme en peine,
J'avançai, hissant une banderole bien en vue " Cet homme a perdu l'honneur" !

Étrange, je ne vis ni dégoût, ni mépris personne ne me couvrit d'opprobre.
De toutes parts, on m'admira, on m'applaudit, sans honneur, oh ! Cela vous honore.

Un Monsieur m'aborda complaisant, me sourit, eh bien, vous m'en voyez enchanté.
Deux belles dames m'embrassèrent dans la rue, venez donc demain prendre le thé.

Émerveillé, incrédule, je rentrai chez moi, récoltant en chemin les hommages,
Des ministres, des courtisanes et des rois m'envoyèrent d'adorables messages.

Me voilà : important, magnifique, élégant, riche comme Crésus, respecté.
Or je suis un voleur, un menteur, un brigand, sans honneur... mais toujours honoré.

Le Diable se tait. Il trinque à ma santé et remplit à nouveau mon verre.
Ensuite, il m'enveloppe d'un nuage de fumée et me transperce de son regard vert70.

Nikola Vaptsarov71

Foi

Voilà -- je respire,
je travaille, je vis et j'écris des vers (à ma façon).
La vie et moi, en fronçant les sourcils,
nous nous mesurons du regard
et je lutte avec elle autant que je le puis.

Avec la vie nous sommes aux prises,
mais ne va pas croire, pas croire que je hais la vie.
Au contraire, au contraire !
Même si j'allais mourir,
la vie, avec sa brutale poigne d'acier
je l'aimerais quand même !
Je l'aimerais quand même ! (...)

Mais voilà, supposons que vous preniez -- Combien? --
rien qu'un grain de ma foi,
alors je hurlerais je hurlerais de douleur
comme une panthère blessée à mort.

Alors, de moi que me resterait-il?
Dès après ce pillage je serais désemparé.
Et plus clairement et plus exactement encore.
Dès après ce pillage je ne serais plus rien.

Peut-être voulez-vous l'abattre,
ma foi en des jours heureux,
ma foi en demain qui fera la vie plus belle, plus pleine de sagesse ?

Et comment l'attaqueriez-vous, s'il vous plaît ? Avec des balles?
Non ! Déplacé ! Pas la peine ! -- Cela ne vaut rien ! --
Elle est cuirassée solidement dans ma poitrine
et les balles pouvant percer son armure ne sont pas inventées!
Ne sont pas inventées!

Histoire

(...) Dans des volumes poussiéreux
Parmi les lettres, sur les pages,
On entendra le cri sauvage
De nos douleurs, des jours hideux.

La vie de son poing immense
Nous assenait des coups d'airain,
Droit aux bouches gercées de faim
Forgeant une langue rugueuse et dense.

Et les poèmes que l'on compose
Dans l'insomnie des nuits d'hiver

N'ont point l'odeur légère des rosés,
Ils sont haletants, rigides, austères.

Nos peines refusent les récompenses
On hait les phrases et les clichés
Ainsi tes pages moins intenses
Pèseront moins, seront plus gaies.

Raconte aux hommes nos espérances
A la relève qui nous remplace
Dis simplement, avec audace,
Qu'on a lutté pleins de vaillance.

Terre

Cette terre que je foule à présent,
Cette terre que le zéphyr du printemps éveille,

Cette terre n'est pas la mienne,
Cette terre, pardonnez-moi, est étrangère.

Je sors le matin. Le chemin de l'usine
Est envahi par une foule de gars en treillis.
Nous sommes soudés par le cœur et l'esprit,
Mais... cette terre, je ne la sens pas mienne.

Sur ma terre au printemps les rayons se déversent,
Des cascades de soleil bruissent au-dessus de ma terre.
On sent battre son cœur,
On y voit jaillir fougueusement de son giron des fleurs à l'infini.

Sur ma terre jusqu'au ciel se dresse le Pirine,
Et les sapins dans l'orage chantent les prouesses de la Saint-Elie,

Au-dessus d'Ohrid l'azur est si vaste et pur,
Et plus bas rayonnent les bleus rivages égéens.

En les revoyant, voici que le sang
Afflue dans mon cœur fondant de tendresse...

Mon pays ! Mon merveilleux pays !...
Abreuvé de sang et de révoltes secoué.
Bélassitza tout hérissée de barbelés...

Ivan Vazov72

A Pierre Loti

Cinq siècles d'horreurs, de meurtres et de massacres,
Cinq siècles d'horreurs, d'assassinats et de massacres
cinq siècles de sanctuaires engloutis dans la fumée et la puanteur,
cinq siècles dans la fumée et la puanteur de sanctuaires ensevelis,
cinq siècles de champs trempés de sang chaud
cinq siècles de champs gorgés de sang chaud
et de paradis terrestres transformés en déserts,
de paradis terrestres transformés en déserts,

cinq siècles de barbarie, de violences déshonorantes cinq siècles de barbaries, d'infinies violences
à tes idoles que le monde doit, poète !
dues à ton idole, ô poète !
Tu portes des couronnes de pestilence, tu chantes des chansons sur le tigre :
Tu tresses des couronnes pestilentielles, tu chantes pour le tigre :
tu n'as pas entendu les rugissements de Kochani et Shtip !
Sans entendre nos rugissements !

Venir à vos sens ! Ton hymne cruel et sacrilège Ressaisis-toi ! Ton hymne cruel et sacrilège
est un flegme lancé à Dieu et à l'homme ;
offense et Dieu et l'homme ;
et notre épée vole pour mettre fin à l'infernal
Et notre épée vole pour mettre fin à l'infernal
poids, pour mettre fin à la honte noire du siècle.
poids, pour mettre un terme à l'immense honte du siècle.

Nous ne sommes pas émus par des desseins prédateurs, ni par la méchanceté - Nous ne pensons ni à la vengeance ni au mal -
avec notre sang nous dessinons une grande épopée,
avec du sang nous irriguons notre grande épopée,
nous apportons la liberté dans le cachot de l'esclave,
apportant la liberté dans la prison de l'esclave,
nous portons l'exploit sacré à Prométhée ;
apportant l'exploit sacré de Prométhée ;

on y apporte le soleil, de graves ténèbres y règnent - apportant le soleil où l'obscurité sépulcrale règne -
dans les terres malheureuses, des frères traînent le joug -
sur les terres où nos malheureux frères traînent le joug -
et bientôt une nouvelle vie y disparaîtra ,
et bientôt une nouvelle vie adviendra,
et tu as pleuré sur la tombe du bourreau.
et tu pleureras alors sur la tombe du bourreau.

Matin

J'ai levé le rideau ce matin clair -
une belle image s'est ouverte à moi.
Le ciel devenait bleu, le soleil brillait passionnément
débordait sur les collines et les forêts.

La nature m'a souri avec joie.
Vis, pense, aime ! - m'a-t-elle dit, -
attends avec moi ma nouvelle jeunesse,
conçois aussi des chansons et des fleurs !  

Et elle m'a envoyé son nouveau souffle.
Et à cet instant des sensations fortes et inconnues
je sentais en moi la ferveur créatrice.

Nature, je connais tes miracles :
si je te touches, comme Antée,
je reprends des ailes et de la jeunesse73 !

BALKANIQUE CROATE

anonyme74

Cantate dessus une tombe

Frères venus ici songeons que de terre nous sommes faits.
Jouissance et gloire de ton corps bourbe seront, et pourriture.
Ainsi corps va se flétrissant, ainsi gloire disparaissant.
Et les pécheurs font lourde faute qui ce voyant, pèchent encore.
Qui a vu de ses yeux ce corps, bientôt, las, il sera pourri.
Et il s'en faut de peu de jours que nous soyons ci étendus.
Sachons voir ce que nous voyons, le flot mortel va nous portant,
Et tôt serons par lui roulés. Il ne peut passer à côté,
C'est la mort à la faux tranchante, les nez tomberont de nos faces.
Il y aura des dents qui grincent, tombe sombre nous attend tous.
Nos corps s'en iront vermoulus, resteront tibias et charognes.
La mort nous moissonne, mes frères, et nous, méchants, nous le restons.
Quand la mort met la main sur l'homme, alors chacun s'en va de lui.
Il reste seul, abandonné, dans les ténèbres, la nuit noire75...

Kresimir Bagic76

L'Ascension

Subitement la montagne, haute,
blanchie par la neige,
se dresse devant moi.
Je la regarde et elle me dit: grimpe!
Et moi, je grimpe.
Je rassemble la neige.
J'offre à la blancheur des flocons de voix.
A chaque mouvement augmente
le rideau muet des cieux.

Lorsque, enfin, j'atteins le sommet,
je m'y allonge pour me reposer
et m'incline devant la couronne des cieux.

Mais la montagne ne me laisse pas de répit, elle dit:
je me suis égarée en toi,
maintenant c'est toi la montagne.
Et elle se froisse en un éclair,
disparaît sous terre,
en un grain de poussière.
Hébété, je reste suspendu en l'air
comme une vulgaire étoile dans un théâtre de marionnettes77.

Dobriša Cesarić78

La chanson du poète mort

Ami, je ne suis plus. Ne me prends pourtant pas
Pour la motte de terre ou pour la touffe d'herbe
Ce livre que tu tiens en mains, c'est encore moi
Une part de moi-même entre tes mains, qui dort.
Celui qui le lira me réveille à la vie,
Fais-moi, réalité, ami, réveille-moi !
Ami, réveille-moi, je serai toi, réel !

J'ai perdu mes printemps et je n'ai plus d'étés
J'ai perdu mes automnes et perdu mes hivers.
Je suis un pauvre mort, un mort qui ne peut rien
Recevoir des saisons ni retenir du monde.
Tout ce qui m'est resté da ma limpide vie
Est demeuré tressé en rimes embrassées.

Devant la mort, je me suis mis (tant que j'ai pu)
Dans mes vers. Je les ai forgés dans l'enthousiasme
Mais si tu leur fermes ton cœur,
Ils ne sont plus qu'une ombre et que paroles mortes.
Ouvre ton cœur et je me glisserai en toi
Comme un fleuve gonflé vient dans son nouveau lit.

À nouveau je voudrais vivre dans ta poitrine
Rien qu'un instant encore et toutes mes beautés
Je te les donnerai, mes pensées et mes songes
Et tout ce que le temps m'a volé sans pitié,
Les feux, tous mes amours, toutes mes espérances
Et tous les souvenirs --- oh ma vie, ma vie morte !

Rends-moi mes jours anciens, je veux de la lumière
Et le soleil dorant tout ce qu'il peut toucher
Je veux de la chaleur et des horizons vastes
Et l'enthousiasme ! Et les étoiles qui me manquent
Dans ma nuit, mon ami inconnu, rends-les moi
Comme des papillons de nuit pris dans la flamme

C'est autour de la vie que tournent mes complaintes
Aide-moi à lever les yeux, Aide-moi à tendre les bras
Je veux être jeune, je veux aimer, je veux
Être aimé, ô mon camarade inconnu !
Toute ma vie est aujourd'hui entre tes mains
Réveille-moi ! Nous allons vivre, revivre ensemble

Et tout le temps passé retenu dans mes vers,
Mes rêves, mon trésor du temps jadis sont là.
Devant la porte de la vie, je suis mendiant,
Je frappe ! Entends, entends ma voix, de la tombe elle sort !

Vesna Krmpotić79

Rendez-vous place aux fleurs

Quand je vais à tes rendez-vous
je porte entre mes mains mes entrailles
avec un joli sourire.
Tout autour, on vend des fleurs à bon marché
mais moi j'offre pour rien mes entrailles comme bouquets.
Je bute contre les autres,
je tombe et tu me regardes
alors vite je ramasse mes entrailles
et me relève avec un joli sourire.

Perle perdue

Hier, la journée souriait encore de bonheur,
aujourd'hui j'ai perdu une perle dans l'herbe.
Et c'est inutile de le chercher, je le sais.
Mais je sais aussi
que demain quelqu'un d'autre viendra
trouver ma perle,
réaliser un rêve perdu.

Marko Marulić80

Prière contre le Turc

Sur ton peuple fidèle jette un regard bénin,
qui sous le joug des Turcs souffre de mille morts.
Ils se jettent sur nous et la peur nous abat,
ton peuple tout entier périt, et tu t'éloignes.

Le Turc nous chasse, et frappe, et lie, il nous écorche,
il n'a cure de ton Nom, ni de ton Credo.
Contre eux se sont battus Croates et Bosniaques,
les Latins, les Grecs, les Serbes, les Polonais.
Certains se battent toujours, d'autre ne sont plus,
il en est qui n'osent point, craignant ton courroux.

Montre, Seigneur, que si le feu de ta colère
nous a jetés dans le malheur pour nos péchés,
Tu peux aussi nous sauver par miséricorde,
et nous absoudre en nous rendant la liberté.
Châtier les Turcs pour le péché de mécréance,
briser la force qui nous broie et nous égorge.

Vois les mères affligées tournées vers Ta Face,
demandant en sanglotant l'infécondité.
Vois ceux qui sont chassés de leur pays natal,
vois ceux qui prient, vois ceux qui sont captifs et pleurent,
qui un enfant, qui un époux, qui une femme.
Le frère est en deuil de sa sœur, la sœur du frère,
que montent jusqu'à Toi leurs clameurs et leurs larmes,
ne permet pas que l'Infidèle emporte tout81 ...

Antun Gustav Matoš82

Les cheveux consolateurs

Je t'ai vue hier soir. En rêve. Affligée. Morte.
Dans la funeste salle, dans l'idylle des fleurs,
Exposée sur le catafalque à l'agonie des bougies,
Et j'étais prêt à te donner ma vie en sacrifice.

Je ne pleurais pas. Non. Je me tenais plein de stupeur
Dans la funeste salle que remplissait la mort splendide,
Doutant que les yeux clairs avaient noirci,
Dont la lumière un jour avait béni ma vie.

Tout, oui, tout était mort : les yeux, les mains, le souffle,
Tout ce que ma détresse voulais revivifier,
Dans l'horreur aveugle et la passion de la douleur,
Dans la funeste salle et les pensées blêmes,

Seuls tes cheveux vivaient encore
Et ils me dirent : --- Paix !
Ne sais-tu pas que mort, on rêve83?

Slavko Mihali84

Maître, éteins la chandelle

Maître, éteins la chandelle, les temps sérieux sont à la porte.
De nuit plutôt compte les étoiles, gémis pour la jeunesse.
Ta parole indocile pourrait s'arracher de sa laisse.
Plante l'oignon dans ton potager, fends le bois, débarrasse le grenier.
Il vaut mieux que personne ne remarque tes yeux étonnés.
C'est ton métier: tu ne peux rien taire.
Si tu n'y résistes pas et une nuit reprends la plume,
maître, sois raisonnable, ne t'occupe pas de prophéties.
Tente de noter les noms des étoiles.
Les temps sont sérieux, on ne pardonne rien à personne.
Seuls les clowns savent comment s'en tirer :
ils pleurent ayant envie de rire et ils rient quand de pleurs
leur visage est déchiré85

Hécatombe des mots

Tu as peur des mots.
Ils rôdent tout autour, secs, vidés.
L'un jaillit depuis le noir du jardin.
Il s'arrête face à toi, une pierre à la main.
Un autre se faufile, sournois, le long du mur.
Tu ne sais pas s'il épie quelqu'un ou s'il essaie de se cacher.
Une douzaine de lettres monstrueuses chute du branchage.
Ce qui irrite aussitôt ton cou.
Tu cours à travers la rue, et voilà que des grappes de phrases
pendent aux fenêtres.
Puis des tessons de mots tranchants au seuil de la taverne.
Tu rêves d'en sauver au moins un de la folie générale.
Tu vois qu'ils prolifèrent vite, hélas, et qu'ils perdent leur
sens.
Demain nous marcherons sur le tapis de mots broyés, et la parole
aura disparu86.

Sabo Bobaljević Mišetić

Quand tu m'auras tué, ô mort

Quand tu m'auras tué, ô mort, je t'en supplie,
allons, abats et détruis tout à travers toi,
fais sentir partout ta force et ta gloire.
Les pires maux dont tu disposes, lâche tout,
qu'ils égorgent, qu'ils massacrent,
et que le monde entier se vide,
que la trace de l'homme disparaisse à jamais ;
qu'il n'y ait plus un homme pour pleurer et gémir
des jours et des jours et se joindre à moi
et avec moi toute sa vie vivre l'angoisse.
Fais que vienne le feu et qu'il dévore tout,
que rien n'échappe et que tout soit stérile, q
ue le monde ne voie pas l'esprit
mais seulement la pierre sèche ;
sèchent la mer et les eaux,
crèvent les bêtes qui les habitent,
que la pierre alors, de détresse éclate ;
que tremble la terre et verse les monts dans les eaux,
abats les villes, retourne la terre,
que le soleil au ciel, en lui-même se plisse,
que la lune et les étoiles d'amère tristesse
perdent leur parure, perdent leur éclat,
que jamais le jour ne se lève,
que s'éternise l'obscurité ; que les cieux s'écroulent,
et le monde entier, les âmes, les corps,
que tout succombe, là où la flamme brûle éternellement,
que chaque jour ne voie que régner la douleur,
que je souffre moins de ma peine
en voyant combien chacun peine
et avec moi-même partage tout malheur ;
que tous connaissent la maladie, la besogne et la douleur,
l'angoisse, le chagrin, les pleurs et les bruits,
et ce qu'est la béatitude,
et ce qu'est l'extermination87.

Vesna Parun88

Ephèbe endormi

Sur la plage où l'ombre de la baie s'allonge
Il est couché tel une vigne en son clos,
Solitaire et tourné du côté des vagues.
Son visage est empreint d'une grâce grave,
Le vent de midi à ses traits se caresse,
Il est plus beau que branche de grenadier
Gorgée de pépiements d'oiseaux, et sa taille
Plus souple que l'ondulation d'un lézard.
J'écoute la rumeur basse de la mer
Qui surgit de la vague et se répercute,
Masquée par un agave antique, j'épie
Sa gorge qui se change en une mouette
Pour s'envoler avec un gémissement
Vers l'or des nuages. Et de l'airain du ventre
Somptueux s'érige sombrement le roc
En fleur qui porte un cortège de princesses
Fascinantes, de fées surgies des légendes.

Grises est la mer, le sable crisse.
Des ombres blondes s'étendent sur la vigne.
Dans le lointain des colonnes de ciel saillent.
L'orage maintenant vient battre la plage.

Et moi je tête l'odeur d'été qui croît
Et je bois le vin des plantes dénudées
Et j'emplis mon regard de ces mains qui luisent,
De ces flancs brillants et polis d'une écume
Ou se déplace l'huile des oliviers,
Moi, mes yeux apaisés reposant sur lui
Enveloppé par la vague, qui sommeille
Dans ce tonnerre lent et vieux comme agave,
Moi livrée au vol multiple des désirs,
Je me demande combien d'ailes ouvertes
Palpitent dans les creux bleutés et les monts
De ce corps si calme qu'il s'en va troubler
L'herbe solitaire et la mer en son verbe89.

La pluie

Je n'entends plus la pluie.
La fenêtre nénuphar vert
dans la pénombre respire.

Les voix des garçons partent vers le quai
où blancs et noirs accostent les bateaux.
Dans les miroirs bas repose la couleur du ciel
paisible et sombre.

Les promeneurs solitaires cherchent encore l'été dans les vignobles.
Le chasseur attend dans le crépuscule.
L'imagination est dorée comme la plaine au loin.

J'ouvre la porte aux pins et à la lune.
Adossée à la fenêtre, je pressens la réponse lointaine90.

Sibila Petlevski91

Tendresse

La toile d'araignée a tendu sa perfection
entre la pousse verte et la vieille branche.
Le faible et le fort tiennent ensemble les fils.
Les lumières s'y sont emmêlées et à présent
cette scène ressemble à de la poussière dans un rayon
de soleil un après-midi d'été ordinaire. Sans l'être.

Le hasard crée ses mondes comme
une flamme dont le contour bleu et blanc

ondule autour de la tête du feu.
Cela semble léger comme
une toile d'araignée. Sans l'être.

S'il y a plusieurs éternités...

S'il y a plusieurs éternités, elle aurait besoin de toutes pour un pas long juste
d'un pied.

Elle approche ce qui ne veut pas dire qu'elle soit prête à abandonner une
des stations qu'elle a déjà dépassées.

Elle n'avance pas dans l'ordre, et quand elle marche pas un bout de chemin
ne reste derrière elle92.

BALKANIQUE MACÉDONIENNE

Liljana Dirjan93

Il neige

Oh, il neige. J'ai trente ans. Des cheveux roux et toutes mes dents.
J'appelle XY et je sors sur la neige.
Nous nous rencontrons au milieu de la blancheur.
Nous nous lançons des boules de neige et nous rions.
Nous rions comme des fous.
Visages rouges de froid nous allons à Nostalgie du Sud dans le tcharchia et commandons une bouteille de Nostalgie du Sud.
Et nous buvons, nous buvons...
La neige a enseveli la fenêtre. La vie est belle.
La neige tombe et brille, la nuit n'a pas d'horaires de travail.

J'ai cinquante-sept ans.
J'appelle un « homme rayonnant » (il ne reste plus que lui dans ma réserve des hommes rayonnants) et je lui dis : « Il neige, viens ».
Sa réponse tombe tout de suite par SMS ; « Malheureusement, je suis en réunion bien ennuyeuse, laissons cela pour lundi ? »
« La neige ne nous attendra pas jusqu'à lundi », je réponds.

Je vais au marché. Je passe devant les visages connus des vendeurs.
J'achète un petit pot de miel (on me le fait goûter avec cette petite cuillère en plastique blanc d'expresso, mmmmmm, ça sent les abeilles et l'été, quelque part du côté de Rostouché)
et... j'achète encore un bonnet de laine noire à visière à 250 dénars.
Pour me le fourguer, le vendeur dit : « Il te va si bien, jeune fille ».
Imbécile, comme si je ne connaissais pas mon âge.
Je me regarde dans le petit miroir doublé de plastique, je me regarde et je me reconnais.
Oui, c'est bien moi, celle d'avant et celle de maintenant.

Il neige. Encore... Ma pause est finie, je retourne au travail.
Dans le couloir je rencontre deux collègues et je leur offre des chocolats.
« C'est ton anniversaire ? » - demande l'une d'elles.
« Pas le mien, non, mais disons que c'est l'anniversaire de la neige, de celle qui est la plus pure, la nouvelle...
Je m'assieds devant l'écran du bureau en merisier clair.
Je le fixe mais mon regard glisse de plus en plus vers la fenêtre ouverte où se hissent les branches d'érable.
Elles tremblent sous la neige. Une pie jacasse.
Posée sur un fil électrique elle ressemble à une note sur une partition.
La journée de travail touche à sa fin...C'est vendredi.

Cet après-midi je vais moudre les graines de pavot et préparer un strudel.
Demain cela fera six mois que ma mère a quitté ce monde.
Pour rejoindre la neige.
Ma mère adorait le strudel au pavot. Et la neige.
Au milieu de la blancheur de la neige mon strudel noir et chaud au pavot le plus fin pour son âme rayonnante. Voilà pourquoi94.

Konstantin Miladinov95

Nostalgie du sud

(...) Il fait sombre ici, les ténèbres m'enveloppent
un obscur brouillard couvre la terre,
et des gels et des neiges et des poussières,
et des vents puissants et des tempêtes,
tout autour, brouillards et terres gelées,
du froid dans la poitrine et des noires pensées.

Non, je ne peux pas rester ici,
non, je ne peux pas regarder ce gel !
Donnez-moi des ailes
pour m'envoler dans nos régions,
m'en aller dans nos pays,
voir Ohrid, voir Struga.

Là-bas, l'aurore réchauffe l'âme
et un soleil clair se couche sur la forêt;
là-bas, avec splendeur, la force naturelle
a répandu ses dons: Tu vois blanchir le lac limpide,
tu le vois, à cause du vent, s'obscurcir en bleu;
et que tu regardes la plaines ou la montage,
la beauté divine est partout.
Là-bas, de tout cœur, je voudrais jouer du pipeau,
et que le soleil se couche et que je meure

Ante Popovski

Macédoine

Serrez des herbes dans vos mains
C'est elle que vous étreindrez
Penchez-vous vers la pierre
Et vous entendrez son nom.
Descendez dans les rivières
Leur fond vous la révélera.
Couchez-vous pour vous reposer
D'elle la nuit vous couvrira.

Pays simple de pierre biface et de soleil !
Où dès avant leurs premiers pas les enfants déterrent
Des crânes dans les jardins.
Pays simple de toiles d'araignée et de ruisseaux
Où sagement la liberté grave des noms de paysans
À la place des icones dans les églises
Où l'été, comme toute destinée
Dure jusqu'au dernier insurgé.
Pays simple d'haleine lasse et de silence
À travers lequel le temps passe et qui revient
Et partage avec lui la durée mensongère.
Oh ! simple pays de crispation et de patience
Qui apprit le murmure macédonien aux étoiles
Mais nul ne le connaît.

Kotcho Ratsin96

Linka

Depuis que Linka délaissa
La fine chemise de lin,
La broderie inachevée sur le métier
Et qu'en sabots elle s'en est allée
A la fabrique pour tirer le tabac
Son visage a beaucoup changé
Ses sourcils se sont affaissés
Un pli dur à sa lèvre est venu.

Linka, elle n'était pas née
Pour ce maudit tabac,
Ces tabacs, poissons jaunes
A la poitrine, bouquets roses.

Une première année s'est écoulée,
Une motte de terre a pesé sur son cœur
Est venue la deuxième année,
Le mal déchire sa poitrine.
À la troisième année la terre
A couvert le corps de Linka.

Et la nuit lorsque la lune
Vient couvrir son tombeau de soie,
En silence le vent s'approche au-dessus d'elle
Et lui chante un amer refrain :
"Pourquoi, pourquoi cette chemise
Demeure-t-elle inachevée
Qui était chemise à offrir?"

Aco Sopov97

Soleil noir

Soleil noir sans levant ni couchant,
sans ciel à prier, ni terre à prendre.
Qui désire s'abreuver à ton éclat
est exilé de la géhenne, exilé de l'Éden.

Les herbes s'agenouillent, les arbres courent pieds
nus devant ta fleur en flamme porteuse de cendres noires.

Soleil noir, oiseau déguisé en astre,
qui croit t'avoir saisi ne sait pas ce qu'est l'abîme.

Soleil noir, noir, sans levant ni couchant,
soleil noir pour assoiffés qui accostent le rivage98.

Non-être

J'ai longtemps voyagé, toute une éternité
voyagé, de moi-même vers le non-être de toi.
À travers incendies, à travers ruines,
parmi décombres.
Dans la chaleur, dans la sécheresse, dans l'opacité.
Je me nourrissais du pain de ta beauté.
Je m'abreuvais du chant de ta gorge.

Ne regarde pas ces noires ravines
qui ravagent ma face --
elles sont don du visage de la terre.
Ne regarde pas les cambrures de mes épaules --
je les tiens de l'accablement des collines.
Regarde dans ces bras --
deux feux,
deux fleuves,
sombre espérance.
Regarde dans ces mains --
deux champs,
deux sécheresses,
muette souffrance

J'ai longtemps voyagé, toute une éternité
j'ai voyagé, de toi-même vers le non-être de moi99.

Gane Todorovski100

Nuit sans ponctuation

Vers la rive nous naviguons,
Nous, voyageurs solitaires...

La fatigue ébranlée fait mal !
Nous cherchons une manière de naître à nouveau,
à nouveau, dans l'aurore nue.

Et les pensées dénudées frémissent:
sur la peau de la nuit l'inquiétude gratte.

Sur la barque de l'espérance
nous venons vers toi, AURORE
éclose au-dessus des cils appesantis.

Et personne n'a de force,
pas une once de force,
pour mettre seulement une virgule !

Et nous détestons les points.

BALKANIQUE MONTENÉGRINE

Matija Bećković101

Dague

Un conte célèbre Du grand nord
Dit des chasseurs de loups
Trempez un poignard à double lame
Dans de l'audace fraîche
Plantez la poignée dans la glace
Et laissez-la dans la neige sauvage

Le loup affamé Respire le sang d'une foire
Surtout dans l'air pur et vif
Sous les hauteurs et des étoiles glacées
Et trouve rapidement le leurre sanglant.

Léchant les tissus gelés,
il se coupe la langue charnue
Et lape son propre sang chaud
De la lame dure et froide.

Et il ne s'arrêtera pas
tant qu'il ne s'effondrera pas
Gonflé de son propre sang.

Si les loups sont comme ça
Entendu chasser comme ils le sont
Alors qu'en est-il des gens
Et même des nations entières Surtout la nôtre
Qui ne peuvent pas obtenir assez De notre propre sang
Et préféreraient mourir Que de venir voir
Qu'un poignard sanglant Sera tout
Le monument
Et la croix
Qui est laissé
Au-dessus de nous102.

Si je savais que je serais fier de moi

Si je savais que je me tiendrais fièrement
En prison et devant les tribunaux :
Je brûlerais, brûlerais et résisterais à tout
Et résisterais à tout de mes membres nus !

Si je savais que je sentirais la table sous mes pieds
et tremperais moi-même le nœud coulant :
L'éternité atteindrait mon âme
Et mon bourreau pleurerait pour moi !

Mais j'ai peur de me mettre à supplier
De pleurer, de m'agenouiller et de tout trahir,
pour ne sauver que ma vie nue,
De cracher sur tout et d'être d'accord sur tout.

Le miroir

Lorsque nous avons libéré Belgrade,
ils nous ont emmenés à l'église de Ruzica
pour recevoir la communion.
Mais le prêtre ne donne pas la communion
tant que nous ne nous confessons pas.

Il m'a demandé, tu m'as tué, j'ai dit oui
et lui, soldat, qu'as-tu fait ?

Le tueur s'est accroupi sur moi
Défiguré
avec une tête brûlante
Rendu fou
avec des yeux ensanglantés Me regardant.

Je devais ressembler à ça aussi.
J'ai tourné comme dans un miroir.

Jusqu'à présent, je pensais l'avoir tué.
Mais dès que j'ai mis les pieds ici,
j'ai réalisé que depuis lors, il vit en moi
et qu'il est ici dans l'église de Ruzica
et a parlé de ma bouche.

Pour ne jamais savoir qui a tué qui.

Jovan Nikolaidis103

Ermite

Oh! Les jours heureux
Simplicité, pauvreté, et importance
Quand pendant des jours je ne voyais pas de visages humains.
L'écrivain ment
Quand il dit qu'on ne peut jamais se lasser de regarder les Visages humains et du ciel étoilé.
Les humanistes, sociologues, anthropologues,
Optimistes, altruistes, communistes,
Mentent eux aussi en disant
Que le contact et la conversation avec les gens nous rendent heureux
Donnent un sens à la vie.
J'ai tant regardé les visages de commerçants qui,
En vendant leurs produits
Juraient de leur postérité qu'ils étaient excellents.
J'ai observé les visages des femmes qui
Cachaient une vipère dans la poitrine,
J'ai regardé les poètes qui
Avec des mots choisis
Chantaient la douleur du monde
Le célébrant, humblement.
J'ai observé, bouche bée,
Les juges et la justice sur la balance de la justice
Protégée par l'épée et l'aveuglement de la déesse d'honneur,
J'ai regardé les conteurs et les prêtres,
Les comédiens et des rapporteurs,
Les maîtres de l'allure,
Les dessinateurs de hiéroglyphes,
J'ai fixé de mon regard sur un nombre indéfini de passants
Sur le carrefour de ma vie.
Je ne trouvai ni réponses,

Ni questions, ni énigmes
En revanche, je suis témoin des non-sens qui se croisent.
Je tournai le dos à tout cela,
Je les niai par le mouvement de ma tête,
Je jetai le mouchoir de la timidité
Et m'égarai dans ces montagnes.
Maintenant,

Pendant qu'un serpent siffle sur moi
Prêt à sauter, ajustant l'hélix de son corps,
Pendant qu'un renard me gronde, en écumant à travers ses dents tout blanches,
Je garde en souvenir ces grommèlements à minuit,
Ces exultations de midi,
Ces hurlements de l'aube,
Ces gémissements de l'orage,
Ce bouillonnement de la chaleur,
Fidèle à tout cela.
Je crie de joie dans le froid :
«Ah, que je suis heureux,
Car je ne regarderai plus de visages humains104

Dejan Stojanović105

Être en retard

D'où viennent la simplicité et l'aisance
Dans le mouvement des corps célestes ?
C'est de la précision.
Le Soleil n'est jamais en retard pour se lever sur la Terre,
la Lune n'est jamais en retard pour provoquer les marées,
la Terre n'est jamais en retard pour saluer le Soleil et la Lune ;
Ainsi les accidents ne sont pas des accidents
Mais des arrivées précises au mauvais moment.
L'amour n'est presque jamais simple ;
Trop souvent, les sentiments arrivent trop tôt,
attendant des pensées qui arrivent souvent trop tard.
Je voulais aussi, être simple et précis
Comme le Soleil,
Comme la Lune,
Comme la Terre
Mais la Terre était réservée
Des milliards d'années à l'avance ;
Conçu pour répondre à toutes les envies,
Toutes les arrivées, tous les levers de soleil, tous les couchers de soleil,
Tous les départs,
Donc je vais devoir être un peu en retard.

Tâche d'un poète

Pour entendre des sons jamais entendus,
Pour voir des couleurs et des formes jamais vues,
Pour essayer de comprendre le
Pouvoir imperceptible qui imprègne le monde ;
Voler et trouver des substances éthérées pures
Qui ne sont pas de la matière
Mais de cette âme invisible qui imprègne la réalité.
Entendre une autre âme et chuchoter à une autre âme ;
Être une lanterne dans l'obscurité
Ou un parapluie dans un jour d'orage ;
Ressentir bien plus que savoir.
Être les yeux d'un aigle, versant d'une montagne ;
Être une vague comprenant l'influence de la lune ;
Être un arbre et lire la mémoire des feuilles ;
Être un piéton insignifiant dans les rues
Des villes folles observant, observant et observant.
Être un sourire sur le visage d'une femme
Et briller dans sa mémoire
Comme un instant sauvé sans planification.

BALKANIQUE ROUMAINE

Ioan Alexandru106

Le vol pur

Petit à petit les lumières s'éteignirent
Et la nuit se leva brûlante
Et je fus de nouveau enlevé et porté
Sur des ailes jeunes et saintes.

Je ne connaissais pas l'endroit où j'arrivai.
Nous passâmes au-delà des eaux
Et tard nous descendîmes
Sur le rivage des grands œillets.

Les papillons d'or parcouraient
Mon être fragile
Et je commençai de nouveau à pleurer
Pris de pitié et d'amour.

Des yeux doux venaient autour de moi
Avec de légères veilleuses d'huile sacrée
Et tout bas un Hymne prenait forme
Tissé de larmes et de miséricorde.

La parole n'y était plus -- murmuraient
Seules les profondeurs sans nom
Avec la rosée de l'ombre éclairante
Purement au-delà du monde.

Alexandru Andrițoiu107

Art poétique

La lune la plus belle est sur l'étang,
l'étoile la plus belle est sur la mer,
le cri de la caille est bien moins sincère
aux champs que dans la mémoire et l'oubli.
La lune la plus belle est sur l'étang.

La plus belle des fleurs est sur un sein,
ou dans les cheveux défaits d'une femme --
et brillent moins là-haut qu'en l'eau des puits,
l'arc-en-ciel et ses fastueux fantômes.
La plus belle des fleurs est sur un sein.

L'or est bien plus ardent sur l'annulaire,
mieux dessinée, la hanche sous la soie,
le vin a plus de grâce au jour des noces
et le rayon plus de langueur dans la rosée.
L'or est bien plus précieux sur l'annulaire.

Arômes et couleurs tracent des cercles
autour de moi. Mon argile tressaille
et je revêts la chemise du ciel.
Soudain -- me voici ciel et horizon.

La lune la plus belle est sur l'étang.

Tudor Arghezi108

Tu venais de partir

Tu venais de partir. Je t'ai prié de partir
Je t'ai suivi le long des sentiers battus,
Jusqu'à ce que tu succombes, au bout, entre les trèfles.
Tu ne t'es pas retourné une seule fois !

Je t'aurais fait un signe, après ton départ,
Mais qu'est-ce un signe d'une ombre au loin?

Je voulais que tu t'en ailles, je voulais aussi que tu restes.
Tu as écouté la première pensée.
La pensée muette ne t'a pas arrêté.
Pourquoi es-tu parti? Pourquoi serais-tu resté ?109

Fleurs de moisissure

C'est avec l'ongle que j'ai écrit tout cela
Dans l'enduit d'une niche à la vide paroi,
Dans l'obscurité, solitaire,
Voyant mes forces se défaire,
Oublié du taureau, du lion, de l'aigle salvateurs
Qui prêtèrent aux rédacteurs
Luc, Marc et Jean un soutien fidèle.

Ce sont des rimes inactuelles
Des rimes de tombeau,
De grand soif d'eau
Et de grand' faim de cendre,
Ces rimes que l'on va entendre.

Lorsque mon ongle angélique s'est émoussé,
Je l'ai laissé repousser,
L'onglée n'est pas revenue --
Ou ne l'ai-je pas reconnue ?

Il faisait noir. La pluie battait au loin.
J'avais si mal, je ne pouvais serrer le poing,
Mes doigts étaient comme des griffes croches.
Et je me forçai à écrire
Avec les ongles de la main gauche.

Testament

Après ma mort, en bénéfice posthume,
Tu n'auras qu'un seul nom sur un volume,
À la naissance du soir des troubles cieux
Qui vient vers toi du temps de mes aïeux,
Par des fossés profonds et des ravines
Que mes anciens grimpèrent avec peine
Et qui attendent, jeune, que tu gravisses
Mon livre-là, est une marche, fils.

Pose-le avec bonne foi en ton foyer.
Il est votre grimoire premier.
Celui des serfs aux houppelandes, pleines
Des ossements versés dans l'âme mienne.

Pour convertir, en première criée
Pelle en plume, sillon en encrier
Les vieux ont amassé, près des troupeaux,
De leur travail des siècles, le fardeau.
Prenant de leur parler aux bêtes du pré
Moi, j'ai sorti des mots appropriés
Berceuses pour les maîtres suivants.
Et, pendant mille semaines les pétrissant
Les transformai en vers et en icônes,
Muant les loques en bourgeons et couronnes.

George Bacovia110

Crépuscule d'hiver

Sombre et métallique, le crépuscule d'hiver,
Vaste et ronde --- la plaine blanche ---
Un corbeau vient d'un endroit lointain,
En coupant le cercle de l'horizon.

De rares arbres comme des cristaux de neige.
Le désir de disparaître me ronge,
Tandis que le corbeau lui-même revient en silence,
En coupant le cercle de l'horizon.

Décembre

Regarde comme décembre neige...
Vers les vitres, ma chérie, regarde --
Dis aussi qu'on apporte des braises,
Et que le feu craquer j'entende.

Et pousse la chaise vers le poêle,
Au foyer, pour écouter les rafales,
Ou bien mes jours -- c'est pareil --
Connaître leur symphonie je voudrais.

Dis aussi qu'on apporte le thé,
Et viens toi aussi plus près, --
Lis-moi quelque chose des pôles,
Et qu'il neige... que la neige nous enterre.

Comme il fait chaud ici chez toi,
Et tout de la maison est sacre pour moi, --
Regarde comme décembre neige...
Continue à lire... ne ris pas.

C'est le jour, et comme il est obscur...
Dis aussi qu'on apporte la lampe --
Regarde, la neige est haute comme la clôture,
Et a pris du givre la poignée de la porte.

Aujourd'hui, je ne rentre pas chez moi...
Derrière et devant c'est le deluge,
Regarde comme décembre neige...
Continue à lire... ne ris pas.

Ion Barbu111

Élan

Je suis, moi, simplement un maillon du grandiose fléchissement
Fragile, mon tout est périssable ; en compensation,
Un essaim d'existences de ma mort font irruption
Et ma vraie appellation, mon vrai nom est ondoiement.

Incurvé sous le temps, je déploie un long tissu
Recouvrant tant l'herbe délicate que le front absorbé,
Et la blonde suite des formes -- soleils en train de traverser,
Au large de la vie, déverse un passé révolu.

Dans l'onde erratique, dans les eaux éternelles sous la terre,
J'emporte les vêtements de ceux qui descendent au tombeau
Et, purgé, ingambe, je cours -- quel subtil soubresaut --
Au travers de salons magnifiques, ou d'humides tanières...

De la sorte, dans les Terres en taillant de vastes accès
Vers des rythmes dépassant à jamais tout entendement,
J'offre et mets dans la Très haute Balance mon riche changement
De tant d'existences et d'un nombre égal de décès112.

Timbre

La loure sèche au pré, la flûte aux routes fait
D'un chagrin divisé la note longue ou brève
Mais l'oraison du roc, et le limon sans sève,
Et l'eau promise au ciel--comment donc le diront-ils ?

Il faudrait un chant--roi, chant vaste, profond,
Tel le frisson soyeux du sel des mers sans trêve ;
Ou la louange en chœur des anges, quand naît Eve,
Corps de la côte mâle issu, flou corps second.

Lucian Blaga113

Nous les chanteurs lépreux

Consumés par nos blessures secrètes nous traversons le siècle.
Rarement nous levons encore nos regards
vers les rivages verdoyants du paradis,
ensuite nous baissons la tête encore plus tristes qu'avant.
Pour nous le ciel est verrouillé et verrouillées sont les cités.
En vain les chevreuils viennent boire dans nos mains,
en vain les chiens s'agenouillent devant nous,
nous sommes désespérément seuls au mitan de la nuit.

Amis qui m'accompagnez,
buvez du vin, réchauffez-vous,
répandez vos regards sur les choses.
Nous ne sommes que des porteurs de chants
sous le noir terreau des cieux,
rien que des porteurs de chants
devant la fermeture des portails,
mais nos filles enfanteront Dieu
ici même où la solitude aujourd'hui nous tue114.

Fin

Frère, tout livre te semble une maladie vaincue.
Mais celui qui t'a parlé est sous terre.
Il est dans l'eau. Il est dans le vent.
Ou plus loin peut-être.

Avec cette page je ferme la porte, je pousse le verrou.
Désormais je serai ailleurs, en haut ou en bas.
Toi, éteins ta bougie et interroge-toi :
où va le mystère des choses vécues ?

Tes oreilles ont-elles retenu une seule parole ?
Laisse là le dit du sang
tourne ton âme vers le mur
et tes larmes vers le couchant.

J'attends ma nuit profonde

Dans la voûte étoilée, là nage mon regard -
mais je sais que je porte aussi moi en mon âme
de multiples étoiles
et des voies lactées innombrables,
splendeurs des ténèbres.
Mais je ne les vois pas,
j'ai trop de soleil en moi
et je ne peux les voir.
J'attends que mon jour se couche
et que mon horizon ferme ses paupières,
j'attends ma nuit profonde, nuit et douleur,
que dans mon ciel tout s'obscurcisse
et qu'alors en moi se lèvent des étoiles,
mes étoiles,
que je n'ai encore
jamais vues.

Ana Blandiana115

Nous devrions

Nous devrions naître vieux,
Arriver au monde sages,
Être capables d'y décider de notre sort,
Savoir quels chemins partent du carrefour primaire
Seul le désir de marcher est irresponsable.
Ensuite devenir plus jeunes, plus jeunes encore, en marchant,
Arriver forts et mûrs devant la porte de la création,
La passer pour entrer adolescents dans l'amour,
Pour être enfants à la naissance de nos fils.
De toute manière, ils seraient alors plus vieux que nous,
Ils nous apprendraient à parler, nous berceraient avant de dormir,
Nous disparaîtrions de plus en plus, devenant aussi petits
Qu'un grain de raisin, qu'un pois vert,
Qu'un grain de blé...

Tout

Tout...
Feuilles, mots, larmes
Boîtes de conserves, chats
Des tramways parfois, files d'attente pour acheter de la farine
Coccinelles, bouteilles vides, discours
Images étirées à la télé
Doryphores, essence
Fanions, la Coupe des Champions Européens
Voitures transportant des bonbonnes de gaz, portraits inconnus
Pommes refusées à l'exportation
Journaux, baguettes
Huile mélangée, oeillets
Accueils à l'aéroport
Jus, ballons
Salami Bucarest, yaourt diététique
Tsiganes vendant du Kent, oeufs de Crevedia
Rumeurs
La série du samedi, chicorée à café
La lutte des peuples pour la paix, chorales
Production à l'hectare
Les comprimés Gerovital, les gars de l'Avenue de la Victoire
Le festival Chanter la Roumanie, adidas
Compote bulgare, blagues, poisson océanique
Tout.

Mircea Cartarescu116

Ma vie s'agglomère

autrefois
quand j'étais un homme seul
sans attaches
ma vie était étonnamment pleine d'images
c'était chaque jour
une dépravation sensorielle
une folie
comme celle du joueur d'échecs de Zweig

j'écrivais des poèmes d'amour
même s'il n'y avait pas un chat dans mon lit
je chantais I'm just a jealous guy de Lennon
sans jalouser personne
et je voyais la Grande Ourse
les yeux fermés

à l'époque
je voulais avoir une femme et une maison
mais je me retrouvais chaque soir
au cinéma Volga
et je pleurais devant tous les marivaudages

depuis un an
dans mon existence
il y a de plus en plus de monde
tout est bien réaliste et terne
comme dans une photo ancienne

j'ai une femme une maison un travail
j'ai des amis ou presque
j'ai des livres qui m'attendent
mais je ne suis pas heureux
et j'envie les gens qui sont seuls
j'envie leur solitude
de toutes les images possibles

j'ai partagé avec toi
mon parcours solitaire
comme deux enfants un gâteau à la crème
et aujourd'hui
je te rencontre parfois dans la rue
près d'un café
comme une vieille connaissance qui a été ton étoile
dont le ciel t'a séparé

que puis-je te dire ?
tu es restée aussi belle
mais tu es devenue une constellation étrangère
et je ne peux plus te toucher
je ne peux plus coller ton visage au mien
qu'à travers une vitre
comme Delon avec Monica Vitti
dans l'Éclipse

maintenant
tu es la solitude de quelqu'un d'autre
et moi
je suis un homme sans solitude

Leonid Dimov117

Rêve raté

Était-ce celui de Démocrite ou de Leucippe,
Le sourire de ce quart de visage
Tourné un dixième de seconde
Dans le grouillement de couleur moribonde?
J'ai senti alors une rage,
Voulant le sortir de cette poussière
Et je commençai à nager, à voler, à grimper
Dans quelque chose, au-dessus de quelqu'un, par quelque part.
J'ai failli le recomposer,
Il m'obsédait ce quart de visage
Si bien connu et si loin.
Encore une seconde et je l'aurais tiré de la mort
Au moins autant qu'il était : un quart,
Avec son sourire livide et inerte.
Mais sans savoir comment m'ont envahi
Châteaux bleus aux créneaux enneigés,
Villes blanchâtres parmi les baobabs noirs,
Provinces ibériques dirigées par des arabes,
Un dieu argenté sur des voûtes étoilées,
Délicates bêtes avec des nains dansant sur leurs dos,
Diables armés qui me tentaient de nourriture,
Chevaliers aux noirs boucliers triangulaires,
Gardiens de papillons au capuchon parmi des bleues fougères,
Papes décapités dans des marais salmastres,
Morts qui veillaient morts et mortes,
Archers miséricordieux décorés par un loup-garrou,
Notre Dame accouchant dans un arbre.
Et j'ai toujours gardé la nostalgie de ce quart de visage
Sans savoir si c'était Démocrite ou Leucippe118.

Geo Dumitrescu119

Inscription sur une borne...

Inscription sur une borne-frontière
« à qui m'prend par la douceur
j'donn'ma chemise de bon cœur... » (chanson populaire roumaine)

J'aurais été slave si je n'étais latin,
latin serais, si je n'avais aussi été dace --
mais il en est ainsi : je suis roumain
et c'est un sort dont je suis satisfait !

Je tiens d'autres ici sang et paroles --
des sables jaunes sont passés dans leur vol
portés par le vent de l'Asie, brûlants,
afin d'engraisser mon champ accueillant.

Et du Couchant, du Midi sont venus
d'humaines poussières, ombre et lumières,
qui m'ont imparti du bien et du mal --
dans mes racines j'ai tout absorbé.

Rien ne m'est étranger -- tout m'appartient,
point débiteur : j'ai payé plus que dû ! --
à payer les dettes aux oublieux,
le couteau m'était arrivé à l'os !

Mais je suis resté conforme à la tradition --
regardez-moi, vous verrez aisément
que d'un côté je ne suis pareil à personne,
bien qu'en quelque sorte je vous ressemble à tous.
J'aime accueillir mes hôtes, mes amis ;
je leur ouvre ma porte, mon cœur aussi :
vous serez bienvenus sous mes beaux arbres,
dans mes montagnes, mes eaux chaleureuses.

Un conseil ? Je vous écoute attentivement.
Un coup de main ? Je vous en remercie !
Mais surtout n'allez pas croire, divaguant,
qu'ici c'est le pays des chevaux qu'on attelle !

Donc, pour manger, vous dorez au soleil ! --
un endroit choisi vous réserve, amis ;
je vous attends beurré d'idées, pensée en fleurs,
(le phosphore ne manque pas ici...)

Vers tous les horizons jetant des ponts solides,
je reçois et donne à la terre entière ;
en moi point ne raisonne pensées hypocrites,
pas d'autre maître ici : je suis le mien !

J'apprends, en chantant ou non, des langues étrangères,
parfois utiles -- c'est ce qu'en moi j'estime --
mais je pense toutefois qu'il est bon
que je sache premièrement nager !

Et, voyez, je suis conforme à la tradition --
regardez-moi, vous verrez aisément
que d'un côté je ne suis pareil à personne,
bien qu'en quelque sorte je vous ressemble à tous.

Car slave j'aurais été, si je n'étais latin,
latin je serais, si l'on ne me disait dace --
mais il en est ainsi : je suis roumain --
en paix je veux vivre avec tout le monde !120

Mihai Eminescu121

Ode

Je ne pensais apprendre à mourir un jour ;
Toujours jeune, enveloppé dans mon manteau,
Je levais mes yeux, tout rêveur, à l'étoile
De la solitude.

Lorsque, d'un coup, tu parus sur mon chemin,
Toi, la souffrance, douloureusement agréable...
Je vidai donc tout le calice de la mort
Trop impitoyable.

Je brûle vif, piteusement, martyr comme Nessus
Ou comme Hercule empoisonné par l'habit ;
Ce feu ne puis l'éteindre, même en appelant
Aux flots de la mer.

Mon propre rêve me dévore et moult je soupire,
Sur mon propre bûcher, je fonds bien dans les flammes...
Puis-je un jour, dans la lumière ressusciter
Comme l'Oiseau Phoenix ?

Que les yeux troublants s'évanouissent dans la voie,
La triste indifférence, reviens sur mon sein ;
Afin que je puisse quitter ce monde en paix,
Rends-moi à moi-même !122

L'album

L'album ? Un bal masqué que l'on redoute :
On s'y regarde tous de haut en bas,
Dissimulant sa gueule, sa pensée, sa voix...
On parle tous en coeur et nul n'écoute.
J'entrai aussi. Je ralentis mes pas.
J'essaye un vers avec ma plume brute
Et pose sur la table une feuille en déroute
Dont même le Parnasse n'en rêve pas.

Pour te ressouvenir les fêtes d'autrefois,
Tu veux que j'y écrive, que j'y signe.
De tous tu fauches une gerbe - C'est ta proie,

Puis tu revois les feuilles, et tu clignes
De l'oeil, en te moquant de nos tournois,
De la bêtise clouée en quelques lignes123.

Alexandru Macedonski124

Amertume

Je suis en colère et amer contre les
gens et contre Dieu
et Dieu et les gens sont
toujours en colère contre moi !

Ils me maudissent et je reçois, je reçois
la malédiction à quel point...
Comment voulez-vous qu'un homme soit bon
quand il est le fils de Dieu ?

Et si je suis comme eux,
ce n'est pas ma faute...
Ils se moquent de moi en riant,
je me moque d'eux en pleurant !

Ombre pâle

Ombre pâle, quel mystère
L'un à l'autre nous attire toujours ?
Nous voulons nous échapper sous le charme
Et nous donnons la même force de fer.
Ombre pâle, quel mystère ?

Avons-nous jamais été de beaux anges
Unis sur le bleu du grand espace ?
Une volupté insatiable

Rend nos yeux plus lumineux.
Avons-nous déjà été de beaux anges ?

Ou ensemble nous avons brûlé en enfer ?
Descends dans ton âme pour te souvenir...
La mienne me dit qu'elle aime,
Et si nous sommes des anges déchus,
Pourquoi ne brûlerions-nous pas ici comme en enfer ?

Ombre pâle, reflet bizarre
Où se trouvent l'enfer et le paradis,
Avec l'un brûler vite ma vie,
Avec l'autre, tresser à nouveau mes ailes,
Ombre pâle, réflexe bizarre.

Le roman de l'œillet

Les œillets que vous portiez ont saigné et flétri.
Mais d'autres fleurs de feu inextinguible
Sur mes lèvres elles se sont enflammées.

A tes yeux, - tu portes les cieux,

Tu portes le soleil de la jeunesse
Et ne sachant pourquoi
je te respire comme un parfum.

Je m'enivre de toi comme un vin, chaque fois que je viens à toi,
Un vin de raisins Shiraz qui met des flammes sur ma joue.

Quand tu dors j'erre dans ton sommeil
Et je suis ton esclave, et je suis ton maître,
Et avec des plaisirs épuisants

Je te rends fou, et te rends fou.

Je sais que tu veux et tu ne veux pas,
Je sais que tu veux et tu n'oses pas
Mais je veux et j'ose
Et je te déteste parce que je t'aime.

Daniel D. Marin125

Allumette

où dort-elle Allumette, d'où vient-elle,
que mange t-elle et à qui parle-t-elle,
qui est Allumette, pourquoi s'appelle-t-elle
Allumette et non Allume-flammes, se demandaient les retraitées
élégantes devant un café l'après-midi
quand le quartier entier du bord de mer
somnolait et que les ombres des figues étaient larges comme une paume de main

et tandis que les ombres s'allongeaient dans la lumière
rougeâtre à l'orée du soir, c'était elle qui surgissait
Allumette, de derrière un buisson épais
claudiquant, claudiquant, souriant et faisant la maligne
le chapeau sur l'oreille et un mégot de cigarette
au coin de la bouche, saluant tout le monde

les gens chuchotaient, Allumette se taisait et la bouche sèche tirait
sur le mégot de cigarette trouvé sur un trottoir,
elle bombait le torse et passait fière comme Artaban
les enfants lui jetaient des cailloux qui la frôlaient,
parfois, ils fouettaient l'arrière de son pantalon déchiré,
mais Allumette ne faisait cas de rien,
personne ne comprenait goutte à ce qu'elle faisait et où elle allait

sauf qu'un beau jour Allumette n'est plus apparue,
on aurait dit que la terre l'avait engloutie ou peut-être était-ce la mer,
le soir d'avant, une tornade avait tout balayé,
ils n'ont trouvé le corps nulle part,
les retraitées ont encore jasé pendant quelques jours
puis elles sont passées à autre chose,
les enfants l'ont attendue tout l'été,

Gellu Naum126

De temps en temps

De temps en temps je note
deux-trois mots pour ne pas les oublier
puis dans une corbeille tressée
sur le lit à l'ombre je me couche et j'attends

quelque temps après s'approche quelqu'un
me couvre de ses ailes me chante mes mélodies préférées
s'étonne toute seule « dans quel monde vis-tu »
puis me berce de nouveau nani-nani elle m'irrite
jusqu'à ce qu'il fasse noir que nous soyons prêts pour le soir
et que passe le chien sans tête

chambre 417

Le mur

J'avais un mur
devant mes yeux je le mis, il m'aveugla
mon oreille j'y apposai, j'en devins sourd
je m'appuyai contre lui, il m'épuisa

si je lui tendais la main il me frappait
si je tentais de le dépasser il m'humiliait

il était grand mauve et rectangulaire
un grand mur mauve rectangulaire
avec une unique fenêtre rectangulaire

ses entrailles exigeaient
l'écho des dents broyées par les mots

Nichita Stănescu127

À travers le tunnel orange

Ils ont fait feu sur des animaux sur des herbes et des moustiques
et puis ont fait d'eau la pierre
mais les poissons qui étaient dedans, les grands,
pendent pour nous par-dessus les cercles -- des étoiles.
Ah, quelle empreinte est donc aussi ce ciel !
Moi, c'est derrière elle que je te trouverai,
peut-être feras-tu de nouveau du poisson pierre,
peut-être feras-tu de nouveau de la pierre
naissance de ruisseaux froids !

Signe 23

Comme un oiseau noir sur un œuf blanc
je suis là et j'ai mal de toi
comme un oiseau blanc sur un œuf noir
je suis là et j'ai mal de toi
comme personne au sujet de rien
je suis là et j'ai mal de toi
comme à personne au sujet de personne
je suis là et j'ai mal de toi.
Noir et blanc, blanc et noir
quel mal j'ai de toi oiseau brisé et œuf qui vole
Seigneur, quel mal je peux avoir de toi !

La leçon de vol

Tout d'abord tu serres tes épaules
ensuite tu t'élèves sur la pointe des pieds
tu fermes les yeux
et te bouches les oreilles.
Tu te dis à toi-même :
maintenant, je vais voler.
Après quoi, tu dis :
je vole
et c'est juste cela le vol. 

Tu serres les épaules
à la manière des rivières qui se rassemblent dans un seul fleuve.
Tu fermes les yeux
pareillement aux nuages qui encerclent le champ.
Tu te hausses sur la pointe des pieds
telle la pyramide qui s'élève sur le sable.
Tu renonces complètement à l'ouïe
l'ouïe de tout un siècle
ensuite tu te dis à toi-même :
maintenant, je volerai
dès ma naissance jusqu'à la mort.
Après quoi tu te dis encore :
je vole -
et c'est bien cela le temps.

Tu rassembles tes rivières
pareillement à tes épaules
tu t'élèves sur le bêlement des chèvres
et dis : Nevermore
et tout de suite après : froufrou - flûte !
tu bats tes ailes de quelqu'un d'autre,
et ensuite
tu deviens ce quelqu'un d'autre
et celui-là sera
à jamais ce quelqu'un d'autre128.

BALKANIQUE SERBE

Ivo Andrić129

Ex Ponto

Oh, où est cette parole sourde, douce, inintelligible, cette bonne
parole qui brille dans le noir comme une petite, petite flamme qui
jamais ne s'éteint ?
Où est cette parole de consolation ?
Hier, toute la journée, le soir et ce matin, je la savais encore.
Pourquoi n'apparaît-elle pas en moi maintenant que j'ai tant de
peine, pourquoi ne luit-elle pas comme le scintillement lointain
d'une étoile, comme l'éclat joyeux d'un regard ?
Comment, comment ai-je pu l'oublier ?

De qui est éprise à présent cette jeune femme ? Elle que j'avais un
été trouvée belle dans la fleur de ses seize ans, traverse ce matin,
Dieu sait pourquoi, ma mémoire.
De qui est éprise à présent cette jeune femme ?
Un jour dans la plaine d'Ukraine je découvris une grande fleur rouge :
sa coupe grasse à courte corolle offrait, dans les pétales
largement ouverts, ses étamines proéminentes à tous les vents.

De qui est éprise à présent cette jeune femme ?
Il n'y eut jamais de mots entre nous (d'ailleurs je comprenais
difficilement sa langue) et aucun terme n'aurait pu définir nos
rapports. Sous les étoiles je l'embrassai à en perdre mes forces et
je restai jusqu'à minuit étendu dans l'herbe, la tête sur ses
genoux.
C'était une femme faite pour l'amour et elle s'abandonnait muette
de passion, les yeux pleins de larmes, balbutiant des mots de
fidélité.
De qui est éprise à présent cette jeune femme ?

Miloš Crnjanski130

À la Yougoslavie

Pas un verre que l'on boive,
pas un drapeau qui flotte au vent, qui soit nôtre.

Salut, mon noir Croate de Zagorié,
rusé, sinistre, cabochard. Tu me plais.

Salut à vous, là-bas dans le doux clair de lune,
vous tous mes frères, tapis en embuscade,
je ne vous en veux plus.

Salut vous tous, sourcils touffus,
troubles regards, tristes chansons,
terribles frères.

Mêmes jurons ouvrant nos bouches,
fille et couteau sur la grand-place,
honte à demeure.

Salut nos femmes, feu et flamme !
Des mêmes pleurs, peur et douleur,
brodant nos linges et nos noces.

Et que nous font fêtes à boire,
les saints patrons et les églises ?
Nos yeux n'ont point vidé leurs larmes,
les morts se taisent, les autres crient.

Salut, sombres regards dans les chaumières,
haine et discorde.
Salut, dans le remords, la honte, le malheur,
frères nous sommes131 !

Dragan Jovanovic Danilov132

La fenêtre aveugle

Et la conversation continue comme si elle n'avait
même pas été interrompue.

Mes rêves ailés s'enchevêtrent là-haut
dans un nid au-dessus de l'abîme.

De plus en plus rarement j'écris et publie des poèmes.
Je n'orne plus le vide par moi-même.
Le récit de voyage ne m'importe plus que le voyage.
La mer sur une carte et la carte elle-même -- ne sont pas pareilles.

Je ne suis plus aveugle comme un héros
coiffé de couronne triomphale.
Des garces saines comme les anguilles
qui rôdent au crépuscule autour de la ville, au zénith
de leurs pouvoirs, ô cieux, je ne me console aucunement.

Au dedans, je ressens la nuit où je ne vois pas
d'étoiles ; le monde commence à ressembler à un trou
à travers lequel le geôlier jette un coup d'œil vers le cachot.

Je suis devenu fou d'avoir regretté les inconnus.
C'est en toi, le désert, que je mesure le temps, et que j'apprends
à me protéger de ta perfection.

J'ai tout vu et raté l'essentiel.
Le meilleur n'est qu'à venir comme le grondement lointain
des intempéries.

De quoi pouvons-nous, les cendres, être privés133 ?

Palmiers

Tes doigts longs et fins,
nés de l'amour de la harpe et de l'eau,
me touchent toujours pour la première fois.

Vos doigts, au bout desquels
se trouvent encore des mots non prononcés,
ne restent jamais au même endroit,
mais bougent avec le vent.

Tes paumes chaudes
à l'heure où le jour brûle
combien y a-t-il de courage téméraire en elles ?

Vous ne pouvez pas tenir une conversation facile :
vous habitez dans de grandes profondeurs, dans des espoirs fragiles.

Vous êtes le seul endroit où l'histoire est encore chaude.
A cause du toucher qui s'enfonce dans le destin.
A cause de trop peu d'amour.
C'est pourquoi vous existez, palmiers.

De temps en temps

Celui dont je suis l'ombre se tient dans mon ombre.
Il me regarde dans les yeux et hoche doucement la tête.
Le sang a fui son visage, il est livide tel un mort,
à peine garde-t-il les paupières entrouvertes.
De temps en temps il hoche la tête.

Celui dont je suis l' ombre se tient derrière moi
adossé à mon corps.
Son ombre a fui son corps et tout son corps s' est noirci ;
le moindre coup de vent le ferait s' écrouler en cendres.
Il se tient derrière moi et hoche doucement la tête.

Je suis devant une table de jeu, sur une chaise haute.
Je mêle les cartes et je fume une cigarette.
Autour de moi il y a un champ vide.
Un coup de vent m'ébranle la tête134.

Neuf variations pour orgue

Car, en effet, la bonne partie de toutes choses peut être exprimée en beaucoup de mots, en peu de mots et même en aucun mot, puisque nous ne pouvons en parler ni en savoir rien, et que naturellement elle transcende tout, se manifestant directement et pleinement à ceux qui dépassent les choses impures autant que les choses pures, s'élevant sur les cimes les plus saintes, en quittant la lumière divine et les sons et les mots célestes, en plongeant dans les ténèbres, où se trouve en effet celui qui est au-dessus de toutes choses.
Et nous disons que cette partie-là n'est pas âme, ni raison...
Elle n'est pas nombre ni ordre, ni grandeur ni petitesse, ni égalité ni non-égalité, ni ressemblance ni dissemblance...
Elle n'est rien de ce qui appartient à la non-existence ou de ce qui appartient à l' être : les êtres ne la connaissent pas telle qu' elle est en soi, de même qu'elle ne connaît pas les êtres tels qu' ils sont135.

Vojislav Despotov136

L'histoire ne se répète pas

Chaque matin à travers
deux petits tombeaux rêveurs
sous les sourcils
point un jour nouveau.
On se fait du café,
on lit le journal.
S'annonce la cervelle criarde
du coq de l'histoire
qui ne se répète pas ne se répète
pas ne se répète pas137...

Dix âmes décalées

Il y a toujours du chaos dans le monde, le melon enfante Goethe, et Goethe enfante un troubadour, le troubadour enfante mon petit-fils, il enfante un enfant assyrien, et une pêche, et ça enfante un astronaute qui donne naissance au président de la grotte. J'entre dans la chambre et j'allume la lumière. Il arrive parfois qu'il n'y ait personne sur tout le globe. Dans de tels cas, je sors et j'éteins la lumière. (Le melon a donné naissance à Goethe)

Pourquoi je déteste le haïku

La nature a fait une grosse erreur en 1950. Les enfants ont cessé de grandir et des télescopes ont poussé à la place de leurs sifflets, ce qui nous a dit que nous étions seuls dans le cosmos appelé le comité central , et donc une théorie de l'espace extra-atmosphérique a dû être inventée .
Après la mort de Staline, beaucoup d'entre nous ont cru à la courte théorie de la relativité d'Einstein , elle est devenue une loi absolue dans nos cœurs en développement.
Je ne ressemblerai jamais à Superman à cause d'un problème technique des années 1950 . Quand j'ai écrit mon premier poème en 1963 , j'étais seul dans ma chambre et j'avais encore de l'espoir. Aujourd'hui, heureusement, je suis de nouveau seul, assis dans une autre pièce,
Je vis meublé, ancien candidat de Superman. À une vingtaine d'années-lumière de ce premier moment primitif où j'ai commencé à dépenser. Il y a peut-être plus d'un millier de poètes dans cette chambre d'hôtel du côté ouest de Manhattan. On se retrouve dans les ascenseurs. Nous nous dépêchons.
Nous ne sautons pas, chers lecteurs. Il ne nous vient pas à l'esprit de nous plaindre de l'hypocrisie, de la culture nucléaire ou de la décadence des valeurs. Aucun de nous n'est assez stupide pour parler de retour à la nature et de telles absurdités. Nous n'avons jamais essayé de nous couper les veines138.

La poésie n'est plus nécessaire...

La poésie n'est plus nécessaire
et n'a plus à tenir compte de la langue,
il n'est pas important de retrouver l'autorité
qu'elle avait en 1963 ou avant,
lorsque les poètes sautaient par les fenêtres de leurs chambres non payées.
L'important pour eux est
d'écrire la poésie la plus récente,
celle qui nous aide
à survivre
plus facilement aux thèmes anciens.

Jovan Dučić139

Inscription

Depuis la mer dont voit la dalle noire
Les soleils calmes se coucher,
Jusqu'au mont de la mort d'où le regard
Peut les deux mondes embrasser,

Gouffre après gouffre aveuglant de lumière,
Tombant d'un ciel tout de clarté...
Jusqu'au bout du sentier faisant frontière
Entre rêve et réalité.

Las, que plus rien ne trouble la poussière
De lassitude ensommeillée !
Monte très lentement, branche de lierre,
Sur la pâle dalle marbrée.  

L'âme

Pourquoi pleurer, mon âme, et la nuit et le jour ?

Le bonheur qui n'est plus est toujours un bonheur !
T'en faisant souvenir, cette peine en ton cœur
est vestige vivant de ce qui fut l'amour.

Ne laisse pas les pleurs troubler ton regard triste ;
Le bonheur ne meurt point, pas même quand il passe.
Cet écho qui te vient d'un si lointain espace,
c'est encor son parler qui longuement persiste

dans la nuit solitaire où plaintivement bruissent
les cimes d'ombre emplies, le fleuve plein d'étoiles...
Et si ce chant profond à ton ouïe parvient mal,
ton âme, elle, l'entend et en fait son délice140.

Radmila Lazic141

La lettre d'une femme

Je ne veux pas être obéissante et apprivoisée.
Gâtée comme un chat. Fidèle comme un chien.
Avec un ventre jusqu'aux dents, les mains dans la pâte,
Le visage couvert de farine, mon cœur en cendre
Et sa main sur mon cul.

Je ne veux pas être un drapeau de bienvenue à sa porte,
Ni le serpent gardien sous son seuil,
Ni le serpent ni Eve de la Genèse.

Je ne veux pas faire les cent pas entre la porte et la fenêtre,
Pour bien écouter et pouvoir distinguer
les pas des bruits de la nuit.
Je ne veux pas suivre le mouvement plombé des aiguilles de la
montre,
Ni voir les étoiles filantes
Qu'il m'encorne ivre comme un éléphant.

Je ne veux pas être cousue avec de la broderie
au portrait de famille
A côté de la cheminée avec des enfants en boule,
Dans le jardin avec des enfants chiots,
Et moi l'arbre d'ombrage,
Et moi le paysage d'hiver,
Une statue sous la neige.
Dans une robe de mariée plissée,
je m'envolerai vers le ciel.

Alléluia! Alléluia!
Je ne veux pas d'époux.

Je veux des cheveux gris, une bosse et un panier
Pour aller errer dans les bois
Cueillir des fraises et des brindilles sèches.

Avec toute ma vie derrière moi,
Le sourire de ce garçon,
Si cher et irremplaçable142.

Amour

J'ai aiguisé des couteaux
Toute la nuit.
Pour t'accueillir
Dans l'éclat de leurs lames,
Et parmi eux,
Mon amour scintille
Pour tes seuls yeux.

Sava Mrkalj143

Vaincu et abandonné du monde entier

Hélas, hélas, cent mille fois hélas !
Les dés nous sont jetés, et quelle angoisse ;
Le monde est mer de damnation !
Et glace et feu, l'air, la foudre et l'onde,
Fauves ou bien serpents, bêtes immondes,
Font de la vie malédiction !

Le mal présent donne des idées noires,
Le mal passé brûle dans la mémoire,
Le futur nous ronge déjà.
Peines du jour engendrent cauchemars,
Rêves de nuit sont le jour désespoir.
Y-a-t'il heure sans sa croix ?

L'homme est fléau pour l'homme, et pis encore,
Il bannit le bon droit, ce réconfort,
Bannit toute paix pour de bon.
Le loup ne rompt ni sa foi, ni promesse ;
Canon, mitraille au combat ne connaissent
Ni le boa, ni lynx, ni lion.

Petar Petrovic Njegos144

Retourne à ton néant, terre maudite

Retourne à ton néant, terre maudite,
Qui porte nom si terrible et funeste.
Possédais-je vaillant et jeune preux,
Tu le ravis en sa prime jeunesse ;
Que j'aie sujet à l'âme généreuse,
Pas un que tu ne prennes avant l'heure ;
Où qu'il y ait chevelure bouclée
Ornant le front des vierges à marier,
Tu les fauches en la fleur de leur âge.
Tu n'es pour moi rien de plus que du sang.
En vérité tout ceci n'est rien d'autre
Que monceaux d'os et monuments de marbre
Où la jeunesse et son cœur téméraire
Célèbrent le triomphe de l'horreur.
O Kosovo, tribunal monstrueux,
Tu es la proie des fumées de Sodome145.

Branko Radičević146

Quand je pensais mourir

Adieu la vie, adieu rêve splendide !
Adieu l'aurore, adieu le jour limpide !
Adieu le monde, autrefois paradis :
Désormais j'arpente un autre pays !
Oh, en t'aimant d'un amour moins ardent,
Je verrais encor ton soleil brûlant,
J'entendrais la foudre et j'ouïrais l'orage,
Ton rossignol me ravirait de ramages,
J'admirerais ton fleuve, et ta fontaine,
Quand de ma vie la source sourd à peine !

O poèmes, orphelins affligés,
Enfants chéris de mes jeunes années !
J'aurais voulu déshabiller le ciel
Pour tous vous barioler de l'arc en ciel,
Et vous parer d'astres étincelants
Et de rayons de soleil flamboyants...
Mais l'arc a lui, et puis s'est évanoui,
Les astres ont brillé, puis ont pâli,
Et le soleil qui dardait ses rayons
A disparu pour moi à l'horizon !
Rien n'est resté de toutes mes largesses :
C'est en haillons que le père vous laisse147.

Jovan Zivlak148

La laisse

dans la rue éclairée par le crépuscule
entre les cours où chante la connaissance morose
et les champs sombres sur lesquels crie un corbeau
un petit chien est tiré par une chaîne tendue.

le garçon qui le traîne à l'air d'un avenir aveugle
les yeux aigus comme un jugement il porte dans son cœur la décision
et sa tête est déliée comme l'horizon
il est absent comme ce qui va le tromper
brillant comme la lumière qu'on connaît une seule fois

il emmène le long de la pente des ténèbres le chien
qui grogne contre l'obscurité et déteste.
mais la raison est au-dessus des deux
de celui qui a commis des crimes mineurs
et celui qui tient la laisse

à aucun des deux
la mesure n'est donnée
aucun ne gère l'aboiement contre l'inconnu
aucun ne respire les motifs dont il se souvient
et personne ne sait ce qui est en gestation.

la raison sombre règle les comptes
ce qui arrivera arrivera dans la foi
que le danger est au-delà de la connaissance
que la voie de la mort est celle de la naissance du diable
et que la voie de l'amour s'ouvre en titubant149

BALTE ESTONIENNE

Maarja Kangro150

Cochon

J'ai entendu à la radio
qu'une truie autrefois avait tourné autour d'une maison
et mangé les excréments des humains.
Une fois rétablie, elle avait eu des petits.
Quelqu'un l'avait tuée, l'avait mangée.
Puis, après le repas, avait vaqué à ses besoins
dans les taillis près de la ferme.
Les petits cochons, ayant senti l'odeur,
étaient allés manger dans les taillis.
Et ainsi de suite.

Il était alors apparu que l'histoire est une spirale.
En retournant près des racines,
un cochon avait pris avec lui
des outils beaucoup plus raffinés
et des positions plus articulées151.

Soldat : une approche romantique du langage

Chaque année, disent-ils, plus de vingt langues meurent.
Pourtant, notre finno-ougrienne nous survivra,
nous nous éloignerons du corps
du Langage comme des cellules mortes.
Mais quand notre langue finit par se tarir -
nous savons que généralement la dernière cellule
est une vieille femme ou un homme solitaire -

encore, et si les amoureux de la langue décidaient
que le dernier locuteur natif sera
une jeunesse belle, agile et parfumée
en chemise blanche à collerette
qui éblouira de sang152

Doris Kareva153

Entre toutes les douleurs

Entre toutes les douleurs
qui nous dominent,
un jour ou l'autre,
nous en choisissons une,
que nous laissons
couler en nous
et forger notre esprit.
Tel est
notre destin,
notre douleur propre,
notre forme et notre contenu
le plus intime154.

Ce qui est

Ce qui est est exprimable
dans une autre langue
qu'on oublie en naissant.

Parfois pourtant quelques mots nous reviennent,
ainsi quand on marche au bord de la mer,
sans penser à rien, sans l'ombre d'un souci,
sans un centime...

Les galets la parlent, avec lenteur,
mais sans le moindre accent155.

Jan Kaus156

Au commencement était le Verbe

au commencement était le Verbe
il trouva une voix
la voix prit la forme d'une bouche
autour de la bouche se forma une tête
et sur celle-ci des bras et des jambes

à la fin le Verbe
n'a plus besoin que
de la chaleur d'une main157

Tu es toujours attendue

Tu es toujours attendue. Tu peux venir d'un autre continent, de lieux couverts toute l'année par les nuages, de villes où l'on ne peut marcher sur le gazon sous peine d'amende, ou des jungles d'ordures qui les environnent. Tu peux venir de l'hémisphère sud, du croisement des océans, d'un pays divisé par des barbelés. Tu peux venir même si les déserts débordent, si les humains se déplacent et se mélangent, si le frère ne reconnaît plus son frère ni l'étranger un étranger, si les fleuves deviennent des caniveaux et que les veines deviennent des fleuves. Tu peux aussi venir d'ailleurs, de planètes arrosées par des pluies de méthane ou dont la pression atmosphérique écrase les capsules des touristes candidats au suicide. Tu peux venir par les tuyaux de cuivre ou par les pierres grises. Tu es attendue même si tu n'as pas la force ou si tu n'oses pas. Tu es attendue même si tu es sûre de ne pas venir, même si tu te sens comme un sac au design effiloché rempli de linge sale, le tien et celui de ta famille, un sac qui circule éternellement entre les aéroports.  Quand tu viendras, je serai assis dans le jardin, le voisin sera en train de scier ou de faucher, j'écouterai à la radio le bourdonnement de la dernière abeille du monde, même les corneilles se tairont, je compterai mentalement jusqu'à trois (/ / /) et une seconde après trois le portail du jardin grincera158.

Je remercie

JE REMERCIE
de ne pas être aveugle,ni héméralope, ni daltonien.
Je remercie de ne pas être sourd,ni muet, ni sourd-muet.
Oh je remercie d'avoir encore mes doigts, de ne pas avoir dû
travailler dans une scierie ou dans un cratère plein de bombes,
de n'avoir pas dû dormir dans une centrale nucléaire
ou dans une gare envahie de clochards.
Je remercie d'avoir des jambes, et un visage
sans convulsions, de ne pas être atteint
par toutes sortes de maladies horribles,
de ne pas faire de cauchemars.
Je remercie.

Mais je n'ai pas eu de chance dans la vie159 !

Véronika Kivisilla160

Un vieil homme

Un vieil homme -- avec une seule jambe et son unique vie
recroquevillé dans une encoignure
et une petite boîte sur le sol
qui a oublié depuis longtemps le goût de la margarine
depuis quand dure-t-elle la souffrance sèche
qui a changé tes joues en parchemin
où ruisselle aujourd'hui doucement la première pluie du printemps
que sans doute tu n'espérais plus ?

pièce lancée dans la boîte
sur quelle face vas-tu tomber
d'un côté l'espoir de l'autre le désespoir
comme dans tes yeux
quand tu me demandes doucement si tu peux me dire bonjour161

Un trop bon ivrogne

J'attachais mon vélo devant le magasin
quand un ivrogne s'est approché en jacassant
j'ai voulu reculer mais il m'a dit
écoute
tu as oublié de tapoter ton cheval après la course
j'ai eu peur mais je lui ai obéi
tap-tap-tap a fait ma main sur la selle
dans ses yeux a brillé une lueur d'approbation:
écoute
tu es jeune et belle mais prends bien garde
de ne pas t'asseoir par terre avant un orage de printemps
autrefois j'avais une amie elle aussi jeune et belle
mais elle ne m'a pas écouté
et elle est devenue laide et infirme
j'ai regardé l'ivrogne
son visage mangé par une barbe grise
il lui manquait la plupart de ses dents
(bien que son discours ne manquât pas de mordant)
mais ses yeux avaient de longs cils ils étaient beaux et bons et bleus
cet ivrogne avait été jadis un petit garçon
à qui on donnait volontiers des bonbons et on disait

quel joli garçon et quels cils on dirait une poupée
il faisait la fierté et la joie de sa mère
malheureusement il était trop bon
me disais-je avant de repartir en tapotant mon vélo
en le poussant sur le chemin
en sautant de nouveau en selle
et en me mettant à pédaler à toute vitesse
l'ivrogne quant à lui s'est assis par terre devant le magasin
longtemps avant le premier orage du printemps162

L'un des trésors de mon enfance

L'un des trésors de mon enfance
était un hibou en pâte d'amande
que je ne pouvais me résoudre à manger
un jour pourtant je l'ai fait
dans un élan de tendre voracité
j'ai planté mes dents dans la pâte sucrée
sans me rendre compte que manger un objet cher
est une forme de cannibalisme
ce hibou en pâte d'amande est devenu pour moi
le symbole de l'être aimé
serais-je aujourd'hui un peu moins avide
si me venait une humeur comparable
une envie de hibou
serais-je capable
de ne pas le dévorer tout entier
de me contenter de grignoter une oreille
ou de lécher un peu sa surface163 ?

Igor Kotjuh164

La technologie se développe

On trouve aujourd'hui dans les magasins
Un produit au goût de saucisson
Un produit au goût de fromage
Et un produit au goût de lait concentré

L'étape suivante serait
Un salaire au goût d'argent
Un logement au goût de maison
Et une épouse au goût de femme

Alors viendra le GRAND BONHEUR
Une existence au goût de vie165

Asko Künnap166

D'ici le soir Dieu peut se produire

À peine a-t-on étalé la lumière
que déjà je suis dans le noir,
du soir je préfère ne pas parler,
d'ici le soir Dieu peut se produire

Certains ont reçu de l'amour,
d'autres ont dû se contenter de vodka.
Les rues s'assemblent en un rêve.
Des noms, oui, elles en ont toutes.

À peine ai-je senti la chaleur
que le chant d'oiseau a été imprimé en papier peint,
au soir je préfère ne pas penser,
d'ici le soir Dieu peut se produire.

À certains on a promis le monde,
d'autres ont dû ramasser des bouteilles.
Le sac en plastique couvre et tue.
Des noms, oui, nous en avons tous167.

Sa Majesté le Premier mensonge

On ferme le mot par un mot,
le livre par un livre,
les jeux télé posent les scellés sur les journaux,
on encadre de publicités Sa Majesté le Premier Mensonge.
Une lune bigarrée et diabolique se lève.

On cache la douleur sous la douleur,
les cadavres sous les cadavres,
l'humus fait pousser les passions
et plusieurs fruits très nourrissants.
On brise les doigts et les poignets
dans la cellule de ceux qui ont bien répondu.
Les dossiers sont fermés par le Faucheur précoce.

On limite le feu par le feu,
les preuves par d'autres preuves,
lors d'une grande trahison on ne voit que le dos des costumes,
à la place du directeur parle Sa Majesté le Premier Mensonge.
Un enfant charge des boutons dans un wagon168.

Maria Lee169

Chaque fois que cette fille tombait amoureuse

Chaque fois que cette fille tombait amoureuse,
elle commençait à chuter à travers les murs
et les planchers, et le soir sur les routes
à travers l'asphalte, à travers les nuits duveteuses
qui tombaient avec elle,
et à travers les jours qui tenaient fermement
les nuits encordées et empêchaient la fille de tomber morte,
jusqu'au moment qui venait tôt ou tard
où ses pieds de nouveau se posaient sur le sol
et où elle perdait avec son audace
la faculté de voler.

Chaque fois que ce garçon tombait amoureux,
il commençait à avoir peur,
d'abord des soirs, puis des matins, et puis du téléphone et des facteurs ;
peur des portes qui s'ouvraient et plus encore des portes fermées à clé,
peur des rues qui étaient pleines de filles qui tombaient,
peur de Freud et plus encore peur de sa peur et de lui-même,
il avait tendance à boire plus que de raison
et à tomber dans la mauvaise fille170.

Juhan Liiv171

Le voyageur

Il neigeait. Errant sans travail,
Je cheminais depuis la ville. ---
Il neigeait. Jambes harassées.
Et la faim qui me tenaillait.

Point de chemin ni de lumière.
Le soir était bien avancé.
Soudain, enfin, un petit feu
Qui vacillait dans le lointain !

J'ai frappé et l'on m'a ouvert
Aimablement ; je suis entré.
La fille a sorti de son four
Du pain chaud --- imaginez-vous !

Parfum si doux, cabane chaude. ---
Mon ventre affamé. --- « Voulez-vous
Visiteur, un peu de pain chaud. »
Elle m'en a coupé un bout.

Un large morceau de pain noir.
Comme il était délicieux !
Son cœur aussi chaud que son pain,
Mon hôtesse douce et tranquille.

« D'où viens-tu donc, et où vas-tu ?
Es-tu marié, étranger ? »
Je viens de là, je vais là-bas,
Je suis un pauvre voyageur.

« Combien as-tu de sœurs, de frères ?
Tes parents vivent-ils encore ? »
Je suis tout seul ! Ô vie amère !
Les miens ne sont plus de ce monde.

« Petit-petit, petit-petit ---
Le plus dodu deviendra coq.
J'ai là quatre petits poussins :
Nos voix les auront réveillés172... »

Musique

Ça doit être quelque part, l'harmonie originelle,
quelque part dans la grande nature, caché.
Est-ce dans l'infini furieux,
dans les orbites des étoiles lointaines,
est-ce dans le mépris du soleil,
dans une fleur minuscule, dans des commérages d'arbres,
dans la chanson maternelle de musique du coeur
ou dans des larmes ?
Ça doit être quelque part, l'immortalité,
quelque part l'harmonie originelle doit être retrouvée :
comment pourrait-elle infuser autrement
l'âme humaine,
cette musique173 ?

Tonu Onnepalu174

L'eau est transparente

L'eau est transparente, transparent est l'air.
Dans l'eau se reflète l'air
et dans l'air se reflète l'eau.

Dans les profondeurs, le reflet devient vert.
Là-bas, tout est vert, sombre et brillant :
plantes, poissons et regard.

Dans le lointain, le reflet se transforme en lueur.
Là-bas naissent des îles,
surgissent leurs images ; des archipels émergent
du halo de la mer.

Notre bateau a mis les voiles au petit matin,
à l'heure trouble d'avant l'aurore, il y a longtemps
que nous sommes en route, déjà longtemps
que nous ne savons plus distinguer le reflet
du reflet du reflet dans l'air.

Nos yeux ont la couleur claire de la mer
et les vagues glissent sans trêve à travers eux.

Nos bouches sont muettes. Les uns après les autres
nos mots sont tombés dans l'eau verte,
s'y sont changés en étranges êtres aquatiques
et remuent à présent dans la pénombre.

Nos oreilles sont semblables à des conques
pleines d'une rumeur continuelle.
Lorsqu'un bruit s'y faufile, grain de sable dans l'eau du silence,
il devient une perle. Peu à peu
il amasse autour de lui une rumeur d'opale,
oui, peu à peu il devient une perle.

Nos narines savourent les pluies,
et pressentent les orages qui naissent derrière la courbe de l'horizon
avant même que le tonnerre n'annonce leur venue.

Nos corps sentent le vent.
Lisses, humides, étincelants de sel,
ils sentent chacun de ses attouchements.

Nos corps appartiennent au vent.
Il les aime, joue avec eux.

Et le voyage se poursuit,
les voiles se gonflent toujours,
les jours se lèvent encore de la mer derrière nous,
nous changeant en silhouettes bordées d'argent,
les jours se couchent encore dans la mer devant nous,
colorant nos regards.

Non, il n'est pas trop tard,
notre bateau glisse à belle allure sur l'eau
vers de nouveaux mirages, de nouveaux mondes aériens,
vers de nouvelles îles, de nouveaux reflets verts
glisse notre bateau.

Toutes ces îles sont encore devant nous,
et toutes surgiront un jour de la mer
pour venir se noyer dans nos yeux175.

26 novembre, mercredi

Le paradoxe du vieillissement, c'est que le cœur a toujours le même âge.
On ne s'en rend pas compte en général, il est comme enterré déjà,
quelque part sous le sable, les années, les déceptions,
mais il suffit d'un regard jeune, d'une jeune voix, d'une jeune lettre,
et il ressort, il remonte, exactement
aussi bête et rouge qu'autrefois176.

Gustave Suits177

Chanson d'automne

La terre est noire et le ciel gris.
Il pleut, il pleut à l'infini.

La brume noie mes volontés.
Coeur malade, esprit hébété.

Ah! si la pluie pouvait cesser !
La brume au vent se disperser !

Mais le temps se couvre en silence.
Le jour prend fin, le soir s'avance.

Où donc finira le chemin
Noire et profonde, la nuit vient.

S'il y avait au moins une étoile qui luit !
Si encore on voyait le bout de cette nuit !

Debora Vaarandi178

Les choses simples

Les choses simples m'ont donné la force 
De demander, d'exiger, de parler
De répondre à l'appel inquiet des journées,
Qui m'ordonnait de pouvoir, de savoir !
Je sais que ma poitrine n'est pas faite
Pour rugir avec la puissance des tempêtes.
Et pourtant j'aime la tempête, et je méprise
L'écume rejetée sur la grève.
Et pourtant j'aime le gravier des chemins,
Même s'il couvre mes pieds d'ampoules.
J'aime les chants qui montent et qui résonnent
A tous les coins du monde...

BALTE LETTONNE

Dainas179

Un seul soleil...

Un seul soleil, une seule terre,
Mais pas de langue partagée :
J'ai traversée la rivière
Déjà la langue avait changé

Escarbot tout cornu,
Ton paletot est splendide !
Ni seigneur, ni boyard,
N'ont rien de pareil.

Ne me forcez pas, mes frères,
A partir en mariage ;
Ce n'est pas pour un jour,
C'est pour le jour d'une vie.
Les portes de la terre se ferment,
La clef de la terre est tournée ;
Je dois dormir sous la terre
Tant que le soleil demeure au ciel.

Uldis Berzins180

Horloges des nuits blanches

La nuit, la nuit blanche de juin, Stockholm
déséquilibrée. Les Lettons sortent d'un pub.
Les horloges marquent l'heure à Riga.
Les horloges sonnent à Almaty, le monde
n'entend pas. Personne n'a le temps ce soir, à quoi bon mourir ?
Hé toi, réveille-toi ! Peu importe l'obscurité.
Les horloges sonnent à Tbilissi, de la boue, des banderoles, du sang.
Est-ce tout le monde ? Tous?
Toute la nuit la lueur du sang, toute la journée
le rouge. La bêche d'un soldat a tué ton ami à
Almaty, un étudiant que tu ne connaissais pas, dont tu n'as pas le
nom, vas-y, devine. Hé regarde! ils sont emmenés en bus
dans la steppe enneigée et frappés et
frappés. Ils ne se lèvent pas, pas un bruit.
L'horloge sonne si fort, je ne guéris pas.
Musique jouée dans les pubs de Stockholm. Il est trois heures du matin
à Pékin.
L'horloge sonne la Chine, je supplie : "Non !" Il est
dix. L'horloge sonne la Chine, jusqu'à ce que minuit triomphe.
Gémissements, plus silencieux maintenant.
L'horloge sonne la Chine. Tu meurs aujourd'hui, je mourrai
demain. Aucune envie de mourir. Des moments de tension mais qui passent :
quatre.
L'horloge sonne la cloche de la prison, non, juste un
cauchemar. Cinq.
Les premiers rayons de soleil réveillent les montagnes et
les déserts, réveillent la rue ensanglantée. Il est
six heures à Pékin. J'ai été abattu même avant
l'heure de Pékin. Réveille les lacs de Mandchourie, réveille
la taïga.
Pardonnez-moi vous qui ne l'êtes pas. nuit de novembre,
ténèbres de l'enfer. J'écoute : les horloges cherchent
Riga181.

Pluie d'été

Cette pluie qui parcourt le monde
Cette pluie qui piétine le jardin
Cette pluie qui doute derrière la fenêtre
Cette pluie d'été
Qu'elle entre dans la chambre.
Ouvre la fenêtre qui entre dans la pièce
La pluie d'été et avec elle
Ses compagnons
Les odeurs.

Odeur des pavés Odeur de la brigantine Odeur de la terre Odeur de la maison Odeur du parc Odeur de l'après-midi Odeur du radis Goût du petit pain Odeur de la fumée Odeur des arbres Odeur de la betterave Odeur de l'ortie Odeur de la pinède Odeur de la hâte et du calme Odeur du soleil Odeur d'ombre odeur de sangria odeur de pastèque : tout ce brouhaha.
Odeur de la Bulgarie, de la Somalie, de la Grande Canarie, des Caraïbes et de Tananarive, de la Mongolie et de la Moldavie, d'Istanbul et de la Côte d'Azur, de Berlin et de Sakhaline, toute cette foule d'odeurs dans le giron de la pluie d'été.
Et une odeur piquante de pourriture.
Odeur de sang.

II

La pluie d'été tombe et Jānis et Juris tirent sur les Juifs à la lisière de la forêt.
Ils n'ont qu'un fusil chacun, et les Juifs sont nombreux.
Les canons fument, mais les Juifs ne cessent d'arriver.
Et vingt ans et vingt-cinq ans passent et Jānis et Juris
chantent à nouveau cette chanson et quand la pluie d'été tombe,
je vais à leur rencontre et leur brise la gueule.

Marts Pujat182

Un directeur de théâtre...

Un directeur de théâtre m'a appelé,
il voulait montrer à ses élèves un poète vivant
à des fins pédagogiques.

Une fois, on m'a déjà montré à des élèves
quand j'ai été opéré alors que j'étais un bébé bleu de deux mois.

Alors dites-moi, faut-il en tirer des parallèles
Ou, pire encore, des cercles concentriques183.

Janis Rainis184

La jeune fille demande

-- Chéri, mon chéri, dis,
Où as-tu trouvé des paroles si variées ?
-- J'ai longtemps regardé la foule des hommes.
-- Où as-tu trouvé des paroles si brillantes ?
-- J'ai longtemps marché dans la splendeur du soleil.
-- Où as-tu trouvé des paroles si grandes ?
-- J'ai longtemps regardé le lointain de la mer.
-- Chéri,
Où as-tu trouvé des paroles si sereines ?
-- J'ai longtemps regardé dans mon âme.
-- Où as-tu trouvé des paroles si aimantes ?
-- J'ai longtemps regardé dans tes yeux.
-- Où as-tu trouvé des paroles si profondes ?
-- J'ai longtemps regardé au sein de la mort.

Gunar Salins185

Concert dans la cathédrale de Riga

Mains. Deux mains. Tranchées
il y a vingt ans sur les rails de Vorkouta.
Par un étrange caprice elles jouent de l'orgue, ces mains,
les mains seulement
tandis que quelqu'un (un autre), avec ses pieds amputés
--- ils ont gelé ---
avec les pieds seulement
court sur les pédales de l'orgue depuis vingt ans,
court depuis le cercle polaire
vers son foyer186.

Pièce de musée

Dans les cercles brillants d'une vieille pierre solaire
j'ai senti la chaleur de siècles de soleil
et je suis revenu à la vie.
J'ai entamé une danse rituelle.
J'étais le dieu de cet autel.
A la fin, encore tout essoufflé comme un dieu,
j'ai embrassé ma petite amie par-derrière
et j'ai voulu poursuivre la visite.
Mais aussitôt un gardien s'est interposé :
--- Vous ne pensez pas, lui dit-il en me montrant du doigt,
vous ne pensez tout de même pas emporter cette pièce exposée ?
Et rien n'y a fait : ni mes papiers, ni le désespoir de mon amie, rien, rien.
Le gardien appela un autre gardien et à eux deux
ils me firent entrer de force (comment ? je ne sais pas)
dans la pierre de soleil.
Qui sait depuis combien de temps je suis dans ce disque de pierre.
Parfois mon amie vient me voir, elle me serre contre elle
--- quand les gardiens tournent le dos ---
et elle murmure : «Mon amour».
Et c'est ainsi que nous vivons maintenant.

Musiciens à une veillée funèbre

Au matin s'assemblent dans ma maison
des hommes presque éteints.
Ils montent sur la table, le lit, les étagères
comme s'ils voulaient atteindre le ciel --- et ils entonnent
des louanges
du pays natal? de la liberté? des fleurs?
Quand leurs voix s'enrouent ils soufflent
dans les paumes vides de leurs mains ouvertes, comme si
c'était cinq trompettes infatigables.
Du plafond tombe du plâtre, au lieu de la grâce,
il blanchit leurs joues bouffies
et leur nez de pitre.

La famille rit, applaudit,
récite un Notre Père en se signant.
Avec un morceau de miroir, un enfant fait sauter
dans ses yeux les lièvres du soleil, comme dans la chanson.
Oh! lumière immortelle du matin.
Cependant ses paupières ne clignent pas,
pupilles dilatées comme celles de chats dans le noir.
Yeux de la justice.
Amen.

Eux, ils continuent à sonner.
Deuil? jubilation? pour qui?
pour le pays? les héros tombés? les fleurs?
pour les rues? la liberté? ou les jeunes filles tombées?
Ne le demandez pas. Eux,
les musiciens de la veillée ne peuvent s'arrêter.
La roue du destin nous réunit.
Les rêves des morts nous tiennent éveillés
dans le soir.

Knuts Skujenieks187

Au bout du monde

C'est la dernière barricade, la ligne de feu, le trait rouge
Au-dessus d'elle
Nous ne nous prenons plus par la main.
Ni les amis, ni les parlementaires, ni même les compagnons de beuverie.

Le dernier jour, la dernière phrase, la dernière chance.
Sur la frontière brûlera le mot nous.
A travers le feu ne viendra pas le mot vous.
Il ne restera qu'un ils.

Asseyons-nous ce soir sur les malles de notre raison,
Sur les sacs à dos de notre sens de l'honneur
Et comptons les quelques sous de notre vie
Pour un aller simple ou un retour.
Asseyons-nous jusqu'au matin188.

Le bouton

Un cerisier essayant de couvrir
Sa toute dernière baie -
C'est moi qui veille sur
l'unique bouton de ma chemise en lambeaux.

Quand les espoirs et les souvenirs sont tous partis,
Quand le fardeau est trop lourd à porter,
Je m'assure que le bouton est toujours allumé,
Celui que tu as cousu là.

Malgré les années et les peurs,
Malgré les neiges et les querelles,
A cette vie trouée je suis mariée
Par la maille du fil sans fin de ton amour.

Le jour a succombé à la nuit. Je regarde
une seule fenêtre éclairée.
Une fenêtre ce n'est pas : là sur ma poitrine, en feu,
Une vie cousue par toi189.

Un sentiment mineur

Chaton aux yeux clairs
du royaume des matous
quand tu grimpes sur mon épaule
alors je sais que je suis
un homme nécessaire

petit imbécile
tu désarmes même une pierre
et ramollis la pierre dans ma poitrine
les deux pierres de mon oeil droit et mon oeil gauche
celui sur ma langue

le temps te transformera
en un Tom ennuyé et infirme
et moi en pierre à nouveau
mais pas tout à fait

car le royaume des matous est vaste
et le taux de natalité dépasse le taux de mortalité190

BALTE LITUANIENNE

anonyme

Chant des temps anciens

Une rumeur vient de Vilnius : il faut seller le destrier !
Les chevaliers de Marienbourg sur nous se ruent pour le pillage.
Adieu, petite sœur, porte-toi bien ! Aie du courage !
Peut-être reviendrai-je vivant au pays des aïeux.

Depuis longtemps, les chevaliers regorgent de richesses ;
Aux coupoles des cités l'or étincelle, la soie déborde des coffres.
De Prusse pour moi je rapporterai une épée d'acier bien roide,
Pour toi, petite sœur, une ceinture à plaques d'or, un châle de soie.

L'alouette chante, le printemps est de retour ;
Mais le doux garçon ne revient pas de Marienbourg !
Le soleil s'est couché, le sang a ruisselé, la bataille est finie,
Là-bas pour la patrie le bien-aimé a laissé sa vie.

Mes amies de soieries se parent, la joie les fait chanter ;
Moi, seules mes larmes brillent et des tombes viennent me hanter !
Tu ne me diras plus de mots d'amour, doux ami,
Tu ne passeras pas l'anneau d'or à mon doigt blanc191.

Kristijonas Donelaitis192

Les bienfaits de l'automne

Voici qu'à nouveau le bon soleil s'écarte de nous,
Nous délaisse et vite roule vers le couchant.
Jour après jour, il cache un peu plus son rayon,
Les ombres s'étirent, chaque jour plus longues.
Les vents, peu à peu, déploient leurs ailes à maléfices,
Ils débusquent, chuintant, les replis de chaleur.
Ainsi l'air tiède est pris de fraîcheur,
Forçant le vieillard à enfiler tristement la pelisse,
Il invite les autres à se mettre au chaud,
À tiédir le manger et faire bouillir le chaudron.

Elena Karnauskaitė193

Comment écrit-on des poèmes

mes mots déambulaient dans des livres
étrangers je dois les assembler dans des lectures
de divertissement des polars russes ou dans des études
mythologiques à la mode, dans des essais
parfois je les trouve cachés aux endroits les plus étonnants
habituellement là où on ne les trouve guère par exemple
dans les prospectus publicitaires ou sur les écrans
de télévision les dernières pages de journaux

mes mots se sont conjurés
ils ont fait un complot, ont tramé une conspiration
quand au bout du compte après toutes les obligations de la journée
je me couche et je m'endors presque
eux comme des mites de minuit se pressent
de tous côtés, se posent sur ma fatigue
sur mes rêves et avec leurs petites dents me rongent
avec insistance jusqu'à la surface suppliant qu'on les libère
parfois ces salauds triomphent alors je me lève
et je vais les écrire194

Le flux de la journée entraîne lentement le corps pas tout à fait éveillé
les pensées pas tout à fait éveillées
dans un autre tour du mercredi
thé café du petit déjeuner

Je verrouille la porte
Je ne vois presque rien sur le chemin du travail
Je ne vois ni pilastres ni dahlias
le long des rebords des fenêtres des immeubles
les chats de riz gambadent dans des crèches improvisées

Plus précisément seules
elle ne me regarde pas
je ne la regarde pas
toi passe à côté d'elle dans cette vie
pendant la pause déjeuner
je sais que tu es assise à une table là-bas à gauche
je ne me détournerai pas
je ne parlerai pas
je ferai semblant de ne pas voir
j'ai appris à ne pas me retrouver impuissant
à contre-courant impuissant

Stasė Lygutaitė-Bucevičienė195

Vent de novembre

Le vent
À tout moment
Peut ranimer à peine éteinte
La braise de la mémoire,
Le feu peut se précipiter,
Les mains peuvent brûler,
Tenant des lettres
Si vieilles, déjà jaunies.

Le soir de novembre
Quand nous quittons le parvis de l'église,
Ô combien abandonné,
Ô combien seul
Reste
Le clocher
Sous la pluie d'automne.

Cette soirée
Avec la lune de novembre,
Avec le grand corbeau qui étouffe son cri
Avec ma solitude paisible
Est plus vraie
Que la mort196.

Ce soir-là

Ce soir-là seul, j'étais tout-puissant :
De la cage j'ai sorti la bête furieuse,
Dans le ciel, avec les constellations qui sonnent,
j'ai créé une vie parfaite,

Quand j'ai approché quelqu'un qui était triste,
j'ai tapoté sa tête,
et il a immédiatement vu
La couleur la plus brillante du monde.

J'ai réchauffé ceux qui étaient glacés de chagrin,
Puis tous leurs chagrins ont disparu.

J'ai frappé à la porte surélevée,
Et elle s'est aussitôt ouverte.
Et puis j'ai vu un animal heureux sortir de sa cage.

Ce soir-là...

Seul

Besoin d'être seul
Toute la nuit de novembre
Sous un nuage noir. 

Il ne faut rien attendre,
Pour oublier tous les dieux
Et leurs mauvaises faveurs.

Ne pas se souvenir de la lune
qui a illuminé une telle nuit,
qui ne s'est jamais levée. 

Tu as besoin d'être seul
pour toute la soirée de novembre,
alors tu réaliseras
que tu n'es personne. 

Absolument rien,
Mais chaud,
Ici un flocon de neige tombe
Sur la paume
Et fond immédiatement. 

Rien absolu,
Si léger,
Que le vent l'emporte
Comme une feuille d'aulne noir
Ou une graine d'épilobe. 

Rien,
ô lourd comme une pierre,
Qui ne soit remué par le temps.
Vous devez être seul
pour comprendre
que vous êtes et que vous êtes.

Maironis197

Jurate et Kastytis

Le soleil se couche à l'ouest,
Reviens vite, Kastytis, pressé !
Ta chère vieille mère ne trouve pas de repos,
Elle s'épuisera d'inquiétude
Jusqu'à ce qu'elle voie tes voiles battantes
S'approcher sur les flots écumants.

Mais Kastytis n'écoutera pas !
Il est émerveillé par les trésors marins.
Bien que le soleil rougissant se couche,
il continue de pêcher des poissons espiègles,
méditant sur les plaisirs de la jeunesse.

Les étoiles en haut brillent sereinement.
Les eaux montent lentement et s'écrasent.
Mais -- voila ! -- émergeant de la saumure
Apparaît la belle Jūratė :
Blanche comme de l'écume, illuminée de lueurs,
Au-dessous de sa taille toute vêtue de vert.

"Hé, Kastytis,
Compagnon le plus doux,
Ne penses-tu pas que tu es impudique?
Pourquoi jettes-tu encore la nuit tes filets dans mon domaine?
Je suis Jūratė, une déesse de la mer."

Pourtant, pour que la déesse admire
Le garçon était loin de devenir lâche :
Ses yeux radieux continuaient à émettre des éclairs
Sa silhouette rayonnait de puissance;
Il a repris son souffle, puis a pris une rame
Et a dirigé son petit bateau droit vers elle.

Quand elle a mieux regardé ce géant, jeune et intelligent,
Elle a oublié son innocence
Et sa magnificence divine,
Tombée amoureuse de tout son cœur.

Un vent dévastateur a commencé à souffler.
Les cieux se sont levés dans l'indignation
Et ont éclaté sur la mer ci-dessous,
Lorsque conquis par la douce tentation
Jūratė s'est précipité à son étreinte
Et toucha doucement le visage de Kastytis.

Il est excité
Et ravi
Vivre dans le monde des merveilles
Avec Jūratė à ses côtés
Embrassant doucement ses yeux bleus
Dans le palais d'ambre brillant.

En voyant cela d'en haut
Le puissant Tonnerre fut offensé :
Comment un mortel ose-t-il tomber amoureux
Et toucher la déesse, pure et tendre !
Le palais d'ambre en un éclair
A été brisé par un éclair.

Et Kastytis,
Compagnon le plus doux,
Tandis que l'orage se mourait,
Embrassé et caressé par la vague
Sans vie revint atterrir --
A la plage où soupiraient les pins.

Il suffit d'écouter parfois tard dans la nuit
Quand les vagues agitées deviennent tristes et sombres
Et du fond de la mer à perte de vue
Ils jonchent le rivage de morceaux d'ambre ;
Au fond de la brume épaisse et de la mousse
Vous êtes sûr d'entendre un gémissement sanglotant.

Tout ce gémissement,
Tout ce gémissement
Est la lamentation de Jūratė
Pour Kastytis, son doux amant,
Et son palais perdu à jamais,
Ruiné par la damnation du dieu.

La fille lituanienne d'aujourd'hui
Souhaitant que son garçon regarde avec émerveillement
Aime parfois à sa manière charmante
Se parer de perles d'ambre.
Mais quand une chanson d'amour qu'elle chante,
Aussi triste qu'une lamentation elle sonne.

En dissimulant
son doux sentiment, elle ne trouve aucun mot à prononcer,
pourtant elle aime avec une émotion profonde,
parfois orageuse comme un océan,
comme la légendaire Jūratė198.

Justinas Marcinkevičius199

L'arrivée de la Lituanie

À notre réveil elle était assise sur un banc et filait.
On aurait dit qu'elle vivait ici.
Mais elle faisait comme si elle n'était pas là.

Nous la voyions devant le métier à tisser,
à l'église, au cimetière.
Habitués, nous ne la voyions même plus.

Eh ! vous, disait-elle,
et après un silence elle ajoutait, la terre.

Elle ne demandait rien. Nous étions petits,
nous ne savions pas, ne comprenions pas qu'elle était venue pour nous200.

Saloméja Néris201

Conte de grand-mère

Nos hivers sont blancs,
blanc sur blanc partout où vous regardez.
De longues histoires qu'ils nous racontent les tout-petits,
Les soirs, au salon.

A propos d'un blizzard qui vous perd
Et tresse le soleil coupé.
La citrouille cygne
En route pour les terres désertiques.

À propos du loup et de l'ours blanc
Et des sorts que les démons proposent.
Les eaux jaillissent
des puits d'argent.

A propos du troisième fils Jonas,
Le fier cavalier qu'il est.
Et Eglė, la femme du serpent d'eau,
Dont les enfants se sont changés en arbres.

Et comment l'orpheline en deuil
est revenue les mains vides,
comment les pins pataugeant dans de grandes dérives
n'ont trouvé aucun moyen de sortir.

Thumbkins dorment dans les dérives.
Il y a des poissons rouges sous la glace.
Une sorcière courra sur la neige
Sans laisser de traces.

Aussi bon enfant que soit l'orpheline,
sa belle-mère reste méchante ...
Alors que grand-mère s'endort,
l'histoire s'arrête net.

Pissenlit

Pissenlit, pissenlit, fleur miracle,
pourquoi t'appuies-tu sur le vent au bord du champ ?
Où, où poseras-tu ta tête blanche ?
Et où somnoler, alors que la fin de soirée s'assombrit ?

Le vent se lève, souffle, ébouriffe les mèches
et arrache les mèches blanches de la tête neigeuse :
sur la terre sans défaut, champ d'automne,
emporte les semis blancs ébouriffés du pissenlit.

Pissenlit, pissenlit -- oh, ma propre fleur !
Je pleure maintenant ta petite tête blanchie
comme je pleure ma nouvelle jeunesse, si dispersée
par le temps et le vent, au bord du champ.

Puis-je seulement me changer dans le sable gris du champ,
pourrais-je seulement m'installer lentement, froid comme la pierre,
les Nemunas au-dessus de moi coulant, coulant...

BELGE FLAMANDE

Charlotte van den Broeck202

Sisjon

Un grand-père et son enfant se tiennent nus au bord du lac.
Nous décidons que c'est naturel,
regardons poliment nos orteils tout en sortant de nos vêtements.

Nous forçons nos joues dans un sourire.   
Un regard efface l'innocence de mon maillot de bain.
C'est comme ça qu'on glisse dans l'eau, espiègles.

Nous traversons le lac à la nage, la brasse
semble étrange sans les contours d'une piscine.
Je parle des seins de ma mère flottant sur l'eau du bain.
Comment ils ont apparemment contredit la gravité.

On fume des clopes sur ton sac de couchage, pour moi une première.
Mes gencives ressemblent à un noyau d'abricot séché,
mais je lui dis que ça a bon goût.     

Le matin, le soleil nous brûle hors de notre tente,
où nous trouvons le poussin mort.
Quoi qu'il en soit, c'était sans défense203.

Un magicien me scie en deux et m'ouvre

un magicien me scie en deux et m'ouvre
au public, ma malle vide révélée après la nuit, après la bataille
où je suis devenu général et mortel, terrain perdu et les orgues
t'ont oublié à cause des trompettes du défilé à l'intérieur de moi
en regardant en arrière je pouvais déjà voir comment tu ôterais ton manteau du portant
un petit geste final, déception entre les omoplates
et encore j'ai marché plus loin dans les profondeurs, passé le rocher submergé
où je me suis dissous dans le repentir - bien sûr, quoi sinon est-ce que je me dissoudrais dans
sinon un son de gémissement ? ça me trahit sur scène
tout le monde regarde, je lâche 'chéri' et 'faux' et
'pardonne-moi', mais les applaudissements s'éternisent
après personne ne me recoud204

Hugo Claus205

Envoi

Ils bâillent encore, mes vers.
Jamais je ne m'y ferai.
Ils ont assez vécu sous mon toit.
Assez. Je leur donne congé. Je n'attendrai pas
que leurs orteils refroidissent.
Délivré de leur tapage obscur,
je veux entendre le bourdonnement du soleil
ou celui de mon cœur, cette éponge traîtresse
qui durcit.

Mes vers -- trivial charabia ou trop nobles
braillements- n'ont pas le coït classique.
L'hiver gerce leurs lèvres,
la première chaleur du printemps les terrasse,
ils me gâchent mon été,
et l'automne, ils ont une odeur de femmes.

Assez. Encore douze lignes
sur cette page pour les couver
et puis, le pied au cul.
Allez radoter ailleurs, rimes d'un centime,
trembler ailleurs pour douze lecteurs
et un critique ronfleur.

Allez maintenant, vers aux pieds légers,
vous n'avez pas pesé lourd sur la vieille terre
où les tombes rient de voir leurs hôtes,
cadavres sur cadavres entassés.
Allez maintenant, et titubez vers celle
que je ne connais pas206.

Jos de Haes207

Généalogie

Entre deux collines brabançonnes,
l'histoire est réduite à néant.
Aucune pierre, aucune motte qui n'ait un sens,
mais qui n'ait blessé une main, un cœur.

Cœurs et mains que j'aime et que je suis,
serfs que le corps d'un autre convoite,
combien de temps vous avez arrachés, et pour le profit desquels
vous êtes morts dans le péché et le besoin !

Je suis votre histoire. . . La terre
et moi sommes tout ce qui reste encore,
deux acides qui se rapprochent.

Ils éveillent les papilles dans ma bouche,
ils mettent le virus dans mes veines,
O bonnes et ivrognes, pères208.

Paul van Ostaijen209

Compte baroque

Parfois
- quand les bateaux de leurs sens battent contre la falaise toujours gonflée
d'un parfum toujours ouvert aux bêtes fantastiques
et aux plantes qui traversent avec peur entre le bleu de la mer et le bleu du ciel

sont une pure métaphore -
parfois désirent des flammes dans les gens si haut qu'ils s'attaquent au bateau fragile
et prennent la mer
le vent joue une illusion dans les voiles

une vieille illusion qui repose dans un effondrement au-delà de l'horizon
jusqu'à ce que le vent ait réduit la coque en morceaux
et des morceaux flotte le vin de l'illusion

cette vieille illusion
Personne ne connaît le SOS au-delà de l'horizon des sens
et cela au fond de nos âmes il y a des antennes qui ne captent que les vibrations
de l'au-delà
Parfois, l'envie force le rêve à prendre une forme
et le corps se transforme en rêve210

A une maman

Tu m'as dit "mon fils est tombé. 
Tu ne l'as pas connu ni son front,ni ses lèvres  ni ses mains ;
aucun de ceux  là maintenant à mes côtés, n'ont rien connu de lui,
sauf une chose : où il est tombé -
au champ d'honneur. 

Quand j'entendais des pas dans la rue  je me disais : « ainsi sera son retour ».
Cette écoute, cette attente , c'est fini.
Les pièces que j'ai épargnées pour lui acheter une veste
sont encore dans le coffret , à côté des dessins de guerre  de son enfance"

Tu dois écrire un poème pour mon fils  que je mettrai à côté de ses dessins dans la boîte."

Je sais, petite Maman, tu aimerais lire
Choc des armées, champ de bataille, héros
car comme une sainte triade , on t'a proposé ces mots
Et de ton fils tu n'as plus que ça :
Des mots qui doivent te consoler.
Parce que , ton fils , tu ne le réveilleras plus jamais
Tu ne prépareras plus jamais son café toujours au même coup de l'horloge
tu ne le regardera plus jamais sortir dans la rue .
[.... ]
Ton fils, Petite Maman, n'est pas tombé pour une juste cause
Mais son sang lui a été sucé par tous
Parce que notre humanité s'en est allée.
[.... ] 
Tout est beauté- Souviens toi de ton fils assis en face de toi à la table du déjeuner-
Nous devons libérer notre propre conscience, notre esprit
De toute illusion.

Les millions des funestes croix noires se taisent,
mais leur plaie, ouverte et sombre
a retrouvé la parole :"tout est leurre et tromperie."
« Vivants, rassemblez vos faibles forces
Pour la foi en la vie, en la vie ! 
"Tout est infiniment beau" ; écoutez cette parole 
Qui épanouit notre conscience. »

Hedwig Speliers211

minutes

Le soir s'ouvre sur mon village
qu'un jet attend la porte de ma parole
pour l'entrée de mon poème.

Sur la face des ormes
la face stupéfaite du soleil
la forme ratée d'un nuage
la marée printanière des noms rouillés éparpillés
sur les pelles et les socs
.

Les oiseaux du sud, refroidis, plongent dans les hangars
et montent la garde pendant des heures et des heures
pour la mort sous forme de nuit.

Les arbres prient pour la miséricorde ;
leurs racines cherchent le sol ;
les feux sont déplacés d'un endroit à l'autre.
Crapauds, araignées vers la terre entament
une chanson en retour.

Dans la clôture de mon poème
un fermier court, une étoile jaillit et un soufflet
comme il y a des années remplit l'ouverture des haies.

Lentement la rouille blanche brille sur l'acier d'une herse.
En éclats - la voiture est partie -
un chat meurt dans la rue du village
avec des flocons de sang autour de la bouche.

Mustafa Stitou212

Pourquoi il me déplaît...

Pourquoi il me déplaît qu'ils donnent
à manger et à boire aux pauvres et aux orphelins
leur offrent un toit, des vêtements, et qu'aux
médecins ils ordonnent de guérir les malades?

Leur charité me prive de la liberté
d'agir ou non selon mon bon vouloir, je
deviens leur obligé et ne me sens plus
le droit de refuser ce qui m'est offert.

Ne leur ai-je pas dit et redit que les pauvres
et les orphelins me sont les plus chers
des enfants, en présence desquels je me révélerai
à qui aura pris leur sort en pitié?

Ils se sont affranchis de la menace
qui émane de moi et ils ont fait de moi, tant que
je supporte cet amour et ne leur commande pas
d'affûter les couteaux, leur esclave exalté.

Faire l'amour dans un chêne d'été

Faire l'amour dans un chêne d'été, quelques fois quelques secondes,
s'agiter en se secouant, arrangeant ses plumes.  
Marcher sur des troncs, monter, descendre, pendre des brindilles
à l'envers, picorer des bourgeons, sautiller le long des branches.

Gratter autour de la cime des arbres, sous les buissons, dans une flaque boueuse.
Est-ce que mon chéri niche ?
Je lui apporte de la terre noire.

Est-ce qu'elle rumine ?
Je la nourris de chenilles cueillies   entre les feuilles. Oh,jamais en proie aux apories, les phobies, les fantasmes paralysants de
toute-puissance et d'impuissance, la solitude enivrante suffocante addictive, la susceptibilité qui me ronge la mâchoire, l'évasion.

Mais combattre les merles ! Maudissant un moineau !  
Boire de la pluie, chanter avec un bec plein de fourmis,
un bec plein de fourmis.

Oh, pas plus sombre ou moins éclairante que la tienne, nichoir, est la source
qui m'a fait naître !

Quel est ce brouhaha silencieux déchirant ?
Dans le nichoir mes petits apprennent à voler.
Oh, environ six semaines de vie de famille et puis bannissez ces enfants.
(Et afficher parfois un comportement étrange, étalant soudainement mes excréments sur une branche morte213.)

Karel van de Woestijne214

Une étoile : un bloc de glace...

Une étoile : un bloc de glace entre mes dents brûlantes...
Tandis que tu es à l'abri des regards, ô mer qui respire à peine ;
tandis que mon cœur se tait comme une nonne âgée
vient cet infini précis me brûler les lèvres.

Mes nuits étaient autrefois un panier rempli de rêves;
mes jours la somme de toutes les pommes qui gonflent
dans chaque verger et sur chaque arbre chargé.
Je n'aurais pas assez de doigts pour compter mes richesses.

Maintenant : le vide. Le temps est sombre, impassible. Le temps
est comme la mer froide et aride, qui ne se soulève ni ne gémit.
Je suis seul; Je serre mes lèvres raides
sur rien d'autre que cette grande étoile qui les brûle215.

Boue durcie et cristal amer

Boue durcie et cristal amer : dans ma demeure nue
riche et pauvre de rien et de tout, je suis la plus malade et la plus belle.

Maison qui isole et veille : cœur qui, tout impassible,
entend la mer qui gonfle et reflue devant des yeux rassasiés.

En aucun miroir, macabre-noble, l'image d'un désir.
Tous les balais sont trop nombreux pour étayer la terre.

Le plus malade et le plus beau ; -- non : pas même la pauvreté de savoir
que personne ne te voit souffrir et que la beauté t'a abandonné
alors que vous étiez assis dans votre néant immobile.

BELGE FRANÇAISE

Constant Burniaux216

Pense à la folie

Pense à la folie
si jolie,
si polie
de l'homme qui se donne la peine
d'écrire un poème...
et de la garder.

Pense à la candeur de cet homme -
qui pourrait jouer aux cartes,
boire,
danser,
aller au cinéma -
et qui se donne la peine
d'écrire un poème.

Pense à la patience de ce brave homme,
qui ne sait même pas
si ses contemporains
voudront croire à son talent,
et qui prend la peine,
quand même,
d'écrire son poème.

Pense à la folie,
à la manie
si douce de cet homme,
qui n'est peut-être pas même
approuvé par sa femme,
et qui, s'il l'était,
pourrait bien s'en attrister.

Pense à lui
qui croit à la poésie,
qui en a fait son amie
et qui peut-être,
à cause d'elle,
va perdre sa place
au ministère.

Pense à lui
qui se donne la peine
de faire un poème,
aujourd'hui !...
et d'en souffrir.

Marcel Lecomte217

L'amoureuse

Raimone se trouve nue dans une chambre à l'étage
qui est à peu près nue.
Elle est couchée sur un lit rouge dans une pose de modèle
au milieu de coussins.
À côté de ce lit se trouve une petite table
derrière un paravent.
Elle attend le retour d'Hubert
qui revient tous les jours de la ville
et regarde par la fenêtre
où un grand arc-en-ciel dans le ciel se dessine.
Un ballon monte avec douceur orné de quelques petits
drapeaux.
Raimone parfois soupire. La pluie ne tombe plus.
Quelque ferme dans le lointain est en train de brûler sans
bruit.
On aperçoit très bien les flammes
et cette fumée lente qui s'élève, qui s'alourdit.
Sur la route quelqu'un s'avance
et devant la maison
deux arbres restent immobiles.
C'est le printemps, l'été
mais c'est le jour qui va finir
et le ciel devient maintenant verdâtre,
le soleil à présent est une grosse boule rouge
qui descend peu à peu et à doux bruit de cuivre
entre deux ou trois arbres à l'horizon.
À de certains endroits la brume se suspend au-dessus des
campagnes, voici le soir qui vient.
Raimone attend Hubert mais elle est endormie.
Le soir devient la nuit.
La lune est là comme un soleil
comme elle fut le soleil de la féminité
au temps lointain du monde.

Maurice Maeterlinck218

Le dernier port

Encore un printemps mort,
Encore un an qui fuit...
Nous entrerons au port
Quand tombera la nuit.

Nous entrerons au port
Quand nous n'y verrons plus.
Nous y serons encore
Quand nous ne serons plus...

Ceux qui l'avaient cherché
Ne l'ont pas encore vu...
Ils n'avaient rien trouvé,
Ils avaient tout perdu...

Ils trouveront ici
Ce qu'ils cherchaient encore
Et dans l'eau de la mort
Ils sombreront aussi...

Heures ternes

Voici d'anciens désirs qui passent,
Encor des songes de lassés,
Encor des rêves qui se lassent ;
Voilà les jours d'espoir passés !

En qui faut-il fuir aujourd'hui !
Il n'y a plus d'étoile aucune :
Mais de la glace sur l'ennui
Et des linges bleus sous la lune.

Encor des sanglots pris au piège !
Voyez les malades sans feu,
Et les agneaux brouter la neige ;
Ayez pitié de tout, mon Dieu !

Moi, j'attends un peu de réveil,
Moi, j'attends que le sommeil passe,
Moi, j'attends un peu de soleil

Sur mes mains que la lune glace.

Henri Michaux219

Je rêvais que je dormais

Je rêvais que je dormais.
Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
sachant que j'étais éveillé
jusqu'au moment où, me réveillant
je me rappelai que je dormais.

Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu'au moment où m'endormant,
je me rappelai que je venais de me réveiller
d'un sommeil où je rêvais que je dormais.

Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu'au moment où, perdant toute foi,
je me mis à me mordre les doigts de rage
me demandant malgré la souffrance grandissante
si je me mordais réellement les doigts
ou si seulement je rêvais que je me mordais les doigts
de ne pas savoir si j'étais éveillé ou endormi
et rêvant que j'étais désespéré de ne pas savoir
si je dormais, ou si seulement je...
et me demandant si...

Le vent

Le vent essaie d'écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à la mer, n'est-ce pas évident, et le vent tient à souffler... non, il ne tient pas à souffler, même devenu tempête ou bourrasque il n'y tient pas. Il tend aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de parfait calme, de bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille.
Comme les vagues de la mer lui sont indifférentes ! Qu'elles soient sur la mer ou sur un clocher, ou dans une roue dentée ou sur la lame d'un couteau, peu lui chaut. Il va vers un endroit de quiétude et de paix où il cesse enfin d'être vent.

Dans la nuit

Dans la nuit
Dans la nuit
Je me sens uni à la nuit
À la nuit sans limites
À la nuit.

Mienne, belle, mienne.
Nuit
Nuit de naissance
Qui m'emplit de mon cri
De mes épis.
Toi qui m'envahis
Qui fais houle houle
Qui fais houle tout autour
Et fume, es fort dense
Et mugis
Es la nuit.
Nuit qui gît, nuit implacable.
Et sa fanfare, et sa plage

Sa plage en haut, sa plage partout,
Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui
Sous lui, sous plus ténu qu'un fil
Sous la nuit
La Nuit.

De ta faiblesse, domine !

L'être qui inspire m'a dit :
Je suis celui qui tremble.
Je suis celui qui rompt,
Qui glisse, qui rampe.
Je suis celui qui rend.

L'être qui transporte m'a dit :
Je suis celui qui cesse,
Celui qui ôte, celui qui lâche.

Eh bien! et toi?
Et toi pareil, pourquoi te méconnais-tu?

Je m'assieds en juge,
Je m'accroupis en vache,
Je pénètre en père,
J'enfante en mère.
Et toi, qu'attends-tu?

Ton égout traverse la
Royale
Demeure.
Six mille lames de mots tu as en ta bouche.
Faible, dis-tu.
Qui est faible, traversant les quatre mondes?

Je suis l'oiseau.
Tu es l'oiseau.

Je suis la flèche empennée des plumes de

l'oiseau.
Je vole.
Tu voles.
Je vogue.
Tu vogues.
Nous voguons entre les mâchoires du ciel et de la
Terre.
Je romps
Je plie
Je coule

Je m'appuie sur les coups que l'on me porte
Je gratte
J'obstrue
J'obnubile

Je fais rétrograder la marche des vivants
Et toi, qui en misère as abondance
Et toi,

Par ta soif, du moins, tu es soleil, Épervier de ta faiblesse,
domine!
Regarde :

Je fais tournoyer la femme
Je lynche le vieillard
J'enivre la racine
Je galope dans le troupeau de girafes
Je suis le guerrier parachuté
Je suis l'oreille quand il y a du bruit
Je trompe, je traverse
Je n'ai pas de nom
Mon nom est de gaspiller les noms
Je suis le vent dans le vent.

Je suis celui qui enfanta les dieux
Dans mon bassin ils ont été créés
De mon bassin ils ont été chassés.

Je ruine
Je démets
Je disloque
M'écoutant, le fils arrache les testicules du
Père
Je dégrade
Je renverse
Je renverse
La tête dans ses tarots mes chiens dévorent
la cartomancienne.

Odilon-Jean Périer220

Vieillir

Le buveur de café rit
Il est triste et mal rasé
Encore six ans de jeunesse
(C'est un homme sans maîtresse
C'est un buveur de café)
Sollicitude Incertitude
L'élégance des gens perdus
(Encore six mois de jeunesse)
O mes belles mains sans emploi
Ici, ailleurs, demain, partout
Encore six jours
Encore six heures
Je m'en vais
De qui parlez-vous

Voici le verre où il buvait.

Louis Scutenaire221

Si tu veux arrêter...

Si tu veux arrêter le cours du fleuve, n'y trempe pas tes mains ; ensuite, ne va pas traîner tes mains le long des berges, pour écrire des signes avec cette poussière humide sur quelque bois flottant. Laisse flotter le bois, le fleuve lui-même y inscrira ses vœux. Que tu souhaites autour de toi la sensation de l'eau, que tu souhaites sur chaque grain de ta peau la fraîcheur de lèvres des rides de l'eau, il ne faut pas que le beau fleuve te le reproche. Ni que noyé toujours renaissant tu veuilles te laisser conduire par son flux, toujours jusqu'à cette mer ; jusqu'à cette mort. Puisqu'il est le maître de tes souhaits, puisque tu l'as créé ordonnateur de tes vœux, que le fleuve soit doux et sache que tes désirs ne valent que par lui.

Émile Verhaeren222

Les voyageurs

(fragments)

Et par les yeux voilés des horizons songeurs,
Et par l'antique appel des sybilles lointaines,
Et par les au-delà mystérieux des plaines,
Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs.

Partis !
Les quais étaient électrisés de lunes,
Et le navire, avec ses mâts pavoisés d'or
Et ses mousses d'ébène, ornait gaîment son bord ;
Et les vagues baisaient les sables des lagunes.
...............................................
Et des îles, ainsi que de grands piédestaux,
Parmi les flots d'argent, d'onyx et de turquoises,
Là-bas --- et des frissons marins et des angoisses
Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux.

Et des peuples lassés de leur fierté première,
Et des peuples debout vers leurs prochains réveils,
Et des ports et des ports et des phares pareils
À des bras resserrant dans leurs poings la lumière ;

Jusqu'à ce soir certain, où, seuls au bout du pont,
Le souvenir revient des lointaines reliques :
Le clos natal et les parents mélancoliques
Et l'horloge sonnant vers ceux qui reviendront.

Âprement

Le jour
Ils se croisaient dans leur étable et dans leur cour,
Leurs durs regards obstinément fixés à terre ;
Et tous les deux, ils s'acharnaient à soigner mieux,
Elle, ses porcs, et lui, ses boeufs,
Depuis qu'ils se boudaient, rogues et solitaires.

Ils s'épiaient du coin de l'oeil, dans leur enclos,
Avec l'espoir secret de se surprendre en faute.
Mais elle était toujours de corps ferme et dispos
Et lui travaillait dur et tenait la main haute
Sur la grange et le champ.

Ils se mouvaient, pareils à deux blocs de silence,
Faits de sourde rancune et d'âpre violence :
Aux trois repas, ils attablaient, farouchement,
Face à face, leur double entêtement.
Ils gloutonnaient, à bouche pleine,
Leur pain compact
Réglant leurs coups de dents sur le tic tac exact
De l'horloge de chêne ;

Quand leur bru s'en venait, le dimanche, les voir,
L'un disait, à voix haute, pesante et lente,
Ce que l'autre devait savoir
Pour les achats et pour les ventes,
Et l'accord se faisait, sur la somme, sans plus.
- Oh ! qu'ils étaient ardents et résolus
A tordre d'un gain minime
Le plus humble centime ! -

La nuit,
Dos à dos, ils s'étendaient dans leur vieux lit,
Chacun guettant l'aurore
Pour être seul à travailler
Dans le fournil ou le grenier,
Quand l'autre s'oubliait à reposer encore.

Ainsi
Leur bien grandit,
Grâce à leur âcre et morne souci
D'être toujours sans défaillance et sans merci,
Et de vivre, durant des mois et des années,
A mâchoire fermée.

Le vent

Sur la bruyère longue infiniment,
Voici le vent cornant Novembre ;
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds, battant les bourgs ;
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre.

Le vent sauvage de Novembre,
Le vent,
L'avez-vous rencontré le vent,
Au carrefour des trois cents routes,
Criant de froid, soufflant d'ahan,
L'avez-vous rencontré le vent,
Celui des peurs et des déroutes ;
L'avez-vous vu, cette nuit-là,
Quand il jeta la lune à bas,
Et que, n'en pouvant plus,
Tous les villages vermoulus
Criaient, comme des bêtes,
Sous la tempête ?

Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant,
Voici le vent cornant Novembre.

Liliane Wouters223

Que reste-t-il...

Que reste-t-il de ton passage, Ulysse ?
Un vieux chant grec auquel nous avons bu.
Ulysse ! J'aurais tout aussi bien pu
Dire César, Hannibal. Le temps glisse
Lentement sur les rails de leurs exploits,
Tramway nommé non pas Désir mais Nebel.
Nebel und Nacht. Quid du renom ? J'ai froid
Jusque dedans ma charpente. Mon bel
Oranger s'est déjà flétri. Tout passe.
Tout est passé. Nous sommes encor là
Comme y furent César, Ulysse et la
Reine, laquelle était-ce ? Tout s'efface,
(S'écoule, disait l'autre avec raison.)
Et moi je dis : de ton passage, Ulysse
(Ou bien Dupont), que reste-t-il ? Saisons
D'antan, avec ou sans leurs neiges, lisses
Les traits d'Ulysse (ou de Durand). Sappho
Ne nous a laissé qu'un peu d'herbe et Jeanne
Qui fut pucelle rien que cendre. Il faut
Clore ici, ne plus trop penser, Liliane.

Je sais. Mais je vois que mes jours s'en vont
Et que j'irai bientôt dans le cortège
Des César, des Ulysse, des Dupont
Préposés à d'antan chercher les neiges.

BIÉLORUSSE

Janka Kupala224

Qui va là ?

Et, dites, qui va là ? Et, dites, qui va là ?
Dans une si grande foule assemblée, Ô cri ?
Biélorusses !

Et que portent comme fardeau ces maigres épaules,
ces mains tachées de sang, ces pieds chaussés de sandales de raphia ?
Tous leurs griefs !

Et à quelle place portent-ils ce grief,
Et où le prennent-ils pour le proclamer ?
Au monde entier !

Et qui les a éduqués ainsi, plusieurs millions d'hommes,
Porté leurs griefs, les a réveillés longtemps de leur sommeil ?
Envie et souffrance !

Et qu'est-ce donc qu'ils ont si longtemps langui,
méprisés à travers les années, eux, les sourds, les aveugles ?
Être appelés humain225 !

Des âges des ancêtres, depuis longtemps révolus,

Des âges des ancêtres, depuis longtemps révolus,
Un héritage m'est venu,
Parmi les gens étrangers, parmi les miens,
Me caresse, maternellement.

D'elle chantent pour moi des fables de rêve
Des premières plaques de dégel, hivernales,
Le murmure de septembre des bois,
Un chêne solitaire, à moitié brûlé.

Ses souvenirs, comme des cigognes qui claquent
sur la ligne, m'ont réveillé (...).
Et à travers la nuit noire et à travers le jour blanc
je veille sans cesse,
de peur que mon trésor ne s'égare,
de peur qu'il ne soit mangé par des drones.

Je le porte dans mon âme vivante
Comme une flamme de torche toujours brillante pour moi,
Qu'à travers les ténèbres sourdes jusqu'à mon but,
Au milieu des vandales il puisse m'éclairer.

Avec elle vit ma famille-pensée.
Apporter des rêves de sincérité. . .
Et son nom, en somme, doit être
Ma terre natale, mon héritage226.

Le cimetière

Au plus profond de la Biélorussie, au milieu d'un désert et d'un marais,
Où coule une rivière, tourbillonnant bruyamment,

Un mémorial des jours enfuis et disparus
Rêves révolus depuis longtemps, un tertre funéraire, herbeux, sempiternel.

Profondément enraciné, le chêne haut au-dessus étend ses branches,
Sur sa poitrine s'accroche un herbier desséché,

Et au-dessus de lui, respiration sourde, le vent gémit et soupire
Un chant funèbre des années passées chantant tristement.

(...) Il se tient là, un monument construit par l'homme, un signe. . .
Mais ceci, dit la légende, est son histoire. (...)

Ils ont saisi le vieux ménestrel, ils ont emporté l'homme,
Et avec lui sa harpe claire et mélodieuse,

Jusqu'à la rive escarpée, où coulait la rivière sauvage,
Ils ont conduit le barde à sa perte.

Ils leur ont choisi un endroit et ils leur ont creusé une tombe,
Trois toises de large et trois de profondeur,

Ils l'ont enterré là et un pieu de tremble a conduit,
A élevé un monticule de trois toises là, en pente raide.

Il n'y vint pas de menuisiers un cercueil à faire,
Il n'y avait pas d'yeux voisins qui pleuraient,

La harpe était alors silencieuse et lui - et la douleur du chagrin
Et le silence, comme si la nuit venait ramper. (...)

Et année après année passa, passa et coula,
Et sur le monticule de gravier du barde là,

L'absinthe poussa, un jeune chêne commença à y pousser,
Et avec des paroles mystérieuses retentirent.

Et le temps passa, cent ans ou plus,
Et parmi les gens fleurirent ces rumeurs :

Une fois par an, la nuit, le vieil homme, comme jadis,
Se lève du monticule, blanc comme la neige qui se profile.

Et il frappe sur la harpe, et les cordes résonnent clairement,
Aux mains sans nerfs qui s'égarent,

Et il chante, mais les vivants ne savent pas ce qu'ils entendent,
Il regarde la lune, blanc comme lui, jouant.

Et ils disent, si jamais un homme sondait cette chanson,
Il ne connaîtrait jamais le chagrin ni les pleurs...

Peut-être que c'est vrai - écoutez avec votre âme, écoutez longtemps. . .
Les tumulus en diront beaucoup dans leur discours.

Valiaryna Kustava227

Quand mes lèvres...

Quand mes lèvres s'engourdiront,
je parlerai encore avec les yeux.
Quand mes yeux se tairont,
je regarderai encore avec les mains
Quand mes mains ne verront plus,
je  saluerai encore avec le cœur
Quand mon cœur ne pourra plus saluer,
c'est mon âme qui  battra encore
Quand mon âme se rompra,
je serai encore ...
Tout simplement je serai. 

Coup de fil du bonheur

S'il vous plaît, dites au bonheur
qu'il réponde à mon coup de fil.
Car il y a longtemps que je n'ai pas
de ses nouvelles.
Et il y a longtemps que mon clavier
n'a que des touches noires...

S'il vous plait, dites au bonheur
que j'attends son coup de fil
(ne lui expliquez pas, bien sûr,
que je ne dors pas et ne mange pas,
que je ne vais nulle part exprès
et que je prendrai le téléphone
même dans la salle de bains,
ne le lui expliquez pas, même si c'est vrai)
dites-lui que c'est très urgent,
que j'ai vraiment des problèmes

S'il vous plait, dites au bonheur
que c'est sa dernière chance
soit il téléphone tout de suite
soit je trouverai autre chose,
et qu'il ne vienne pas après en pleine nuit
me demander d'entrer pour se justifier.
Je ne lui ouvrirai pas

Eh, quiconque le voie, dis au bonheur
Qu'il doit m'appeler d'urgence !
C'est sa dernière chance228 ! 

Nicolas Minsky229

Les deux voies

Il n'y a pas deux voies, celle du bien et du mal
Il y a deux voies du bien.
La liberté m'a amené vers le carrefour dans la matinée.
Et elle m'a dit : « deux chemins, Deux vérités, deux biens.
Leur choix est un tourment pour la foule,
Pour un sage c'est un jeu.
Ce qui jusqu'à présent est le péché et le mal pour les hommes,
C'est seulement le début de deux voies, leur premier tournant.
La voie de la vanité bruyante augure l'unité de l'être.
L'autre voie est silencieuse, elle promet l'unité du vide.
Elles promettent et mentent, et vers la même brume de mort amènent.
Tu es le fantôme de Dieu sur terre, Dieu est ton fantôme dans le ciel.
La malédiction, c'est qu'il n'y a pas de voie unie.
La joie, c'est que peu nous importe le chemin.
Insouciant, comme pendant une promenade, prends l'un ou l'autre chemin.
Avec les hommes t'inquiétant et travaillant, au fond du cœur reste imperturbable.
Nie leur bonheur par le bonheur, par l'amour brûle l'amour.
Au fond du cœur contemple-moi pour moi seul prépare les dons.
Chauffe le monde par mon sourire.
Raconte à tous ce que je chuchotais à toi seul, toi le premier des hommes.
Dis : j'ai allumé pour eux le flambeau, qu'hier ils ne connaissaient pas.
Il n'y a pas de voies, celle du bien et du mal -- Il y a deux voies du bien230.

Mélodie

Qu'appelles-tu tendre dans la vie ? Qu'y a-t-il de doux dans le monde ?
Doux et tendre est le soupir de la vie dans l'univers épanoui de l'aube.
Doux et tendre est l'appel du flûtiau au loin, un matin de printemps,
La voix d'une berceuse, le bruit du flot qui naît,
Le bruissement des feuilles neuves, le frémissement de l'herbe qui point,
Tout ce qui se lève, advient, annonce et promet.

Qu'est-ce qui est le plus doux et le plus silencieux ?
Ah, le plus doux et le plus silencieux ce sont :
La nudité des forêts qui se flétrissent, la faiblesse des cœurs fatigués,
Le vol des flocons le scintillement des neiges, le monde funèbre des cyprès,
Le sommeil de la cellule où le moine songe sans amour et sans méchanceté.
La froideur des cendres grises, l'engourdissement des lèvres fermées,
- Tout ce qui est, qui est devenu froid, ce qui est fermé, ce qui est oublié.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
La force, la volonté, le pouvoir est à nous.
Préparez-vous à la dernière bataille comme à une fête,
Qui n'est pas avec nous est notre ennemi, il doit mourir.
Faisons la garde autour de toute la planète
Et à un signe, dès qu'arrive l'heure, tous en avant !
L'ennemi sera confus, il ne tiendra pas le coup,
L'ennemi sera battu et le peuple sera en gloire.
Le monde naîtra des ruines, des incendies
Expié par notre sang, un nouveau monde.
Qui travaille, bienvenu à notre table ! Viens ici, camarade !
Qui est maître, va-t'en d'ici ! Laisse-nous célébrer ce festin !
Amis et frères ! Profitez du bonheur de vivre !
Tout est à nous, tout ce que possède l'ennemi jusqu'à présent.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Le soleil est dans le ciel, un soleil rouge est notre étendard.

Valzhyna Mort231

Ma grand-mère ne connaît pas...

Ma grand-mère ne connaît pas la douleur
elle pense que la faim c'est manger
la misère c'est la richesse
et la soif c'est l'eau
son corps comme la treille s'enroule autour d'un bâton
ses cheveux sont comme les ailes des abeilles
elle avale des rayons de soleil appelés pastilles
et pense qu'Internet est le téléphone pour l'Amérique
son cœur est devenu une rose et tu ne peux
que le sentir en te blottissant contre sa poitrine
il ne sert à rien d'autre
c'est juste une fleur
ses bras sont comme les pattes des cigognes
des bâtons rouges
et je suis assise accroupie hurlant comme un loup
à la lune blanche de ta tête
grand-mère
je te dis que ce n'est pas de la douleur
c'est ainsi que Dieu te serre dans ses bras
t'embrasse et te pique avec sa joue non rasée

En mémoire du livre

les livres se meurent
 depuis les chambres obscures
où le seul chemin tracé par la lampe jaune
conduisait à leurs pages
on les met dans tous les coins de la maison
la transformant en un grand cimetière de livres
ceux dont les noms  ne disent plus rien
on les monte au grenier
et on les laisse par groupe de vingt dans une seule caisse
comme dans une fosse comune 
les livres restent veufs
 dans les appartements vides
ils ne sentent aucun cœur battre tout près
personne ne partage les repas du soir avec eux
ni les laisse tomber dans la baignoire 
personne ne se rend compte
quand ils perdent leurs pages
comme les cheveux comme la mémoire
les livres vieillissent dans la solitude

et le plus sensible des livres
reste pour toujours dans un lit froid
et se couvrant la tête avec un coussin
il étouffe le cri de ses lettres noires

les livres vieux
comme des tombes abandonnées232 

Ales Stiapanovitch Razanaù233

L'icône noire

Dans mes mains une icône, sur laquelle il n'y a
Aucune révélation, aucune peinture,
Une icône noire en bois.
Je la tiens devant moi et avec elle
librement je m'envole au-dessus des cours,
au-dessus des jaunes arbres d'automne,
au-dessus de la terre je m'étends...
Je sais, sur quoi sont fondées mes possibilités
-- elles ont leurs couleurs, leurs traits
et leurs frontières, mais ma frontière est impossible,
où est-elle ?
Existe-t-elle ?
Noire icône.
Et les muets abîmes de l'espace, où sont les roseaux,
Ne brûlant pas, du soleil.

Signe (avant Tchernobyl)

Pour nous protéger du hasard, nous
Avons élevé un mur de pierre,
Emmuré le destin,
Planté un paratonnerre,
Fait des lois,
Planifié notre vie au lointain futur
-- pour des décennies, des siècles,
Mais...
Mais au tout début de l'été est venu l'hiver dans les squares,
Mais tout près de l'hôtel de ville soudain,
En plein vol, un oiseau mort est tombé,
Mais l'eau s'est réchauffée en janvier,
Mais les vieilles gens se sont arrêtées en chemin pour dire :
« Nous entendons les larmes de nos parents couler... »

Anatol Sys234

Les champs les champs...

Les champs les champs avec des nimbes de tournesols de tournesols
Le vent jaune jaune caresse caresse caresse les abeilles
et souffle souffle souffle féroce féroce féroce
sous forme de vent le vent le vent jaune jaune
jaune dans  les champs l'éternité fait fait son chemin chemin
son chemin l'éternité et les abeilles piquent piquent la mère
la mère ses yeux les yeux les yeux les yeux
et sur ses joues coulent coulent des larmes
les larmes  larmes larmes
les larmes  larmes

Pour protéger sa bien-aimée du froid
le pèlerin a brûlé son bâton
le seul qui connaissait
le chemin jusqu'au pays natal ;
le musicien vagabond a brûlé son violon
qui évoquait les chansons des aïeux ;
le pêcheur a brûlé ses rames
sur une île déserte,
celles qui le sauvèrent
des plus violentes tempêtes

Pourrais-je brûler mes poèmes
pour réchauffer de leur feu
la personne que j'aime235 ?

Victar Zhybul236

La grande lessive

Avec nos propres mains
nous lavions nous-mêmes le ciel
le jour nous le frottions sur la table à laver
avec un morceau de savon parfumé
jusqu'à y faire des trous (d'ozone)
de nos propres mains
nous faisions briller le ciel
et la nuit nous lui mettions
un adoucissant puissant fait d'étoiles
et nous l'étendions pour qu'il sèche

et pourtant nous aurions pu
le prendre le froisser
et le mettre dans un lave-linge
de marque étrangère !

Jouet

Quand tout le monde s'endormira
je me lèverai
j'ouvrirai l'armoire
j'atteindrai la dernière étagère
où se trouve l'Univers que les adultes me cachent
ils ne me laissent pas le toucher
ils ont peur que je puisse l'abîmer et qu'il m'abîme
Mais je le descendrai peu à peu
je le mettrai tête en bas
je prendrai un tournevis
je desserrerai les petites vis
je l'ouvrirai pour moi
je regarderai
je voudrais savoir ce qu'il y a dedans
comment tout est organisé
je le grifferai avec grand plaisir
Mais n'ayez pas peur je serai prudent
je me suis même lavé les mains
je jouerai juste un peu
après je laisserai tout comme avant
et je le mettrai à sa place237

BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : ANGLAISE

W.H. Auden238

Le temps dira sans plus...

Nul ne peut prévoir l'avenir, et cependant
Comme je t'aime plus que je ne saurais dire,
Ah, je te l'apprendrais, si je pouvais le dire.
Il faut bien que les vents soufflent de quelque part,
Il faut bien expliquer que les feuilles pourrissent.
Le Temps dira, sans plus : Je te l'avais bien dit.
Peut-être que la rose aime vraiment s'ouvrir,
Que la vision vraiment souhaite demeurer ;
Ah, je te l'apprendrais, si je pouvais le dire.
Supposons que les lions viennent à décamper
Et que tous les ruisseaux et les soldats s'enfuient,
Le Temps ne dira-t-il que : Je l'avais bien dit ?
Ah, je te l'apprendrais, si je pouvais le dire.

À la mémoire de W.B. Yeats

Il disparut au plein cœur de l'hiver :
Les ruisseaux étaient gelés, les aérodromes presque vides
Et la neige défigurait les statues municipales ;
Le mercure tomba dans la bouche du jour mourant.
Les instruments dont nous disposons conviennent
Que le jour de sa mort fut un jour sombre et froid.
Loin de sa maladie
Les loups couraient toujours au milieu des sapins,
La rivière rustique dédaignait les quais élégants,
Les langues affligées
Cachèrent la mort du poète à ses poèmes.
Mais pour lui, ce fut le dernier après-midi où il était lui-même,
Un après-midi d'infirmières et de rumeurs ;
Les provinces de son corps se révoltaient,
Les places de son esprit étaient vides,
Le silence envahit les faubourgs,
Le courant de ses sensations fut coupé ; il devint ses admirateurs.

Visite de la flotte

Visite de la Flotte
Les marins descendent à terre, au sortir de leurs bateaux creux,
Des gars très simples à l 'air doux,
Lecteurs des bandes dessinées ; un seul match de base-ball leur importe plus
Que cinquante guerre de Troie.
Ils paraissent un peu perdus dans cet endroit si différent de l 'Amérique
Où les indigènes passent avec des lois et des avenirs bien à eux ;
Ils ne sont pas là parce que,
Mais seulement pour le cas où.
La putain et le bon à rien qui les ennuient avec leur pacotille,
Du moins, à leur sale façon, ils servent la Bête Sociale ;
Eux, ne font ni ne vendent rien -- pas étonnant qu 'ils se soûlent.
Mais leurs navires sur le bleu violent dde ce port gagnent réellement
Au fait qu 'ils sont inutiles ; sans une volonté humaine pour leur dire qui tuer,
Leurs silhouettes s 'humanisent
Et, loin de paradis perdus, on dirait qu 'ils étaient prévus
Pour être pure forme abstraite par quelque maître du dessin
Et valent le moindre centime des milliards qu 'ils ont dû coûter.

John Betjeman239

L 'Ombre de Cinq Heures

C 'est l 'heure de la journée où, dans le pavillon des hommes, nous pensons :
« Une dernière poussée de douleur et j 'abandonne. »
Quand celui qui peine à respirer peut lutter moins fort :
C 'est l 'heure du jour pire que la nuit.

Un orage s 'abat sur les rosiers de l 'hôpital,
On joue à quatre sur un terrain de golf,
En sécurité dans son salon, la Sœur se repose :
C 'est l 'heure de la journée où nous nous sentons trahis.

Sous les fenêtres, une foule de proches
En trombe sur le parking, changeant de vitesse au virage,
En route pour la maison, un bon thé et la télé :
« Bon, on a fait ce qu 'on pouvait. La fin ne saurait tarder. »

C 'est l 'heure de la journée où le poids des draps
Est plus dur à supporter qu 'une incision tranchante dans l 'acier.
Le croassement anonyme et incessant d 'un transistor bon marché
Intensifie la terreur solitaire que je ressens.

Elizabeth Barrett Browning240

Si pour toi je quitte...

Si pour toi je quitte tout, en échange
Seras-tu tout pour moi ? N'aurais-je point
Regret du baiser que chacun reçoit
A son tour, et ne trouverais-je étrange
Levant la tête de voir de nouveaux murs ?
Comment... une autre maison que celle-ci ?
Combleras-tu cette place auprès de moi
Pleines de trop tendres yeux pour changer ?
C'est le plus dur. Si vaincre l'amour est
Éprouvant, vaincre la peine plus afflige ;
Car la peine est amour et peine aussi.
Las, j'ai souffert et suis rude à aimer.
Mais aime-moi -- veux-tu ? Ouvre ton cœur,
Et drape en lui les ailes de ta colombe241.

William Blake242

Le Jardin de l'amour

Je suis allé au jardin de l'amour
Et j'y ai vu ce que je n'avais jamais vu:
Une chapelle était construite au milieu,
Là où je jouais autrefois sur l'herbe.

Les portes de la chapelle étaient fermées
Et « tu ne dois pas » était écrit sur la porte.
Alors, je me tournai vers le jardin de l'amour
D'où naissaient tant de jolies fleurs.

Et je vis qu'il était envahi de sépultures
Et de tombeaux là où il devrait y avoir des fleurs.
Et que des prêtres en soutane noire y faisaient leur ronde,
Enchaînant avec des ronces mes joies et mes désirs.

Le mariage du ciel et de l'enfer

Cet Ange, aujourd'hui devenu Démon, est mon ami favori, nous lisons très souvent la Bible ensemble dans son interprétation diabolique ou infernale, à laquelle le monde pourra accéder un jour s'il se conduit bien.
Je possède également une Bible de l'Enfer, que le monde aura, qu'il le souhaite ou non.

Mélopée

Si seulement une voix, si seulement des mots
plus puissants que le tonnerre
pouvait taire les canons de la guerre !

Quand, tremblante de rage
l'âme n'est que démence
Qui se lèvera ?

Quand les âmes des opprimés
luttent dans un climat de violence
Qui se lèvera ?

Quand la main de Dieu s'abat sur ce monde
en une tornade furieuse,
quand d'un léger front
Il rassemble les nations
Qui se lèvera ?

Quand le Péché déploie ses ailes immondes
au-dessus du combat
navigue allégrement sur des flots mortels
quand les âmes sont condamnées au feu éternel
quand les démons de l'Enfer applaudissent ceux qui succombent
Ô ! qui se lèvera?

Qui osera se présenter devant Dieu ?
Qui en portera l'opprobre ?
Les rois et les nobles l'ont voulu !

Écoute, seigneur ! Tes ministres l'ont voulu !

Chanson pour rire

Quand les bois verts rient d'une voix de joie,
et que le ruisseau déchaîné rit dans son sens ;
quand l'air se moque de nos drôles d'idées,
et que la verte colline se moque du bruit que nous faisons ;
quand les prés rient d'un vert éclatant,
et que la sauterelle se moque de la scène joyeuse ;
quand Mary et Susan et Emily
chantent "ha ha hee!" avec leurs douces bouches rondes.
Quand les oiseaux peints rient à l'ombre
où notre table regorge de cerises et de noix,
approchez-vous et réjouissez-vous, et rejoignez-moi,
en chantant en chœur doux le "ha ha ha hee243 !"

Berceuse

O par une seule voix comme le tonnerre, et une langue
A enfoncer dans la gorge de la guerre ! Quand les sens
sont ébranlés Et l'âme est conduite à la folie
Qui peut rester debout ?
Quand les âmes des opprimés se battent
Dans l'air agité tremblant de rage
Qui peut rester debout ?
Quand le tourbillon de la furie parvient
Jusqu'au trône de Dieu, quand les grimaces des attitudes
Mènent l'une contre l'autre les nations,
Qui peut rester debout ?
Quand le péché fait battre ses ailes immenses au-dessus de la bataille
Et vogue gaiement sur les flots de la Mort;
Quand les âmes sont déchirées dans la flamme éternelle
Et que les démons de l'enfer se rient des assassinés
O qui peut rester débout ?
Qui donc a fait cela ?
Qui pourra répondre devant le trône de Dieu ?
Les rois et les nobles de la contrée l'ont fait !
Cieux, ne l'écoutez pas, tes ministres l'ont fait !

Emily Brontë244

Tombez, feuilles

Tombez, feuilles, tombez ; mourez, fleurs, partez ;
que la nuit s'allonge et que le jour raccourcisse ;
chaque feuille est un bonheur pour moi
car elle flotte sur son arbre automnal.

Je sourirai quand nous serons entourés de neige ;
Je fleurirai là où les roses doivent pousser ;
chanterai quand la putréfaction de la nuit
s'installera dans un jour sombre.

Rupert Brooke245

Paix

Or je rends grâce à Dieu, qui a choisi notre heure,
Surpris notre jeunesse, troublé ce sommeil :
La main affermie, l'œil vif, la puissance aiguisée,
Nous quitterons, heureux nageurs plongeant dans l'eau limpide,
Ce monde usé, ce monde las et froid,
Ces cœurs affaiblis que l'honneur n'émeut pas,
Ces moitiés d'hommes et leurs mauvais refrains,
Et tout le vide triste de l'amour !

Nous qui avons connu la honte, nous serons apaisés,
En ce lieu où malheurs et peines s'oublient dans le sommeil,
Seuls nos corps ici sont brisés, rien ne se perd que le souffle,
Et rien ne vient troubler la longue paix du cœur, et ses rires,
Qu'une fugace agonie ;
L'ami le plus terrible, et l'ennemi, n'est ici que la Mort246.

James Byrne247

Tout ce qui est brisé danse III (et-ou-oui-mais)

Ou alors Dieu aime bien un bon voleur
Ou un sourire beurré ne remplira pas le garde-manger
Ou parce que les nourrir c'est nous priver
Ou quand il n 'y a rien de plus étrange que la bizarrerie des gens
Ou quand ils meurent à midi ils sont nés à minuit
Ou que se passe-t-il si le bidonville n 'est qu 'à moitié en ébullition ?
Ou une Eve sans figuier se faufilant dans votre eden
Ou le couteau d'écolier comme nouveau fils de pistolet
Ou la bibliothèque remisée avec des cendres humaines
Ou les fous en chemises de nuit bleues à la porte du quartier
Ou jusqu 'à ce que cette fable appelée histoire soit crue
Ou d 'abattre la forêt familiale, c 'est préserver l 'arbre
Ou pourrait-ce être seulement un accès de chauvinisme
Ou Cécile et moi pourrions-demander si vous parlez bien l 'africain
Ou quand les caméléons ne changent pas nous avons voté
Ou en chiffons propres pour un seau d 'eau
Ou comme il a trompé l 'œil de la femme pour la nouvelle mignonne
Ou alors que le prince décoquetait ses œufs en écoutant du Haendel
Ou parce que c 'est différent quand les blessés sont musulmans
Ou bien quel genre de pécheur vous êtes.

Lord Byron248

Elle marche dans sa beauté.

Elle marche dans sa beauté, semblable à la nuit des climats sans nuages et des cieux étoilés ; tout ce qu'ont de plus beau la lumière et l'ombre est réuni dans ses traits et dans ses yeux, brillant de ces molles et tendres clartés que refuse le ciel à la splendeur du jour.
II.
Une ombre de plus, un rayon de moins diminuerait de moitié cette grâce ineffable qui ondoie dans les tresses de sa noire chevelure, ou éclaire doucement ce visage où des pensers d'une sérénité suave disent combien est pure cette demeure, combien elle leur est chère.
III.
Et sur cette joue, et sur ce front si doux, si calme, si éloquent, ce sourire séduisant, ces teintes animées, annoncent des jours passés dans la vertu, une âme en paix avec tous, un cœur dont l'amour est innocent !

Adrien mourant à son âme.

Petite âme douce et légère,
Du corps hôtesse passagère,
Eh ! que vas-tu faire là-bas ?
Pâle, tremblotante, chétive,
Crois-moi, sur cette froide rive,
Ta gaîté ne te suivra pas.

Le corsaire

Sur la mer azurée aux reflets radieux,
Nos pensers sans limite, et nos cœurs sans entrave,
Aussi loin que la brise et le flot écumeux
Parcourent cet espace où nul n'habite esclave.
Contemplez notre empire, un domaine infini,
Où tous, rois et sujets, concourent tributaires ;
Notre bannière, un sceptre en tous lieux obéi
Par des confédérés, légions volontaires.
Et notre vie à nous, c'est tantôt le fracas,
Tantôt le mol loisir, vie abrupte et sauvage,
Mais joyeuse en tout temps.

Quand nous nous sommes séparés

Quand nous nous sommes séparés dans le silence et les larmes,
les cœurs à moitié brisés d'être séparés pendant des années,
tes joues sont devenues pâles et froides, et ton baiser encore plus froid ;
en vérité cette heure prédit malheur à celui-ci.
La rosée du matin se glaça sur mon front :
je la ressentis comme l'avertissement de ce que je ressens maintenant.

Toutes les promesses sont rompues et ta réputation est atteinte :
j'entends ton nom commenté et je partage ta honte.
Devant moi on te nomme, avis de mort que j'entends ;
un tremblement me parcourt : pourquoi t'ai-je tant aimée ?
Ils ne savent pas que je te connaissais que je te connaissais très bien :
je te regretterai longtemps, longtemps, trop profondément pour l'exprimer.

En souvenir nous nous rencontrons. En silence, je pleure
que ton cœur puisse oublier et tromper ton esprit.
Si je devais te revoir, après tant d'années,
comment t'accueillerais-je ? En silence et en larmes.

Geoffrey Chaucer249

Ici commence le Livre des Contes de Canterbury.

Quand Avril de ses averses douces
a percé la sécheresse de Mars jusqu'à la racine,
et baigné chaque veine de cette liqueur
par la vertu de qui est engendrée la fleur ;
quand Zéphyr aussi de sa douce haleine
a ranimé dans chaque bocage et bruyère
les tendres pousses, et que le jeune soleil
a dans le Bélier parcouru sa demi-course ;
et quand les petits oiseaux font mélodie,
10qui dorment toute la nuit l'œil ouvert,
(tant Nature les aiguillonne dans leur cœur),
alors ont les gens désir d'aller en pèlerinage,
et les paumiers de gagner les rivages étrangers,
allant aux lointains sanctuaires, connus en divers pays ;
et spécialement, du fond de tous les comtés
de l'Angleterre, vers Canterbury ils se dirigent,
pour chercher le saint et bienheureux martyr
qui leur a donné aide, quand ils étaient malades.

Paroles de femmes

Grisilde est morte, et aussi sa patience,
Toutes deux enterrées en même temps en Italie,
Ce pourquoi je proclame publiquement:
Nul homme marié n'est assez hardi pour attaquer
La patience de sa femme, dans l'espoir de trouver
Grisélidis, car, c'est certain, il échouera.

O nobles épouses, nourries de haute modestie,
Que l'humilité ne cloue pas votre langue,
Qu'aucun clerc n'ait cause ou diligence
D'écrire sur vous une histoire aussi merveilleuse
Que celle de Grisélidis, patiente et bonne,
De peur que Chichevache ne vous avale dans ses entrailles!

Suivez Écho qui ne garde silence,
Mais toujours répond en chant canon;
Que votre innocence ne vous rende pas stupides,
Mais résolument prenez le gouvernail.
Retenez bien cette leçon dans votre esprit
Elle peut bien engendrer commun profit.

Vous, Super Femmes, levez-vous pour vous défendre
Puisque vous êtes fortes comme l'est un grand chameau.
Ne souffrez pas qu'hommes vous fassent offense,
Et vous, frêles femmes, fragiles comme dans une bataille,
Soyez féroces comme l'est un tigre là-bas aux Indes,
Toujours cliquetez comme moulin, je vous le conseille.

Ne les crains point, ne leur marque nul respect
Car bien que ton mari porte une cotte de mailles,
Les flèches de ton acerbe éloquence
Perceront son armure et aussi son poitrail.
Par la jalousie, je te conseille aussi de le contraindre
A coucher, docile comme une caille.

Si tu es belle, en la présence de ton entourage
Montre ton visage et tes atours
Si tu es laide, sois libre de ta dépense,
Toujours travaille à te faire des amis,
Sois toujours, de gentillesse,
aussi légère que feuilles dans le tilleul
Et laisse-lui
Préoccupations, plaintes, et pleurs250.

Wendy Cope251

Des sportifs

Je la prenais pour une personne de mon genre.
Et ce fut un choc quand ma nouvelle amie m 'a révélé qu'autrefois,
elle était championne junior de tennis du comté.

Comment cela a-t-il pu arriver ?
Comment ai-je pu par accident
devenir amie avec une championne de tennis ?
Comment une championne de tennis pourrait-elle
devenir amie avec moi ?

Elle n 'était pas stupide. Elle lisait des livres.
Elle n 'avait jamais été méchante avec moi
pour être nulle aux jeux.
J 'ai décidé de lui pardonner
son passé malheureux.

Les sportifs peuvent être bien --
Bien sûr que oui.
Plus tard, j 'ai rencontré des poètes
qui jouaient au football. J 'ai encore du mal à comprendre.

Julia Copus252

Atrophie

Même les tissus humains sont faits d 'atomes,
des fragments d 'énergie en mouvement cyclique :
notre peau, nos cellules et nos organes vitaux
sont un réseau de petites vibrations,
un réseau de sons ou de notes qui correspondent
à toute la musique qui résonne.
Alors pourquoi, lorsque nous refusons d 'être attirés
ou même d 'écouter, préférant nous asseoir
seuls, seuls, dans le noir, au bord
de la pièce, sommes-nous surpris
de constater enfin que nos cœurs violacés
se sont raidis et que nos membres, qui autrefois
brillaient d 'une infinité de gestes possibles
-- fox-trot, quick-step, pas de deux --
se sont enchâssés dans la forme étroite
de nos corvées, tels des nettoyeurs de nuit
qui, une fois la musique terminée,
marchent derrière leurs balais déconcertés
d 'un pas raide, à gauche, à droite, à gauche, dans des couloirs vides ?

Un léger reflet de lumière

C 'était la maison où tu m 'avais demandé de rester
à la veille du départ que je prévoyais. Tu t 'en souviens ?
La maison s 'en souvient : la table en bois blanc
avec le soleil de fin septembre étendu sur son dos.
Aussi longtemps que tu veux, disais-tu, et les chaises, l 'horloge,
les lustres en diamants au plomb dans l 'alcôve en pin
de cette salle à manger des années 1960 étaient nos témoins.
Je n 'avais prévu de rester qu 'une semaine
mais tu as tendu la main, le poignet blanc et doux de ta chemise
ouvert au poignet, et dans la cour,
les murs de la maison se sont crus
dans l 'obscurité du bassin aux nénuphars, et c 'était fait.

Fait. Quoi que les dieux aient alors voulu nous murmurer :
Voici votre remède -- prenez-le -- voici votre avenir,
soit ils ont menti, soit nous avons mal entendu.
Comme nous avons changé, comme nous sommes supérieurs après la fin de tout ça
les enfants à naître,
les matins qui venaient avec un léger reflet de lumière,
à chaque fois, les pièces vides où nous nous réveillions.
Et pourtant, si ce même garçon aux cheveux noirs
se penchait vers moi maintenant, d 'une main timide
baignée de soleil de septembre, comme pour dire :
Tout est possible, alors pourquoi pas cela ?
Je le prendrais encore, priant pour qu 'il en soit ainsi.

Cecil Day-Lewis253

Viens, vis avec moi et sois mon amour

Viens, vis avec moi et sois mon amour.
Et nous te montrerons tous les plaisirs.
De paix et d 'abondance, du gîte et du couvert,
Qu 'un emploi de hasard peut t 'offrir.

Je vendrai des mets délicats sur les quais.
Et tu liras des articles sur les robes d 'été.
Le soir, au bord des canaux acides,
Nous espérons entendre des madrigaux.

Le souci ornera ton front de jeune fille.
d'une couronne de rides, et tes pieds.
Seront chaussés de douleur : non pas de robes de soie,
Mais le travail fatiguera ta beauté.

Si ces délices peuvent émouvoir ton esprit,
Alors vis avec moi et sois mon amour.

John Donne254

Aucun homme n'est une île

Aucun homme n'est une île, un tout, complet en soi ;
tout homme est un fragment du continent, une partie de l'ensemble ;
si la mer emporte une motte de terre, l'Europe en est amoindrie,
comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ;
la mort de tout homme me diminue, parce que j'appartiens au genre humain ;
aussi n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c'est pour toi qu'il sonne.

La puce

Observe cette puce et note
Combien peu de chose est ce que tu me refuses :
Ayant d'abord sucé mon sang,
Le tien ensuite, elle a mêlé nos sangs en elle. Tu sais qu'on ne saurait y voir
Honte ou péché, ni perte de virginité;
Pourtant, sans prélude, elle jouit
Et enfle, gorgée de nos deux sangs réunis :
Ceci, hélas, est plus que nous ne pourrions faire.
   Arrête ! Épargne en une puce
Trois vies ! nous sommes presque, non, plus que mariés
En celle qui est toi et moi,
Temple de notre union et notre lit de noces;
Malgré tes parents, ton refus,
Ces murs de jais, cloître vivant, nous ont unis.
Tu peux me tuer, c'est l'usage ;
Mais ne vas ajouter suicide et sacrilège
À ce meurtre : trois péchés et trois assassinats.
   Cruelle et brusque, as-tu déjà
Empourpré ton ongle du sang de l'innocence?
Quel crime a commis cette puce
Si ce n'est de te prendre une goutte de sang?
Tu triomphes pourtant et dis
Que tu ne t'en sens pas, ni ne m'en sens plus faible.
C'est vrai ; tes peurs étaient donc vaines ;
En cédant tu perdras tout juste autant d'honneur
Que t'enleva de vie la mort de cette puce255.

A sa maîtresse allant au lit

Belle amie, mon ardeur du repos a fait foin,
Le manque de besogne m'a mis en besoin.
Face à face, les jouteurs bien souvent se lassent,
Par trop longtemps braqués sans que rien ne se passe.

Ôte ta ceinture au zodiaque pareille,
Bouclée sur des orbes de plus grande merveille.
Défais ce plastron qui te pare de brillants,
Que tous les guette-au-trou en aient pour leur argent.
Dégrafe ta breloque, fais que son harmonie
M'annonce qu'est venue l'heure où tu vas au lit.
Ôte ce corset bandé qui me rend jaloux,
Toujours reste tendu, pourtant si près de tout.
Ta robe glisse sur des trésors magnifiques,
Comme descend le jour sur un pré de colchiques.
Ôte ce bandeau, tout de fils entrelacé,
Montre tes cheveux en diadème tressés.
Ôte ces chaussures pour, de pied ferme, entrer

Dans ce lit moelleux, temple à l'amour consacré.
C'est drapés de blanc que les messagers divins
Descendaient visiter le monde des humains.
Ange tu es là, beauté digne des houris
Au ciel de Mahomet ; blanc le linceul aussi
Du spectre malin qui nous hérisse le poil,
Mais nous savons bien ce que redressent tes voiles.

Autorise mes mains à courir tout leur saoul
Devant et derrière, entre, et dessus et dessous.
Tu es mon nouveau monde, Ô toi mon Amérique
Où mon amour est roi et mon pouvoir n'abdique,
Ma mine précieuse et aussi mon empire.
Mon bonheur est sans nom d'ainsi te découvrir.
Je ne suis que plus libre, prisonnier de toi,
Là où ma main se pose je scelle mon droit.

Nudité absolue, source de toute joie !
Si l'âme est sans corps, le corps d'être nu se doit,
Pour goûter à ces joies. Atalante a ses pommes,
La femme les gemmes jetées aux yeux des hommes,
Afin que ceux du fol lui fassent perdre l'âme,
Attaché au clinquant et aveugle à la femme.
Ainsi toutes les femmes sont enluminures,
Contes pour le commun sous de gaies couvertures.
Mystères elles sont : la faveur n'est donnée
De les lire, par leur grâce prédestinée,
Qu'à nous seuls leurs élus. Et puisqu'il m'est permis,
Ouvre-toi généreusement tout comme si
J'étais sage-femme ; ôte un voile d'innocence,
Superflu plus encor que serait pénitence.
Que t'instruise ma nudité ; alors, en somme,
N'aie d'autre couverture que celle d'un homme.

La divinité de l'Amour

Comme j'aimerais m'entretenir avec le fantôme d'une amante de jadis,
morte avant que fût né le dieu de l'Amour !
J'ai peine à croire que qui avait alors réputation d'aimer bien
pût s'abaisser à faire la cour à un expert en dédain.
Mais depuis que ce dieu a forgé les destins,
qu'approuve la coutume, cette seconde nature,
me voilà contrainte d'aimer qui ne m'aime point.

À coup sûr ce n'était pas l'intention de qui le déifia,
et dans sa jeunesse, lui-même n'agissait pas comme ça.
Quand une même flamme avait touché deux cœurs,
sa tâche était de gentiment harmoniser tout ça,
compensant l'actif par le passif, et vice-versa.
Il ne se souciait que de correspondance ; on ne parlera d'amour
que quand j'aimerai qui m'aime déjà.

Mais tout dieu de nos jours veut étendre ses droits
et son règne jusqu'à égaler celui du dieu roi.
Qu'il s'agisse de rage, de luxure ou de prendre la plume,
tout tombe sous la coupe du dieu de l'Amour.
Ah si on pouvait se réveiller et à ce maudit tyran
lui reprendre son sceptre, jamais plus on ne me verrait
aimer qui ne m'aime pas.

Rebelle et athée, qu'ai-je à me plaindre,
est-ce qu'Amour n'aurait rien de pire à me faire craindre ?
Il pourrait me faire cesser d'aimer, ou,
comble de supplice, lui refiler à lui mon amour.
Et comme il aime ailleurs, ça je ne pourrais le tolérer.
L'infidélité est pire que la haine, et frapperait dur
si celui que j'aime se mettait à m'aimer.

L'amour confiné

Certaine femme bien peu digne de posséder
amour ou souvenir d'amour, la faute à chercher
dans sa propre faiblesse ou fausseté,
crut que sa honte et sa peine seraient diminuées,
si elle pouvait déverser sa colère sur les hommes.
De là naquit la loi
qu'à toute femme
échoit un seul homme ;
mais vaut-elle pour toutes,
cette loi ?

La Lune et ses compagnes se voient-elles intimer
l'ordre de circonscrire l'orbe de leur sourire,
le don de leur lumière ?

Les oiselles connaissent-elles le divorce,
sont-elles jamais punies si elles abandonnent leur mari
pour découcher à leur guise ?

Les bêtes ne perdent pas leur part d'héritage
si elles prennent de nouveaux amants,
mais nous pauvrettes à telle enseigne
nous ne sommes point logées.

Qui a jamais pour l'oublier au port gréé un beau bateau,
fait comme il l'est pour explorer des terres lointaines,
ou à tout le moins commercer ?
Ou bâti de splendides demeures, avec jardins et belvédères,
pour les laisser fermées ou s'écrouler en tas de pierres ?

Le bien n'est pas le bien s'il n'est le bien
d'au moins mille ; l'avarice le ruine

Carol Ann Duffy256

Ni une rose rouge ni un cœur de satin

Je te donne un oignon.
C 'est une lune enveloppée de papier brun.
Elle promet une lumière
comme le soigneux déshabillage de l 'amour.

Tiens.
Elle t 'aveuglera de larmes
comme un amant.
Elle fera de ton reflet
une image tremblante du chagrin.

J 'essaie d 'être honnête.
Pas une jolie carte ni un kissogramme.

Je te donne un oignon.
Son baiser féroce restera sur tes lèvres,
possessif et fidèle
comme nous le sommes,
pour aussi longtemps que nous le serons.

Prends-le.
Ses boucles de platine se réduisent en bague de mariage,
si tu veux. Mortel.
Son parfum collera à tes doigts,
collera à ton couteau.

Vol

La chose la plus insolite que j 'aie jamais volée ? Un bonhomme de neige.
Minuit. Il était magnifique ; un grand muet blanc sous la lune hivernale.
Je le voulais, un compagnon à l 'esprit aussi froid que la glace
qui est dans mon propre cerveau. J 'ai commencé par la tête.
Plutôt mourir que céder,ne pas prendre ce qu 'on veut.
Il pesait une tonne ; son torse, figé, serré contre ma poitrine, un froid intense me trouait le ventre.
Une partie de l 'excitation était de savoir que les enfants pleureraient le matin. La vie est dure.
Parfois, je vole des choses dont je n 'ai pas besoin.
Je fais des virées en voiture sans but, je cambriole des maisons juste pour jeter un coup d 'œil.
Je suis un fantôme sale, je laisse du désordre, je pique peut-être un appareil photo.
Je regarde ma main gantée tourner la poignée de porte.
La chambre d 'un inconnu. Des miroirs. Je soupire comme ça : Aah.
Ça a pris du temps. Réassemblés dans la cour, ce n'était plus le même.
J 'ai pris mon élan et je l 'ai botté. Encore. Encore.
J 'en avais le souffle coupé, en lambeaux.
Ça me paraît ridicule maintenant.
Puis je me suis retrouvé seul parmi des mottes de neige, écœuré du monde.
L 'ennui. La plupart du temps, je m 'ennuie tellement que je pourrais me manger.
Une fois, j 'ai volé une guitare et j 'ai pensé que je pourrais apprendre à jouer.
J 'ai piqué un buste de Shakespeare une fois, je l 'ai vendu,
mais le bonhomme de neige était le plus étrange.
Tu ne comprends pas un mot de ce que je dis, hein ?

Jane Duran257

La façon dont nous vous regardons

Photographie d 'un groupe de résistance apache par C.S. Fly, 1886

La façon dont nous nous tenons debout et vous regardons
du haut des broussailles, parmi les épines
et les pierres, non pas abattus

mais en vous regardant droit dans les yeux
et la façon dont les mains d 'une femme se posent
sur sa jupe, ou dont un enfant cligne des yeux

ou dont les mains de Naiche se touchent presque
à la ceinture, ou dont les ronces
s 'embrasent derrière nous et devant nous

et nos ombres se rejoignent, mais surtout
la façon dont nous vous regardons
de loin, du mauvais endroit

Thomas Stearns Eliot258

La terre vague - Avril est le plus cruel des mois

Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L'hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.
L'été nous surprit, porté par l'averse
Sur le Starnbergersee ; nous fîmes halte sous les portiques
Et poussâmes, l'éclaircie venue, dans le Hofgarten,
Et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.
Je ne suis pas du tout russe, je viens de Lituanie, en fait je suis allemand.
Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l'archiduc
Mon cousin, il m'emmena sur son traîneau
Et je pris peur. Marie, dit-il,
Marie, cramponne-toi. et nous voilà partis !
Dans les montagnes, c'est là qu'on se sent libre.
Je lis, presque toute la nuit, et l'hiver je gagne le sud.

Quelles racines s'agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l'homme,
Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu'un amas d'images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L'arbre mort n'offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d'eau. Point d'ombre
Si ce n'est là, dessous ce rocher rouge
(Viens t'abriter à l'ombre de ce rocher rouge)
Et je te montrerai quelque chose qui n'est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;
Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière.

(...) Madame Sosostris, la célèbre voyante,
Était fort enrhumée, elle est considérée
Néanmoins comme la femme la plus sage d'Europe
Avec son malin jeu de cartes. Voici
Votre carte, dit-elle : le Marin Phénicien Noyé.
(Regardez ! Ce sont des perles qui étaient ses yeux.)
Voici Belladone, la dame des Rochers,
De la scène et des coulisses.
Voici l'homme aux trois gourdins, et voici la Roue,
Et voici le marchand borgne, et cette carte-ci,
Qui est blanche, est quelque chose qu'il transporte sur le dos,
Qu'il ne m'est pas donné de voir.
Mais où Est le Pendu ?
Craignez la mort par l'eau.
Je vois des foules et des foules tournant en rond. Merci.
Si vous voyez cette chère madame Équitone
Dites-lui bien que j'apporterai l'horoscope moi-même.
On n'est jamais assez prudent, par les temps qui courent.

Ville irréelle
Sous le brouillard brun de l'aube, un jour d'hiver,
Par le Pont de Londres une foule s'écoulait, tant de gens,
Je n'aurais jamais cru que la mort eut fauché tant de gens.
Des soupirs brefs et espacés s'exhalaient,
Tous les regards étaient cloués au sol...
Elle s'écoulait, montant la côte et descendant King William Street
Jusqu'à l'endroit où Sainte Marie Woolnoth marque l'heure :
Le neuvième et dernier coup de cloche est assourdi.
Là je vis quelqu'un que je connaissais, et l'abordai, criant : « Stetson !
« Toi qui étais avec moi sur les navires à Mylée !
« Ce cadavre planté par toi l'an dernier dans ton jardin,
« A-t-il levé ? Fleurira-t-il cette année ?
« Ou bien le gel soudain a-t-il défait son lit ?
« Oh ! Tiens à distance le Chien, tu sais, l'ami des hommes,
« Avec ses griffes, il risquerait de l'arracher de terre !
« Toi ! Hypocrite lecteur...
Mon semblable, mon frère ! »259

Le Directeur

Malheur à la malheureuse Tamise !
Qui coule si près du Spectateur.
Le directeur Conservateur du Spectateur
Empeste la brise.
Les actionnaires réactionnaires du Spectateur Conservateur
Bras dessus bras dessous
Font des tours à pas de loup.
Dans un égout une petite fille en guenilles camarde
Regarde
Le directeur du Spectateur Conservateur
Et crève d'amour.  

David Harsent260

Vue de la maison depuis le fond du jardin

Dans l'obscurité. Sous la pluie. Toi à la limite précise
où le sang de ce qui t'appartient s'écoule à travers la clôture
jusqu'à une terra incognita, où la traque sanglante de la nuit
démarre dans les taillis : impression que quelque chose se faufile
avec un sourire, prêt à l'assaut et à l'esquive rapide.

Une femme est en train de mettre le couvert ; la nappe
gonfle en se posant ; un verre à vin réfléchit la lumière.
Corbeille pour le pain, cuillers et bols pour le bouillon
comme de juste, toi sachant justement la fragilité
de ton emprise sur tout cela : fenêtre éclairée, faible
odeur d'iode dans le va-et-vient de la pluie.

Voici qu'elle regarde dehors, mais tu es invisible
tu l'as voulu, quoique ce soit peut-être une faiblesse
de se tenir à l'écart, en spectateur, de vouloir
suspendre son souffle une seconde pour tout figer.

La maison, la femme, la fenêtre, la lumière de la lampe
qui ne pèsent rien en comparaison de la terre nue ---
vois-tu bien la scène ? Peux-tu dire pourquoi t
u te trouves justement là, à l'endroit précis où l'allée du jardin
s'enfonce dans le noir, toujours à l'observer
alors qu'elle se détourne brusquement, comme effrayée,
tandis que l'averse redouble et que son ombre sur le mur,
tremblante, est livrée à la nuit ?

Oui bien sûr, c'est le moment précis du mythe
où l'on regarde en arrière et que tout bascule vers l'enfer.

John Keats261

La belle dame sans mercy

Ah ! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Errant pâle et solitaire !
Les joncs sont desséches au bord du lac,
Aucun oiseau n'y chante.

Ah ! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Si farouche et si malheureux ?
Le grenier de l'écureuil est rempli,
Et la moisson est rentrée.

Je vois un lis sur ton front
Avec la moiteur de l'agonie et la buée de la fièvre ;
Et sur la joue une rose qui se flétrit
Et se fane de même rapidement.

J'ai rencontré une dame, dans les prés,
D'une grande beauté --- la fille d'une fée ; ---
Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers
Et ses yeux sauvages.

Je l'assis sur mon coursier paisible
Et ne vis rien d'autre tout le long du jour ;
Car elle se penchait de côté et chantait
Une chanson de fée.

Je tressai une guirlande pour sa tête,
Puis des bracelets et une ceinture qui embaumait ;
Elle me regardait comme si elle m'aimait
Et poussait un doux gémissement.

Elle trouva pour moi des racines d'un goût exquis,
Du miel sauvage et la manne de la rosée ;
Et sûrement en langage étrange elle me dit :
Je t'aime véritablement.

Elle m'entraîna dans sa grotte d'elfe ;
Là, me contemplant, elle poussa un profond soupir :
Là, je fermai ses yeux sauvages et tristes ---
Et l'embrassai jusqu'à l'endormir.

Là nous sommeillâmes sur la mousse,
Et là, je rêvai, ah ! malheur véritable !
Le dernier rêve que j'aie jamais rêvé,
Sur le flanc de la froide colline.

Je vis des rois pâles et des princes aussi,
De pâles guerriers --- tous avaient la pâleur de la mort,
Et criaient : « La belle Dame sans Mercy
Te tient en servage ! »

Je vis leurs lèvres affamées, dans les ténèbres,
Grandes ouvertes pour me donner cet horrible avertissement ;
Et je m'éveillai et me retrouvai ici,
Sur le flanc de la froide colline.

Et voilà pourquoi je reste ici
Errant pâle et solitaire :
Bien que les joncs soient desséchés au bord du lac.
Et qu'aucun oiseau ne chante.

Ô Sommeil des plus doux

Sommeil, ô suave embaumeur de la minuit muette,
Toi qui enfermes de tes doigts délicats et bénins
Nos yeux amoureux de l'obscur, dans leur calme retraite
Loin du grand jour, enveloppés dans un oubli divin,
Ô Sommeil des plus doux !, si tel est ta volonté, clos,
Au milieu de cet hymne tien, mes yeux qui te réclament,
Ou attends que l'amen soit dit, avant que tes pavots
Ne versent sur mon lit l'apaisement de leur dictame.

Je vous aime tous deux

Bienvenue à la joie, bienvenue au chagrin,
À l'herbe du Léthé, à la plume d'Hermès ;
Bienvenue aujourd'hui et bienvenue demain,
Je vous aime tous deux d'une égale tendresse !
J'aime voir des visages tristes par temps clair,
Et entendre un éclat de rire joyeux au milieu du tonnerre.
J'aime ensemble le beau et l'infâme,
La douceur des prairies sous lesquelles couvent des flammes,
Un gloussement de rire devant une merveille ;
Mais un visage sage à la vue d'une farce ;
Le glas des funérailles et le carillon qui rit au clocher,
L'enfant qui joue avec un crâne,
Le matin clair et les coques des nefs par l'ouragan brisées,
La belladone au chèvrefeuille unie dans dans un baiser,
Les serpents dans des roses rouges sifflant ;
Cléopâtre en robe de reine
Les aspics pendus à son sein,
La musique dansante et la musique triste,
Ensemble réunies, raison avec folie ;
Muses radieuses et Muses blêmes,
Ôtez de vos visages le voile !
Laissez-moi voir ! et laissez-moi écrire
Du jour et de la nuit
Ensemble réunis. Laissez-moi étancher
Toute ma soif d'un mal de cœur exquis !
Qu'un if me soit un ciel de lit,
Entrelacé de jeunes myrtes,
De pins et de tilleuls en pleine floraison,
Et que ma couche soit une humble tombe d'herbes.

S'effacer, se dissoudre...

S'effacer, se dissoudre, et surtout oublier ce que toi tu n'as jamais su parmi les feuilles
La lassitude, la fièvre et le souci,
Ici, là où se tiennent les hommes et s'écoutent chacun gémir.
Dans le noir, j'écoute ; oui, plus d'une fois
J'ai été presque amoureux de la Mort,
Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,
Pour qu'elle emporte dans l'air mon souffle apaisé ;
à présent, plus que jamais, mourir semble une joie..

Endymion

Une chose de beauté est une joie éternelle ;
Son charme s'accroît ; jamais elle ne
Rentrera dans le néant ; toujours au contraire elle nous assurera
Une retraite paisible, un sommeil
Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.

Rudyard Kipling262

Si...

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.

Edward Lear263

Le limerick (sorte de comptine de cinq vers,humoristique et volontiers égrillarde qu'Edward Lear consacra au milieu du XIXè siècle) devrait suivre les règles suivantes : Un premier distique introduit l'histoire, toujours avec une attache géographique, les deux vers riment ensemble ainsi qu'avec le 5ème, chacun comporte de 7 à 10 syllabes. Le deuxième distique raconte l'histoire, en vers courts, 5 à 7 syllabes, qui riment aussi ensemble. Le 5ème vers est une conclusion, la pointe et qui fait qu'un limerick est réussi ou non.

Limericks

Il était un vieil homme, qui était de Marseille,
Dont les filles portaient des voile de verre vert;
Elles prirent plusieurs poissons
Qu'elles mirent sur un plat long
Et postèrent à leur P'pa à Marseille.

Sept autres limericks

Il y avait une jeune dame du Niger,
qui souriait en chevauchant un tigre ;
Ils revinrent de la balade
avec la femme à l 'intérieur,
et le sourire sur la face du tigre264

Hickory Dickory Dock
La souris monta sur la pendule
La pendule sonna Un coup
La souris se carapata
Hickory Dickory Dock265

Il y eut une jeune femme nommée Alice
connue pour avoir pissé dans un calice.
On pensait généralement
que c 'était pour se soulager,
et non contre la religion.

Un gourmet, dînant à Crewe,
trouva une grosse souris dans son ragoût.
Le serveur lui dit : « Ne criez pas,
et ne la montrez pas
ou les autres en voudront tous

Il y eut un vieux parti de Lyme,
qui épousa trois femmes à la fois.
Quand on lui demanda: «Pourquoi trois ?»,
il répondit: «Une seule c'est absurde,
et la bigamie, monsieur, est un crime !»

Il était une fois un vieil homme barbu,
Qui dit : « C 'est bien ce que je craignais !
Deux hiboux, un poulet,
Quatre alouettes et un roitelet,
Ont tous fait leurs nids dans ma barbe !

Un vieil homme nommé Keith
avait perdu ses fausses dents.
Les avait laissées sur une chaise,
et oublié où elles étaient,
il s 'est assis et fut mordu par en dessous.

Liz Lochhead266

Souffrance n'est pas mon deuxième prénom.
Ce n 'est pas ce que je suis.
Je ne suis pas né pour ça.
La souffrance n'est pas un lieu,
même si j 'y suis plus profondément enfoui que dans la forêt la plus profonde,
et j 'en sortirais (qui ne le ferait pas ?) si je le pouvais.

L 'espoir est ce que je n 'ai pas en enfer
pas sans une bonne aide, maintenant. Pourriez-vous écouter, écouter bien et fort
ce que je ne peux dire que par mes actes ?

Et quand vous dites que je le fais pour le mal,
c 'est vrai :
je le fais pour le mal qui m 'a été fait avant tout mal que je vous fais.

Difficile de démêler ça.
Mais vous pouvez m 'aider. Dénouez
tous ces nœuds et écoutez vraiment.
Je ne peux pas vous le dire clairement, mais si cela vous importe,
alors, au-delà de tout mal et de toute souffrance,
le véritable espoir est là.

Louis MacNeice267

Prière d'avant que de naître

Je ne suis pas encore né; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas la chauve-souris suceuse de sang ou le rat ou l'hermine ou la goule au pied-bot venir près de moi.

Je ne suis pas encore né ; consolez-moi.
J'ai peur que la race humaine ne m'emmure dans des murs immenses,
ne me contraigne avec des drogues puissantes, ne me subjugue avec de sages mensonges
ne me torture sur de noirs chevalets, ne me roule dans des bains de sang.

Je ne suis pas encore né ; fournissez-moi de l'eau pour me câliner,
de l'herbe qui pousse pour moi, des arbres qui me parlent,
du ciel qui chante pour moi, des oiseaux et une lumière blanche
au fin fond de mon esprit pour me guider.
Je ne suis pas encore né, pardonnez-moi
pardonne-moi pour les péchés que le monde commettra en moi,
mes paroles quand elles me parlent,
mes pensées quand elles me pensent,
ma trahison engendrée par des traîtres qui m'entourent
ma vie quand elle assassine de mes mains,
ma mort quand elle vit de moi
Je ne suis pas encore né ; faites-moi répéter
tous les rôles que je devrais jouer les répliques que je dois donner
quand les vieillards me feront la leçon, les bureaucrates me sermonneront,
les montagnes me regarderont en sourcillant, les amants se moqueront de moi,
les blanches vagues me feront injonction à la folie
et le désert m'appellera à l'anéantissement
et le mendiant refusera mon aumône
et mes enfants me maudiront.
Je ne suis pas encore né ; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas l'homme qui est une bête ou qui pense qu'il est Dieu venir près de moi.
Je ne suis pas encore né ; Ô remplissez-moi de force
contre ceux qui voudraient figer mon l'humanité,
voudraient me forcer à n'être qu'un automate létal,
voudraient faire de moi un rouage dans une machine, une chose avec un seul visage, une chose, et contre tous ceux qui voudraient dissiper mon intégrité, souffler sur moi comme un chardon
de-ci de-là ou de-ci de-là ou me répandre comme l'eau tenue dans les mains.
Ne les laissez pas faire de moi une pierre et ne les laissez pas me renverser.
Sinon tuez-moi.

John Milton268

Sur sa cécité

À mesurer que ma lumière est épuisée
Dans ce monde assombri bien avant mon midi,
Et qu'un talent qui meurt en demeurant enfoui
S'enlise en moi, alors que l'âme s'est penchée

Pour servir mieux mon Maître, et présenter d'emblée
Mon compte, de peur qu'Il ne me tienne en mépris
« Dieu veut-Il du labeur quotidien dans ma nuit? »
Dis-je. Mais pieusement la Patience zélée

Répond pour prévenir cette tourmente: « Dieu
N'exige ni le fait ni l'obole. Qui mieux
Le sert ne croule pas sous Son aimable joug.

Il règne. Sans répit, des milliers pour Lui plaire
Franchissent l'océan et se hâtent sur terre.
Bons serviteurs aussi qui attendent, debout. »

Paradis Perdu (Livre III)

Salut, Lumière sacrée, fille du Ciel née la première,
Ou, sans être blâmé, puis- je t'appeler
De l'Éternel rayon coéternel ? Puisque Dieu est lumière
Et que de toute éternité il n'habita jamais
Que dans une lumière inaccessible, il habitait en toi,
Brillante effusion d'une brillante essence incréée !
Si tu prétends être appelée un ruisseau du pur éther,
Qui dira ta source ? Avant le soleil,
Avant les cieux, tu étais, et à la voix
De Dieu, comme d'un manteau, tu revêtis
Le monde s'élevant des eaux ténébreuses et profondes,
Conquis sur l'infini vide et sans forme.
Maintenant je te visite de nouveau d'une aile plus hardie,
Échappé du lac stygien, quoique longtemps retenu
Dans cet obscur séjour, tandis que dans mon vol,
Porté à travers les ténèbres extrêmes ou moyennes,
Avec d'autres notes que celles de la lyre d'Orphée,
Je chantais le Chaos et la nuit éternelle.
La Muse céleste m'apprit à m'aventurer
Dans la noire descente et à la remonter,
Chose pénible et rare.

Sain et sauf, je te visite de nouveau,
Et je sens ta lampe souveraine et vitale ; mais toi,
Tu ne reviens point visiter mes yeux qui roulent en vain
Pour rencontrer ton rayon perçant, et qui ne trouvent point d'aurore
Tant une goutte sereine a profondément éteint leurs orbites,
Tant un sombre liquide les a voilés. Je ne cesse néanmoins
D'errer aux lieux fréquentés des Muses,
Claires fontaines, bocages ombreux, collines ensoleillées,
Épris que je suis de l'amour des chants sacrés. Mais toi surtout,
O Sion, et plus bas les ruisseaux fleuris
Qui baignent tes pieds saints et coulent en murmurant,
Je vous visite pendant la nuit ; et parfois je n'oublie pas
Ces deux autres mortels semblables à moi en malheur, ---
Puissé- je les égaler en renommée ! ---
L'aveugle Thamyris et l'aveugle Méonide,
Tirésias et Phinée, prophètes antiques.
Alors je me nourris des pensées qui d'elles- mêmes produisent
Les nombres harmonieux ; tel l'oiseau vigilant
Chante dans l'obscurité et, caché sous le couvert le plus épais,
Accorde sa complainte nocturne.

Ainsi avec l'année
Reviennent les saisons, mais le jour ne revient pas pour moi,
Ni les douces approches du soir et du matin,
Ni le spectacle du printemps fleuri, ni la rose de l'été,
Ni les troupeaux, ni le bétail, ni la face divine de l'homme.
Au lieu de cela, des nuages et des ténèbres qui durent toujours
M'environnent ; retranché des agréables voies des hommes,
Le livre du beau savoir
Ne me présente qu'un vide universel
Où les ouvrages de la nature sont effacés et rayés pour moi,
La sagesse à l'une de ses entrées m'étant entièrement fermée.
Brille donc d'autant plus intérieurement, ô céleste lumière,
Et irradie l'esprit dans toutes ses facultés ;
Plantes-y des yeux, dissipe et disperse loin de lui
Tous les brouillards, afin que je puisse voir et dire
Des choses invisibles à la vue mortelle.

Katherine Philips269

Ô Solitude...

Ô Solitude Ô solitude, mon choix le plus doux
Que ces lieux consacrés à la nuit
Éloignés du monde et du bruit
Plaisent à mes pensées agitées
Ô que j'aime la solitude

Ciel ! quel bonheur est mien
De voir ces bois, qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts
Qu'aux premiers jours de l'univers

Que je prends de plaisir à voir
Ces hauts précipices
Qui pour les coups du désespoir
Sont aux malheureux si propices.
Quand la cruauté du sort qu'ils endurent
De tels malheurs que seule la mort peut guérir

Oh ! que j'adore la solitude
C'est l'élément des bons esprits,
C'est par elle que j'ai compris
L'art d'Apollon sans l'étudier

William Shakespeare270

Trois sonnets

CXXIX
La luxure : naufrage, en abîme de honte
De la force vitale. Pour s'assouvir
Elle ment, elle calomnie, trahit, assassine,
Elle est immodérée, sauvagement cruelle,

Et méprisée si tôt que satisfaite,
Follement poursuivie mais follement
Haïe, l'hameçon qu'on a dans la bouche,
Fait pour que l'esprit sombre, par la douleur.

Et insensée à vouloir comme à prendre,
Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche,
Désirée, un délice, éprouvée, un malheur,
Attendue, une joie, passée, l'ombre d'un songe,

Et cela, qui l'ignore ? Mais qui se garde
De ce ciel qui nous voue à cet enfer ?

CXXX
Guère un soleil les yeux de ma maîtresse,
Bien moins que du corail le feu de ses lèvres.
La neige est blanche, soit, mais ses seins sont grisâtres,
Crins les cheveux ? Crins noirs en tout cas les siens.

J'ai vu des roses damassées de blanc, de rouge :
Point sur ses joues ! Et il est des parfums
Qui offrent davantage de délices
Que le souffle qu'exhale ma maîtresse.

Aimer l'entendre ? Certes, mais je sais bien
Que la musique a un son plus plaisant.
J'avoue que je n'ai jamais vu marcher déesse,
Mais ma maîtresse, quand elle marche, c'est bien sur terre.

Toutefois, et j'en jure : elle les vaut, ces autres,
Que travestissent de menteuses comparaisons.

CXLIV
J'ai deux amours, l'un fait ma joie, l'autre m'accable,
Tels deux génies qui sans répit m'assaillent.
Le bon, un ange, est homme et la beauté même,
Le mauvais, un démon, est femme, de couleur sombre.

Pour me jeter plus vite en enfer, mon fléau,
Cette femme, veut de mon ange qu'il m'abandonne.
Mon saint ami, elle tente d'en faire un diable,
De le séduire à sa lubricité.

Et que démon soit maintenant mon ange,
Sans pouvoir l'affirmer je le soupçonne,
Car ils sont loin de moi tous deux, ils sont amis,
Je crains que l'un ne soit dans l'enfer de l'autre.

Mais je n'en saurai rien, je vivrai dans le doute
Tant que le mauvais feu n'aura pas fait son œuvre.

Penelope Shuttle271

Plutôt être d'eau

Plutôt être de l'eau perpétuellement en mouvement de la source à la mer,
du nuage à la terre et inversement ou bien être faite d'air
qui lui aussi s'échappe même si on le retient farouchement plutôt être feu insouciant
ou terre constamment en sommeil mais je suis de chair et de sang, incapable de croire
que le monde est tout aussi beau maintenant qu'il l'était ce matin bleu-zéro
en haut de la falaise de Maenporth d'où nous vîmes un mirage de cristal,
palais et temples à colonnes érigés sur l'eau au milieu desquels glissait un bateau de pêche,
inconscients du miracle N'en croyant pas nos yeux, nous demandâmes à un randonneur qui passait,
vous avez vu ? Son étonnement confirma le nôtre il y avait là effleurant les vagues,
une Byzance de glace édifiée par accord de la lumière et de la vapeur glacée,
comme si cette architecte du scintillement se servait des matières les plus délicates et les plus rares qui soient --
afin de nous l'offrir ...

Stevie Smith272

Notre Bog est dood

Notre Bog est dood, notre Bog est dood,
Ils zézayaient d 'un ton doux,
Mais quand je leur ai demandé de m 'expliquer, ils sont devenus un peu fous.
Comment sais-tu que ton Bog est dood mon petit chéri ?

Nous le savons parce que nous le souhaitons. C 'est assez, s 'écrièrent-ils,
Et dans chaque œil d 'enfant, s 'est allumée la flamme de l 'orgueil,
Et si tu ne penses pas de même
Tu seras crucifiée.
Alors dites-moi, mes chers petits,
Qu 'est-ce qui est dood, supposant que Bog soit ?
Juste ce que nous pensons, fut la réponse,
Juste ce que nous pensons que c 'est.
Ils inclinèrent la tête.
Notre Bog est à nous et nous sommes entièrement à lui.
Mais lorsqu 'ils la relevèrent, ils m 'avaient oubliée,
Chacun se fusillait du regard, avec fierté et misère,
Pour ce qui était dood, et ce qu'était leur Bog ils ne purent jamais s 'entendre.
Oh, c 'était bon de les quitter alors, et meilleur encore de ne plus les voir,
Et le mieux encore, marcher seul au bord de la marée montante,
Cette mer qui bientôt les noierait entièrement,
Qui ne m 'a jamais noyée.

Edmund Spenser273

Un jour j'ai écrit son nom...

Un jour j'ai écrit son nom sur le rivage,
Mais les vagues sont venues et l'ont emporté :
Je l'ai encore écrit avec une seconde main,
Mais est venue la marée, et a fait de mes douleurs sa proie.
« Homme vain, dit-elle, qui essaie en vain
d'immortaliser ainsi une chose mortelle ;
car moi-même j'aimerai cette décadence,
et mon nom sera également anéanti.
"Pas ainsi," "laissez des choses plus basses concevoir
Pour mourir dans la poussière, mais vous, vivrez par la renommée:
Mes vers vos vertus rares éterniseront,
Et dans les cieux écrivez votre nom glorieux :
Où quand la mort soumettra tout le monde,
Notre amour vivra, et plus tard la vie se renouvellera."

Hugh Sykes Davies274

Ça ne ressemble pas à un doigt

Ça ne ressemble pas à un doigt, mais à une plume de verre brisé
Ça ne ressemble pas à quelque chose à manger, mais à quelque chose de mangé
Ça ne ressemble pas à une chaise vide, mais à une vieille femme cherchant dans un tas de pierres
Ça ne ressemble pas à un tas de pierres, mais à un estuaire où les ordures à la dérive sont balayées par la marée
Ça ne ressemble pas à un doigt, mais à une plume aux dents cassées
Les espaces entre les pierres sont en pierre
Ça ne ressemble pas à un revolver, mais à un liseron
Ça ne ressemble pas à un liseron vivant, mais à un liseron mort
GARDEZ VOS MAINS SALES LOIN DE MES AMIS, UTILISEZ-LES SUR VOS SALOPES OU SUR VOUS-MÊMES, MAIS GARDEZ-LES LOIN DE MES AMIS
Les visages entre les pierres sont faits d'ossements
On ne dirait pas un œil, on dirait plutôt un bol de fruits pourris.
On ne dirait pas ma mère dans le jardin, on dirait plutôt mon père
quand il est remonté de la mer, couvert de coquillages et d 'enchevêtrements.
On ne dirait pas une plume, on dirait plutôt un doigt aux ailes brisées.
On ne dirait pas la bouche de la vieille femme, on dirait plutôt une poignée
de plumes brisées ou un revolver enfoui sous les cendres.
Les visages sous les pierres sont de pierre.
On ne dirait pas une tasse brisée, on dirait une lèvre coupée.
On ne dirait pas le tien, on dirait le mien.
MAIS IL EST À TOI MAINTENANT. BIENTÔT, IL AURA L'AIR D'ÊTRE A TOI
ET TOUT CE QUE TU VOIS SERA UTILISÉ CONTRE TOI

William Wordsworth275

A un papillon

Ne t'envole pas ! - Reste là
Encore un peu, que je te voie !
Je trouve en toi tant de subsistance,
Historien de mon enfance !
Flotte à mes côtés; reste encor !
Gaie créature buissonnière :
Par toi revivent les jours morts
En mon cœur, solennel trésor,
Avec l'image de mon père !

Heureux les jours, heureux le temps
Révolu de nos jeux d'enfants
Où ma sœur et moi nous faisions
Tous deux la chasse au papillon !
En vrai chasseur je me jetais
Sur ma proie; - par bonds après elle
Je sautais de fougère en haie;
Mais elle - Dieu l'aime ! - craignait
D'ôter la poudre de ses ailes.

Pourquoi es-tu silencieux?

Pourquoi es-tu si silencieuse ? Ton amour est
-il une plante, si méprisable et minuscule,
que l'air de l'absence la fane ?
Entends la voix gémir dans ma gorge :

Je t'ai servi d'infant royal.
Je suis un mendiant qui aime demander...
Ô aumône d'amour ! Pense et songe
que sans ton amour ma vie est brisée.

Dis-moi ! Il n'y a pas de tourment comme le doute :
Si ma poitrine d'amour t'a perdu,

Son image désolée ne t'émeut-elle pas ?

Ne reste pas silencieux devant mes prières !
Car je suis plus désolé que, dans son nid,
l'oiseau que couvre la neige blanche.

BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : ÉCOSSAISE

Robert Burns276

Auld Lang Syne

Faut-il oublier les amis
ne pas s'en souvenir ?
Faut-il oublier les amis
les jours du temps passé ?

Les jours du temps passé, ami
les jours du temps passé
Buvons ensemble à la tendresse
aux jours du temps passé.

Nous avons voyagé tous deux
chaque jour d'un cœur léger
Tours et détours un long chemin
depuis le temps passé.

Nous avons galéré tous deux
du lever au coucher
Océans nous ont séparés
depuis le temps passé

Voici ma main ami fidèle
donne ta main à l'amitié
Et nous boirons encore longtemps
aux jours du temps passé.

Et tu offres le premier verre
et j'offre ma tournée
Buvons ensemble à la tendresse
aux jours du temps passé.

La fille aux cheveux de lin

Ô fille aux cheveux de lin,
Ô fillette simple et jolie,
Veux-tu venir vivre avec moi
Et garder les troupeaux ?
Veux-tu venir vivre avec moi
Pour être ma chérie ?
Ô fille aux cheveux de lin,
Ô fillette simple et jolie.

La nature a fleuri le pré,
Tout est jeune et frais comme toi!
Veux-tu venir vivre avec moi
Et garder les troupeaux ?
Veux-tu venir vivre avec moi
Pour être ma chérie ?

Lorsque sous la lune d'argent
Le moissonneur s'en reviendra,
Dans les jaunes champs onduleux
Nous nous perdrons ma chérie...
Veux-tu venir vivre avec moi
Et garder les troupeaux ?
Veux-tu venir vivre avec moi
Pour être ma chérie ?

Hymne au Haggis

Salut à ton honnête, à ton aimable face,
Toi qui parmi les puddings es le chef de ta race !
C'est à toi que revient la première des places
Dessus tripoux, panse et abats,
Tu mérites que tous vraiment te rendent grâces
Longues comme mon bras.
Tu remplis le tranchoir qui sous ton poids se plaint.
Tes fesses font penser à la colline au loin,
Ta pointe pourrait bien réparer le moulin
Si le besoin en advenait,
Tes pores cependant distillent comme un suint
De l'ambre en chapelet.

Regarde le rustaud essuyer son couteau,
Se mettre à découper avec aise et brio,
Creusant comme un fossé, en incisant la peau
Tendue et chaude de tes miches.
Dans quelle gloire alors tu suscites les oh !
Que ton fumet est riche !
Tous alors, coude à coude, approchent et s'entrepoussent,
Ils s'empiffrent comme s'ils avaient le diable aux trousses,
Jusqu'à ce que leurs ventres tendus et maousses,
Résonnent comme tambours en somme,
Et qu'un vieil échevin, d'éclater plein de frousse,
Entonne un Te Deum. (...)

Mais, nourri au haggis, voyez un peu le gars !
Il fait en s'avançant tout trembler sous son pas.
Dedans son poing robuste une épée plantez-moi,
II la fera sitôt siffler,
Et toc, comme chardons, têtes, jambes et bras
Il va vite élaguer.
Vous, puissants, qui voulez le bonheur pour la masse
Et veillez que soit bon le menu qu'on lui fasse,
L'Écosse, sachez-le, ne veut pas de lavasse
Qui dans le bol clapote et bruisse.
Mais si vous entendez rester en bonne grâce,
Donnez-lui du Haggis.

Défense de l'Écosse et de son whisky

(...) La vieille Écosse a la langue téméraire ;
Elle est un vrai diable, le bâton à la main ;
Et si elle promet à vieux ou à jeune
De prendre leur parti ,
Quand on lui tordrait le cou ,
Elle ne se dédira pas.
Et maintenant, vous les quarante-cinq élus.
Que toujours le cœur de votre mère vous soutienne ;
Alors, quand môme un ministre deviendrait arrogant,
Et vous chasserait de votre place ,
Vous ferez claquer vos doigts, pauvres et dispos, à sa face.
Dieu accorde à Vos Honneurs toute leur vie ,
Une cuillerée de soupe aux choux et un habit ,
En dépit de tous les gais voleurs
Qui hantent Saint-James
Ce sera la chanson et la prière de votre humble poète
Tant que Robert sera son nom.

Épitaphe

Ci-gît l'argile usée de Tarn Samson,
O vous, cagots zélés, épargnez-le
Si le mérite honnête monte au ciel,
Vous vous amenderez avant d'habiter près de lui.
ERRATUM.
Va, Renommée, et galope comme un jeune cheval
Par toutes les rues et tous les recoins de Killie ;
Dis à chaque bon vivant, à chaque brave gardon
De cesser de s'affliger ;
Car, échappé au coutelas tranchant de la Mort,
Tam Samson vit encore.

À l'alouette des bois

O reste, alouette des bois au doux gazouillement, reste ,
Et ne me quitte pas pour la branche tremblante,
Un malheureux amant sollicite ta chanson,
Ta plainte amoureuse et calmante.

Encore, encore ce tendre passage ,
Que je puisse apprendre ton art attendrissant ;
Car sûrement je toucherais le cœur de celle
Qui me tue de son dédain.

Dis-moi, ta petite compagne a-t-elle été cruelle
Et t'a-t-elle entendu comme le vent insouciant?
Oh l'union seule de l'amour et du chagrin
Pourrait éveiller de tels accents de douleur.

Tu parles de soucis sans fin,
De muette affliction et de sombre désespoir ;
Par pitié, cher oiseau, cesse,
Ou mon pauvre cœur va se briser.

Angus Calder277

Poème au crabe

Quatre crabes
vivants du Cold Firth pour un shilling. Le plus grand
s'est élevé dans la marmite, malgré
l'eau féroce, mais bientôt
nous lui avons fait craquer les membres avec nos dents
et nous avons cherché avec des cuillères et
des doigts les derniers lambeaux de chair
des recoins de son corps saumâtre.

Dans ce labyrinthe cassant,
je n'ai trouvé aucune caractéristique me rappelant
nos cerveaux, nos foies
ou nos ventres lisses, mais sans doute
leurs fonctions étaient-elles tenues par quelque partie
de la pâte de ses cavités.

Tartinade, soupe et risotto -
seules les ouïes ont été rejetées.

À l'époque où nous le mangeions,
je n'ai pas oublié
son moment par terre
pour amuser le bébé, quand elle
jubila du lent fracas
de sa dernière menace,
ni de cette forme qui me faisait penser
à un soldat mou
frit dans le cockpit d'un char.

Colin Donati278

La construction du pont ferroviaire du Forth 1882-1890

Tricoter et riveter
épingler et tisser,
tricoter et riveter
épingler et tisser,
construire les poutres au-
dessus de l'eau ;

des contremaîtres en équipes de riveteuses
transpirant aux fourneaux,
brandissant les pinces à riveter,
martelant des plaques en place,
accrochant les bras
du grand porte-à-faux;

en recouvrant l'espace au-
dessus de l'eau,
équations complexes
pour traverses en tension,
joints en suspension,
engagés par tous les temps --

le vent souffle sur les travées
des ponts les travées des ponts se déforment avec lui,

le soleil se balance du sud à l'ouest
les bras s'en écartent
jusqu'à ce qu'ils soient rigides,

déformant la mesure ;
la morsure de l'air glacé
à travers des justaucorps de cuir,
une averse de pluie ajoutant
du poids à la structure
supportant déjà
chaîne, grue et bois

scène, treuil et aussière,
fournaise et marteau,
les vents du firth
exerçant leur pression
sur trois galions en croissance
naviguant sur l'eau ;

les entretoises que les vérins soulèvent,
les traverses où aucune goupille ne se cisaille,
les sommiers à travers lesquels toutes les charges
passent aux piles du pont,
construisant les poutres,
les construisant davantage,

la lumière à travers la structure
qui tourne sur chaque poutre,
chaque tour tubulaire,
l'anneau de l'ouvrier,
macramé de métal,
entrelacs d'ombres.

L'homme à la caméra
fait glisser d'autres plaques en place,
chronomètre chaque exposition
puis referme la caisse en bois,
capture l'instant,
fige le marteau.

Ossian (James Macpherson279)

Hymne du soir

L'ombre à peine voile les cieux :
Des temps évanouis la splendeur éclipsée
Se retrace dans ma pensée,
Et m'inspire des chants dignes de mes aïeux.
Tout repose, ou se tait....
Les harpes suspendues
Languissent détendues.
Dernier fils d'un héros que la gloire enflamma.
Mes pas silencieux se traînent dans Selma
Sema palais des rois! asile des conquêtes,
Fingal n'invite plus l'étranger à tes fêtes;
Tes murs harmonieux, par la mousse couverts,
Ne retentissent plus du doux bruit des concerts.
Les braves ont vécu; Fingal même succombe :
Autour de moi tout dort du sommeil de la tombe.
Et je ne puis mourir! et ma plaintive voix
Dit aux siècles futurs nos antiques exploits !
Quand la Reine des nuits ne brille point encore.
Quand sous l'obscurité la fleur se décolore.
Que les vapeurs du soir, comme un nuage épais.
Enveloppent les monts, les lacs, et les forêts.
De mon génie éteint le flambeau se rallume.

Le besoin de chanter m'embrase et me consume.
La tendre Malina, charme de mes viens jours.
De son bras attentif me prête le secours :
Elle guide Ossian au pied du roc sauvage;
Il s'assied sous un chêne au mobile feuillage.
De mon destin alors s'adoucit la rigueur :
Une puissante voix vient réveiller mon cœur ;
C'est la voix du passé... Les siècles mémorables
Se pressent sous mes yeux, chargés de faits brillants;
Soudain je les recueille, et mes chants favorables
Eternisent le nom de mille chefs vaillants.
Non, du ruisseau fangeux ils ne sont point l'image.
Ces chants qui de Littha rappellent les concerts ;
Doux et mélodieux, ils enchantent les airs.
O terre de Liuha que j'aime ton rivage ,
Quand la veuve d'Oscar, sous ses doigts vagabonds
Anime la harpe sonore ! Ses accords amoureux réjouissent les monts.
Aimable Mahnna, toi que le Barde implore
Prête l'oreille à ses accents :
Fille charmante, accours; viens ranimer encore
Les feux de mon génie affaibli par les ans280.

Walter Scott281

La dame du Lac

(Prologue)
Harpe du Nord, toi qui fus long-temps négligée sur l'ormeau magique dont l'ombrage protège la source de Saint-Fillan ! la brise faisait encore vibrer parfois tes cordes harmonieuses, lorsque le lierre jaloux est venu les entourer de ses festons de verdure... Harpe des ménestrels ! qui réveillera tes accords enchanteurs ? resteras-tu long-temps muette au milieu du frémissement du feuillage et du murmure des ruisseaux ? ne feras-tu donc plus sourire le guerrier et pleurer la jeune fille ?
Aux temps antiques de la Calédonie, tu mêlais toujours aux chants de fête tes sons mélodieux, alors que le lai d'un amour malheureux, ou l'hymne de la gloire, attendrissait les cœurs les plus farouches, et donnait du courage aux plus timides ! Quand le ménestrel se taisait, tu faisais entendre tes accords inspirateurs, et tu captivais l'attention des jeunes beautés et des fils de la vaillance ; car tu célébrais aussi les charmes de la châtelaine et les exploits de la chevalerie !
Réveille-toi, harpe du Nord ! quelque inhabile que soit la main qui ose errer sur tes cordes magiques ; réveille-toi, quoique je puisse à peine te rendre le faible écho de tes concerts des anciens temps ! Je ne saurai tirer de toi que des sons sans art, périssables et indignes de tes nobles accords ; mais qu'ils fassent palpiter un moment le cœur de celle qui m'écoute, ce ne sera pas en vain que tu m'auras inspiré !... Harpe du Nord, enchanteresse, réveille-toi !

La chanson du soldat.

Notre vénérable vicaire
A maudit le jus du tonneau
Chaque dimanche dans sa chaire
Il prêche pour les buveurs d'eau :
Quant à moi je suis sur la treille
De l'avis du grand Salomon,
Qui nous a dit que la bouteille
Met en gaîté mieux qu'un sermon.

Notre curé maudit encore
D'une beauté l'air enchanteur,
Quand un doux baiser la colore
Du vermillon de la pudeur :
Il dit que sous sa collerette
Vient se tapir l'esprit malin ;
Vinum bonum lætificat cor hominis.
Sous le fichu de ma Ninette
Je veux l'exorciser demain.L'Amour n'a rien à refuser ;
Sous les étendards de la Gloire
La beauté vient s'apprivoiser.
Laissons prêcher notre vicaire ;
Mais qu'il nous dise franchement
Que mainte fois au fond d'un verre
Il trouva l'art d'être éloquent.

Le lai du chasseur prisonnier

Mon faucon regrette la chasse
J'entends murmurer mon limier ;
Du repos mon coursier se lasse...
Plaignez le chasseur prisonnier !
Hélas ! quand pourra-t-il encore,
Armé de l'arc et du carquois,
Aller, au lever de l'aurore,
Poursuivre le cerf dans les bois ?
L'airain de ce clocher gothique
Marque pour moi tous les humus
Par l'ombre de ce mur antique
Je compte encor les pas du temps !

Mais l'alouette matinale
Peut seule réjouir mon cœur :
Combien dans cette tour fatale
Les jours sont longs pour le chasseur !
Jours heureux, si courts dans la vie,
A jamais vous ai-je perdus !
Lieux embellis par mon amie !
Ne vous reverrai-je donc plus ?
Quand du soir la douce rosée
Aux vallons rendait leur fraîcheur,
Hélène, acceptant mon trophée,
Souriait à l'heureux chasseur !

La Chanson de Lucy Ashton

Ne regarde pas la charmante beauté,
Reste apaisé quand les rois préparent leurs armées,
Ne bois pas ta coupe quand le vin scintille,
Ne parle pas quand les gens écoutent,
Pose ton oreille contre le chanteur,
Loin de l'or vermeil, tu garderas ton doigt ;
Le cœur, les mains et les yeux vacants,
Vis simplement et meurs tranquillement282.

La fière Maisie

La fière Maisie est dans les bois,
Dès potron-minet marchant ;
Le doux Rouge-gorge sur un buisson attend,
Chantant à pleine voix.

«Dis-moi, mon bel oiseau,
Quand dois-je me marier tout de bon ? »
«Quand six beaux damoiseaux
Vers l'église te porteront. »

«Qui fait le lit de mariée,
Mon bel Oiseau, parle franchement ? » 
«Le sacristain à la tête cendrée
Qui creuse la tombe proprement.

Le ver luisant sur la tombe et la dalle
Consciencieusement, t'éclairera ;
Le chouette du clocher chantera :
'Bienvenue, fière dame ! » 

L'être et le néant

Je plains l'être qui en lui seul s'absorbe
la vie ne peut point en faire une gloire
par une double mort il quittera le globe
retrouvant le néant dépourvu d'espoir
sans une larme, sans honneur et sans joie...

BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : GALLOISE

Gillian Clarke283

Polaire

Lumière de neige et soleil, le lac glacial.
Trop lumineux pour ouvrir les yeux
dans l 'éblouissement et la somnolence
d 'un lointain après-midi de janvier.

Il y a longtemps, et la maison sommeille dans le silence moelleux
d 'une maison endormie, comme l 'absence.
Je rêve sur l 'épaule de l 'ours blanc,
pagayant au fil des heures, les doigts dans sa fourrure.

Ses yeux sont de verre, chaque poil une aiguille de lumière.
Il est cloué au sol par ses griffes comme une chemise sur le fil.
Il est une âme. Il est ce qu 'est la mort. Il est la transparence,
une banquise qui se détache sur la mer.

Mais je le veux vivant.
Je le veux féroce
avec son ventre, son souffle, ses grognements et son cœur battant,
je le veux dangereux,

je veux le suivre sur les neiges
entre la terre immaculée et maintenant,
entre le silence et le coup de feu qui a retenti
sur la glace au sommet du globe,
quand la carte de la Terre était quelque chose que nous connaissions par cœur,
et qu 'ils n 'avaient pas tiré sur l 'ours,
n 'avaient pas lâché la glace,
n 'avaient pas, n 'avaient pas...

Six Cloches

Peut-être une femme étendant le linge
s 'arrêta-t-elle, entendant quelque chose, un silence soudain,
une pulsation dans la terre comme un coup au cœur,
soutenant dans ses bras le poids humide
de ses draps de mariage, de ses chemises. Peut-être
des têtes se levèrent-elles de leur travail de frottage,
des mains figées à force d 'essorer des arcs-en-ciel sur l 'ardoise,
tandis qu 'en contrebas de la ville, au fond du puits,
un éboulement fit jaillir une étincelle d 'acier et embrasa
le vide, lançant dans la mine un coup de grisou ardent. Tandis qu 'ils mouraient,
peut-être un silence, avant que les sirènes ne hurlent,
avant que les gens ne se rassemblent dans la rue,
avant qu 'elle ait fini d 'étendre ses draps.

Dans la salle de lecture

Tu scrutes le courant, comme les yeux argentés d 'un héron,
cherchant à la surface ce qui pourrait trahir
une interruption du flux, le retard d 'un pentamètre,
les mots effacés d 'un maître, son lexique.

Devant toi, trouvé dans un vieux livre
marquant une page, un écrit manuscrit
Regarde, là où le stylet a versé l 'encre, a plongé
et s 'est relevé, laissant une tache sur le trait,

écrit à la lueur d 'une chandelle dans un autre siècle,
le vent dans la cheminée, peut-être le léger bruit de la plume.
Tu écris : « Anonyme. Date, mystère.
Certains mots sont illisibles. Aucune signature trouvée. »

Pourtant, le poème chante dans ton esprit dans le silence de l'archive
et tous les mots morts parlent, à voix haute, vivants.

William Henry Davies284

A la campagne

Cette vie est des plus douces ; dans ces bois,
je n 'entends pas d 'enfants réclamer de la nourriture ;
je ne vois aucune femme, blême de soucis ;
aucun homme, aux muscles décharnés par ici.

C 'est sans doute égoïste
de fuir la souffrance humaine ;
sans doute est-il égoïste,
celui qui fuit les pauvres créatures, tristes et blêmes.

Mais c 'est une vie misérable d 'affronter
la faim presque partout ;
maudit par une main vide, quand
le cœur voudrait aider tous les hommes.

Puis-je admirer la grande statue,
quand les vivants meurent de faim à ses pieds !
Puis-je admirer l 'arbre vert du parc,
un toit pour la misère des sans-abri !

L'exemple

Voici un exemple tiré d 'un papillon :
Qui, sur un rocher dur et rugueux,
Peut être heureux ;
Sans amis et tout seul
Sur cette pierre sans sucre.

Que mon lit soit dur !
Je n 'y prends garde;
Je ferai ma joie tel ce petit papillon ;
Dont le cœur joyeux a le pouvoir
De faire d 'une pierre une fleur.

Ifor ap Glyn285

Super carrière

L 'archéologie de l 'alimentation est une chose étrange ;
Il est cinq heures de nouveau, à Caernarfon cette fois,
et les cuillères chantent avec enthousiasme
en ​​raclant les bols...
« Hé ! » dis-je, « vous n 'êtes plus dans la carrière ! »

  • Les mots de ma mère dans le Londres de ma jeunesse,
    les mots de ma grand-mère à Llanrwst avant cela,
    et les mots de mon arrière-grand-mère
    dans le Fachwen d 'antan
    des mots semblables à des reliques qui ont survécu
    à mes ancêtres qui autrefois extrayaient
    la pierre taillée de la roche brute
    et, dans le cabanon,
    changeaient l 'ardoise en pain...
    (...)
    Tandis que je griffonne de nouveaux usages sur une vieille ardoise,
    je sais pertinemment
    que je suis à deux doigts
    d'effacer une vie bien plus dure ;

soixante-dix ans
et trois cents kilomètres plus loin,
le son de la sirène d 'une carrière fermée
nous appelle toujours à table pour dîner.

Dafydd ap Gwilym286

Hiver

À travers le nord du Pays de Galles
Les flocons de neige errent,
Un essaim d 'abeilles blanches.
Sur les bois
Un voile froid s 'étend.
Une charge de craie
Courbe les arbres.

Pas de sous-bois
Sans laine,
Pas de champ sans drap ;
Pas de sentier
À travers aucun champ ;
Sur chaque souche,
De la farine blanche est moulue.

Quelqu 'un peut-il me dire ?
Quels anges soulèvent
Des planches dans le grenier à farine
Le sol du ciel
Remuant la poussière ?
Le manteau d 'un ange
Est du vif-argent froid.

Et ici-bas,
Les grosses congères soufflent,
Soufflent et ondulent
À travers la bruyère
Comme des ventres gonflés.
L 'écume gelée
Retombe en toisons.

De ma maison,
Je ne bougerai pas
Pour une fille
et que mon manteau
Semble celui d 'un meunier
Ou garni de plumes
De duvet d 'eider.

Quelle grande chute
s 'abat sur mon pays !
Un large mur, s 'étendant
d 'une mer à l 'autre,
plus grand et plus grave
que le cimetière de la mer.
Quand la pluie viendra-t-elle ?

La Trinité

La Trinité, qui a créé le ciel et la terre
pour nous sans défaut, a bien fait.
Le Père, par-dessus tout, a bien fait

en donnant Anne de pur honneur.
Anne, parfaite de forme, a bien fait
en portant la Vierge Marie, la plus parfaite.
Marie, de pure intercession, a bien fait
en portant Dieu pour détruire le diable.
Le Seigneur Dieu, joie certaine, a bien fait
en soulageant les cinq âges de leurs peines par sa Croix.
Puisse le Fils de Marie, tenant sa promesse, bien faire
en portant chacun de nous au ciel.

Bourgneuf

Salutations éternelles à la radieuse ville de Bourgneufh
dont les bâtiments sont une source de véritable espoir,
et sa belle église et ses tours grises,
et son vin, ses gens du peuple et ses bourgeois,
et sa bière, son hydromel et son amour,
et ses généreux habitants partageant librement leurs richesses.

Rhosyr est un coin douillet,
un enclos où l 'on peut jouer,
les rues renommées d 'un lieu majestueux,
des foules nombreuses de toutes parts le louent :
un lieu propice aux ménestrels,
où tous les hommes sont honnêtes, où l 'on peut se procurer des marchandises ;
où les poètes vont librement, où les tables sont ouvertes à tous,
c 'est l 'endroit idéal pour moi, ma parole ;

la tour la plus célèbre, la roue de la prospérité,
c 'est un village de bénédictions sous le ciel ;
un garde-manger ouvert appartenant à des gens irréprochables,
un foyer, un enclos pour les poètes ; Paiement pour l 'entretien des cinq âges,
Je sais que leur sagesse et leur courtoisie sont d 'une grande portée ;
forteresse protégeant tout le pays de la fuite,
cette ville est cousine du ciel ;
chœur prospère rempli de fidèles et généreux,
refuge, lieu de sépulture de toute la prairie d 'Anglesey ;

de toutes les villes, celle-ci ressemble le plus au ciel,
château et entrepôt d 'hydromel pour moi ;
verger des louanges des liqueurs,
chaudron de la renaissance de chaque seigneur libre ;
honneur de tous les citadins,
promontoire d 'hydromel frais et éclatant.

L 'Horloge

De bon matin de noble intention,
je chante cent salutations
à la charmante ville de Rhiw Rheon
au bord du rocher, et à la forteresse ronde.

Il y a là quelqu 'un qui m 'a connu,
quelqu 'un dont le nom m 'était autrefois familier.
Salutations ici aujourd 'hui
à la maison de cette bonne
cette noble et sage jeune fille
qui me salue chaque nuit.

quand mon esprit dort (et mon sommeil fut brisé),
c 'est un rêve, il prononce à peine un mot,
la tête sur l 'oreiller,
qui arrive là-bas avant l 'aube
sous la forme d 'un petit ange (spectre aux lointaines portées)
dans le lit de la jeune fille.
J 'avais alors l 'impression
d 'être là avec ma bien-aimée.
Quand je me suis réveillé, son visage
était loin de moi, mon esprit le cherche [toujours ].

Maudite soit cette horloge au cadran noir
sur le côté du mur qui m 'a réveillé.
Que sa tête et sa langue soient inutiles,
et ses deux cordes et sa roue,
et ses poids, morceaux émoussés,
et ses douilles et son marteau,
et ses canards qui croient qu 'il fait jour,
et sa machinerie agitée.

Horloge infecte comme le claquement
d 'un cordonnier ivre, une malédiction sur son visage,
l 'épée d 'un chaudronnier menteur,
le grincement d 'un chien frappant une bassine,
le claquement fréquent d 'un moulin fantôme
grinçant la nuit dans le cloître d 'un monastère.
Y a-t-il jamais eu sellier
(sangle galeuse) ou carreleur plus fou ?
Que son cri connaisse un sort funeste
pour m 'avoir enlevé du ciel ici.

J 'étais (étreinte confortable)
dans un sommeil céleste à minuit
dans les plis de ses longs bras,
parmi les Anglais, blotti entre deux seins.
Grain de la terre, nourriture du chagrin,
une telle vision se reverra-t-elle ?
Dépêche-toi de la rejoindre,
rêve, rien n 'entravera ta course.
Demande à la jeune fille sous le dais doré
si le sommeil lui viendra ce soir
pour lui offrir une dernière vision du cœur
d 'elle, nièce du soleil.

George Herbert287

Amour

Amour m 'a dit d 'entrer, mon âme a reculé,
Pleine de poussière et péché.
Mais Amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir
De plus en plus, le seuil passé,
Se rapprocha de moi et doucement s 'enquit
Si quelque chose me manquait.

Un hôte, répondis-je, digne d 'être ici.
Or, dit Amour, ce sera toi.
Moi, le sans-coeur, le très ingrat ? Oh mon aimé,
Je ne puis pas te regarder.
Amour en souriant prit ma main et me dit :
Qui donc fit les yeux sinon moi ?

Oui, mais j 'ai souillé les miens, Seigneur. Que ma honte
S 'en aille où elle a mérité.
Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute ?
Lors, mon aimé, je veux servir.
Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture.
Ainsi j 'ai pris place et mangé.

Le Jourdain

Ah ça, les fables seules et les faux chignons
Seraient le fait du vers ? Beauté, sans vérité ?
La plus pure structure, un escalier à vis ?
Haro sur le vers, s'il ne révère... la chaire ?
Que non point, mais la chaise peinte !

Pour que le vers soit, faut-il qu'îles enchantées
Et, presto ! faux bosquets ombrent rime de chanvre ?
Qu'amant étanche amour aux friselis du ru ?
Que tout aille voilé, que le lecteur-devin
Capte le sens au quart de mot ?

Bergers sont braves gens : laissez-les donc chanter !
L'énigme à qui la veut, et bonne pioche avec
Vos sources et vos rossignolets. Qu'en ferais-je ?
Certes, n'y perds ni mes nuits ni mes rimes, moi
Qui dis tout dret : mon Dieu, mon Roi.

Alun Lewis288

Adieu

Alors, il faut se dire au revoir, ma chérie,
Et partir, comme des amoureux, pour toujours ;
Il reste cette nuit à faire ses valises et à coller des étiquettes
Et à finir de s'étendre ensemble.

Je mets un dernier shilling dans le gaz,
Et te regarde glisser ta robe sous tes genoux
Et rester si immobile que j 'entends ton peigne bruisser
Moduler l 'automne dans les arbres.

Et toutes les innombrables choses dont je me souviendrai
Enveloppent ma tête de linges momifiés de silence ;
Je remplis la carafe d 'un verre d 'eau ;
Tu dis : « On a payé une guinée pour ce lit »,

Et puis : « On laissera un peu de gaz, un peu de chaleur
Pour le prochain résident, et ces fleurs séchées »,
Et tu détournes le visage, effrayée de parler
Le grand mot, que l 'Éternité est à nous.

Tes baisers ferment mes yeux et pourtant tu me fixes
Comme si Dieu avait frappé un enfant de peurs indicibles ;
Peut-être que l 'eau scintille et révèle
Le calice du temps et ses larmes limpides et inutiles.

Nous renonçons à tout sauf à nous-mêmes ;
L 'égoïsme est le dernier à disparaître ;
Nos soupirs sont des exhalaisons de la terre,
Nos empreintes laissent une trace sur la neige.

Nous avons fait de l 'univers notre demeure,
Nos narines ont pris le vent pour souffle,
Nos cœurs sont d 'immenses tours de délice,
Nous arpentons les sept mers de la mort.

Mais quand tout sera fini, tu garderas l 'émeraude
que j 'ai placée à ton doigt dans la rue ;
Et je garderai les pièces que tu as cousues
Sur ma vieille tenue de combat ce soir, ma douce

Chanson

(En voyant des cadavres flotter au large du Cap)

Le premier mois de son absence
J 'étais engourdie et malade
Et là où il avait laissé sa promise
La vie ne tournait ni ne s 'agitait.
La graine, la graine de l 'amour, était malade.

Le deuxième mois, mes yeux étaient plongés
Dans les ténèbres du désespoir,
Et mon lit était comme une tombe
Et son fantôme y gisait.
Et mon cœur était malade d 'inquiétude.

Le troisième mois de son départ
J 'ai cru l 'entendre dire
Notre cap a légèrement dévié
Le trente-deuxième jour
La tempête a balayé ses paroles.

Owen Sheers289

Bois de Mametz

Des années plus tard, les fermiers les retrouvèrent --
les jeunes décharnés, réapparaissant sous leurs socs de charrue
alors qu 'ils cultivaient la terre pour la rendre à elle-même.

Un fragment d 'os, l 'assiette en porcelaine d 'une omoplate,
la relique d 'un doigt, le crâne explosé et brisé,
tout cela reproduit maintenant en silex, se détachant en bleu sur blanc
à travers ce champ où on leur avait dit de marcher, et non de courir,
vers le bois et ses mitrailleuses.

Et même maintenant, la terre se tient là, sentinelle,
cherchant en elle-même des souvenirs de ce qui s 'est passé
comme une blessure introduisant un corps étranger à la surface de la peau.

Ce matin, vingt hommes enterrés dans une longue tombe,
une mosaïque d 'os brisés, bras dessus bras dessous,
leurs squelettes s 'immobilisaient au milieu d 'une danse macabre
avec des bottes qui leur ont survécu,
leurs têtes à orbite inclinées vers l 'arrière
et leurs mâchoires, ceux qui en avaient, s 'ouvraient.

Comme si les notes qu 'ils avaient chantées
avaient à présent, avec cette découverte,
glissé de leurs langues absentes.

Hedd Wyn290

Guerre

Pourquoi dois-je vivre en cette époque sinistre
Quand, à l 'horizon lointain, Dieu
S 'est retiré, et que l 'homme, furieux,
mande désormais le sceptre et la verge ?

L 'homme a levé son épée, une fois Dieu parti,
Pour tuer son frère, et le rugissement
des champs de bataille projette désormais sur
nos foyers l 'ombre de la guerre.

Les harpes sur lesquelles nous chantions sont suspendues
à des branches de saule, et leur refrain
Noyé par l 'angoisse des jeunes
Dont le sang se mêle à la pluie.

La Tache Noire

Nous n 'avons aucun droit sur les étoiles,
Ni sur la lune nostalgique,
Ni sur les nuages ​​bordés d 'or
Au centre de la longue azur.

Nous n 'avons droit à rien
Si ce n 'est à la terre vieille et desséchée
Qui est en plein chaos
Au centre de la gloire de Dieu.

Dylan Thomas291

N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit292

N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit,
Les vieux devraient tonner, gronder quand le jour tombe ;
Rage, mais rage encor lorsque meurt la lumière.

Si le sage à la fin sait que l'ombre est la norme,
Comme aucun de ses mots n'a fourché en foudre il
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.

Le bon, près de la vague ultime, qui déplore
Que sa vie frêle eût pu danser en verte baie,
Il rage, il rage encor lorsque meurt la lumière.

Le fou qui prit, chanta, le soleil en plein vol,
Et conscient, trop tard, d'avoir bridé sa course,
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.

Le juste, agonisant, qui voit d'un œil aveugle
Qu'un œil aveugle peut briller, gai, météore,
Il crie, il crie encor lorsque meurt la lumière.

Et toi, mon père, là, sur ces tristes hauteurs,
Maudis-moi, bénis-moi de pleurs durs, je le veux !
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.
Mais rage, rage encor lorsque meurt la lumière.

Repose sans bouger, dors apaisé

Repose sans bouger, dors apaisé, avec cette blessure
Dans la gorge, te consumant et te retournant. Toute la nuit surnageant
sur l'océan silencieux nous avons entendu le son

Qui venait de la blessure enroulée dans le drap du sel.

A un mille sous la lune nous avons tremblé en écoutant
la houle sonore de l'océan comme sang de la blessure bruyante
et quand le drap du sel se déchira en un orage de chants
Les voix de tous ceux qui se sont noyés remontèrent dans le vent.

Ouvre un sentier au travers de la lente et triste voile,
Jette au grand large du vent les portes du bateau errant
Pour qu'enfin commence mon voyage au bout de ma blessure,
Nous avons entendu chanter la houle sonore de l'océan, nous avons vu
Le drap du sel se raconter.
Repose sans bouger, dors apaisé, cache la bouche dans la gorge,
Ou nous devrons obéir, et avec toi chevaucher au travers des noyés.

Tu ne désespéreras pas293

Tu ne désespéreras pas
Si je t'ai blessée
Ou si j'ai rejeté ton amour;
Il y a un amour plus grand que le mien
Qui te réconfortera
Qui posera sur toi des mains plus douces.

Je ne suis plus pour toi Amitié et Beauté;
Ton corps ne me réjouit plus,
Ni la splendeur de ta noire chevelure,
Mais je ne t'humilie pas;

Tu seras prise à nouveau avec douceur
Et réconfortée de tendre larmes;
Tu seras aimée suffisamment.

Mon art morose

Dans mon métier, mon art morose
exercé dans la nuit silencieuse quand la lune seule fait rage
quand les amants sont étendus avec toutes leurs douleurs dans les bras,
je travaille, à la lumière du chant, non par ambition ou pour mon pain
ni pour le semblant, ni par commerce de charmes sur des scènes d'ivoire
mais pour le salaire ordinaire du profond secret de leurs cœurs.
Ni pour le prétentieux, ignorant la lune qui fait rage, j'écris
sur ces pages mouillées d'embruns,
ni pour les morts trop hauts avec leurs rossignols et leurs psaumes
mais pour les amants, leurs bras enlaçant les chagrins du Temps,
qui n'accordent ni attention, ni salaire
ni éloge à mon métier, mon art morose.

Ronald Stuart Thomas294

Le village

À peine une rue, trop peu de maisons
Pour mériter ce titre ; juste un chemin entre
l 'unique taverne et l 'unique boutique
Qui ne mène nulle part et échoue au sommet
de la courte colline, rongée
par la longue érosion de la marée verte
d 'une herbe qui s 'approche sans cesse
ce dernier avant-poste du temps passé.

Si peu de choses se produisent ; le chien noir
qui s 'arrache les puces au soleil brûlant
appartient à l 'histoire. Pourtant, la fille qui traverse
de porte en porte se déplace à une échelle
au-delà des deux dimensions du jour fade.

Reste donc, village, car autour de toi tourne
sur un axe lent un monde aussi vaste
et significatif que n 'importe lequel posé
par l 'esprit solitaire du grand Platon.

Habitants de la Forêt

Des hommes à peine sortis
de leur posture dans le ventre maternel. Nus. La tête penchée, non
en prière, mais en contemplation
de la terre d 'où ils viennent,
qui les a allaités du lait brun qui construit les os et non le cerveau.

Qui les a appelés à marcher
dans la lumière verte, leurs pensées
dans les ténèbres ? Leurs femmes,
qui ne sont pas des Madones, ont des nourrissons
au sein, aux visages sages et marqués par le temps, de l 'Enfant Jésus, peint par un maître florentin. Les guerriers préparent du poison
avec amour pour les Sébastiens
de leurs flèches. Ils n 'ont pas de
Dieu, mais suivent les contradictions
d 'un rituel qui dit que
la vie doit mourir pour que la vie
puisse continuer. Ils portent des fleurs dans les cheveux.

Le Champ Lumineux

J 'ai vu le soleil percer
pour illuminer un petit champ
pendant un moment, puis je suis parti
et je l 'ai oublié. Mais c 'était la
perle de grand prix, le seul champ qui recelait un trésor.
Je réalise maintenant que je dois tout donner
pour le posséder.
La vie ne consiste pas à se précipiter
vers un avenir lointain, ni à rêver
d 'un passé imaginaire.
C 'est se détourner comme Moïse vers le miracle
du buisson ardent, vers une luminosité
qui semblait aussi éphémère que ta jeunesse autrefois, mais c'est l 'éternité qui t'attend.

BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : IRLANDAISE

Samuel Beckett295

Mirlitonnades

Que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre de murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je vis
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi

bon bon il est un pays
où l'oubli où pèse l'oubli
doucement sur les mondes innommés
là la tête on la tait la tête est muette
et on sait non on ne sait rien
le chant des bouches mortes meurt
sur la grève il a fait le voyage
il n'y a rien à pleurer

ma solitude je la connais allez je la connais mal
j'ai le temps c'est ce que je me dis j'ai le temps
mais quel temps os affamé le temps du chien
du ciel pâlissant sans cesse mon grain de ciel
du rayon qui grimpe ocellé tremblant
des microns des années ténèbres

Vous voulez que j'aille d'A à B je ne peux pas
je ne peux pas sortir je suis dans un pays sans traces
oui oui c'est une belle chose que vous avez là une bien belle chose
qu'est-ce que c'est ne me posez plus de questions
spirale poussière d'instants qu'est-ce que c'est le même
le calme l'amour la haine le calme le calme

musique de l'indifférence
cœur temps air feu sable
du silence éboulement d'amours
couvre leurs voix et que
je ne m'entende plus
me taire

je voudrais que mon amour meure
qu'il pleuve sur le cimetière
et les ruelles où je vais
pleurant celle qui crut m'aimer

La mouche

entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle
ventre à terre
sanglée dans ses boyaux noirs
antennes affolées ailes liées
pattes crochues bouche suçant à vide
sabrant l'azur s'écrasant contre l'invisible
sous mon pouce impuissant elle fait chavirer
la mer et le ciel serein

Eavan Boland296

Quarantaine

À la pire heure de la pire saison
de la pire année de tout un peuple
un homme quitta l'asile des pauvres en compagnie de sa femme.
Il se mit à marcher, ils marchèrent ensemble, vers le Nord.

Mais la famine la rendait si fiévreuse qu'elle ne put le suivre.
Alors il la souleva, la porta sur son dos.
Il marcha ainsi vers l'ouest, l'ouest encore, enfin le nord.
Jusqu'à ce qu'à la tombée de la nuit, ils fissent halte sous le firmament gelé.

Au matin, on les retrouva morts tous les deux.
De froid. De faim. Victimes de toutes les toxines de l'histoire.
Mais elle avait les pieds serrés contre sa poitrine à lui
Qui lui avait offert la chaleur de son corps en ultime cadeau.

Ce seuil, ce n'est pas à un poème d'amour de le franchir.
Pas de place ici pour l'éloge imparfait
des grâces faciles et de la sensualité du corps.
Seulement le temps de faire l'inventaire impitoyable qui suit :

Leur mort, à tous deux, pendant l'hiver 1847.
Leur degré de souffrance. Leur vie.
Le lien qui peut unir un homme à une femme.
Et les heures sombres où l'on en donne la plus belle preuve.

La terre perdue

J'ai deux filles.
Elles sont tout ce que j'ai toujours voulu de la terre.
Ou presque tout.
Je voulais aussi un morceau de terrain.
Une ville piégée par des collines. Une rivière urbaine.
Une île dans son élément.
Alors je pourrais dire le mien. Le mien. Et le dire.
Maintenant elles sont grandes et loin et leur mémoire elle-même
est devenue émigrante, errant dans un lieu
où l'amour se dissimule en paysage.
Où les collines ont les couleurs des yeux d'un enfant,
où mes enfants sont des distances, des horizons.
La nuit, au bord du sommeil, j'aperçois le rivage de la baie de Dublin,
son étendue rocheuse et sa jetée de granit.
Est-ce, dis-je comme elles ont dû le voir
reculer sur le bateau-poste au crépuscule,
des ombres tombant sur tout ce qu'elles devaient quitter
Et aimeraient pour toujours?
Et puis je m'imagine, au sillage vers la terre de ce bateau
cherchant la dernière vue d'une main.

Je me vois du côté souterrain de cette eau,
les ténèbres entrant rapidement, prononçant
tous les noms que je connais pour une terre perdue.
Irlande. Absence. Les filles.

Seamus Heaney297

Ajustages XXIV

Calme d'un port à l'abandon. Sous l'eau
Chaque pierre assoupie, clarifiée.
Mur du port maçonnerie du silence.
Plénitude. Miroitement. Atlantique houleuse.
Amarrages à peine remués, imperceptible
Clapotement de la houle sur le ponton. 
Vision parachevée : minarets des praires
Consignées parmi les tessons huilés de vert,
Débris de coquillages, bourgeons de grès rouge.
L'air et l'océan compris comme antécédents
L'un de l'autre. En apposition
À l'omniprésence, à l'équilibre, au bord.

Les premiers mots

Les premiers mots furent pollués
Comme l'eau du fleuve au matin
Coulant avec la crasse
Des jaquettes élogieuses et des éditoriaux.
Je m'abreuve au seul sens surgi de l'esprit profond,
A ce que boit l'oiseau, et l'herbe, et la pierre.
Faites que tout s'écoule
Jusqu'aux quatre éléments,
Vers l'eau, la terre, le feu et l'air.

Pour les nôtres...

Pour certains, ce qui était écrit pouvait s'avérer
Ceux-là continueront de vivre au loin
À l'embouchure des fleuves.

Pour les nôtres, non. Ils retrouveront
L'aridité qui fut pour eux ciel sur la terre,
Heureux de manger les galettes moulées dans l'argile.

Pour certains, peut-être, les roseaux du delta
Et le survol des froids oiseaux de mer aux pattes vives.
Pour les nôtres, quelques reniflements,

La suie des cheminées, la chaleur des cendres.
Et un juge dressé entre eux et le soleil
Dans une éclatante colonne de poussière

Le renard pétrifié

C'était un voyage à l'aube vers le sud, par la campagne
Bordée de hauts murs. Entre les rochers encore froids
Et les miroitements lointains de l'eau de pluie, 

Au sortir d'un virage j'ai croisé le renard pétrifié :
Un face-à-face au milieu de la route.
Vif plongeon, demi-tour : la sauvagerie même

Était dans cette fauve fuite au ras du sol.
Ô la tête adorable, la queue fabuleuse, l'œil hagard
Embrasés au matin par ma Volkswagen bleue !

Laissez-moi renaître par l'eau, par le désir,
Par une course en arrière sur un sol de clinique :
Franchir à rebours cet iris effaré.

Depuis la frontière de l'écriture

L'oppression et le vide autour de cet espace
quand, l'auto arrêtée sur la route, l'armée 
examine sa marque et sa plaque et, tandis qu'à la vitre

un soldat se penche, tu en aperçois d'autres 
sur la colline au-delà, qui observent 
derrière leurs mitrailleuses pointées sur toi

et tout est pure interrogation 
jusqu'à ce qu'un fusil bouge et que tu avances 
accélérant avec prudence et détachement --

un peu plus vide, plus épuisé, comme toujours 
par ce frissonnement de l'être, 
soumis pourtant, et docile.

Et tu conduis vers la frontière de l'écriture 
où tout recommence. Les mitrailleuses sur leurs trépieds ; 
le sergent qui répète au talkie-walkie

ton état-civil, attendant le braillement 
qui te libérera ; et le tireur d'élite 
qui te vise depuis le soleil comme un faucon.

Et soudain tu es au-delà, suspect mais libre, 
comme ayant gagné au travers d'une cascade 
le sombre courant d'une route asphaltée,

passant les voitures blindées, fuyant entre 
les soldats postés qui affluent et refluent 
pareils à l'ombre des arbres sur la vitre luisante.

James Joyce298

Musique de chambre

Mon Amour est légèrement vêtue
Sous les pommiers,
Où les vents joyeux ont le plus grand désir
De courir en compagnie

Là, où se tiennent les vents joyeux pour faire de l'œil
Aux jeunes feuilles qui passent.
Mon amour va lentement, penchée sur
Son ombre dans l'herbage;

Et où le ciel est une coupe bleu pâle
Sur la lande riante,
Mon amour va légère, relevant
Sa robe de ses mains mignonnes

Ma colombe, ma belle,
Prend ton envol !
La rosée de la nuit repose
Sur mes lèvres et mes yeux.

Brodent les vents parfumés
Une musique de soupirs:
Prend ton envol,
Ma colombe, ma belle!

J'attends auprès du cèdre,
Ma sœur, mon amour.
Coeur blanc de la colombe,
Ma poitrine sera ton lit.

La rosée pale repose
Comme un voile sur ma tête.
Ma belle, ma jolie colombe,
Prend ton envol !

A partir de rêves emperlés de rosée, mon âme, prends ton envol,
Du profond sommeil de l'amour; comme de la mort,
Vois! les arbres sont remplis de soupirs
Dont le matin réprimande les feuilles.

Vers l'est l'aurore gagne graduellement
Où paraissent des feux se consumant doucement,
Faisant frémir tous ces voiles
De tulle grise et d'or.

Tandis que doucement, gentiment, secrètement,
Sautillent les cloches fleuries de la matinée
Et les choeurs avisés des fées
Commencent (innombrables!) à se faire entendre.

Des cordes dans l'air et la terre 
  Donnent une musique belle,  
Des cordes près de la rivière 
  Où les saules pleureurs s'emmêlent.  

De la musique au long de l'eau 
  Là pour Amour qui s'y recueille ;  
De pâles fleurs sur son manteau,  
 En ses cheveux de sombres feuilles.  

Et l'oreille tendue 
  Il joue tout doucement 
De ses doigts éperdus 
  Le long d'un instrument. 

Elle pleure sur Rahoon

Doucement il pleut sur Rahoon il pleut doucement
Là où git mon sombre amant
Triste sa voix qui m'appelle appelle tristement
Sous le gris de lune ascendant

Mon amour tu entends
Comme douce est sa voix et triste qui toujours supplie
Et toujours sans réponse et cette sombre pluie
Alors comme à présent

Sombres aussi nos cœurs et froids iront un jour
Gésir comme le triste sien ô mon amour
Sous le terreau noir et la blafarde ortie
Et les patenôtres de la pluie

Sur la plage de Fontana

Le vent geint le gravier geint affolés
Grincent les pieux de la jetée
Une sénile mer compte un à un ses galets
Gluants de bave argentée

Contre le vent qui geint la mer plus cinglante
Je l'enveloppe chaudement
Et sent l'os fin de l'épaule frissonnante
Le bras d'adolescent

D'en haut sur nous une ténèbre de peur
Descend la peur nous tourne autour
Et si profond et sans relâche dans mon cœur
Ce mal d'amour

John Montague299

Bénédiction

Une sensation de chaleur dans ce lieu.
Dans l'air de l'hiver, un parfum de récolte.
Aucune forme de prière n'est nécessaire,
Quand par grâce soudaine assisté.
Naturellement, nous tombons en disgrâce.
De simples humains, nous oublions quelle lumière
nous a conduits, seuls, à cet endroit.

Déracinement

Mon amour, pendant que nous parlions
Ils ont enlevé le toit. Puis
Ils ont commencé sur les murs, Des
vitres arrachées
Du bois, comme des dents.
Mais tu as parlé calmement,
Ton exemple de courtoisie
M'obligeant à répondre.
Quand nous avons atteint la dernière
syllabe, acceptant presque
nos positions, j'ai vu que
les planches du plancher avaient disparu :
c'était de l'argile sur laquelle nous nous tenions.

Il y a des jours

Il y a des jours où
l'on devrait pouvoir
s'arracher la tête
comme un casque bosselé ou usé,

directement de la nuque et de la clavicule
(ces branches qui crépitent !)
et la poser fermement
dans le lit d'un ruisseau qui coule.
Des courants clairs, propres
et froids qui courent et jaillissent à travers
les compartiments aigres et rassis
du cerveau, les tympans obscurcis,
les orbites troublées, la langue filmée.
Et puis
la reposer sur la base des épaules :
bien tassée, bien sûr,
la peau et la bouche lavées,
le marbre des yeux
rincé et prêt
pour l'amour ; pour la prophétie ?

Thomas Moore300

C'est la dernière rose...

C'est la dernière rose de l'été
Abandonnée en fleur ;
Toutes ces belles compagnes,
Sans retour sont fanées ;
Plus de fleur de sa parenté
Plus de boutons de rose à l'article de la mort
Pour réfléchir ses rougeurs,
Et rendre soupir pour soupir.

Je ne te laisserai point chère solitaire,
Languir sur ta tige ;
Puisque sommeillent tes sœurs
Va donc les rejoindre.
Et par sympathie, je répandrai
Tes feuilles sur le sol
Où tes compagnes de jardin
Gisent mortes et sans parfum.

Puissé-je te suivre bientôt
Lorsque l'amitié s'émoussera
Et que du cercle magique de l'amour
Les gemmes se détacheront ;
Quand les cœurs fidèles ne palpiteront plus

Et que les êtres aimés auront disparu,
Oh ! qui donc voudrait habiter seul
En ce monde désert ! 301

Au matin de la vie

Au matin de la vie, quand ses soucis sont inconnus,
Et ses plaisirs dans tout leur nouvel éclat commencent,
Lorsque nous vivons dans notre propre monde rayonnant de lumière,
Et la lumière qui nous entoure vient entièrement de l'intérieur;
Oh ce n'est pas, crois-moi, dans ce temps heureux
Nous pouvons aimer, comme nous le pouvons en heures de moins de transport ; ---
De nos sourires, de nos espoirs, c'est le premier gay ensoleillé,
Mais l'affection est plus vraie quand celles-ci s'estompent.

Quand nous voyons passer la première gloire de la jeunesse,
Comme une feuille sur le ruisseau qui ne reviendra jamais,
Quand notre coupe, qui avait scintillé de plaisir si haut,
Premiers goûts de l'autre, l'urne sombre qui coule;
Puis, puis au temps où l'affection domine
Avec une profondeur et une tendresse que la joie n'a jamais connues ;
L'amour, nourri parmi les plaisirs, est aussi infidèle qu'eux,
Mais l'amour né du chagrin, comme le chagrin, est vrai.

Dans les climats pleins de soleil, bien que splendides les fleurs,
Leurs soupirs n'ont aucune fraîcheur, leur odeur n'a aucune valeur ;
C'est le nuage et la brume de notre propre île de nuées
Cela appelle le riche esprit du parfum.
Ce n'est donc pas parmi splendeur, prospérité, gaieté,
Que la profondeur de l'esprit généreux de l'Amour apparaît ;
C'est peut-être au soleil des sourires qu'elle doit d'abord sa naissance,
Mais l'âme de sa douceur est tirée par les larmes.

Jonathan Swift302

Sur la Lune

J'ai emprunté l'éclat de l'argent
Ce que vous voyez n'est pas à moi.
D'abord je ne vous montre qu'un quart,
Comme l'arc qui garde le Tartare :
Puis la moitié, puis le tout,
Toujours dansant autour de la perche.
Ce qui soulèvera votre admiration,
je ne suis pas de la création de Dieu,
Mais jailli, (et je maintiens cette vérité,)
Comme Pallas, du cerveau de mon père.
Et après tout, Je dois principalement
Ma beauté aux nuances ci-dessous.
Les formes les plus merveilleuses que vous me voyez porter,
Un homme, une femme, un lion, un ours,
Un poisson, une volaille, un nuage, un champ,
Toutes les figures que le ciel ou la terre peuvent produire ;
Comme Daphné parfois dans un arbre ;
Pourtant, je ne suis pas l'un de tous ceux que vous voyez.

Ballade

Je te chanterai une chanson, si je le peux,
Comme les Whigs modernes dansent quarante et une gigues,
Mais que Dieu bénisse notre gracieuse Reine Anne.
Le kirk avec des applaudissements est établi par des lois
Comme l'église orthodoxe de la nation.
Les évêques la possèdent comme si c'était leur bien.
Et cela, monsieur, s'appelle la modération.
Ce n'est plus une énigme maintenant
Pour vous permettre de voir comment
Une église par l'oppression peut progresser ;
Ce n'est pas non plus une plaisanterie,
Que la foi est meilleure de l'autre côté de la Tweed.
Car aucun sol ne peut convenir à tous les fruits,
De même, Monsieur, il en va de la religion ;
La meilleure église de loin c'est celle qui pousse là où tu es,

Que ce soit l'âne de Mahomet ou son pigeon.
Une autre histoire étrange vexe le Tory,
Mais bien sûr qu'il n'y a pas de mystère là-dedans,
Qu'une pension et un lieu donnent grâce aux communiants,
Qui ont l'intention de faire demi-tour la minute suivante.
Car s'il n'est pas étrange que la religion change

Aussi souvent que les climats et les modes
Alors sûr qu'il n'y a pas de mal,l'on devrait s'y conformer.
(...)
La nation devrait bouillonner,
Il n'y a rien d'étonnant ni d'énigme,
qu'un croupion du parlement joue à sautiller, à marcher et à sauter,
et danse n'importe quelle gigue sur son violon.
Mais maintenant, monsieur, ils racontent,
Comment Sacheverell, en mettant de vieilles doctrines à la mode,
A, comme un damné escroc, mis la religion en vogue,
Et ainsi ouvert les yeux de la nation.
Alors prions sans regret, que Dieu bénisse la reine,
Et ses compagnons monarques le peuple;
Puissent-ils prospérer et grandir,
Pendant que je suis en vie,
L'église et le clocher aussi.

John Millington Synge303

Notre-Dame des champs

Les pigeons roucoulent sur le rebord du toit,
Les mouches grises se courtisent sur les feuilles ;
Sous la blancheur de leur capuche, des sœurs assises font prière,
A mon sein frappe l'écho de leurs rumeurs portées par l'air ;
Pour ma peau il fait trop chaud dans la poussière du pavé,
« Debout, petites sœurs, laissez-moi donc entrer ;
Vous qui sentez si bon la fraîcheur, la blancheur,
Sœurs de Miséricorde, l'amour est extase ! »

Un mois déjà

Un mois déjà depuis que toi et moi,
Au clair d'étoiles de Glen Dubh,
Allongés sous un noisetier,
Nous baisâmes l'oreille, le cou et le front,
Depuis que tes doigts, ton cou, ton menton,
Sont devenus mes barreaux, ma prison,
Faisant du paradis à mes yeux un naufrage,
Quand je pense à ton sein, à ton front, à ton cou,
Et les étoiles devinrent folles, les étoiles devinrent sages,
Au fond de tes prunelles, splendide paysage !
Depuis que la fouine s'est approchée,
Quand nous nous baisions d'oreille à oreille,
Et que les feuilles humides et flétries
Faisaient tourbillon sur ta coiffe et tes manches,
Et la lune épuisée qui s'écroule au rebord
De la haie dans le vent, la rosée.
Et que nous prîmes le chemin étoile
Qui vers Dublin devait nous ramener.

Question

Et si quelque maladie m'emportait soudainement
Te joindrais-tu à mon cortège d'enterrement ?
Écouterais-tu leurs cancans, leurs prières,
Pendant qu'on me mettrait dans ce raide trou de terre ?

Que non, répondis-tu, car devant cette meute
Vivante de crétins se bousculant autour du chêne neuf
De mon cercueil, eux bien vivants et moi mort dessous
Cette planche, enragée, tu les mettrais en pièces à coups de dents !

William Butler Yeats304

A l'enfant qui danse dans le vent

Danse là sur le rivage
Car pourquoi te soucierais-tu
Du vent ou de l'eau qui gronde?
Et après secoue tes cheveux
Qu'ont trempés les gouttes amères.
Tu es jeune, tu ne sais pas
Que l'imNi qu'on perd l'amour aussitôt
Qu'on l'a gagné, ni qu'est mort
Celui qui œuvrait le mieux, mais laissa
Défaite toute la gerbe.
Ah, pourquoi aurais-tu la crainte
De l'horreur que clame le vent ?

La seconde venue

Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L'anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l'innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l'ardeur des passions mauvaises.

Sûrement que quelque révélation, c'est pour bientôt.
Sûrement que la Seconde Venue, c'est pour bientôt.
La Seconde Venue! A peine dits ces mots,
Une image, immense, du Spiritus Mundi
Trouble ma vue : quelque part dans les sables du désert,
Une forme avec corps de lion et tête d'homme
Et l'oeil nul et impitoyable comme un soleil
Se meut, à cuisses lentes, tandis qu'autour
Tournoient les ombres d'une colère d'oiseaux...
La ténèbre, à nouveau; mais je sais, maintenant,
Que vingt siècles d'un sommeil de pierre, exaspérés
Par un bruit de berceau, tournent au cauchemar,
-- Et quelle bête brute, revenue l'heure,
Traîne la patte vers Bethléem, pour naître enfin ?305

On devient sage avec le temps

Je suis fatigué de rêver
Triton de marbre usé par les pluies et les vents
Sous le flot des fontaines ;
Et tous les jours je contemple
La beauté de cette femme
Comme si j'avais trouvé dans un livre
Le portrait d'une beauté,
Heureux de m'en emplir les yeux
Ou les oreilles attentives
Enchanté de n'être que sage
Puisqu'on ne l'est qu'avec le temps ;
Et pourtant, et pourtant,
Ceci est-il mon rêve, ou la vérité ?
Ah, je voudrais que nous nous soyons rencontrés
Au temps où je brûlais ma jeunesse !
Mais j'ai vieilli parmi les rêves,
Triton de marbre usé par les pluies et les vents
Sous le flot des fontaines.

Rêves, étoffes des cieux

Si j'avais eu les étoffes brodées des cieux,
Tissées de lumière d'or et d'argent,
Le bleu et l'obscurité et les habits sombres
De la nuit et du jour et de la pénombre,

Je déploierais ces étoffes sous tes pieds :
Mais moi, je suis pauvre, je n'ai que mes rêves ;
J'ai déposé mes rêves sous tes pieds ;
Marche doucement, car tu marches sur mes rêves306

ESPAGNOLE

Rafael Alberti307

La mer

La mer. La mer.
La mer. Rien que la mer !
Pourquoi m 'avoir emmené, père,
à la ville?
Pourquoi m 'avoir arraché, père,
à la mer ?
La houle, dans mes songes
me tire par le cœur
comme pour l 'entraîner.
O père, pourquoi donc m 'avoir
emmené ?

Niebla

" *Niebla ", toi tu ne comprends pas : c 'est ce que
chantent tes oreilles,
le tabac innocent, naïf, de ton regard
et les longs flamboiements que dans le bois tu laisses,
en sautant, tendre éclair de rien échevelé.

Regarde ces chiens troubles, orphelins, circonspects,
qui, surgissant soudain des brumes déchirées,
traînent dans leurs timides pas désorientés
tout le récent effroi de leur maison en ruine.

Malgré ces fugaces voitures, sans convoi,
qui transportent la mort dans un caisse nue ;
et malgré cet enfant qui observe, réjoui,
la bataille là-haut, qui aurait pu l 'assassiner ;

malgré le meilleur compagnon perdu, malgré
ma sordide famille qui ne comprend pas
ce que j 'aurais voulu surtout qu 'elle eût compris,
et malgré cet ami qui déserte et nous vend ;

"Niebla", mon camarade,
tu n 'en sais rien, bien sûr, mais il nous reste encore,
au milieu de cette héroïque peine bombardée,
la foi, qui est la joie ; la foi : la joie, la joie.

Ballade du silence craintif

Ici, quand le vent meurt,
les mots défaillent.
Et le moulin ne parle plus.
Et les arbres ne parlent plus.
Et les chevaux ne parlent plus.
Et les brebis ne parlent plus.

Se tait le fleuve.
Se tait le ciel.
Se tait l'oiseau.
Et se tait le perroquet vert.
Et, là-haut, se tait le soleil.

Se tait la grive.
Se tait le caïman.
Se tait l'iguane.
Et se tait le serpent.
Et, en bas, se tait l'ombre.

Se tait tout le marais.
Se tait tout le vallon.
Et se tait même la colombe
qui au grand jamais ne se tait.

Et l'homme, toujours silencieux,
de peur, se met à parler.

Les enfants de l'Estrémadure

Les enfants de l'Estrémadure vont nu-pieds.
Qui leur a volé leurs souliers ?

La chaleur et le froid les blessent.
Qui a déchiré leurs effets ?

La pluie trempe leur sommeil et leur lit.
Qui a démoli la maison ?

Ils ignorent les noms que portent les étoiles.
Qui a donc fermé leurs écoles ?

Les enfants de l'Estrémadure sont sérieux.
Qui a dérobé leurs jeux ?

José Maria Alvarez308

Le banni

La vie que j 'aimais et ce qui était mon monde.
Parfois, je rêve qu'ils existent encore.
Mais les années me dessèchent le corps et j 'habitue mes yeux à accepter ce paysage comme le dernier
Ça m 'a coûté cher de ne pas désespérer, même si je sais que la vie ne peut qu 'empirer.
Parfois, pour moi et quelques autres amis, je prétends au luxe d 'autrefois
Comme une personne assoiffée attend de l 'eau la nuit.
Alors, je marche vers les bars depuis le port et, dans la beauté d 'une femme, j 'oublie mon exil.

Les hauts de fuite

Prends ce dont tu as besoin. Ne sors pas.
Pourquoi ? Il n 'y a pas d 'endroits où tu puisses être heureux.
Les affaires qui te font vivre, résous-les par téléphone. Ou écris
des lettres, celles-ci à des amis,
de ta plus belle manière.
De temps en temps, regarde
si la ville brûle. Garde ton 38 propre.
Soigne scrupuleusement tes rosiers.
Et sois fier si les oiseaux nichent
dans ton jardin, qui offre la paix.
Sous ses arbres, attends le soir
et contemple le crépuscule. Remercie
les dieux pour cette chambre magique, pour la journée
vécue, pour les livres, la musique, les tableaux
que tu sauves de la mort.
Et lorsqu 'une pierre ou une balle brise la vitre,
ne lève pas les yeux de ce qui t'occupe ;
Ou plutôt, perdu dans le magnifique paysage de tes livres,
choisis la plus belle édition de L 'Île au trésor.
Et tandis que gens du commun et soldats
avec la même lâcheté se poignardent,
tu lis sereinement, écoute Rubinstein interpréter Chopin.
Caresse le front de ton chien.
Et tard le soir, dirige tes pas vers le sommeil.

Gustavo Adolfo Becquer309

Je suis fougueux...

---Je suis fougueux, je suis ténébreux,
je suis le symbole de la passion ;
Mon âme est pleine de désir de joie.
Me cherchez-vous?
"Ce n'est pas toi, non.

---Mon front est pâle, mes cheveux dorés,
je peux te donner une joie sans fin.
Je garde tendrement un trésor.
Est-ce que tu m'appelles ?
"Non, ce n'est pas toi.

--- Je suis un rêve, un
fantôme impossible et vain de brume et de lumière ;
je suis incorporel, je suis intangible;
Je ne peux pas vous aimer.
-Oh allez; viens!

Rosalia de Castro310

Envie de finir l'été

Sentant la fin de l'été,
la malades désespérée,
« Je mourrai à l'automne !
---pensa-t-elle entre mélancolique et heureux---,
et je sentirai
les feuilles mortes aussi rouler sur ma tombe».
Mais... même la mort n'a pas voulu lui plaire,
cruelle aussi avec elle;
Elle lui épargna la vie en hiver
et, quand tout renaît sur la terre,
Elle la tua lentement, parmi les
hymnes joyeux du beau printemps.

On dit que les plantes ne parlent pas...

Ils disent que les plantes ne parlent pas, ni les fontaines, ni les oiseaux,
ni la vague avec ses rumeurs, ni avec son éclat les étoiles ;
Ils le disent, mais ce n'est pas vrai, car toujours, quand je passe,
ils murmurent et s'exclament : "Voilà la folle, rêvant

de l'éternel printemps de la vie et des champs,
et très bientôt, très bientôt, elle aura les cheveux gris,
et voit tremblante, engourdie, que le givre recouvre la prairie.
J'ai des cheveux gris sur la tête, il y a du givre sur les prés ;

mais je continue à rêver, pauvre somnambule incurable,
à l'éternel printemps de la vie qui s'éteint
et à l'éternelle fraîcheur des champs et des âmes,

bien que les uns se dessèchent et que les autres brûlent.
Étoiles et fontaines et fleurs, ne murmurez pas sur mes rêves ;
sans eux, comment t'admirer, ni comment vivre sans eux ?

Gabriel Celaya

La poésie est une arme chargée de futur

Quand on n'attend plus grand-chose qui nous exalte à nous-mêmes
Mais que palpitent et s'affirment en deçà de la conscience.
La sauvage existence et l'aveugle présence,
Comme un pouls qui bat dans les ténèbres.

Quand on regarde en face
Les vertigineux yeux clairs de la mort,
On dit les vérités:
Les barbares, les terribles, les amoureuses cruautés.

On dit les poèmes
Qui élargissent les poumons de tous ceux qui,
Asphyxiés,
Demandent à être, demandent du rythme,
Demandent des lois pour ce qu 'ils éprouvent d 'excessif.

Avec la vitesse de l 'instinct,
avec l 'éclair du prodige,
comme une évidence magique, ce qui est réel nous
Transforme
En ce qui est identique à lui-même.

Poésie pour le pauvre, poésie nécessaire
Comme le pain de chaque jour,
Comme l 'air que nous exigeons treize fois par minute,
Pour être et tant que nous sommes donner un oui qui
Nous glorifie.

Parce que nous vivons par à-coups, parce que c 'est à
Peine s 'ils nous laissent
Dire que nous sommes ceux que nous sommes
Nos chants ne peuvent être, sans péché, un ornement,
Nous touchons le fond.

Je maudis la poésie conçue comme un luxe
Culturel par ceux qui sont neutres
Ceux qui, en se lavant les mains, se désintéressent et
S 'évadent.
Je maudis la poésie de celui qui ne prend pas parti
Jusqu 'à se salir.

Je fais miennes les fautes. Je sens en moi tous ceux
Qui souffrent
Et je chante en respirant.
Je chante, et je chante, et en chantant par-delà mes peines
Personnelles, je m 'élargis.

J 'aimerais vous donner la vie, provoquer de nouveaux
Actes,
Et je calcule en conséquence, avec technique, ce que
Je peux faire.
Je me sens un ingénieur du vers et un ouvrier
Qui travaille avec d 'autres l 'Espagne dans ses aciers.

Telle est ma poésie : poésie-outil
A la fois battement du cœur de l 'unanime et aveugle
Telle est, une arme chargée de futur expansif
Avec laquelle je vise ta poitrine.

Ce n 'est pas une poésie pensée goutte à goutte.
Ce n 'est pas un beau produit. Ce n 'est pas un fruit
Parfait. C 'est similaire à l 'air que nous respirons tous.
Et c 'est le chant qui donne de l 'espace à tout ce que
Nous portons en nous.

Ce sont des mots que nous répétons en les sentant
Nôtres, et ils volent. Ils sont plus que ce qu 'ils nomment.
Ils sont le plus nécessaire: ce qui n 'a pas de nom.
Ce sont des cris au ciel, et sur terre ce sont les actes.

Federico Garcia Lorca311

Trois chansons

Dans la matinée verte
je voulais être un coeur.
Un coeur.

Et dans la soirée mûre
je voulais être un rossignol.
Rossignol.

(Mon âme,
rougis comme l'orange.
Mon âme,
rougis comme l'amour.)

Dans la matinée vive
je voulais être moi.
Un coeur.

Et dans le soir tombé
je voulais être ma voix.
Rossignol.

Mon âme,

rougis comme l'orange.
Mon âme,
rougis comme l'amour !

    • *

Onde, où t'en vas-tu ?
Je m'écoule en riant jusqu'au bord de la mer.
Mer, où t'en vas-tu ?
Remontant le cours d'eau je cherche la fontaine où me reposer.
Que fais-tu, toi, peuplier ?
Je ne veux rien te dire, je ne puis que trembler !
Où lancer mes désirs par le fleuve et la mer ?
(Quatre oiseaux se sont posés sans but sur le haut peuplier.)

    • *

Au-dessus de Paris la lune est violette.
Elle devient jaune dans les villes mortes.
Il y a une lune verte dans toutes les légendes.
Lune de toile d'araignée et de verrière brisée,
et par-dessus les déserts elle est profonde et sanglante.

Mais la lune blanche, la seule vraie lune,
brille sur les calmes cimetières de villages.

Le fleuve Guadalquivir

Le fleuve Guadalquivir
Il va entre les orangers et les oliviers.
Les deux fleuves de Grenade ils descendent de la neige au blé.
  Oh chéri qui est parti et n'est pas venu !

Le fleuve Guadalquivir
Il a des barbes marron.
Les deux fleuves de Grenade l'un en pleurs et l'autre en sang.
  Oh chéri qui a traversé l'air !

Pour les voiliers
Séville a un moyen ;
au bord de l'eau de Grenade ne fait que soupirer.
  Oh chéri qui est parti et n'est pas venu !

Guadalquivir, haute tour
et le vent dans les orangeraies.
Dauro et Genil, tourelles mortes sur les étangs,
  Oh chéri qui a traversé l'air !

Qui dira que l'eau porte
un feu follet de cris !
  Oh chéri qui est parti et n'est pas venu !

Il a de la fleur d'oranger, il a des olives,
Andalousie, à vos mers.  
Oh chéri qui a traversé l'air !

New York (bureau et plainte)

sous les multiplications il y a une goutte de sang de canard.
sous les divisions il y a une goutte de sang de marin.
Sous les sommes, un fleuve de sang tendre ;
une rivière qui vient en chantant à travers les chambres des faubourgs,
et c'est de l'argent, du ciment ou de la brise
dans l'aube menteuse de New York.
Il y a des montagnes, je sais. Et des lunettes pour la sagesse,
Je sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang nuageux, le sang qui amène les machines aux cataractes
et l'esprit à la langue du cobra.
Chaque jour ils s'entre-tuent à New York
quatre millions de canards cinq millions de cochons
deux mille colombes pour le goût des mourants, un million de vaches,
un million d'agneaux et deux millions de coqs qui laissent le ciel brisé.
Il vaut mieux sangloter en aiguisant le rasoir
ou tuer les chiens dans les chasses incroyables
résister à l'aube
les trains de lait sans fin, les traînées de sang sans fin,
et les trains de roses menottées par les marchands de parfums.
canards et pigeons et les cochons et les agneaux
mettre leurs gouttes de sang sous les multiplications;
et les terribles hurlements des vaches écrasées
remplir la vallée de douleur Où l'Hudson s'enivre d'huile.
Je dénonce tout le monde qui ignore l'autre moitié, la moitié irrécupérable
qui dresse ses montagnes de ciment où battent les coeurs des animaux oubliés
Et où allons-nous tous tomber à la dernière fête d'exercice.
Je te crache au visage.
l'autre moitié m'écoute dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants dans les buts qui portent des bâtons fragiles
aux trous où ils rouillent antennes d'insectes.
Ce n'est pas l'enfer, c'est la rue.
Ce n'est pas la mort, c'est le magasin de fruits.
Il y a un monde de rivières brisées et de distances inaccessibles
dans cette patte de chat cassée par la voiture,
et j'entends le chant du ver dans le coeur de nombreuses filles.
rouille, ferment, terre ébranlée.
Décidez-vous que vous nagez par numéros de bureau.
Que vais-je faire, trier les paysages ?
Commandez les amours qui sont plus tard des photographies,
qui plus tard sont des morceaux de bois et des bouchées de sang ?
Non non; je dénonce,
Je dénonce le complot de ces bureaux déserts
que les agonies ne rayonnent pas, qui effacent les programmes de la jungle,
et je m'offre à être mangé par les vaches pressées
quand leurs cris remplissent la vallée
Où l'Hudson s'enivre d'huile.

Jaime Gil de Bielda312

Le corps est le meilleur ami de l 'homme

Les heures ne sont pas terminées, pas encore,
et demain est aussi loin
qu 'un récif que j 'aperçois à peine.

Tu ne remarques pas
comme le temps s 'épaissit dans cette pièce
avec la lampe allumée, comme le froid
lèche les vitres...
Comme tu t 'es vite endormie, petite créature,
dans mon lit ce soir, avec cette noblesse facile née de la nécessité, pendant que je t 'observais.

Alors, bonne nuit.
Ce pays tranquille
bordé par les contours de ton corps
me donne envie de mourir en me souvenant de la vie,
ou de veiller --
épuisée et excitée -- jusqu 'à l 'aube.

Seule avec la vieillesse pendant que tu dors
comme quelqu 'un qui n 'a jamais lu un livre,
drôle de petite créature : si humaine --
bien plus sincère que dans mes bras --
parce qu 'une parfaite inconnue.

L 'amour plus puissant que la vie

L 'amour plus puissant que la vie
La même qualité que le soleil de ton pays,
se levant entre les nuages :
une teinte joyeuse et délicate sur quelques feuilles,
l 'éclat d 'un cristal, la modulation
de l 'éclat terne de la pluie.
La même qualité que ta ville,
ta ville aux innombrables cristaux,
identiques et distincts, changée par le temps :
des rues que je ne connais pas et une place ancienne
peuplée d 'oiseaux,
la place où nous nous sommes embrassés un soir.

La même qualité que ton expression,
après toutes ces années,
ce soir quand tu me regardes :
la même qualité que ton expression
et l 'expression blessée de tes lèvres.
L 'amour qui a la qualité de la vie,
l 'amour sans exigence d 'avenir,
le présent du passé,
l 'amour plus puissant que la vie :
perdu et retrouvé.
Trouvé, perdu...

Luis de Gongora313

Elles semblent rompre

Elles semblent rompre le matin
ces perlières blanches sur les fraîches roses,
ou celles faites par les mains, artificielles,
brodées de perles sur le tissu écarlate,

telles que celles de ma bergère souveraine
paraissaient de si belles larmes
sur ses deux joues miraculeuses,
sur lesquelles coulaient un mélange de lait et de sang.

Lancées autour des tendres larmes
des larmes telles que le chant le plus dur s'adoucit,
si adouci qu'il n'est plus tout à fait un chant dur

un souffle ardent de sa poitrine,
en ouvrant un cœur fermé, voit
que les larmes et le soupir étaient de cire.

Inscription pour le sépulcre de Domínico Greco

Cette forme élégante, ô voyageur, de porphyre brillant dure clé
le pinceau refuse au monde le plus suave,
qui donna esprit au bois, vie au lin.

Son nom, de plus grand souffle digne même
que n'en contiennent les clairons de la Renommée,
le champ illustre de ce marbre grave.
Vénère-le, et poursuis ton chemin.

Gît le Grec, hérita nature
d'art, et l'art, d'étude ; iris, de couleurs;
Phébus, de lumières -- sinon d'ombres, Morphée.-

Qu'une telle urne, malgré sa dureté,
les larmes boive et autant de senteurs qu'exsude
l'écorce funéraire de l'arbre de Saba

Antonio Machado314

Tout passe, tout demeure

Voyageur, le chemin
C'est les traces de tes pas
C'est tout ; voyageur,
Il n'y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur ! Il n'y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer

Federico Mayor315

Eaux fortes

Élevons la voix et nos forces. Nous venons sans armes ni argent.
A coups de bâillons ou de dons et d'honneurs ils cherchent à nous museler.
Mais chaque fois nous serons plus nombreux à dire bien fort et bien haut sur la place publique
en des langues multiples en langage clair des nouveaux poèmes.
Et notre chant montera jusqu'aux oreilles des plus puissants.
De ma parole...Viendra le jour où de ce que je possède je serai dépossédé
(ce que je suis restera bien protégé dans l'espace immense du rêve dont je vis).
Peu à peu le corps flétri,fruit mûr et meurtri.Verra-ton décimé mon lot de multiples invisible smigratrices illusions révoltées ?
Pourra-t-on museler mes protestations incessantes et me tirer et me descendre à terre ?
Pourra-t-on me laisser enfin sans rien ?
Je garderai mes ailes.Des ailes faites de fil de l'air et brins de vent.
Des ailes invulnérables,fichées,soudéesa u centre même de ma vie.
Des ailes qu'on ne pourra m'arracher tant que le sang circulera dans mes veines.
Des ailes d'air.D'air et de vent qui m'élèveront toujours à nouveau.
Qui m'élèveront à nouveau un jour de dernier vol
--- vol éternel ? Obstinées,indomptables,mes ailes

Jean de la Croix316

Nuit obscure

Dans une nuit obscure,
par un désir d'amour tout embrasée
Oh ! l'heureuse aventure !
Je sortis sans être vue,
Ma maison étant désormais apaisée.

Dans l'obscure et en sûreté,
Par l'échelle secrète déguisée
Oh ! l'heureuse aventure !
A l'obscure et en cachette,
Ma maison étant désormais apaisée.

Au sein de la nuit bénie,
En secret - car nul ne me voyait,
Ni moi je ne voyais rien
Sans autre lueur ni guide
Hors celle qui brûlait en mon cœur

Et celle-ci me guidait,
Plus sûre que celle du midi,
là où m'attendait
Que je connaissais déjà,
Sans que nul en ce lieu ne parût.

O nuit qui m'a guidée !
O nuit plus aimable que l'aurore !
O nuit qui as uni
L'Aimé avec son aimée,
L'aimée en son Aimé transformée

Sur mon cœur couvert de fleurs,
Qui entier pour lui seul se gardait,
Là il s'endormit
Et moi je le caressais,
Et l'éventail de cèdres aérait

L'air du créneau,
Quand moi j'écartais ses cheveux,
De sa main sereine,
Au cou me blessait,
Et tous mes sens tenait en suspend.

"Je me tins coi, dans l'oubli,
Le visage penché sur l'Aimé.
Tout cessa. Je m'abandonnai,
Abandonnant mon souci,
Parmi les lis, oublié.

Le pastoureau

. Un pastoureau seul est en peine,
étranger au plaisir et à la satisfaction,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
et le coeur d'amour bien blessé.

Il ne pleure pas que l'amour l'ait blessé,
car il n'a pas de peine de se voir ainsi affligé,
bien qu'en son coeur il soit blessé ;
mais il pleure de penser qu'il est oublié.

Car seulement de penser qu'il est oublié
de sa belle pastourelle, en grande peine,
il se laisse maltraiter en terre étrangère,
le coeur de l'amour fort blessé.

Et le pastoureau dit: Ah ! malheureux
qui de mon amour s'est fait absent,
et ne veut pas jouir de ma présence
et de mon coeur par son amour tout blessé !

Puis après un long temps il monta
sur un arbre, ouvrit ses beaux bras,
et mort il demeura, pendu par eux,
le coeur d'amour fort blessé.

Francisco de Quevedo317

Que l'on doit repentir et larmes à la tromperie de la vie318

Imperceptible, lent, le jour s'enfuit
et l'heure secrète, avec précaution,
en silence approche, qui, méprisée,
emporte avec soi la force de mon âge.

La vie nouvelle, ardente en son enfance,
la jeunesse robuste et abusée
par l'hiver final ensevelie,
gît sous l'ombre noire et la froide neige.

Je n'ai pas entendu, muets, glisser les ans ; passés,
je les pleure aujourd'hui et les regarde
se rire de mes larmes et de mes maux

Qu'à mon désir je doive mes regrets,
puisque mes erreurs me doivent la vie,
et j'attends le mal que, sans y croire j'endure.

Constance de l'amour au-delà de la mort319

Voiler pourra mes yeux l'ombre dernière
Qu'un jour m'apportera le matin blanc,
Et délier cette âme encore mienne
L'heure flatteuse au fil impatient;

Mais non sur cette rive-ci de la rivière
Ne laissera le souvenir, où il brûla :
Ma flamme peut nager parmi l'eau froide
Et manquer de respect à la sévère loi.

Âme, à qui tout un dieu a servi de prison,
Veines, qui à tel feu avez donné vos sucs,
Moelle, qui glorieuse avait brûlé,

Vous laisserez le corps, non le souci ;
Vous serez cendre, mais sensible encore ;
Poussière aussi, mais poussière amoureuse.

Où l'on se représente la brièveté de ce qu'on vit, et le néant que semble ce que l'on a vécu

Ho de la vie ! ... Personne qui réponde ?
À l'aide, ô les antans que j´ai vécus !
Dans mes années, la Fortune a mordu ;
les Heures, ma folie les dissimule.

Quoi ! sans pouvoir savoir où ni comment
L'âge s'est évanoui et la vigueur !
Manque la vie, le vécu seul subsiste ;
Nulle calamité, autour, qui ne m'assiège.

Hier s'en est allé, Demain n´est pas encore,
Et Aujourd´hui s'en va sans même s'arrêter.
Je suis un Fut, un Est, un Sera harassé.

Dans l´aujourd´hui, l´hier et le demain j'unis
Les langes au linceul, et de moi ne demeurent
Que les successions d'un défunt.

De La Torre320

Dans ces déserts et leur paix retiré,
de rares et doctes livres entre les mains,
je vis dans le commerce des défunts,
et de mes yeux, j'entends les morts parler.

Sinon compris, sans cesse fréquentés,
ils amendent ou fécondent mes desseins ;
et par muets contrepoints musiciens
au songe de la vie parlent éveillés.

L'imprimerie, oh ! Grand Joseph, nous rend
les grands esprits effacés par la mort ;
elle venge les injures des ans.

L'heure s'enfuit en fuite sans remords
mais il faut la marquer d'un caillou blanc
celle qui par l'étude rend plus fort.

Thérèse d'Avila321

Sur ces paroles « Mon Bien-Aimé est à moi »

Je me suis toute livrée et donnée,
Et il se fit un tel échange
Que mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Quand le doux chasseur tira sur moi
Et me laissa tout épuisée ;
Alors dans les bras de l'amour,
Mon âme tomba et demeura.
Et reprenant nouvelle vie,
Il se fit un tel échange
Que mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Il me lança une flèche,
Trempée au venin de l'amour,
Et mon âme ne fit plus qu'un
Avec son Créateur ;
Depuis je ne veux d'autre amour
Puisqu'à mon Dieu je suis livrée.
Oui, mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Ame, tu dois te chercher en Moi

Ame, tu dois te chercher en Moi,
Et Moi, me chercher en toi

L'amour a su de telle façon
Ame, te portraire en Moi
Que nul savant peintre
N'aurait pu, avec une telle perfection
Graver une telle image.

Tu as été créée par l'amour
Ravissante, belle, et c'est ainsi
Que tu es peinte dans mes entrailles,
SI tu te perdais, mon aimée,
Ame, tu dois te chercher en moi.

Car je sais que tu te trouveras
Dans mon sein portraiturée,
Et si bien prise sur le vif
Que si tu te vois, tu te réjouiras
De te voir si bien peinte.

Et si par hasard tu ne savais pas
Où me trouver,
Moi,
Ne vas pas de-ci de-là,
Mais, si tu veux me trouver,
Moi, tu dois me chercher en toi.

Car tu es ma chambre,
Tu es ma maison et ma demeure
J'appelle donc à n'importe quelle heure,
Si je trouve de ta pensée
La porte fermée.

Hors de toi, il est vain de me chercher,
Puisque, pour me trouver,
Moi
Il te suffira de m'appeler,
Car j'irai à toi sans tarder,
Et Moi, tu dois me chercher en toi.

Manuel Vasquez Montalban322

Paix empoisonnée

Paix empoisonnée, celle des arbres lents
On peut mourir d 'oubli et de pardon
l 'eucalyptus sent l 'hiver
le mimosa la nuit
les linceuls près de la mer, un filet bleu
rempli de filles charnelles
les voiliers ressuscités par l 'été
les vents dispersent les éructations d 'une Europe
médiocre et heureuse
les traces des dieux dilués effacées
il ne nous reste que du pain et du vin
tandis que nous agonisons

Les dieux se sont déjà évanouis
de ces jours où, à leur lumière
la réalité semblait favorable
maintenant le feutre dur de l 'horizon
les ruines des désirs
leurs décombres de briques en perpétuelle démolition
tout mène à la médiocrité
la tendresse pour une impuissance partagée
enfants de colère sans parents suffisants
abandonnés par l 'absolu
en fuite du paradis
expulsés de la réhabilitation
nous ne vendrons pas nos âmes à l 'argent
ni à l 'Histoire
le pain et le vin nous suffiront-ils ?
la livraison suspecte d 'un autre corps passant ?
ou la tentation constante du suicide
cette insistance tenace des héros
sous-employés.

Inutile de scruter un ciel si haut

Inutile de scruter un ciel si haut
Inutile cosmonaute, celui qui ne connaît pas
le nom des choses qui l 'ignorent
la couleur de la douleur qui ne le tue pas

Inutile cosmonaute
celui qui contemple les étoiles
pour ne pas voir les rats.

Luis Antonio de Villena323

Canettes de bière vides

Quand je regarde en arrière,
je sens combien le passé a grandi...
Comme ce vieux territoire est vaste maintenant !

Jours ensoleillés dans des piscines bleues,
étés doux et brûlants,
garçons blonds aux longues cuisses...

Si je ne l'écris pas,
si je ne fais pas l'effort de le raconter et de le sauver
(en le puisant dans une seule mémoire),
rien n'existe ni ne subsiste :

Tout est comme une collection de vidéos supprimées,
des cendriers remplis de mégots,
des piles anonymes de canettes de bière vides,
des chansons éphémères d'hier :

Rien ne subsiste d'une telle splendeur
- si je ne l'écris pas -
et il y avait tant, tant de vie frénétique !
« Les mots autrefois familiers sont désormais des expressions désuètes. »

LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - BASQUE

Jakes Ahamendaburu324

Fuyez

Quand je vis dans un rêve
je vis pour rêver
ils viennent à moi dans le noir
ils sautent seuls dans la lumière

Plomb et acier tanné
Le temps est rapide
si nous ne rêvons pas la vie
comment pouvons-nous vivre de l'avant

Je déteste la solitude
et quand je rêve
verser des larmes radieuses
je ne peux plus être moi

Mais sur moi

Je n'ai pas
ça aussi ici
la lune a
maladie
Rien dit
Parce qu'il n'y a pas
pas de jour sans lune
mais en moi..

Gabriel Aresti325

La maison de mon père

La maison de mon père
je la défendrai contre les loups,
contre la sécheresse, contre le lucre, contre la justice,
je la défendrai, la maison de mon père.
Je perdrai mon bétail,
mes prairies, mes pinèdes, j'y perdrai les intérêts, les rentes, les dividendes,
mais je défendrai la maison de mon père.
On m'ôtera les armes et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera sans bras, sans poitrine et je la défendrai avec
mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai mon âme se perdra ma famille se perdra
mais la maison de mon père
durera debout326

Robustiana Mujika Egaña , dite Tene327

Le charbon fasciné

Je suis allé à la source après avoir sorti ma bonbonne
il y avait une petite fille remplissant sa bouteille.
Elle m'a donné de l'eau, oh comme c'était doux !
Je n'ai rien mangé d'aussi doux depuis.

Depuis que je suis charbonnier et j'ai toujours été charbonnier
Je n'ai jamais vu un si bel enfant.
Ainsi son apparence est belle, merveilleuse
Elle a volé des choses dans mon cœur.

Je l'ai aidée à relever sa tête
mais n'ose pas l'aider à rentrer chez elle.
Je ne sais pas ce que j'avais à cause du désir d'aider
Je ne sais pas comment demander une autorisation

Iratzeder328

Sur l'océan

Sur l'océan, sur l'océan,
Sur la vaste et folle vague,
Au loin, sur l'océan.
J'allais souvent avec toi.

Il n'y avait plus de mesure,
Il n'y avait plus de frontière !
Toi capitaine, moi timonier,
Il n'y avait pas de coeur
Plus joyeux que les nôtres.

Au loin sur l'océan
J'allais souvent avec toi.

Ah ! Les paroles de là-bas,
Les chants, les rêves !
De vagues folles, d'amour,
Nous emplîmes pour toujours
Les cœurs de chacun.

Sur l'océan, sur l'océan,
Sur la vaste et folle vague...

Depuis lors, où sommes-nous ?
Il y a tes os, je suis moine:
Toi au ciel et moi dans le monde,
Unis dans le chant,
Pour aider les Basques.

Sur l'océan, sur l'océan...
Sur l'océan de Dieu,
Dans la vaste et pleine joie.

Gema Lasarte329

La perfection

je n'aime pas la perfection
de ceux qui font tout mal
j'en suis un

je ne connais pas le bien et le mal
où la frontière qui les classe
se trouve

La perfection est vendue la plupart du temps,
et je ne serai jamais un acheteur de cela.

La perfection est placée dans les compétences
pour que les autres l'admirent et je ne suis pas
Je n'en serai jamais un admirateur.

Je ne veux aucune perfection
encore moins
lui obéir toute ma vie,
Je préfère utiliser atxaraztalo
être médiocre, après avoir atteint la dernière manche
faire partie des mauvais en lettres basques,
mais oui, en mille sources
je voudrais pencher la tête
pour tout goûter.

Salvat Monho330

Reproches des poètes à Apollon

En faveur de qui Apollon fait-il naître l'or,
Pour que la part de ses enfants soit si insuffisante ?
Le gouvernement du Parnasse n'a pas de loi juste.
Ne vous étonnez donc pas que les poètes n'aient pas d'argent.

Père au coeur dur, nous ne comprenons pas
Que vous puissiez souffrir de telles différences
Vous élevé en triomphe par les chevaux les plus superbes,
Et vos enfants toujours traînant à pied.
 (...) 
Vous habillez d'herbes les montagnes et les prés,
Et de tant de beaux fruits les arbres de la campagne.
Comment se fait-il que les poètes, vos enfants chéris,
Se trouvent à toute saison si mal accoutrés ?
  (...)
Les ventres et les bourses des habitués du Parnasse,
A moins de se gonfler d'air, sont souvent vides.
La noblesse des aïeux et la renommée des poètes
Sont un poids si elles n'ont pour troisième... la fortune.
(...) 
Tout le monde sait que parmi vos enfants
II y a des bâtards introduits dans la famille.
Mais pour enrichir seulement vos enfants légitimes
En écartant les faux poètes, il suffira de peu331.

Bernat Etxepare332

Contre-pas

Euskara, sors au dehors.
Que le pays de Cize soit béni!
Il a donné à l'euskara
le rang qu'il doit avoir.
 Euskara, sors sur la place.
Les autres peuples croyaient
qu'on ne pouvait pas l'écrire.
Maintenant l'expérience leur a prouvé
Qu'ils s'étaient trompés.
Euskara,Sors dans le monde.
Parmi les langues, tu étais jadis
Tenu en piètre estime.
Maintenant, au contraire, tu dois être
Honoré partout.
Euskara, Va-t'en dans le monde entier.
Toutes les autres sont arrivées
A leur apogée.
Maintenant, il montera, lui,
Au-dessus de toutes les autres.
Euskara !
Les Basques sont appréciés de tout le monde,
Bien qu'on ne connaisse pas l'euskara.
Tout le monde apprendra
Maintenant ce qu'est l'euskara.
Euskara ! 
Si tu es resté jusqu'à présent
Sans être imprime,
Désormais tu iras
Par l'univers. 
Euskara ! 
Maintenant,
On ne trouve aucune langue,
Ni le français ni d'autres,
égale à l'euskara. 
Euskara, Sors pour danser333

En faveur des femmes

Ne dites pas du mal des femmes, pour l'amour de moi:
Si les hommes les laissaient tranquilles, elles ne commettraient pas de fautes.

Beaucoup d'hommes passent leur temps à dire du mal des femmes,
Dont ils parlent en termes légers et déshonnêtes.
Il serait plus beau de se taire:
Les femmes ne peuvent commettre de fautes qu'avec les hommes.

Peu de personnes sages peuvent parler mal des femmes;
Il serait plus honnête d'en dire du bien.
Pourquoi ira-t-on dire du mal des femmes?
Grands et petits, nous provenons tous d'elles. 
(...)

Là où il n'y pas de femmes, je ne trouve pas de plaisir;
Ni l'homme ni la maison n'est jamais propre,
Tout ce qui est dans la maison est mal arrangé.
Au paradis, je ne voudrais pas qu'il n'y eût pas de femmes. 
Je n'ai jamais ouï dire qu'une femme se soit, la première, attaquée à un homme,
C'est l'homme qui s'attaque toujours le premier à la femme
La malfaisance procède toujours des hommes.
Alors, pourquoi donnent-ils tort à la femme?

Je n'entends pas dire qu'un homme ait été pris de force par une femme ;
C'est l'homme qui, hors de lui, poursuit la femme.
A supposer que quelque femme vienne à lui par amour,
Quel homme donne tort à la femme? 
(...) 
Je trouve que la femme est une douce chose,
Que parmi tous ses dons domine la tendresse.
La nuit, le jour, on trouve en elle grand plaisir.
Dire du mal d'elle, c'est grande vilenie.

Il n'est rien au monde de si beau ni de si plaisant
Que la femme sous l'homme, nue;
Les deux bras ouverts, elle est là, soumise a lui
Que l'homme fasse d'elle ce qu'il veut.

Il a beau la frapper de son dard au milieu du corps,
Elle ne saurait, non plus qu'un ange, lui faire de reproches;
Une fois le dard apaisé et la blessure guérie,
Elle réussit par sa grâce à les réconcilier ensemble.

Quel est le rustre qui ne se souvient de cela
Et qui ensuite dit du mal d'un tel être?
Celui qui agit ainsi n'est pas un homme digne de ce nom.
Pourquoi ne reconnaît-il pas le bien qui lui a été ainsi fait ?

Arnaut Oihenarte334

En hiver, par un temps de neige

En hiver, par un temps de neige,
ma bien-aimée en ayant pris une poignée
et m'ayant écrasé le nez,
mon nez n'eut aucun mal,
mais je sentis en même temps
que mon cour avait pris feu.

Au-dessus de la neige,
soit glace, soit givre,
y a-t-il rien de froid sur la terre ?
La neige, cependant,
me tient quant à moi, même si elle est froide,
brûlé au cour.

Telle est la loi de la terre,
que chaque chose a son effet
semblable à elle-même ;
mais maintenant, ce qui est admirable,
c'est le chaud que le froid,
le feu que l'eau fait naître en moi.

Si je pouvais fixer en vous
un rien de cette chaleur,
une simple étincelle de ce feu,
ô mon amour, il me semble
que ce serait assez
pour que je sois guéri.

Donc je vous en prie, pour l'amour de Dieu,
ne me repoussez pas
à cause d'un rien, d'une étincelle ;
mais montrez
que des pauvres amoureux,
vous avez pitié et souci.

En faisant ainsi,
en étant aussi bienfaisante que belle,
croyez bien que vous serez célébrée
dans toutes les bouches,
et, dans le coeur des amoureux,
élevée jusqu'au ciel.

LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - BRETONNE

Xavier Grall335

Les déments

Par les chemins noirs
De l'Arrée
Où vont-ils les déments
A quel orme
Pour quel suicide ?
  Seuls ils rient tels des idiots
Des choses de la vie et des grimaces de la mort
Et l'aube bondissante les trouve ainsi
Affalés dans leur fêlure mentale
La soif des gnôles meurtrières et flamboyantes
Reprend alors leur esprit solitaire
Et c'est en titubant
A Botmeur Commana et Brasparts
Qu'ils arpentent les chemins du néant
Face à la haine des pierres et au cynisme des ifs
Nos déments, nos semblables, nos frères...

Solo

Seigneur me voici c'est moi
je viens de petite Bretagne
mon havresac est lourd de rimes de chagrins et de larmes
j'ai marché Jusqu'à votre grand pays
ce fut ma foi un long voyage
trouvère j'ai marché par les villes et les bourgades
François Villon dormait dans une auberge à Montfaucon
dans les Ardennes des corbeaux et des hêtres
Rimbaud interpellait les écluses les canaux et les fleuves
Verlaine pleurait comme une veuve dans un bistrot de Lorraine
Seigneur me voici c'est moi
de Bretagne suis ma maison est à Botzulan
mes enfants mon épouse y résident
mon chien mes deux cyprès y ont demeurance
m'accorderez-vous leur recouvrance ?
Seigneur mettez vos doigts dans mes poumons pourris
j'ai froid je suis exténué
O mon corps blanc tout ex-voté j'ai marché
les grands chemins chantaient
dans les chapelles les saints dansaient
dans les prairies parmi les chênes erraient les calvaires
O les pardons populaires O ma patrie
j'ai marché
j'ai marché sur les terres bleues et pèlerines
j'ai croisé les albatros et les grives
mais je ne saurais dire jusqu'aux cieux l'exaltation des oiseaux
tant mes mots dérivent et tant je suis malheureux

Seigneur me voici c'est moi
je viens à vous malade et nu
j'ai fermé tout livre et tout poème
afin que ne surgisse de mon esprit
que cela seulement qui est ma pensée
Humble et sans apprêt
ainsi que la source primitive
avant l'abondance des pluies et le luxe des fleurs

Paol Keineg336

Homme lige des talus en transes

Il pleut sur les coqs de bruyère
Il pleut sur les constellations de bouleaux blancs
Il pleut sur les charrues matinales barbouillées de terre glaise
Il pleut sur le pain chaud au sortir des fours visités d'un gros feu tranquille
Il pleut sur le poitrail des chevaux rubiconds
Il pleut à verse sur la pelouse des toits lacustres baignés de merles et de bouvreuils
Il pleut sur les femmes obstinées à emplir les églises par l'entonnoir des porches
Il pleut sur les planchers d'aiguilles de sapin sur l'escalier des mousses remuées
de salamandres
Il pleut sur le lac tranquille des âmes simples
Il pleut sur les hommes lourds et muets (...)

Il n'y a pas de passé...

(...) Il n'y a pas de passé en Bretagne
Seulement un imperceptible mouvement des lèvres
Au détour de petites phrases anodines et friables
Seulement un présent de grossières en justice
Un avenir barré de violence et de poussière
Il n'y a pas de passé en mon pays
Sinon un bourdonnement d'hommes réfractaires
Je revois les genêts sur l'urine sèche
Les manoirs de quartz entourés de haies
Mais je ne peux m'asseoir longtemps dans l'herbe
Les déportations massives continuent
Nous avons chaud à nos fleuves
Nous avons chaud à nos relents d'alcool
Nous sommes un peuple hauts fourneaux
Un peuple coulé d'aubépine
Nous ne capitulons pas. (...)
Aujourd'hui je vous le dis
Nous allons procéder à des glissements de terrain
Il y aura des sursauts de lumière dans le brouillard des solitudes
Et l'angle des fenêtres écumera de fougères
Alors, nous nous installerons dans l'odeur des charpentes et le soulèvement des toitures
Pour des émeutes de tendresse
Aujourd'hui je vous le dis
Un peuple nouveau émerge lentement qui se ménage des moissons exemplaires
Un peuple nouveau se dégage des siècles gluants

Boudica

Toutatis, Thanatos, les divinités elliptiques, biodégradables. L'aileron des
requins sur la mer, entre Ouessant et l'île des Pommes.
L'extinction de quelques tribus calamiteuses ne saurait émouvoir Rome.
Suetonius peut ravager l'île verte, la plaine des genêts en fleur. La Commune
peut crever.
 Ici, dans les milk-bars et les théâtres d'arrière-garde, on cause. On sort les
fourrures. L'aube fibreuse sur le pays vacant.
 C'est l'été : aphrodites et décapotables dans le bocage sans issue. On attend
missionnaires et pickpockets.

Je souris

Je souris
Je m'invente un petit rire détaché
Je ne termine pas mes phrases
Je souris --
Pour mieux huiler mes rapports sociaux
Je fais semblant d'être un autre
Et je souris
Je m'invente trois ou quatre visages
Devant derrière sur les côtés
Qui parlent tous à la fois et sourient
Je me perds dans la cacophonie
De ma triplicité souriante
Vers dix heures du soir mes visages pivotent
Et se superposent en un masque de mort

Dahut

On me traite de fille publique, et les vertueux citoyens le soir
à travers les murs de leur vertu m'écoutent gémir de plaisir,
et quelques femmes en préparant la soupe parlent de me raser la tête.
Ils ne savent pas que le long des cours d'eaux, bardés de fer et prêchant la
loi, s'approchent les envahisseurs.
Je vois le peuple d'Is uni à leur loi, et comme un bouillon d'étourneaux
ravageurs
je vois s'abattre sur mon pays langue, tribunaux, impôts, religion, bigoterie,
bêtise, reniement de soi,
je vois l'île des Druides livrée aux pirates et aux pillards, je vois les fenêtres
de la mer voler en éclats !
Préférant le soleil de la mort subite à l'abjection de la mort lente,
j'attaquerai les portes à coups de hache, je décide de notre suicide collectif.

Daniel Morvan337

Nos greniers

Où vont tous ces mots que l'on pense
Toutes ces pensées qui en nous sagement dorment
Où vont toutes ces paroles que convaincus l'on prononce
Tous ces rêves qui en nous germent ?

N'y aurait-il pas en nous quelque part caché
Un monde de fumées bleues un grenier de poussière déposée
Où toutes ces choses viendraient s'amonceler
Et que par instant creux dans votre vie
L'on viendrait secouer au jour, sans bruit ?

LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - CORSE

Anne Albertini338

La musique

Je marche dans la rue                                               
Comme si jétais chez moi                  
Comme si jétais connu                                              
Comme si on allait me saluer            
Comme si j'allais chez ma mère.                              
Je marche dans la rue                                                           
Comme si j'allais à l'école                                        
Comme si j'étais blanc                                  
Comme si j'étais blond                                              
Comme si j'étais français, 
Je marche dans la rue 

Embarrassés de rêves interdits 
Je marche dans la rue tête basse 
Comme si j'étais coupable
Comme si j'étais un voleur, 
Comme si je devais disparaître 
Comme si j'étais de trop.                   
Je ne marche plus jusqu'à l'école                
Chaque jour des chaises sont vides 
Ils ont emporté Moussa, Karim, Viddi. 
C'est quoi la vie maîtresse ? 
C'est quoi la justice et les droits des hommes ?       
Et celui des enfants ?                                    
Elle a dit « je sais plus, mais moi je vous aime »      
Et elle a pleuré. 

Alors nous l'avons embrassée 
De tout notre cœur 

De toutes nos peurs, 
Et nous lui avons laissé nos cahiers. 
Je marche silencieux 
A peine si j'ose respirer 
Mon cœur bat à grands coups 
Sur un rythme barbare : 
Sans papiers, sans papiers, sans papiers. 
Est-ce que vous l'entendez ?                                     
Morceau de jazz ? Solo de batterie ?                        
Non, mauvaise musique, fausses notes,         
Tu n'as pas assez appris, ni répété.              
Pourtant, sur le piano j'ai vu des touches blanches et noires          
Et la musique était si belle, si belle 
Que j'ai pu la respirer.

Marcu Biancarelli339

Barcelone

Aéroport de Barcelone...
J'étais en transit Avec une barbe de trois jours
Et le cœur lourd.

Je n'ai pas vu les Ramblas,
Je n'en avais même pas envie.
J'étais assis et j'attendais
Des heures entières un avion en retard.

Il y eut cette femme belle et brune
Elle avait un manteau A la main un chapeau
S'assit à côté de moi
Et me sourit.

Dans les aéroports j'ai toujours
Cette gueule de désespéré
Ces souliers aux pieds, Et mon sac de cuir.
Une allure qui me ferait passer
-- aux yeux d'une ignorante --
Pour un aventurier.

Je plais aux femmes
Dans les aéroports.

Etait-elle italienne ? Espagnole ?
Une latine en partance
Pour Vienne et l'Europe centrale.
En partance comme toutes ces femmes
Croisées entre deux avions
Toujours en partance.

Quelques mots, quelques sourires,
Pas le temps de savoir
Autre chose que le désir Violent et fugitif
Qui devait passer
Une seconde intense Dans ses yeux noirs
Et les miens sans couleur.

Sa bouche fut un appel.
Dans le film de cinq minutes
Qui se déroula dans nos têtes,
Mon corps dans le sien.

L'oubli de tout,
Nos vies entre parenthèse,
Le temps de recueillir
Cette histoire interdite.

Rinatu Coti340

Je n'écris pas... *

Je n'écris
pas
pour la langue

Je n'écris pas
pour le mot

Je n'écris pas
pour l'esprit

Je n'écris pas
pour la gloire

que j'écris
pour la personne
quelque chose à propos de
déchirer
à la place de l'amour

Francisco Micheli Durazzo341

Dits du puisatier

O mon frère chercheur d'eau
lorsque tremble ta baguette
et nerveuse se redresse
l'eau s'ouvre un chemin
dans le sureau
pour le jaillissement.

Alors je creuse
pour donner forme à ton désir.
.........................
Ce qui grouille sous l'humus
ne gît par peur ou refus
de l'engloutissement.

Ce qui sous terre respire
ne sait rien d'autre que blancheur.

Point la brillance de l'hiver
sous la neige,
mais la morte blancheur des os,
et la mucosité du vivant.

Ghjacurnu Fusina342

En chaque recoin

En chaque recoin
de mon temps
est une ruelle
de village
étroite, étroite,
qui m'attend
avec deux rives
de silence
accumulé
dessous dessus.

Ferme-la !

Tais-toi
pour une fois !
Que je ne t'entende plus
au moins une petite heure,
allez, une minute...
Qu'il y ait une seconde...
Mais je te le demande :
Assez !
Écoute-la
une seule fois encore
cette langue
qui est presque morte !

Alain Di Meglio343

Lignes méditerranéennes

J'aime voir venir l'autre rive pendant  que derrière moi
se tend l'âme douce et abrasive
de mon retour

Du fil tendu de l'horizon
la musique
De la dentelle d'écume le long des côtes
la couture 
D'un silence à pétrir 
le levain 
Des souffles réunis
le vent 
De cette obscurité
l'encre

Sonia Moretti344

Où la logique des hommes...

Où la logique des hommes ordonne
Rien ne résiste, rien.
Je le sais, ils vont commencer les travaux
Et couper deux arbres.
Ce sont deux géants vous savez.
Des forces mystérieuses les ont maintenus debout
Superbes au beau milieu des scories de la ville et leur poison.
Le fait est.
Leur sève a su les faire grandir
Maintenir leurs carcasses imposantes
Comme une longue prière
Qui garde debout la cathédrale.
Entre les fins vitraux de dentelle des feuilles
Vous pouviez lire un ciel encore plus beau
Et Dieu sait quelles ombres courbées sont venues sous eux
Quand la pluie était lourde...
Condamnés par la sentence
Voilà comment meurent les géants, un jour
Et avec eux le miracle qui les tenait debout.

Lucia Santucci345

Je suis tissée

Je suis tissée
de rouge
de rouge lacéré
de la ceinture rougeâtre
teintée de la sueur septembrale
de toutes les moissons.

Je suis tissée
de vert
vert du foulard verdâtre
serré autour du cou sur les routes de l'effort
de toutes les gésines.

Je suis tissée
de bleu
bleu du tablier décoloré
cousu et recousu par la main blessée
giron de peine fatigué
de toutes les cueillettes

Je suis tissée de noir
noir des chiffons noirs
affligés par les deuils redoublés

de toutes les agonies.

Je suis tissée
de jaune
jaune de la chemise jaunie
usée par l'amoureuse hardie
par les instants d'amour à l'orée
de toutes les satiétés.

Je suis tissée
de blanc
blanc des draps défraîchis
teintés d'aube et foulés par d'adroites sages-femmes
muettes cueilleuses de rêves
de tous les ensemencements.

Ghjacumu Thiers346

Parallélogramme

J'ai les angles droits
et le cœur isocèle
-- ou presque --
l'esprit équilatéral
et des envies pliées,
de la fantaisie mesurée
et des passions réglées,
et un brin de bon sens.
Je suis un type d'initiative,
un vrai parallélogramme,
mais si le bouchon saute,
gare au cheval fou !

Enveloppe

Je tends
à l'improbable destination
la plus grande part du doute
et je garde
la lettre.

L'éraflure du papier tranchant
à la pointe de la langue
un peu blessée.
Ainsi je retiens un instant
la sincérité de ces mots
que je ne t'ai pas écrits.

La halte blanche

L'instant
la halte blanche
tout soleil toute froidure
à mes journées
cousue
est miroir
où reviennent toutes les histoires
dispersées sur ma tête.
Le temps est une fronde
pour ces boulettes de nostalgie.
Si j'étais toi, ô Ulysse,
je resterais adossé
au figuier ou à l'olivier,
une blanche peau,
le tintement d'anneaux,
ô Nausicaa.

Regards

Mais allez donc savoir pourquoi restent enfermés
derrière leurs persiennes
ces regards de fenêtres
éteintes au fil de l'eau
pendant que se prépare
une autre traversée

L'âme ne s'éveille pas
pour le moindre clin d'œil
les riches arborent toujours
la marque du respect
retenir le volet
le libecciu peut frapper
et d'un seul coup rabattre
des années d'élégance
qui nous coûtèrent tant
de révoltes ravalées

LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - OCCITANE

Vicent Andrés Estellés347

Testament mural

Ton prénom et mon prénom écrits sur le mur,
sur ce mur plein de cœurs et de rubriques,
sur ce mur de volontés dernières,
alors qu'on agonisait dans l'amour ou dans le chagrin ;
sur ce mur de notre sombre escalier,
au milieu des mots tendres et des mots obscènes,
des mots qui parlaient d'un amour invincible,
des mots qui parlaient d'un souvenir en chair vive,
des mots qui évoquaient les nuits de plaisir et de pétales,
et la pornographie délirante de quelques dessins,
en une cohabitation dont j'aime le souvenir.
Sur ce mur sué par les amants, trempé d'amours comme un dur matelas,
sur ce mur de frictions ardentes.

Ton prénom et mon prénom férocement enlacés
lorsque nos jambes aussi s'enlaçaient,
cet escalier sombre que j'évoque et dont je tairai l'emplacement,
même si on me torture, même si on m'égorge

Ton prénom et mon prénom, ardents,
devenus égratignure sur les plâtres sués de ce mur lointain.

Ton prénom et mon prénom gravés de nos ongles,
gravés sur le mur sale de notre escalier, avec une volonté de vivre,
de survivre, avec une agonisante calligraphie dure,
au milieu des choses obscènes et des choses délicates,
des exclamations brutales d'un sexe puissant,
des notes naïves de cahier scolaire,
des notes sur la marche des événements,
ce luxe d'autographes authentiques et primaires.

Ton prénom et mon prénom, plutôt qu'écrits, gravés,
cet amour-là, l'amour, amour à bec et ongles.

Je n'écris point d'églogues

Il n'y avait pas à Valence deux jambes comme les tiennes.
Je m'en souviens tendrement, les yeux pleins de larmes, une toile d'araignée de larmes aux yeux.
Où es-tu maintenant ? Où sont tes jambes si adorables ?
Je parcours l'Albereda, ces endroits familiers.
Je traverse les nuits. J'évoque les parapets de la rivière.
Un cadavre verdâtre. Un cadavre phosphorique.
Le spectre de Francisco de la Torre, peut-être.

Il n'y avait pas à Valence deux jambes comme les tiennes.
Je pourrais écrire longuement sur tes jambes.
Comme si tu marchais dans l'eau, dans des eaux invisibles, dans des eaux limpides, tu venais par la rue.
La chair gracieuse et fraîche comme une cruche de Serrarus. Des autobus de Gandia et Paterna arrivaient.
Des bars sortaient des voix, l'odeur de friture.
Tu arrivais solennelle sur tes jambes.
Ô la solennité de ta chair tendre, de ton corps adorable sur tes longues jambes. Descendant la rue, tu venais au milieu des terrains vagues, des cris, des enfants qui jouaient en sortant de l'école,
la femme ramassait le linge de la terrasse,
l'homme réparait lentement une montre
pendant qu'un ami parlait de ses années de prison à cause des choses de la guerre,
tu venais solennelle, avec plus de solennité que le crépuscule,
ou avec une dignité que le crépuscule recevait de toi seule.
Toute la majesté aimée du crépuscule.

Il n'y avait pas à Valence deux jambes comme les tiennes, avec la vive joie de la virginité.
Tu venais toujours, tu n'arrivais jamais complètement,
et moi je te voulais ainsi, je voulais que ce soit ainsi :
je suis né pour t'attendre, pour te voir arriver.
Je parcours vainement les crépuscules, les nuits.
Il y a les hommes qui chargent lentement les camions.
Il y a les bars, la friture, les couples d'amoureux.
Je me souviens de certaines jambes, tes jambes nues,
tes longues jambes pleines de dignité.

Il n'y avait pas à Valence deux jambes comme les tiennes.
Un cadavre verdâtre, un cadavre phosphorique fait retentir les anneaux du fleuve, demande de tes nouvelles.
Ausiàs March se réveille dans sa tombe.
Je ne sais rien de toi.
Des siècles, des jours ont passé. Je parcours Valence vainement.
Je n'écris point d'Eglogues.

Gemma Gorga348

Printemps

À l'ombre de l'eucalyptus,
les mots prennent une couleur bleue
comme si un très doux zéphyr les avait ravis
dans un tableau de Botticelli.
Le printemps arrive lorsque la terre a fait le tour du soleil,
lorsque le calendrier a fait le tour de notre cœur,
lorsque le spectre des couleurs a fait le tour complet de la roulette de la chance
et nous misons à nouveau sur la case de la lumière.

Et alors elle

Avec de la farine et de l'eau, elle modelait son corps.
Avec de la farine et de la salive elle concevait, modelait,
apprenait qu'avec de la farine et deux mains,
on arrive au secret ductile de la matière.
Avec de la farine et ses lèvres, elle modelait l'homme
jusqu'à l'élasticité insupportable de la tendresse.
Et alors, lentement, elle goûtait son corps,
le pain qu'était son corps,
le pain qui se moulait à la perfection dans les mains
comme la lumière sur la terre

Raymond Lulle349

Stances à l'Aimé

L'amour éclaira le brouillard qui s'était placé entre l'ami et l'aimé ; et il le rendit aussi brillant et resplendissant que la lune en pleine nuit, que l'étoile à l'aube, que le soleil en plein jour et que l'entendement dans la volonté ; et c'est à travers ce brouillard si brillant que se parlèrent l'ami et l'aimé.

Dis-moi pourquoi, petit oiseau qui chantes d'amour, l'Aimé qui m'a pris pour esclave, profite de mon amour pour me tourmenter ? - Et l'oiseau répond : Si l'Amour ne te torturait pas d'angoisses qu'offrirais-tu pour montrer le tien ?

On demanda à l'Ami ce que c'est que le bonheur. Il répondit que c'est un malheur supporté par amour.

Fol, qu'est-ce que l'amour? Il répondit que l'amour est cette chose qui met les hommes libres en esclavage et donne la liberté aux esclaves. C'est pourquoi il est question de savoir si l'amour est plus près de la liberté ou de l'esclavage

Quand à l'aube paraît l'étoile
Quand se découvrent les fleurs
Dont le soleil multiplie les couleurs d'espérance
Mon allégresse se vêt
De douceur, de la confiance
Que j'ai en la Dame d'amour

Jordi de Sant Jordi350

Chaque jour j'apprends...

Chaque jour j'apprends et désapprends ensemble, 
et je vis et je meurs, et je rends la colère agréable, je fais 
toujours du bon temps, 
et je vois sans yeux et j'en sais moins que je ne sais, 
et je ne serre rien et le tout monde s'ouvre, 
vole au-dessus du ciel et je ne bouge pas du sol, 
et je m'enfuis sans cesse, mais 
je fuis ce qui me suit et m'attrape.

Le mal ne me dérange pas et je le perds souvent, 
je suis sans amour et je ne pense pas le savoir, 
car j'ai rêvé de tout ce que j'ai vu avant moi, 
aujourd'hui je dois le faire et je veux un autre grand bien, 
et parler tranquillement, j'ai moins de hoir, 
de l'hoc cuyt non, la vue 
me semble fausse et tu manges sans faim, et je suis heureux sans démangeaisons, 
et sans mains palpées, et tu fais sans folie.

Comment est-ce que je veux descendre sans qu'il vienne, 
et ils descendent, ils courent dans l'aut loch, 
et ils pleurent et pleurent quand je me réveille et que je dors, 
et je ne peux pas suy frettes pus calt J'ai l'impression qu'il fait froid, 
ez a dreyt seny je fais ce que je ne veux pas, 
et ils perdent du gain, le temps est tard, 
et sans douleur des couvertures de veines m'émoussent, 
je considère l'agneau comme une fausse guirlande. 

Ils me pendent légèrement et m'habillent nu, 
et c'est trop léger, tout fexuch et gros carch, 
et quand je me baigne je pense que je ne suis pas trempé, 
et le sucre sucré me semble être amer,

le jour est nuageux et il fait clair de l'obscurité, 
le temps passé m'est enlevé de temps en temps, 
le fort est faible, le blanc a beaucoup à faire 
et à coup sûr j'échoue ce qui me prend.

Je ne pars pas d'un loch et je ne m'arrête jamais, 
ce que je ne cherche pas en vain je trouve, 
de qui je n'ai pas confiance j'en suis très sûr, 
le bas est haut pour moi et le haut me semble proche , 
et vont chercher ce qu'on ne trouve pas, 
et je vois la cause noyée, 
et le fond est couvert d'eau qui m'arrête, 
et ma vertu ne m'aide pas.

Je ne peux pas m'empêcher de me flatter, 
et il semble que la plus belle chose à faire soit de mentir, 
avant de réaliser que je ne veux pas y aller, 
et je n'ai pas la paix et je n'ai personne avec qui me battre . 
Ici, tout me vient comme je vois 
les fayts inversés aycest le monde et la nature, 
et moi qui suis dans leurs fayts si durs, 
que je suis forcé de vivre sans mesure. 

Refrain 
Prends pour toi qui est le meilleur 
au monde a dit, vers inversé de l'écriture; 
et si vous le regardez de droite et de l'envers, 
retirez les trous du côté droit du boîtier. 

Un cœur doux...

Un cœur doux a tellement épris 
mon cœur, mes yeux et ma belle pensée, 
qu'il y a nuit et jour un grand débat 
pour savoir lequel des trois l'aime le premier ; 
et je vois chacun d'eux si fort 
que je ne sais comment y remédier. 
Et vous voyez comme je suis dans quel jeu moi-même, 
que mon cœur ne le supporte pas !

Les yeux disent que non, il n'y a pas lieu de débattre, 
qu'ils ont certainement été les premiers à le choisir 
et que, ils sont grands, ils le veulent plus que tout, 
car la nuit quand ils se réveillent  dans leur lit ils
pleurent, à souhaiter qu'elle vient d'eux  
qu'elle voit, qui les fait vivre et mourir ; 
et pour cette raison,  
personne au monde ne peut les contredire.

Le cœur dit : il est vrai que les yeux savent très bien 
qu'au début je vois d'abord blesser 
une gentille petite fille ; de ce soleil, sous 
le feu de l'amour, qui le fait languir tout le temps, 
tu sais qu'il ne sent aucun soulagement de quelque part, 
qu'il a le désir et les yeux ont le plaisir; 
parce qu'il est clair qu'il a meilleure part 
que tous, s'ils veulent lui rendre justice.

La pensée dit, que si Dieu la garde, 
que les yeux et le cœur ne pourront détenir 
aucun bon droit, que jour, nuit et nuit, 
sans cesse, on ne peut s'empêcher  
d'y penser, qu'eux dorment ou veillent ; 
et c'est de tous lui qui souffre le plus. 
Car tout seul va la servir.

Revenez 
Na Ysabel, si vous êtes tous les deux désirés, 
je vous prie de déclarer en tout cas 
lesquels des trois doivent être vos proches, 
puisque vous les avez maintenant écartés.

Joan Maragall351

À l'Espagne

Écoute, Espagne, la voix d'un fils
Qui te parle dans une langue qui n'est pas le castillan :
Je parle dans la langue que m'a donnée La terre âpre :
Dans cette langue, bien peu t'ont parlé ; Dans l'autre, trop.

Ils t'ont trop parlé des Sagontins
Et de ceux qui meurent pour la patrie :
Tes gloires et tes souvenirs,
Ce ne sont que des souvenirs et des gloires de mort ;
Tu as vécu triste.

Je veux te parler bien autrement.
Pourquoi verser un sang inutile ?
Dans les veines le sang c'est la vie,
La vie pour ceux d'aujourd'hui et pour ceux qui viendront :
Le sang versé ne vit plus.

Tu as trop pensé à ton honneur Et trop peu à ta vie :
Tragique tu conduisais tes fils à la mort,
Tu te repaissais d'honneurs mortels
Et tes fêtes c'étaient des funérailles, Ô triste Espagne !

J'ai vu partir les barques pleines
De tes fils que tu conduisais à la mort
Souriants ils marchaient droit au hasard

Et tu chantais au bord de la mer Comme une folle.

Où sont tes barques ? Où sont tes fils ?
Demande-le au Ponant, à la vague farouche :
Tu as tout perdu, tu n'as plus personne.
Espagne, Espagne, reviens à toi.
Pleure, pleure un pleur de mère.

Sauve-toi, oh ! sauve-toi de tant de maux ;
Que les larmes te rendent féconde, joyeuse, vivante ;
Pense à la vie qui règne autour de toi : Lève le front,
Souris aux sept couleurs qui brillent dans les nuages.

Où es-tu, Espagne ? Je ne te vois nulle part.
N'entends-tu pas ma voix qui tonne ?
N'entends-tu pas cette voix qui te parle dans le péril ?
As-tu désappris à entendre tes fils ?
Adieu, Espagne !

Ausias March352

Voiles et vents...

Les voiles et les vents ont exaucé nos souhaits,
faisant des chemins douteux à travers la mer.
Enseignant et orateur contre eux je vois armé;
Xaloc, se levant, ils doivent les soutenir
avec leurs amis le grec et le sud,
faisant d'humbles prières au vent du nord
qui les souffle partiellement
et que tous les cinq achèvent mon retour.
La mer bouillira comme une casserole dans un four
changeant de couleur et d'état naturel,
et il montrera qu'il ne veut rien de plus
que s'il s'arrête un moment dans la journée ;
de gros et peu de poissons courront
et chercheront des cachettes secrètes :
fuyant vers la mer, où ils sont nourris et fabriqués,
ils sortiront chercher un grand remède sur terre.

Amour, je ressens plus pour toi que je ne le sais,
dont le pire restera avec moi;
et il vous connaît qui est sans vous.
Dans un jeu de dés, je t'achèterai.

je crains que la mort ne soit pas absente de toi,
parce que l'Amour par la mort est annulé ;
mais je ne pense pas que mon manque de restes
puisse être pour un tel département.
Je suis jaloux de ta petite volonté, qu'en mourant je n'oublie pas ;
Je pense juste que je m'éloigne du monde du plaisir
- parce que nous vivons, je ne pense pas que ce soit possible :

après ma mort, tu perdras le pouvoir d'aimer,
et tu laisseras tout être mis en colère
et chassé de ce monde, tu ne verras pas tout mon mal
Oh Dieu, pourquoi n'y a-t-il pas de terme dans l'amour,
car près de là je me retrouverai tout seul ?
Ton désir saura combien il me veut,
craignant, faisant confiance à tout dans le futur.

Amour, je ressens plus pour toi que je ne sais,
dont le pire restera avec moi;
et il vous connaît qui est sans vous.
Dans un jeu de dés, je t'achèterai.

Chansons

De même que le taureau s'enfuit à travers le désert
lorsqu'il est vaincu par son pair qui le force,
il ne revient que lorsqu'il a assez de force
pour détruire celui qui lui a fait du mal,
ainsi il vaut mieux que je fuie loin de toi,
car ton geste m'a embrouillé mes efforts ;

Je ne reviendrai pas tant que la grande peur
qui m'empêche d'être heureux
n'aura pas complètement disparu

De même que le malade qui est allongé depuis longtemps
et qui veut un jour faire un effort pour se relever,
sa vertu ne peut pas beaucoup l'aider,
avant que, debout, tout à coup, courbé, il tombe,
il m'arrive que je fasse un effort contre l'Amour
et je veux réaliser tout ce que décide ma raison ;

Je ne peux pas l'accomplir, car un mal extrême causé par l'Amour
m'enlève ma force.

Joan Margarit353

Père et fille

Devant les baies vitrées donnant sur le patio
Elle s'assoupissait dans le fauteuil
Près du canapé où elle se reposait.
Le visage endurci par la morphine,

La petite fille s'en allait laissant son sourire
Sur les photographies.
À la tombée du jour, je la portais à l'étage 
Je fermais les volets et la mettais au lit.

Devant le canapé vide, il se rendait compte
Qu'il lui resterait pas assez de souvenirs
Qu'il ne resterait jamais assez de souvenirs
Pour simuler la vie.

Au fond de la nuit

Il gèle
Le rossignol s'est tu.
Le front posé contre la vitre
Je demande pardon
À mes deux filles mortes
Parce que déjà je ne pense presque plus à elles.

Le temps a cicatrisé ma blessure. Et aussi
Quand on aime quelqu'un, survient l'oubli.
La lumière a la dureté des gouttes
Qui tombent des cyprès dégelés.

Je place une nouvelle bûche et, remuant les cendres,
Je ranime les flammes des braises. Je fais du café.
Votre mère surgit de la chambre
Esquissant un sourire : quelle agréable odeur !
Tu t'es levé très vite ce matin

Miroir de Joan Vinyoli

C'était un poète rusé :
même avec une mauvaise main,
il a su bien jouer ses cartes.
Et il a écrit les poèmes qu'il a écrits.
Quand je passe dans sa rue, je me souviens
de l'escalier souvent chanté dans ses vers.

Je suis toujours ému
de comprendre le pourquoi
de ces poèmes que jamais il n'écrivit.
Là commencent ceux que j'ai composés.
La poésie est une conséquence
de quelque chose qui n'a jamais existé.
Je me suis regardé dans le miroir de Joan Vinyoli
et vois comment il a pu trouver
un lieu depuis lequel aimer à nouveau.

La lettre

Tu as toujours regardé devant
comme si la mer était là. Vous avez créé
de cette façon un mouvement de vagues
extraterrestre et mythique sur une plage.

Nous étions unis par la force dangereuse
cela donne la solitude à l'amour.
Ça fait encore trembler mes doigts
imperceptiblement ce papier.

Chemin abandonné entre toi et moi,
couvert de lettres, de feuilles mortes.
Mais je sais que le chemin persiste.

Si je pose ma main sur le petit paquet,
Je le sens reposer sur ton dos.

Tu avais l'habitude d'écouter avec impatience
comme si la mer était là, déjà transformée
d'une voix fatiguée, rauque et chaleureuse.
Peu nous unit encore: seuls les tremblements
de ce papier fin entre les doigts.

Francesco Parcerisas354

Album d'auteur

Ses mains, peut-être fatiguées de l'existence,
troublent tes sens et ta mémoire:
n'écrire qu'à la lisière de la forêt crépusculaire et écouter,
à fleur de papier, un vent qui rappelle la plage et l'enfance englouties.
Les mots précis s'estompent et se perdent aussi comme la cendre au fond de sa tasse de café;
et les brins de tabac tombent sur sa chemise pendant que la cigarette se consume à ses lèvres.
Était-ce qu'il voulait? Il n'est pas mal à l'aise quand il pense
qu'il aurait pu être un autre.
Seules l'intriguent les erreurs qui nous mènent jusqu'à ce cul-de-sac bleu du labyrinthe
et font de la pierre une pierre, mais du rouge un rubis, ou un rêve, ou un crime. Les mots ont estompé le rêve et le mensonge
peut-être au point qu'il voudrait croire en l'existence de jeunes dieux et à l'amour éternel.
Il a vieilli sans peine, et couché comme un chien entre les livres et les objets qu'il aime,
sans crainte de mourir de froid. Il ajuste les volets, il sourit.
Nul besoin de réponse.
Nous pouvons toi et moi laisser les sarcloirs rendre la haie plus dense;
l'après-midi a déroulé désormais tout son fil.

Dieux

Maîtres du vide ultime et de l'origine, maîtres des eaux et du fil noir du cauchemar,
descendez et, près de moi, écoutez-moi, si vous l'osez,
sur ce banc gras au bord des voies.
Car c'est aussi votre création: cette gare où pétaradent le vent et les trains,
et les wagons du souvenir jaunissent comme une méchante pelote de fil électrique.
Asseyez-vous donc et écoutez les coups que décharge le cœur.
Gloire, jeunesse et liberté sont des feux d'octobre
pendus à ces brouillards au squelette phosphorescent.
Seul un fer lourd me guidera les nuits tandis que je vous hais, couards et venimeux,
distants, cachés dans le néant de lire dans les taches ce qui fut ou sera: comment faire un beau papillon du cadavre d'un affreux ver
ou faire chanter le rossignol et le crapaud quand minuit sonne.
Un jeu sans bourreaux, ni justes, ni innocents, sans douleur, sans excès,
et sans amour défait. Osez !
Je vous attends ici, furieux de vous pousser vers le lagon des sirènes bleues
où je regarde, assez indifférent et troublé pour écrire,
un homme déchiqueté qui peut-être a senti, comme moi,
la joie d'être vous-mêmes, et le cruel désespoir de ne pas l'être vraiment.

Carlos Riba355

Je ne dirais pas ça pour rien

Je ne le dirais pas en vain, car il y a la douleur, qui est orgueilleuse
il n'y a que pour les joyeux que la vie est pleine.
Il faut rendre le jeu pur à tout prix, comme s'il l'était :
celui qui ne meurt pas d'amour, l'amour ne le prendra pas en pitié.

Plus que la pensée, profonds sont les yeux,
si notre poitrine bourdonne de ce qu'ils ont vu, avec une égale gloire,
et nous aimons, Père ! ce doux royaume terrestre qui est le nôtre
comme quelques princes parmi tant d'autres.

Tout ce que j'ai perdu

Tout ce que j'ai perdu que je ne saurai jamais,
tout ce que je ne sais pas et qui m'a valu,
est nu et absolu sous un dernier voile;
mais le cœur s'abstient, comme si c'était de la vertu.

Exultez, amants !
Souriez-vous, saints, de l'atroce orgueil,
de tant de tentation indiscrète du secret,
de tant d'espérance ? 

Joan Vinyoli356

Le clocher

Souvent, souvent, comme par l'escalier droit
d'un clocher, obscur et en ruine,
je monte en cherchant la lumière inaccessible ;
plein de fatigue je me retourne, tâtant pas à pas
les murs dans l'obscurité épaisse .

Mais de temps en temps,
j'entends la voix des cloches,
claire et joyeuse, retentir,
sonner en fête là-haut,
et je vois par la fenêtre dans le silence
de l'aube les champs s'étendre, attendre.  

Aubes d'enfance, comme je te retrouve
alors, ah, comme encore en moi,
une graine de joie durable
s'efforce de devenir une plante luxuriante !
Comme tu pleures, enfance, dans les couches profondes
du cœur, comme, à genoux, je te retrouve,
mon Dieu, alors, rendu pure louange !

LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - PROVENÇALE

Jean Aicard357

À notre cri-cri mort

Vraie image du vrai poète,
Tous les soirs, mon petit grillon,
Tu nous chantais ta chansonnette
Parmi les fleurs de ce balcon.

Tu voulais, pour parler, cette heure
Où l'homme se tait, où Dieu luit,
Car toute voix douce est meilleure
Quand on l'écoute dans la nuit.

J'emprisonnais ta fantaisie
Dans une cage, loin des champs ;
Il te restait la Poésie :
Ton bonheur était dans tes chants.

Mais un jour on brisa tes ailes,
Tes ailes où vibrait ta voix
Et pétillaient en étincelles
Tes vives gaîtés d'autrefois !...

Quand il n'a plus de tâche à faire,
Le poète, vaincu du sort,
Pour l'infini quitte la terre !...
Pauvre Cri-cri ! te voilà mort !

Robert Allan358

Poème de l'amande

Si la feuille est mon amie
Dis-moi pourquoi elle me cache
Pourquoi elle n'est pas transparente
Dis-moi pourquoi le vent
Ne la fait pas chanter pour moi
Si elle n'est pas une amie limpide

Paul Arène359

Le Martyre de Saint Labre.

(Sonnet Extrêment Rhythmique.)

Labre,
Saint
Glabre,
Teint

Maint
Sabre,
S'cabre,
Geint!

Pince,
Fer
Clair!

Grince,
Chair

Madrigaux Sur Le Node Thébain.

Amère et Farouche Hétaïre,
Je chanterai sur ma syrinx
De buis jaune le froid délire
Que me versent tes yeux de Sphinx.

Tu caches le coeur noir d'un lynx
Dans ton corps de souple porphyre,
Et sur ta sandale on peut lire:
Zeuxis, cher à Kithérè, pinx-

II

Sur ta peau soyeux papyros
Les surs blondes, les trois Kharites,
En lettres grecques sont écrites
Par le doigt fin du jeune Eros.

Plus douce que le nénuphar
Dans l'eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied rose et ta hanche
Ivoirine, ô Zulma Bouffar !

Égologie.

Le Poëte est semblable à la Limace; il a
Pour pâture les fleurs ravissantes, comme elle!
Et, déchu, la pauvre âme, ô douleurs, n'a comme aile
Qu'un pied ignoble et lent! Aussi, triste, il gît là

Où le met Dieu, haï des Êtres et des Choses!
Mais, comme la Limace, à ce monde outrageant,
Sur la feuille des choux et la feuille des roses
Il laisse avec mépris une trace d'argent!

Théodore Aubanel360

Chambrette, chambrette...

Ah ! voilà pourtant la chambrette où vivait la jeune fille ! 
Mais, maintenant, comment la retrouver, dans les lieux qu'elle a tant hantés ? 
O mes yeux, mes grands yeux buveurs, dans son miroir regardez bien :
Miroir, miroir ! montre-la-moi, toi qui l'as vue si souvent...

Le capitaine grec

Un capitaine grec qui portait cuirasse,
du temps de Barberousse, a été mon aïeul ;
grand chercheur d'aventures, s'enivrant du fracas
des armes, fer au poing il criait : Gare devant !
Au grand galop, terrible, indomptable, farouche !
De là vient que parfois mon vers de sang est rouge :
je tire de lui mon amour des femmes et du soleil.

Bernard Mialet361

Le monument de l'avenir

,,,Ariane en ange rousse gainée de cuirs fauves, feu, chevelures irradiant autour d'elle, massacre à la hache Thésée vêtu en grilles au centre d'une arène inscrite dans un désert d'Irak :
,,,Cercles de sables concentriques de couleurs différentes, comme une cible pour avions...
,,,Le fil téléphonique qu'il tient encore à la main dans sa chute, le relie sans toucher le sol à un petit personnage visible au loin sur la gauche, presque hors champ, une petite femme grasse complaisamment assiste dans un rocking-chair au centre d'un quadrangle de murettes irrégulières qui pourrait être le fondement d'une baraque ayant servi jadis de guichet à l'arène bombardée, ou bien les restes d'un labyrinthe miniature dont les parois ne dépasseraient guère la hauteur des genoux.

,,,L'on ne saurait dire si le fil en question, qui à y mieux voir doit être de laine, alimentait de loin l'ouvrage de dentelles au motif en losanges que tricote la petite femme obèse assise sous son plaid,
...ou si Thésée s'employait au contraire à défaire l'ouvrage en emportant le fil dans sa course lorsqu'il fut intercepté...

,,,Toujours étant que la guichetière (qui pourrait n'être autre que Pasiphaé), s'applique avec des airs de vieille fille d'une tendresse teintée de malice au tricotage d'une layette monstrueuse dont les formes évoquent bizarrement celles du Parthénon...

D'une terre envisagée

Tout un jour ici Vous cherchai
Femme origyne aux yeux d'orange et prusse

J'appelai le soleil tard levé
sa trace oblongue aux draps glacés
des eaux celtiques de Glanum un moment
cogna sur la cloche des pierres
roula sur Barbegal.

C'était hier le jour nuptial
Vous à la croix païenne aurée
sur la naissance grège de vos seins
jardin de nuit sous votre robe absinthe
moi l'ancre au cœur liée
d'argent, velours au col...

C'était demain : Vincent
là-bas
peignait aux Alyscamps nos vies antérieures
ses mains bleuies au couteau du mistral
ce 19 mars 1889

Frédéric Mistral362

Mireille

Je chante une jeune fille de Provence
Dans les amours de sa jeunesse.
A travers la Crau, vers la mer, dans les blés,
Humble écolier du grand Homère,
Je veux la suivre. Comme c'était
Seulement une fille de la glèbe,
En dehors de la Crau il s'en est peu parlé.

Bien que son front ne resplendît
Que de jeunesse, bien qu'elle n'eût
Ni diadème d'or ni manteau de Damas,
Je veux qu'en gloire elle soit élevée
Comme une reine, et caressée
Par notre langue méprisée,
Car nous ne chantons que pour vous,
O pâtres et habitants des mas.

Vincent n'avait pas encore seize ans ;
Mais, tant de corps que de visage,
C'était, certes, un beau gars, et des mieux découplés,
Aux joues assez brunes,
En vérité. Mais terre noirâtre
Toujours apporte bon froment,
Et sort des raisons noirs un vin qui fait danser.

Mireille était dans ses quinze ans..
Côte bleue de Font-Vieille,
Et vous, collines Baussenques, et vous, plaines de Crau,
Vous n'en avez plus vu d'aussi belle !
Le gai soleil l'avait éclose ;
Et frais, ingénu,
Son visage, à fleur de joues, avait deux fossettes.

Et son regard était une rosée
Qui dissipait toute douleur...
Des étoiles moins doux est le rayon, et moins pur ;
Il lui brillait de noires tresses
Qui tout le long formaient des boucles ;
Et sa poitrine arrondie
Etait une pêche double et pas encore bien mûre.

Et folâtre, et sémillante,
Et sauvage quelque peu !...
Ah ! dans un verre d'eau, en voyant cette grâce,
Toute à la fois vous l'eussiez bue !
.....

Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement,
Va lentement, petit ruisseau !
Parmi tes galets sonores ne fais pas tant de bruit, car les deux âmes
Sont, dans le même rayon de feu,
Parties comme une ruche qui essaime...
Laissez-les se perdre dans les airs pleins d'étoiles !

Vers provençaux

Moi qui d'une amoureuse jeune fille
ai dit maintenant l'infortune,
je chanterai, si Dieu le veut, un enfant de Cassis,
un simple pêcheur d'anchois
qui, par la grâce et par la volonté,
du pur amour conquit les joies,
l'empire, la splendeur. Âme de mon pays,

Toi qui rayonnes, manifeste,
dans son histoire et dans sa langue;
quand les barons picards, allemands, bourguignons,
pressaient Toulouse et Beaucaire,
toi qui enflammas de partout
contre les noirs chevaucheurs
les hommes de Marseille et les fils d'Avignon;

Par la grandeur des souvenirs,
toi qui nous sauves l'espérance;
toi qui, dans la jeunesse, et qui plus chaud et plus beau,
malgré la mort et le fossoyeur,
fais reverdir le sang des pères;
toi qui, inspirant les doux troubadours,
telle que le mistral, fais ensuite gronder la voix de Mirabeau;

Car les houles des siècles,
et leurs tempêtes et leurs horreurs,
en vain mêlent les peuples, effacent les frontières :
la terre maternelle, la Nature,
nourrit toujours ses fils
du même lait, sa dure mamelle
toujours à l'olivier donnera l'huile fine;

Âme éternellement renaissante,
âme joyeuse et fière et vive,
qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent,
âme des bois pleins d'harmonie
et des calanques pleines de soleil,
de la patrie âme pieuse,
je t'appelle ! incarne-toi dans mes vers provençaux !

Le poème du Rhône (chant premier)

Dès la prime aube, vont partir de Lyon les voiturins qui règnent sur le Rhône. C'est une race d'hommes robustement musclée,
C'est une race d'hommes robustement musclée,
gaillarde et brave, les Condrillots.
Toujours debout sur les radeaux et les sapines,
le hâle du soleil et le reflet de l'eau leur dorent le visage comme un bronze.
Mais en ce temps, vous dis-je, plus encore on y voyait
des colosses à barbe épaisse,
grands, corpulents, membrus, tels que des chênes,
remuant une poutre comme on fait d'un fétu,
de la poupe à la proue criant, jurant sans cesse et largement,
pour se donner courage, au pot énorme humant le rouge piot,
tirant à beaux lopins la chair de la marmite.
C'était le long du fleuve une haute clameur
que du nord au midi on entendait sans trêve:
« Proue en aval, ho! royaume! empire !
Amont la proue! sus! fais tirer la maille ! »

Fernand Moutet363

Ah ! que d'aucuns trouvent...

Ah ! que d'aucuns trouvent dérisoire
le domaine qui m'était donné.
Moi je savais que j'avais reçu
la grâce d'y être vivant,
que ma vie serait éternellement
une fête de la ferveur.
Dans la demi-obscurité de mon parc,
c'est un monde que j'ai possédé.

Jorgi Reboul364

L'ombre est épaisse...

L'ombre est épaisse
dans la chambre aux volets fermés,
allons, maîtresse, tenons-nous bien serrés.
Je vais composer, pour toi, quelque fastueux poème :
mets ta tête sur ma poitrine,
tu écouteras naître mon œuvre et la comprendras mieux.
Mais pourquoi donc, quand mon esprit
cherche dans ma strophe un peu d'éclat,
regardes-tu, au plafond, badiner les mouches ?
Mon chant, je le vois, ne t'intéresse point,
qu'il aille au diable avec tout raisonnement,
à la place de beaux vers je te donnerai mes caresses
et mon amour, passionnément.
Tiens ! donne-moi tes lèvres.
Ah ! ton cœur, ma mie, s'enflamme.
Enfin je vois briller la flamme de ton âme dans tes yeux vifs.
Et ton regard se pose sur le drap immaculé,
où tu espères, gourmande,bien mieux qu'un agréable parler

À Gil

À te croire si c'en est trop
pour un être comme le tien
que je disperse la cendre qui cachait la vertu du feu
Si s'est ouverte une fenêtre vers des versants inconnus
et si au rythme d'une joie close en tes hanches
tu vas vers cette nécessité dressée qui partage ton cœur en deux
si s'exalte ton âme prompte d'une soif verte de fontaine
c'est que ta vie s'est révélée
Donne ta main
Ouvre la porte
Multiplie les fruits aux buissons
tes peines ont gagné le large
Mais pour que l'élan retenu
vienne de moi vers tes raisons
en secret garde le seul signe
qui libère de la prison

Pour deux camarades de travail

Dix ans courbant le dos pour gagner la nourriture
du même attelage nous avons subi le joug
Souvent au long du chemin vous me parliez
je ne vous entendais pas
Vous alliez tête basse membres harassés de ce troupeau
soumis aux ordres d'un minable berger.
Les yeux éteints de l'habitude
Dix ans que je me suis contenu tout occupé
à me pétrir un pain au levain de lumière
à me forger les clefs de la liberté
incarcéré par ma propre puissance.
C'est en peinant solitaire dans les heures de servitude
qu'à l'école de l'homme j'ai rencontré mon destin.
C'en est fait désormais
Assumant l'honneur de ma vie
je ne vous vois que trop peureux
vautrés dans votre esclavage
incapables de prononcer le mot sauveur
Oui Je m'évade
voici mes raisons de vivre
et d'humble camarade je deviens un lointain étranger.

Lui

Je te vois, avec ta blonde jeunesse,
monter parmi les lourdes moissons,
avec le vent qui t'arrive
et le tressaillement d'une sève puissante.
C'est une statuette que ta main pétrit :
tu l'apportes de l'autel des déesses
parant au flanc de la Colline
le bois sacré de mon pays.
Une longue fois,tu la tiens,
la sainte enfant, dont la flamme te brûle,
et tu en ris,
car tu vas l'offrir au beau tourbillon
qui roule, là-bas, dans la vallée
abreuvant les océans de ce monde.
Jette-la vite, et nous verrons le jaillissement
se lever du fond des abîmes de boue et de présence,
pour atteindre, rose épanouie, la haute branche du ciel.
Jette ! Car c'est ta planète, vierge brune, ardente et sage,
entre la foudre et les maturités,
de te laisser baigner par cette eau souveraine.
Et puis, LUI ! laissons-le, à grands traits,accomplir son plein élément,
laissons-le, magnifique de sortilège,
avec ta fleur aux dents,
et l'éclat de tes yeux,
faire le signe de notre peuple vers les soleils futurs.

Jésus, Freud, Marx

Tous autant que nous sommes
nous portons l'étoile jaune.
De la Trinité ci-dessus
comment pourrions-nous nous arracher ?
Les vents viennent du Levant
nous devons en garder le levain
pour gonfler la pâte de notre pain.
De là m'arrive le souffle
que des élans de Salomon le Roi
auquel on a aussi coupé le prépuce.
Salomon le magnifique le chanteur envoûtant
aux symboliques harmonies
sans oublier son Temple
et son grand architecte Maître Hiram.
Je leur apporte bâtisseur moi-même
mes coups de truelle et mon tablier
bien que je ne sois pas franc-maçon.
Tourne que tourneras
d'accord ou pas d'accord
tout autant que nous sommes
nous portons l'étoile jaune.

GRECQUE ANTIQUE

Alcman365

Mégalostrata

Quand l'oiseau du printemps annonce la fin des rigueurs de l'hiver, la multitude s'assemble sur le coteau échauffé par le soleil.
Là, dans des concerts solennels, le peuple joyeux fait circuler à la ronde la coupe d'or profonde comme celle des pasteurs : cependant l'amour suivant les ordres de Cyprin distille goutte à goutte l'amour dans mon sein .
Mégalostrata, nymphe charmante aux blonds cheveux, vient me réciter des vers que lui ont inspirés les Muses bienfaisantes.
Ô Calliope ! fille immortelle de Jupiter, inspirez-moi de même des chants aimables, un hymne qui lui plaise et soit digne d'être chanté par ses jeunes compagnes.
Ô la plus belle des Lydiennes ! les Grâces vous reçurent dans leur sein charmant, quand vous êtes tombée du sein de votre mère.
Tendre Cythérée, vous abandonnez toutes les délices de Chypre et de Paphos que les flots environnent : votre aimable Adonis n'est plus !
Que faire pour vous consoler ? Pleurez, ô jeunes files de Lydie ! déchirez vos tuniques.
Qui rendra à Vénus son Adonis ! qui attendrira pour moi Mégalostrata !

Anacréon366

Odes -Sur les femmes

La nature a donné aux taureaux des cornes, aux coursiers de durs sabots, aux lièvres la légèreté, aux lions un gouffre armé de dents, aux poissons les nageoires, aux oiseaux les ailes, aux hommes la prudence. Il ne restait rien pour les femmes. Que leur donna-t-elle donc ? La beauté, qui leur sert à la fois de glaive et de bouclier : celle qui est belle triomphe du fer et du feu.

Sur sa lyre

Je veux chanter les Atrides, je veux aussi chanter Cadmus ; mais les cordes de ma lyre ne résonnent que pour l'amour. Je les ai d'abord changées, puis j'ai fait choix d'une autre lyre, et je célébrai les luttes d'Hercule ; mais ma lyre me répondait par un chant d'amour. Adieu donc, héros ! Adieu pour jamais ! Ma lyre ne peut chanter que les amours.

À une jeune fille

La fille de Tantale fut jadis transformée en rocher sur les bords de Phrygie, la fille de Pandion changée en hirondelle. Pour moi, que ne suis-je un miroir pour que toujours tu me regardes ? Que ne suis-je une tunique afin que toujours tu me portes ? Je voudrais devenir une eau limpide pour baigner ton beau corps ? Je voudrais devenir essence, ô ma maîtresse ! afin de te parfumer ! Que je sois la bandelette de ta gorge, la perle, ornement de ton cou ou seulement ta chaussure pour être au moins pressé par tes pieds délicats.

Archiloque de Paros367

Cœur, mon cœur...

Cœur, mon cœur sans espoir, toi que les maux assiègent, 
Résiste et défends-toi, sache éviter les pièges, 
Et si tu vaincs, n'exulte pas, sois sans orgueil ; 
Mais, vaincu, ne va pas gémir menant ton deuil. 
Supporte les malheurs et accepte les joies, 
Puisque c'est le destin de toute créature 
Et le rythme alterné de l'humaine aventure... 

Ésope368

Le corbeau et le renard

Un corbeau, ayant volé un morceau de viande, alla se poser sur un arbre. Un renard en l'apercevant, voulut s'approprier la viande. Il se posta au pied de l'arbre et fit au corbeau force éloges, disant qu'il se devait, par sa prestance et sa beauté, d'être appelé le roi des oiseaux et qu'il le serait à coup sûr s'il avait de la voix. L'autre, pour prouver qu'il savait chanter, lâcha la viande et croassa. Et le renard sauta sur la viande en disant : « Tu as peut-être de la voix, mais il te manque encore l'intelligence pour régner sur les animaux.»
Cette fable s'applique à tout homme totalement dénué d'esprit.

Le loup et la brebis

Un loup, malmené et mordu par des chiens, gisait à terre, épuisé et incapable d'assurer sa nourriture. Il aperçut alors une brebis et lui demanda d'aller au fleuve tout proche pour lui chercher de l'eau. « Si tu me rapportes de l'eau, lui dit-il, je te trouverai de quoi manger. --- Mais si je t'apporte de l'eau, c'est moi qui te servirai de repas », répliqua la brebis.
Cette fable s'applique à tout homme perfide nourrissant de mauvais desseins.

Prométhée et les hommes

Prométhée. sur l'ordre de Zeus, avait modelé les hommes et les bêtes. Mais Zeus, ayant remarqué que les bêtes étaient beaucoup plus nombreuses, lui commanda d'en faire disparaître un certain nombre en les métamorphosant en hommes. Prométhée exécuta cet ordre. Il en résulta que ceux qui n'ont pas reçu la forme humaine dès le début ont bien une forme d'homme, mais une âme de bête.
La fable s'applique aux hommes balourds et brutaux.

Hésiode369

Les travaux et les jours -- Pandore

Le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l'illustre Vulcain de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l'eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d'en former une vierge douée d'une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l'art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d'or de répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d'Argus, de remplir son esprit d'impudence et de perfidie. Tels furent les ordres de Jupiter, et les dieux obéirent à ce roi, fils de Saturne.
Aussitôt l'illustre Vulcain, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une image semblable à une chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Minerve, l'orna d'une ceinture et de riches vêtements ; les divines Grâces et l'auguste Persuasion lui attachèrent des colliers d'or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Minerve entoura tout son corps d'une magnifique parure. Enfin le meurtrier d'Argus, docile au maître du tonnerre, lui inspira l'art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide. Ce héraut des dieux lui donna un nom et l'appela Pandore, parce que chacun des habitants de l'Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux.

Après avoir achevé cette attrayante et pernicieuse merveille, Jupiter ordonna à l'illustre meurtrier d'Argus, au rapide messager des dieux, de la conduire vers Épiméthée. Épiméthée ne se rappela point que Prométhée lui avait recommandé de ne rien recevoir de Jupiter, roi d'Olympe, mais de lui renvoyer tous ses dons de peur qu'ils ne devinssent un fléau terrible aux mortels. Il accepta le présent fatal et reconnut bientôt son imprudence.
Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre, exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse, car les hommes qui souffrent vieillissent promptement.
Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en souleva le couvercle, et les maux terribles qu'il renfermait se répandirent au loin. L'Espérance seule resta. Arrêtée sur les bords du vase, elle ne s'envola point, Pandore ayant remis le couvercle, par l'ordre de Jupiter qui porte l'égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Jupiter les a privées de la voix. Nul ne peut donc échapper à la volonté de Jupiter.  

Homère370

L'Iliade

Hector, l'ayant vu, l'accabla de paroles amères :
-- Misérable Pâris, qui n'as que ta beauté, trompeur et efféminé, plût aux dieux que tu ne fusses point né, ou que tu fusses mort avant tes dernières noces ! Certes, cela eût mieux valu de beaucoup, plutôt que d'être l'opprobre et la risée de tous ! Voici que les Achéens chevelus rient de mépris, car ils croyaient que tu combattais hardiment hors des rangs, parce que ton visage est beau ; mais il n'y a dans ton cœur ni force ni courage. Pourquoi, étant un lâche, as-tu traversé la mer sur tes nefs rapides, avec tes meilleurs compagnons, et, mêlé à des étrangers, as-tu enlevé une très belle jeune femme du pays d'Apy, parente d'hommes belliqueux ? Immense malheur pour ton père, pour ta ville et pour tout le peuple ; joie pour nos ennemis et honte pour toi-même ! Et tu n'as point osé attendre Mènèlas, cher à Arès. Tu saurais maintenant de quel guerrier tu retiens la femme. Ni ta cithare, ni les dons d'Aphrodite, ta chevelure et ta beauté, ne t'auraient sauvé d'être traîné dans la poussière. Mais les Troyens ont trop de respect, car autrement, tu serais déjà revêtu d'une tunique de pierres, pour prix des maux que tu as causés.

Et le divin Alexandros lui répondit :
-- Hector, tu m'as réprimandé justement. Ton cœur est toujours indompté, comme la hache qui fend le bois et accroît la force de l'ouvrier constructeur de nefs. Telle est l'âme indomptée qui est dans ta poitrine. Ne me reproche point les dons aimables d'Aphrodite d'or. Il ne faut point rejeter les dons glorieux des dieux, car eux seuls en disposent, et nul ne les pourrait prendre à son gré. Mais si tu veux maintenant que je combatte et que je lutte, arrête les Troyens et les Achéens, afin que nous combattions moi et Mènèlas, cher à Arès, au milieu de tous, pour Hélène et pour toutes ses richesses. Et le vainqueur emportera cette femme et toutes ses richesses, et, après avoir échangé des serments inviolables, vous, Troyens, habiterez la féconde Troye, et les Achéens retourneront dans Argos, nourrice de chevaux, et dans l'Achaïe aux belles femmes.

Hector en eut une grande joie, et il parla au milieu d'eux :
-- Ecoutez, Troyens et Achéens, ce que dit Alexandros qui causa cette guerre. Il désire que les Troyens et les Achéens déposent leurs belles armes sur la terre nourricière, et que lui et Mènèlas, cher à Arès, combattent, seuls, au milieu de tous, pour Hélène et pour toutes ses richesses. Et le vainqueur emportera cette femme et toutes ses richesses, et nous échangerons des serments inviolables.

L'Odyssée

Ulysse restait seul, loin de son pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Calypso, la très-noble déesse, le retenait dans ses grottes creuses, le désirant pour mari. Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu'il revît sa demeure en Ithaque, même alors il devait subir des combats au milieu des siens. Et tous les Dieux le prenaient en pitié, excepté Poséidon, qui était toujours irrité contre le divin Ulysse.

Le Père des hommes et des Dieux commença de leur parler:
-- Ah ! combien les hommes accusent les Dieux ! Ils disent que leurs maux viennent de nous, et, seuls, ils aggravent leur destinée par leur démence.

Et Athèna, la Déesse aux yeux clairs, lui répondit :
-- Ô notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! mon cœur est déchiré au souvenir du brave Ulysse, le malheureux ! qui souffre depuis longtemps loin des siens, dans une île, au milieu de la mer, et où en est le centre. Et, dans cette île plantée d'arbres, habite une Déesse, la fille dangereuse d'Atlas, lui qui connaît les profondeurs de la mer, et qui porte les hautes colonnes dressées entre la terre et l'Ouranos.Et sa fille retient ce malheureux qui se lamente et qu'elle flatte toujours de molles et douces paroles, afin qu'il oublie Ithaque ; mais il désire revoir la fumée de son pays et souhaite de mourir. Et ton cœur n'est point touché, Olympien, par les sacrifices qu'Ulysse accomplissait pour toi auprès des nefs Argiennes, devant la grande Troye. Zeus, pourquoi donc es-tu si irrité contre lui ?

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi :
-- Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? Comment pourrais-je oublier le divin Ulysse, qui, par l'intelligence, est au-dessus de tous les hommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux Dieux qui vivent toujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais Poséidon qui entoure la terre est constamment irrité à cause du cyclope qu'Ulysse a aveuglé, Polyphèmos tel qu'un Dieu, le plus fort des cyclopes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkyn, maître de la mer sauvage, l'enfanta, s'étant unie à Poséidon dans ses grottes creuses. C'est pour cela que Poséidon qui secoue la terre, ne tuant point Ulysse, le contraint d'errer loin de son pays. Mais nous, qui sommes ici, assurons son retour ; et Poséidon oubliera sa colère, car il ne pourra rien, seul, contre tous les dieux immortels.

Méléagre de Gadara371

À l'origine, une épigramme est une inscription qu'on gravait sur les monuments pour perpétuer le souvenir d'un héros ou d'un événement. En Grêce à partir du IVe siècle av JC, elle devient un genre littéraire, petite pièce de poésie imitant par sa brièveté les inscriptions. Elle peut être philosophique ou morale mais aussi érotique ou satirique. Les Latins (Catulle, Martial ...) reprendront cette forme. Chez les modernes, elle cultive le mot d'esprit et renferme généralement une pointe assassine ou grivoise.

Epigramme

Abeille qui vis du suc des fleurs, pourquoi, t'élançant de leurs calices parfumés, viens-tu te poser sur Héliodora ? Est-ce que tu veux nous apprendre qu'elle aussi a dans son cœur l'aiguillon de l'amour, si doux et si amer ?... Eh bien ! bonne conseillère, retourne à tes fleurs. Depuis longtemps nous le savons aussi bien que toi ».

Orphée372

Le Styrax.

Écoute mes chants, ô vénérable déesse, toi qui protèges les couches des femmes, toi qui aimes les mystères de la génération ; protectrice du sexe féminin, déesse qui présides aux noces, salut. Tu es douce, tu es bonne, tu es agréable pour tous les hommes. Tu habites les édifices de tous les mortels et tu fréquentes leurs festins. Tu es invincible, mais tu veilles toujours à tous les enfantements. Tu prends pitié de ceux qui sont difficiles et tu te réjouis de ceux qui se multiplient. C'est toi qu'invoquent les femmes enceintes, toi qui peux apporter un allégement à leurs souffrances, car c'est toi qui toujours veilles sur la partie de la femme où cesse le sein. O Artemise bienveillante, de qui dépendent les heureuses délivrances, accorde-moi une agréable progéniture, préside aux douleurs des femmes qui accouchent, et conserve-les comme les conserve Junon, l'excellente protectrice.

Le parfum de la nuit

Je t'invoque, ô déesse qui engendres les dieux et les hommes. La nuit est le principe de toutes choses. Écoute-moi, grande déesse, tour à tour voilée d'obscurité ou couverte d'un brillant manteau d'étoiles. Tu aimes les lieux habités par le sommeil silencieux et par l'agréable paresse ; bonne déesse qui te plais aux festins, la mère des songes, ennemis de toutes les inquiétudes, et du repos, la plus tranquille de toutes les choses. Amie de tous, précédée du crépuscule, tu habites tour à tour la terre et le ciel ; tu viens du Tartare et tu retournes à l'Orcus en chassant devant toi la lumière, car les lois éternelles des choses t'y contraignent irrévocablement. Sois présente à nos chants, ô vénérable déesse aimée de tous, écoute les humbles prières de ceux qui te supplient ; déesse, viens à nous en fuyant les images incertaines du crépuscule.

Paul de Tarse373

Hymne à l'amour

J'aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n'ai pas la charité, s'il me manque l'amour, je ne suis qu'un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.
J'aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien.
J'aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j'aurais beau me faire brûler vif, s'il me manque l'amour, cela ne me sert à rien.

L'amour prend patience ;
l'amour rend service ;
l'amour ne jalouse pas ;
il ne se vante pas, ne se gonfle pas d'orgueil ;
il ne fait rien de malhonnête ;
il ne cherche pas son intérêt ;
il ne s'emporte pas ;
il n'entretient pas de rancune ;
il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.
L'amour ne passera jamais.

L'équipement de combat du croyant

Revêtez l'équipement de combat donné par Dieu, afin de pouvoir tenir contre les manœuvres du diable.
Pour cela, prenez l'équipement de combat donné par Dieu ; ainsi, vous pourrez résister quand viendra le jour du malheur, et tout mettre en œuvre pour tenir bon.
Oui, tenez bon, ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice, les pieds chaussés de l'ardeur à annoncer l'Évangile de la paix,
et ne quittant jamais le bouclier de la foi, qui vous permettra d'éteindre toutes les flèches enflammées du Mauvais.
Prenez le casque du salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la parole de Dieu.

Pindare374

Néméenne

Ô belle saison de la jeunesse, témoin des immortelles
Douceurs d'Aphrodite,
Toi qui brilles dans les yeux des vierges et des garçons,
Toi dont les caressantes mains exaltent
Celui-ci et alarment celui-là !
Comme il est suave, en toutes circonstances,
De se laisser dominer par la grâce des Amours !

(...) Comme celui qui combla de richesses Cyniras,
Jadis, dans la maritime Chypre.
Mais je dois me redresser, et reprendre mon souffle avant de chanter.
On a déjà tant dit ! Et une idée neuve
À offrir au jugement de la critique, quel insigne péril !
Les mots : on les jette en pâture aux envieux ;
Oui, l'envie blesse le génie toujours, mais n'agresse jamais le médiocre.

C'est elle qui perdit le fils de Télamon,
En retournant sur son sein son propre glaive.
Une langue hésitante, et bien qu'un cœur soit valeureux, l'oubli le terrasse
Sombrement, alors que l'opulence comble le perfide beau parleur.
Ainsi, votant en secret, ce fut Ulysse qui les Danèens favorisèrent,
Privant Ajax de son équipement d'or, et il affronta la mort.

Ah ! loin de moi d'avoir d'aussi funestes sentiments !
Zeus, Père, je t'en prie, puissé-je suivre
La route la plus franche, de crainte qu'à mon trépas,
Je ne souille mes enfants d'une renommée exécrable.
On veut de l'or, d'autres veulent des domaines sans limite ;
Moi, je veux plaire à tous, jusqu'à ce qu'on ensevelisse mon corps,
Louant ce qui est bon, condamnant les infâmes.

Après l'éclipse du 30 avril 463 av. J.-C.

Ô splendeur du Soleil, Visionnaire, que nous prépares-tu,
Ô Mère des regards, astre lointain,
En quittant la clarté ? Pourquoi rendre impuissantes
La force des humains et les arcanes de la vertu
En te jetant dans une route obscure ?
Veux-tu créer un prodige sans pareil ?
Par Zeus, ô habile aurige,
Je t'en supplie, puisses-tu transformer
En une joie profonde pour Thèbes,
Ô reine, ce mystère visible à tous...

... Annoncerais-tu une guerre imminente,
La ruine des moissons, une tempête de neige
Terrifiante, une sédition dangereuse,
Des eaux inondant la terre,
Le gel de nos sols ou un été pourri
Traversé d'averses furieuses ?
Vas-tu engloutir le monde, et recréer,
Dès l'origine, une nouvelle humanité ?
Mais je ne me plains pas si je partage le sort commun...

Éloge des beaux enfants

C'est au moment opportun qu'il eût fallu cueillir l'amour,
Mon âme, dans ta jeunesse ;
Mais qui a vu l'éclat fugace du visage de Théoxène,
Et ne sent point l'enflement du désir, d'airain,de fer,
On a forgé ce cœur noir à un feu de glace ;  
Ou d'Aphrodite, le mépris et le regard oblique ;
Ou alors, le choix effronté du lucre ;
Ou bien la témérité des femmes le subjugue :
Leur froid chemin l'avilit.
Mais moi, comme cire écrasée de soleil,
Labeur des saintes abeilles, je fonds à la vue
De la jouvence éclatante de ces enfants.
À Ténédos, aussi, Peitho rôde, comme la Charite,
Le fils d'Agésilas.

Sappho375

À une femme aimée.

Il me paraît égal aux dieux celui qui, assis près de toi doucement, écoute tes ravissantes paroles et te voit lui sourire ; voilà ce qui me bouleverse jusqu'au fond de l'âme.
Sitôt que je te vois, la voix manque à mes lèvres, ma langue est enchaînée, une flamme subtile court dans toutes mes veines, les oreilles me tintent, une sueur froide m'inonde, tout mon corps frissonne, je deviens plus pâle que l'herbe flétrie, je demeure sans haleine, il semble que je suis près d'expirer.
Mais il faut tout oser puisque dans la nécessité...

Épitaphe de la jeune Timas.

Les cendres de la charmante Timas reposent dans ce tombeau. Les Parques cruelles tranchèrent le fil de ses beaux jours avant que l'Hyménée eût allumé pour elle ses flambeaux. Toutes ses compagnes ont coupé courageusement sur sa tombe leur belle chevelure.

GRECQUE, CHYPRIOTE, CRÉTOISE

Katerina Anghelaki-Rooke376

Peur la nouvelle passion

Les plaies ne fleurissent plus
En poèmes et chansons ; elles s'infectent seulement.
La mer n'est pas désir de voguer vers le large mais peur des profondeurs.
Qu'est devenue la joie de la vie
A conquérir en tout instant même lorsque le jour s'était levé néfaste ?
À présent nulle douleur ne fouette le corps mais c'est en lui qu'enchaîne
un nouveau tyran tout puissant : la peur.
La peur est venue et a arraché toutes les passions.
L'amour maintenant semble tantôt un mendiant dans un coin
et tantôt un bouffon sans travail depuis qu'il ne fait plus rire personne.
Il n'est qu'une passion ; la peur qui s'étale comme un suaire
et qui recouvre tout.
Peur de l'écroulement de la nature, du corps, du monde.
À présent au lieu de hurler du dedans :
« Comme il est beau ! » une seule voix domine :
« Fais attention ! »

Pénélope dit

Je ne tissais pas, je ne tricotais pas,
c'est un texte que je commençais, et je l'effaçais
sous le poids des mots
parce que l'expression parfaite est empêchée
quand l'intérieur est oppressé de douleur.

Et tandis que l'absence est le thème de ma vie
-l'absence de la vie-
surgissent sur le papier des pleurs
et la souffrance naturelle du corps
qui est en manque.

J'efface, je déchire, je nie les cris vivants
"où es-tu, viens, je t'attends
ce printemps-là n'est pas comme les autres"
et je recommence au matin
avec des oiseaux neufs et des draps blancs
à sécher au soleil.

Tu ne seras jamais là avec le tuyau à arroser les fleurs
alors que les vieux plafonds dégoulinent chargés de pluie
et que ma personnalité s'est diluée dans la tienne
tranquillement, comme en automne...
Ton coeur d'exception - d'exception parce que je l'ai choisi -
sera toujours ailleurs
et moi je continuerai à couper avec des mots
les fils qui me relient à l'homme particulier qui me manque
jusqu'à ce qu'Ulysse devienne symbole de Nostalgie
et qu'il arpente les mers
dans l'esprit de tout un chacun.
Je t'oublie avec passion chaque jour
pour que tu te laves des péchés
de la douceur et de l'odeur
et que, tout propre désormais,
tu entres dans l'immortalité.

C'est un travail difficile et ingrat.
Mon seul salaire sera de comprendre
à la fin quelle présence humaine quelle absence
ou bien comment fonctionne le moi
dans tout ce désert, dans tout ce temps
comment le lendemain ne s'arrête pour rien au monde
le corps se répare sans cesse se lève et se couche
comme si on le taillait
tantôt malade et tantôt amoureux
en espérant que ce qu'il perd en contact
il le gagne en substance. 

Constantin Cavafy377

Julien et ceux d'Antioche

Le Khi, disent-ils, n'a pas fait de mal à la Cité ni le Kappa...
Et quand j 'ai trouvé des exégètes...
j 'ai appris de quels noms ce sont les initiales,
l'une veut dire Christ, et l 'autre Constanin.
Julien, Misopogon *

Était-il possible jamais qu'ils renoncent à leur belle vie ;
à la diversité de leurs distractions quotidiennes ;
à leur brillant théâtre où se produisait la fusion de l'Art
avec les tendances érotiques de la chair !
Immoraux sur un point--- et probablement sur plusieurs --- soit.
Mais ils avaient la satisfaction que leur vie était la fameuse vie d'Antioche,
au plan de l'hédonie, le summum du sublime.
Qu'ils renoncent à cela, pour se tourner vers quoi déjà ?
Ses paroles de vent quant aux pseudo-dieux ;
Ses ennuyeuses forfanteries ; son enfantine théâtrophobie ;
sa pruderie sans grâce ; sa barbe ridicule ?
Ah bien sûr qu'ils préféraient le Khi,
ah bien sûr qu'ils préféraient le Kappa ; cent fois.

À la taverne de la mer

À la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,
la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,
car personne ne lui tient compagnie.
Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,
il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,
et qu'il ne peut plus offrir l'antique fraîcheur de sa beauté passée.
Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,
il ne le voit que trop, il est vieux,
il ne le ressent que trop à chaque fois qu'il pleure,
il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.
C'était, c'était quand, c'était hier, encore.
Et on se souvient du "bon sens", ce menteur !
et comment le fameux "bon sens" lui a préparé cet enfer
lorsqu'à chaque désir il répondait
"Demain, demain il sera temps encore".
Et il se souvient du plaisir retenu,
de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu
qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.
À la taverne de la mer
est assis un vieil homme
qui, à force de penser, à force de rêver,
s'est endormi sur la table...

Mon corps, rappelle-toi...

Mon corps, rappelle-toi non seulement combien tu fus aimé,
non seulement les lits où tu t'es allongé,
mais aussi ces désirs qui pour toi
brillaient ouvertement dans les yeux,
qui tremblaient dans la voix ― et qu' un obstacle
quelconque a empêché de se réaliser.

Maintenant que tout cela appartient au passé,
c'est presque comme si à ces désirs aussi
tu t'étais livré - comme ils brillaient,
rappelle-toi, dans les yeux qui te regardaient;
comme ils tremblaient dans la voix, pour toi ; rappelle-toi, mon corps.

Dinos Christianopoulos378

Intervalle de joie

juste au moment où je disais que j'arrêterais d'écrire sur l'amour et la luxure
et que j'écrirais quelque chose à la place sur le malheur de mon voisin,
je t'ai rencontré et je suis tombé dans une confusion totale
et toutes mes résolutions se sont envolées

maintenant, vois où je suis assis et j'écris à nouveau des chansons
qui brûlent pour tes yeux un peu verts
assoiffées de ta salive
se remémorant notre seule promenade d'amour à la campagne
quand les moustiques nous piquaient d'un air confus
devant notre incomparable dévotion
et les épines transperçaient nos corps
étonnés de l'étendue de notre indifférence

ce fut un intervalle de joie
que le malheureux me pardonne
je n'ai pas encore assez souffert
pour que la douleur de mon voisin me touche

Qu'est-ce que tu n'as pas fait

Être queer , c'est être une cible,
vivre sa vie en prévision de la douleur et de l'oppression.
Qu'est-ce que tu n'as pas fait pour me blesser --
m'enlever ma tranquillité d'esprit,
mon intimité, ma liberté, mon travail,
ma santé, ma maison, ma famille.

Qu'est-ce que tu n'as pas fait pour me tuer
m'as battu pour avoir porté des vêtements
que tu n'aimais pas, pris le mauvais compagnon,
essayé d'utiliser les toilettes publiques.
Qu'est-ce que tu n'as pas fait pour m'enterrer
mais tu as oublié que j'étais une graine.

Vous ne saviez pas que la nature
fabriquait des graines avec de la viande riche
protégée à l'intérieur d'une coquille dure
qui ne germe que lorsque le sol est chaud
et que la pluie lui donne vie.

Vous ne saviez pas que les graines sont fortes,
que les racines détiennent le pouvoir,
que même la chaussée a des fissures
pour que les choses vertes poussent à travers.
Vous ne saviez pas que la pluie apporte avec elle les arcs-en-ciel.

Qu'est-ce que tu ne m'as pas fait, à toi-même, à la société sans le savoir
mais peu importe : la pluie arrive.
Elle vient pour vous.
Ça vient pour moi.
Il y aura des arcs-en-ciel.
Qu'est-ce que tu n'as pas fait pour m'enterrer
mais tu as oublié que j'étais une graine.

Odysseus Elytis379

Erotas

La Mer fait glisser ses baisers sur le sable caressé -- Éros
la mouette offre à l'horizon
sa liberté bleue
Viennent les vagues écumantes
questionnant sans trêve l'oreille des coquillages
Qui a pris la jeune fille blonde et bronzée ?
la brise de la mer avec son souffle transparent
fait pencher la voile du rêve
Tout au loin
Éros murmure sa promesse -- Mer qui glisse.

Belle mais étrange patrie

Belle mais étrange patrie
Que celle qui m'a été donnée
Elle jette les filets pour prendre des poissons
Et c'est des oiseaux qu'elle attrape
Elle construit des bateaux sur terre
Et des jardins sur l'eau

Belle mais étrange patrie
Que celle qui m'a été donnée
Elle baise le sol en pleurant
et puis elle s'exile
aux cinq chemins elle s'épuise
puis toute sa vigueur reprend

Elle menace de prendre une pierre
Elle renonce aussitôt
Elle fait mine de la tailler
Et des miracles naissent

Belle mais étrange patrie
Que celle qui m'a été donnée
Avec une petite barque
Elle atteint des océans
Elle cherche la révolte
Et s'offre des tyrans
Elle enfante cinq grands hommes
et puis elle leur brise l'échine
quand ils ne sont plus
elle chante leurs louanges
Belle mais étrange patrie...

Au nom de la lumière

Comme langue on m'a donné de parler grec
elle est mon humble maison sur les plages sablonneuses d'Homère
mon seul souci est de mettre ma langue dans les plages sablonneuses d'Homère
la dorade et la perche
les verbes battus par les vents
avec le vert des courants céruléen
tout ce que j'ai vu flamboyant dans mes entrailles
éponges, méduses
avec les premiers mots de la Sirène
coquillages rose foncé avec leurs premiers noirs frissons.

Je parle au nom de la lumière et de la transparence.
Le poète ne prend pas forme dans le monde, c'est le monde qui prend forme dans le poète.

Saison difficile

Se séparer est une saison difficile.
Tu ne sais jamais quoi porter.
Tu enfiles une décision définitive
et tu as froid.
Tu enfiles un espoir de retrouvailles
et tu as chaud.
Tu jettes alors sur toi
ce qui se trouve à portée de mémoire
même si on te dit que ça fait des années
que tu portes toujours les mêmes habits.

Thanassis Hatzopoulos380

Némésis

Tout ce qu'elle donne elle le reprend
De l'œillet vert à la figue
Mûre

Tout ce qu'elle prend elle le redonne
De l'enfant aux joues roses au fidèle
Ami

Tout ce qu'elle voit elle le nomme
Tout ce qu'elle nomme
Elle le dérobe au lit des humains
Partout où les œuvres à perpétuité
Sont à la mesure des humains

Et tout ce qui sur la joue s'épile
C'est du temps qui vieillit dans sa barbe
Pluie et obscurité pareillement

Avec l'énigme de l'âme
Qui attachée à l'épée
Touche au miel381

Zoé Karèlli382

Maladie

Ces jours-ci je ne pense qu'aux défunts.
Riche de mort ma mémoire
les apporte devant moi vivants.
Ils parlent un peu parfois :
--- "une chemise couleur abricot."
"Je veux t'embrasser, car je suis mort".
"Je suis venu pour vous voir".
Tant de visages, de paroles, que je conserve
comme étrangers, que je veux faire miens
mais en vain : je ne conçois pas
la mort, je refuse
de la comprendre.

Mais la vie non plus
je ne peux ainsi la toucher, telle que je veux
la conserver, moi qui vois les gestes
des vivants comme s'ils étaient en ma mémoire
eux aussi, sans pouvoir les toucher
vivants. Souvent ils me réjouissent,
je les aime, les regarde en extase,
et soudain on dirait ceux des morts.

Femme Homme

Moi, femme homme, j'ai toujours cherché ta face.
C'était jusqu'à présent celle d'un homme,
et je ne peux pas le savoir autrement.
Qui est le plus seul maintenant, sauvagement, désespérément seul ?
Lui ou moi et de quelle manière ?
Je pensais que j'existais, continuerais d'exister,
mais je ne l'ai jamais fait, sauf à travers lui.
Et maintenant comment puis-je me tenir debout toute seule, dans quelle lumière,
et quelle est cette tristesse qui n'est pas la sienne ?
Oh, comme je souffre doublement, me perdant encore et encore,
quand Toi, mon chef, n'es plus là.
Comment puis-je voir mon visage, comment puis-je accepter mon âme,
alors que je lutte ainsi et que je ne m'intègre pas?
Parce que Dieu a créé la femme à l'image de l'homme.
Le sens tragique de l'impersonnel n'est pas encore clair,
je ne peux pas non plus l'imaginer.
Que va-t-il se passer maintenant que je sais et comprends si bien
que tu ne m'as pas tiré de son côté ?
Et pourtant, je me considère comme une personne complète par moi-même.

Sans lui je n'étais rien et maintenant je suis et peux devenir n'importe quoi,
mais nous sommes un couple à part, lui

Moi qui jusqu'à présent ai existé pour adorer, respecter et aimer.
et moi, avec ma propre lumière, pas une lune à son soleil,
et je suis si fière d'atteindre ses sommets
et de me surpasser, moi qui ai maintenant appris à lui tenir tête
et à ne rien demander, à accepter et à ne plus attendre .
Je ne pleure ni ne chante, mais la rupture que je dois faire est la plus cruelle
pour connaître le monde par moi-même
pour dire mes propres mots.
Je ne lui appartiens plus, j'existe par moi-même, un être humain.

Nikos Karouzos383

Ce que je montre...

Ce que je montre est la source céleste
avec l'amour avec les seins
ce que je montre est le retour céleste
avec les larmes nues
et la douleur amassée dans le regard
le poète : une nuit sur la mer.

Mon Dieu je te pourchasse comme les copains de mon enfance
quand on jouait le soir.

Je me sens seul puisqu'il nous manque une seconde vie pour changer
et la lune voyageuse est toujours la même.

Camarade ciel, autrefois les mains rayonnaient d'espoir
j'observe le corps je découvre le rêve
et finie la tendresse
disparue comme l'eau dans la pierre.
Qu'est-ce à présent qu'un arbre et qu'est-ce que les feuilles d'argent?
Dans l'élan de la solitude nous devenons transparents.

Yorgos Markopoulos384

Fais-moi signe

T'appeler par ton nom, je ne peux plus.
Malgré tout fais-moi signe.
Car je suis seul comme la fumée après le meurtre à l'orifice du revolver
et comme le figuier sauvage
poussant soudain dans des cendres noires d'incendie.
Comme la cuiller de la communion le soir
dans la bouche du condamné du lendemain
et comme un chêne sur un lieu d'exécutions,
je suis seul et je t'attends.

Avec mes sens tendus
comme les chats lors de l'appel de l'aubergiste.
Avec un œil dont le nerf optique
est le ciel lui-même dans un microscope
et une oreille dont le tympan n'est autre
qu'une tente abritant des Roms. 
Avec des mots qui s'éparpillent épouvantés
comme les chèvres à la vue d'un train soudain,
avec aussi une âme obscure, qui pourtant voit bien des choses
comme l'œil unique, enclos dans la lentille, des horlogers
je suis seul.
Je suis seul et je t'attends385.

Pantelis Michanikos386

Tu refusas de rester...

...Tu refusas de rester avec nous davantage
Nous, on ne mérite pas la beauté
Nous, on ne mérite pas les rêves
Nous, on est pauvres
Enfoncés dans la boue jusqu'au nez
L'âme pourrie
Sur quelles rives, dans quels fonds de mers tu voyages...
....Désespérée, jetée du haut du rocher de Romios
Disparue dans l'eau
Quels poissons, quels cétacés, quels monstres t'accompagnent
Ô ma fille,
Sur quelles rives
Dans quels fonds de mers tu voyages, ô ma déesse ?

Ode pour un garçon turc tué

Cette plaine qui s'étale devant moi d'un vert vif
orné du jaune de la marguerite
le rouge du coquelicot
le sourire de la violette
cette plaine ouverte sous les chauds rayons lumineux du soleil 
cette plaine dont le toucher tendre
oriente notre âme vers le chemin du printemps

en cette plaine qui exalte le Seigneur et l'âme de l'homme
dans cette plaine qui exalte le corps
et fredonne le chant de l'homme
dans cette plaine gît tué un garçon turc. 

Visage contorsionné coupé sur la grimace de la douleur,
un masque de mineur ciselé
coupé dans l'éternité pour se demander
si l'endroit était vraiment trop étroit
dans la fanfare du printemps
pour demander s'il y a des nations parmi les tribus de la marguerite
pour demander jamais quelle est la nation de l'herbe verte. 

Le soleil réchauffe les racines et le sol. 
L'amour déborde comme la rosée 
dans les feuilles et les fleurs de l'âme de l'homme
dans la sincérité ouverte de la plaine
et le masque ciselé et redoutable d'un enfant
sous la lumière volumineuse du soleil remue ses lèvres
et dit : « Merci. Tu m'as amené sur ce chemin. 
Tu m'as amené à cette fin. Merci,  parents et étrangers ».

Mon pays! Bercez-le doucement pour qu'il s'endorme 
avec une berceuse.

Pour toi la voix du poète cette année demande à nouveau
les magnats du Big Oil et les colons de cadavres,
demande à Stetson :  
« Ce cadavre que vous avez planté l'an dernier dans votre jardin
a-t-il commencé à germer, fleurira-t-il cette année ?

Athina Papadaki387

Le parfum

De la mort me rapproche 
tout nouvel habit que j'achète 
de vitrine en vitrine, 
et de l'amoureux en amant. 

Nue habillée ca ne change rien 
proie instantanée. 
Si je prends la fuite ? 

Tout entier mon être me ramène à l'ordre. 
 Peut être les roses me donneront-elles l'absolution, 
 même sèches elles bouleversent encore avec leur parfum. 
 je propose une fleur pour mon cimetière 
 et s'en souvienne qui pourra. 

Stratis Pascalis388

Mur éraflé...

Mur éraflé et la blessure rouge bougainvillée
Cinéma d'été sous la bienveillance des anges
sur l'écran un film d'humanité noire et blanche

La chaleur a un parfum de Vendredi saint
mêmes si nous sommes au début de l'été

Tandis que nous autres réfugiés hors de notre vie
existons plus profondément même si nous avançons
innocents dans la détresse

Mur éraflé et la blessure
rouge bougainvillée

Avec tuile faîtière et impasses le déclin fleurit follement triste
la jeunesse se fanatise devant un verre de vin obscur

Les longues vitres étroites et ternes
dans des couloirs de tiers-monde
(d'une école ou d'un hôpital désaffectés)
font décoller un effacement de la matière
plus immatériel que chez le Greco.

Mur éraflé
et la blessure
rouge bougainvillée

Sur les places les foules compactes sont des fleurs sauvages
Dans les bâtiments d'alentour,
sur les émanations de fleurs de citronnier et de smog
un amour à nouveau s'égare
dans l'ensoleillé chaos

Mur éraflé et la blessure
rouge
bougainvillée

Dans Athènes à Naples, Alger, Marseille partout en Méditerranée
Au sud des œillets
et des cris d'une marée humaine déchaînée
qui répond présent au soleil de feu
rumeur de parasites d'une radio à midi

Mur éraflé
et la blessure rouge
bougainvillée

Une ville de laideur devient beauté
aux yeux d'un enfant quand ils observent
à travers les rideaux entrebaissés d'un sous-sol
le magnolia couronnant de nénuphars
une benne à ordures garée

Là où la lumière peut tout décolorer
même la mer

Mur éraflé et la blessure rouge
bougainvillée

Titos Patrikios389

La poésie te trouve

La poésie vient te trouver à vélo, à moto,en voiture
parfois elle vient comme une amazone avec son épée levée
parfois elle te suit depuis le supermarché comme un mendiant en haillons
elle t'attire comme une star du porno dans des abîmes imaginaires
elle t'appelle en classe comme une directrice de maison de correction
elle t'apparaît dans les entrailles du sommeil comme une impure vierge
elle te trompe en envoyant une de ses thérapeutes à sa place
et tu penses que tu l'as enfin jetée dans ton lit
t'appelle avec duduka pour crier partisanerie slogans
elle te chouchoute en priorisant tes choses sérieuses professionelless
remplit ta boîte aux lettres vide d'aspirations
elle te tente avec des rêves de gloire, d'argent, d'immortalité
elle te convainc comme un amant infidèle qu'elle n'appartient qu'à toi
elle passe devant toi pour dépoussiérer les morts-vivants dirigeants
elle gonfle tes utopies jusqu'à ce qu'elles éclatent comme un ballon
elle se fâche contre toi si tu ne vois pas ce qu'elle essaie de rompre
le brouillard
elle te demande de l'aide si les pouvoirs en place sont après elle
qu'elle a défiés
elle te raconte comment même quand elle les a loués, elle les a secrètement minés
ça pointe les platitudes, ça te subvertit l'évidence
elle te chuchote des secrets que tu dois démêler
elle illumine des choses qui étaient sombres jusqu'alors
jusqu'à ce qu'à un moment donné, elle te récompense pour ta fidélité
elle te révèle la vérité, elle te dit clairement comment
elle appartient à tout le monde.
Là-haut, la poésie trouve chacun de nous.

Ma langue

Ma langue ne m'a pas été facile à garder
au milieu des langues qui allaient la dévorer
mais c'est dans ma langue que je continuais à compter
dans ma langue que j'amenais le temps aux mesures du corps
dans ma langue que je multipliais la volupté jusqu'à l'infini
en elle que me revenait à l'esprit un enfant
avec la marque blanche laissée par un caillou jeté sur sa tête rasée.

Je m'efforçais de ne perdre pas même un de ses mots
parce que c'est dans cette langue que me parlaient même les morts.

Les zèbres

Lumière entre les lattes en bois
des persiennes d'hôtel mi-closes
à gauche sur la place de la gare
lumière qui tombait découpée en lanières
nous couvrant d'une peau de zèbre
et les deux zèbres luttaient dans la lumière et l'ombre
marqués de rayures blanches et noires en diagonale
par les phares des voitures
plongée blanche et noire dans ta chair.
Parfois je vois encore après tant d'années
des marques blanches et noires de zèbre sur ma peau
étant seul à l'hôtel dans une ville du bord de mer390.

Dette

Parmi toutes ces morts qui sont allées et venues,
guerres, exécutions, procès, morts et encore des morts, maladies, faim, morts fatales,
amis et ennemis assassinés par des tueurs à gages,
calomnies systématiques et nécrologies attendues,
la vie que je vis me semble un cadeau.
Un cadeau du destin, sinon un vol de la vie d'autrui,
car la balle à laquelle j'ai échappé n'a pas été perdue,
mais a touché l'autre corps qui s'est retrouvé à ma place.
Ainsi, comme un don immérité, la vie m'a été donnée,
et tout le temps qui me reste
est comme si les morts me l'avaient donné
pour raconter leur histoire.

Georges Séféris391

Mycènes

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.
dans la nuit j'ai vu la cime aiguë de la montagne,
regardant par-delà la plaine inondée avec la clarté de la lune invisible,
en tournant la tête, j'ai vu des pierres noires recroquevillées,
et ma vie comme une corde tendue début et fin,
Moment final mes mains.
Celui-ci coulera qui soulève de grandes pierres
ces pierres je les ai soulevées tant que j'ai pu
ces pierres je les ai aimés tant que j'ai pu
ces pierres, mon destin.
Blessé par ma propre terre torturé par ma propre tunique condamné par mes propres dieux,
Ces pierres.
Je sais qu'ils ne savent pas, mais moi qui tant de fois ai suivi le chemin qui va de l'assassin à la victime
de la victime au châtiment du châtiment au prochain meurtre,
À tâtons dans l'inépuisable pourpre la nuit de ce retour
Quand les Erinnyes ont commencé à siffler
Parmi l'herbe maigre
J'ai vu des serpents mêlés avec des vipères noués sur la génération maudite
Notre destin.
Voix jaillies de la pierre de sommeil plus profondes ici où le monde s'assombrit.
mémoire du labeur ancré dans le rythme frappé sur la terre par les pieds oubliés
Corps coulés dans les fondations de l'autre fois, nus.
Yeux, yeux fixés sur un point que tu ne peux lire, comme tu le voudrais : l'âme qui se bat pour devenir ton âme
maintenant même le silence n'est plus à toi
ici où les meules ont cessé de tourner.

Mondes perdus

Comment pouvez-vous rassembler les milliers de fragments
de chaque personne ?
Qu'est-ce qui ne va pas avec le gouvernail ?
Le bateau fait des cercles et il n'y a pas une seule mouette en vue.
Le monde coule :
accroche-toi, il va te laisser accroché seul dans le soleil.
Tu écris : l'encre a moins progressé que la mer immense.
ce corps qui espérait une fleur comme une branche
pour porter fruits, pour devenir flûte dans le gel -
l'imagination a jailli en une ruche bruyante
de sorte que le temps musical vient et fait mal392.

Un vieillard sur le bord du fleuve

Il faut pourtant considérer comment nous avançons ;Sentir ne suffit pas, ni penser, ni bouger,
Ni exposer son corps aux vieilles meurtrières
Quand l'huile bouillante et le plomb fondu
Creusent les murs de leurs coulées.

Il faut pourtant considérer vers quoi nous avançons,
Non pas comme le veulent notre douleur, nos enfants affamés
Ni le gouffre de l'appel des compagnons de l'autre rive ;
Ni comme le chuchote la veilleuse couleur d'encre d'un hôpital de fortune,
Ou le flamboiement pharmaceutique contre l'oreiller d'un garçon opéré à midi ;
Mais d'une autre façon, peut-être veux-je dire comme
Ce long fleuve qui sort des lacs enfermés au cœur de l'Afrique
Qui fut un dieu jadis, puis devint route et donateur et arbitre et delta,
Qui n'est jamais identique, comme nous l'ont appris les anciens sages,
Et pourtant il reste toujours le même corps, le même lit,
Le même signe,
La même orientation.

Je ne demande rien d'autre que de parler simplement, que cette grâce me soit accordée.
Notre chant, nous l'avons surchargé de tant de musiques
Qu'il s'est englouti peu à peu
Et nous avons tellement enjolivé notre art
Que son visage s'est noyé dans les dorures.
Et il est temps de dire les quelque paroles
Que nous avons à dire : demain notre âme hisse la voile.

Si la souffrance est humaine, nous ne sommes pas hommes pour souffrir seulement ;
Et c'est pourquoi, ces derniers jours, je pense tellement au grandfleuve,
A cette signification qui avance parmi les plantes et les herbes,
Les animaux qui paissent et se désaltèrent, les hommes qui sèment et qui moissonnent
Parmi les grands tombeaux et les petites maisons des morts,
Ce courant qui suit sa route et n'est pas tellement différent du sang des hommes,
Ni des yeux des hommes lorsqu'ils regardent au loin sans éprouver de crainte dans le fond de leur cœur,
Sans cette angoisse journalière pour les petites choses ni même pour les grandes,
Quand ils regardent loin comme le marcheur
Dont la coutume est de se guider sur les étoiles
Et non comme nous, l'autre jour, qui regardions, derrière la grille,
Le jardin clos de la maison arabe endormie,
Le frais petit jardin changer de forme, grandir et s'amenuiser,
Changeant nous aussi, tandis que nous regardions
La forme de notre désir et celle de notre cœur
En plein midi, nous, pâte patiente d'un univers
Qui nous pousse et nous façonne,
Prisonniers des filets chatoyants d'une vie qui fut juste et devint cendre
Et s'engloutit dans les sables,
Ne laissant plus derrière elle
Que l'indéfinissable, le vertigineux balancement d'un très haut palmier.

Sur un soleil d'hiver

Feuilles,
Du fer mince, rouillé,
Pour le pauvre cerveau qui a entrevu
Les lueurs où finir.
Feuilles qui tourbillonnent, avec les mouettes
En proie aux colères d'hiver.
Comme un sein se délivre
Ceux qui dansaient
Sont devenus des arbres,
Une grande forêt d'arbres dénudés.

Les algues blanches brûlent,
Femmes grises anadyomènes sans paupières,
Formes qui dansaient autrefois,
Flammes aujourd'hui pétrifiées.
La neige couvre le monde.

HOLLANDAISE

Herman Hendrik ter Balkt393

Le géographe (Johannes Vermeer)

Les carreaux bleus et blancs ressemblent, dans le fond,
aux vitres de la fenêtre à meneaux ; entre
pénombre et éblouissement songe le géographe
debout dans le soleil du printemps qui l'embrase
et l'incite, près des ondulations du tapis et de l'armoire
avec le globe de Jodocus Hondius, son compas
planant au-dessus du monde lointain d'une terre
vierge, comme jadis l'esprit sur les eaux.
Le géographe se consume dans sa vision ; gardien
de ce qui l'anime il se détourne, blême absorbé,
de ce qui va cahotant derrière sa fenêtre.
Immobile il attend que s'annoncent des signes clairs ;
découverte et initiation que lui prédisent la lumière
du renouveau et les navires sur le sol et le mur.

Bernlef394

Chemins d'hiver

Non seulement les erres de renard, les empreintes
de perdreaux pointant vers l'arrière dans la neige,
mais aussi les chemins d'hiver,
étroits passages entre grange et cour
qui ne se trouvent sur aucune carte
Chaque maison repose comme une araignée
au centre de son propre réseau de chemins
Une langue temporaire
comme l'aboiement d'un chien
des voix derrière l'orée d'un bois
Langue qui n'a pas besoin d'être comprise
comme le griffonnage d'un enfant : signes de
quelque chose qui est derrière soi
Quand fondent les chemins d'hiver
il reste le soupçon d'une carte
sous nos pieds
Les premières hirondelles, haut dans
le ciel vide, elles peuvent peut-être la lire
elles suivent d'autres chemins.

Willem Bilderdijk395

L'instituteur du village

Là, il est assis; sa figure et son port rigide
Sachons le plus clairement quel est son idéal : ,
Confiance en soi, dans sa haute position ;
Ajoutez à cela la vanité dans sa propre grande valeur.
Certain, il peut lire--oui, et écrire et chiffrer;
Dans l'almanach, aucun groupe vedette n'est étranger.
Dans l'église, lui, fidèle, dirige le chœur pieux ;
Tambours le catéchisme dans les hochements de tête des jeunes.
La dispute est pour lui la moitié de la joie de vivre ;
Même s'il est battu, il ne cédera pas.
Regardez-le, quand il parle, de façon savante !
Traîne sur chaque mot, n'épargne aucun jeu de muscle.
Ah, quelle douleur il prend pour n'oublier aucune syllabe,
Consonnes et voyelles correctement pesées et mesurées.
Il est souvent, lui aussi, poète de ceci et de cela !
Chaque cas décline avec la conscience la plus précise;
Connaît l'histoire de l'Église et de l'État, ensemble
Chaque lumière de l'Église, - des actes pédants le record.
Tout le monde du village sans voix se tient devant lui.
Demander "Comment un cerveau peut-il être ainsi gouverné par la Sagesse ?"
Avec acuité, aussi, il méprise ses transgressions.
« Contre son jugement sévère, les larmes et les prières ne servent à rien.
Il apparaît - un coup d'œil (d'un dieu ce regard vient!)
En un éclair décide quel est le sort du jeune.
A sa volonté une foule court, à sa demande elle se sépare.
Est-ce qu'il sourit ? tout gambader; il fronce les sourcils, tous tremblent.
D'un ton il menace, donne des récompenses, rend justice.
Tout absent qu'il soit, chaque élève le redoute,
Car il voit, entend, sait tout ce qu'il fait.
Sur le front du gamin, il peut le voir écrit.
Il devine qui rit, paresse, bâille ou bavarde,
Qui joue des tours aux autres, ou paresseux à l'heure de la prière.
Avec ses pousses, la tige de bouleau couchée là à côté de lui
Sait comment tous les méfaits en un tour de main sont réglés.
Sûrement par ces traits vous avez notre dorf-Denys !

Anneke Brassinga396

Par la mer

Le vent pèse les mots
et les trouve trop légers
le vent pleure,
écarte les mots, hors de vue

le pétrel tempête qui les engloutit
montera jusqu'aux hauteurs de l'albatros géant
ou voudra simplement hurler
mme moi, singe épousseté enchaîné à son perchoir397.

Rutger Kopland398

Supposons

Supposons que nous puissions rester ici --
mais cette vue par-delà les montagnes
est trop lointaine, trop définitive
pour être supportée, bien que
placés dans cette attitude, en
montagnes mués,
nous puissions rester couchés,
aussi fortuits que toutes les autres.

Laissons donc ici les hommes,
la maison, la table, le papier.
Pas de retour. Cette vue.

Dans cette attitude, couchés ici
comme elles, cela ressemble peut-être
à une attitude, cela ressemble peut-être
à rester, mais
alors que partout autour de nous
elles montent et descendent comme des corps
terreux endormis,
que la neige de leurs flancs
s'écoule et qu'une neige nouvelle
les couvre de nouveau,
c'est seulement comme si nous
pouvions invisibles dans ce troupeau
nous abandonner nous-mêmes.

Gerrit Kouwenaar399

Je vous le dis d'avance

Je vous le dis d'avance
je ne représente rien, toutes ces
affections du corps et de l'esprit, il y en a
bien autant
que de moineaux, donc par exemple qu'un père
meure ou qu'un fils
tout à coup soit là et puis encore / n'est-ce pas
c'est-à-dire
en vérité je ne fais pas l'homme plus petit
qu'il n'est ni bien entendu
plus grand et cetera, bref
je ne crois pas puisque
ce que je crois pour autant et cetera
est secondaire et ce que
je fais / eh bien, quant à ça
un ventre fait mieux, mais bon
j'essaie
de couper par-ci, de coller par-là, existe donc, tu me vois
ici travailler tel une main d'œuvre
à la lumière de son licenciement --

Lucebert400

Le prince héritier Baltasar Carlos au Mauritshuis

Il a trois ans il est là petit courageux mais encore insignifiant
le personnage principal sur ce portrait est donc un avorton un nain
avec le temps croît la demande de son effigie encore celle d'un enfant
mais par son esprit éveillé déjà prometteur aimé à la cour et dans le peuple
la main du peintre de la cour le montre comme son père Felipe
se cabrant sur un cheval de général
ou posant avec un fusil au milieu de chiens de chasse
ce Felipe on l'appelait « le grand »
Quevedo disait oui grand aussi grand qu'un trou qu'on vide toujours davantage
Velázquez voyait de sa frivolité la mélancolie
mais autour du petit prince rayonne l'espoir
un portrait succède à l'autre et toujours plus accoutré comme un souverain
donc dans sa cuirasse près de la chaise distinguée : le trône
tenant dans sa petite main le sceptre
pas tous vraiment Velázquez on dit celui accroché à « Hampton court »
est un peu plus authentique que le portrait du « Mauritshuis »
mais c'est précisément là qu'il est le plus ce jeune héros
qui pourrait bien sauver le royaume du déclin
en 1646 même pas dix-sept ans il meurt et fait place à Carlos « l'ensorcelé »
un nain pâle et épileptique un analphabète
qui lape en tremblant sa bouillie pendant que son royaume
se décompose en faim noire en chaos

Philippe de Marnix401

Het Wilhelmus (« Le Guillaume »)

Guillaume de Nassau je suis, de sang allemand, à la patrie fidèle
je reste jusque dans la mort.
Un Prince d'Orange je suis, franc et courageux,
le Roi d'Espagne j'ai toujours honoré.

De vivre dans la crainte de Dieu je me suis toujours efforcé,
pour cela je fus banni, de mon pays, de mon peuple éloigné.
Mais Dieu me mènera comme un bon instrument,
de telle manière que je retourne dans mon régiment.

Si vous souffrez, mes sujets qui êtes fidèles de nature,
Dieu ne vous abandonnera pas, bien que vous soyez accablés maintenant.
Que celui qui aspire à vivre pieusement, prie Dieu jour et nuit,
qu'Il me donne la force, que je puisse vous venir en aide.

Vos âmes ni vos biens je n'ai épargnés,
mes frères de haut lignage vous l'ont aussi prouvé :
le comte Adolphe est tombé en Frise, dans la bataille,
son âme, dans la vie éternelle, attend le jour dernier.

Généreux et de haut lignage, d'ascendance impériale,
élu souverain du royaume, comme un pieux chrétien,
béni par la parole de Dieu, j'ai, franc et intrépide,
comme un héros sans repos risqué mon noble sang.

Mon bouclier et ma foi Tu es, ô Dieu mon Seigneur,
ainsi en Toi je veux mettre mon espoir, ne m'abandonne plus jamais.
Que je puisse néanmoins rester fidèle, ton serviteur en toute circonstance,
chasser la tyrannie qui me transperce le cœur

De tous ceux qui m'accablent et sont mes poursuivants,
mon Dieu, veuille toutefois protéger ton fidèle serviteur,
qu'ils ne me prennent pas au dépourvu, dans leur furieux élan,
ne lavent pas leurs mains dans mon sang innocent.

De même que David dut s'enfuir devant Saül le tyran,
j'ai dû me lamenter comme maint homme noble.
Mais Dieu l'a sublimé libéré de tous les maux,
un royaume donné en Israël très grand.

Après l'amertume je recevrai de Dieu mon Seigneur cette bravoure
à laquelle me fait tant aspirer mon royal tempérament :
c'est, que je puisse mourir dans l'honneur en cette guerre,
conquérir un royaume éternel comme un loyal héros.

Rien ne me m'inspire plus pitié dans ma hâte à revenir
que de voir s'appauvrir les biens des territoires du Roi.
Que les Espagnols te meurtrissent, ô loyaux et doux Pays-Bas,
lorsque j'y pense, mon noble cœur en saigne.

Comme un prince contraint par mon acte de Dieu,
du tyran parjure j'ai attendu le combat,
qui, retranché près de Maestricht, craignait ma puissance;
mes cavaliers l'on voyait sillonner très courageux ce champ de bataille.

Si telle la volonté du Seigneur avait été en ce temps-là,
j'aurais bien voulu éloigner de vous cette terrible tempête.
Mais le Seigneur là-haut, qui régit toute chose,
qu'il faut toujours louer, ne l'a point souhaité.

Très chrétiennement était motivée mon âme princière,
inébranlable est resté mon cœur dans l'adversité.
Le Seigneur j'ai prié du fond de mon cœur
pour qu'Il me sauve, établisse mon innocence.

Adieu mes pauvres agneaux qui êtes en grand péril,
votre berger ne dormira pas tant que vous serez dispersés.
Jusqu'à ce que Dieu veuille vous bénir, acceptez sa parole divine,
vivez en fidèles chrétiens, tout sera bientôt fini ici.

Devant Dieu je veux proclamer et sa toute-puissance,
que je n'ai à aucun moment dénigré le Roi,
ensuite qu'au Seigneur Dieu, la suprême Majesté,
j'ai dû obéir dans la droiture.

Hanny Michaelis402

« Involontairement... »

Involontairement, presque
sans le remarquer,
je t'ai incorporé
à la musique qui ne te touche pas,
à la langue que tu ne parles
et ne comprends pas, à moi
que tu n'aimes pas.

En route vers une chambre...

En route vers une chambre
pleine d'étrangers, je passe devant la maison
de quelqu'un que j'ai connu.
Derrière les fenêtres illuminées
son tableau préféré
est accroché encore au même endroit
comme si, il y a des années,
sous un soleil de mars,
entre des peupliers encore nus,
je n'avais pas vu descendre dans la terre
le cercueil et ce qui restait de lui.
Ce moment a fait un nœud
dans mon existence que depuis longtemps
je ne ressens plus. Même le visage
qui a été si souvent présent
devant mes yeux, s'est insensiblement
enseveli sous de gros volumes de temps.

Hans Tentije403

À la surface

Intemporel semblait le chant qui passait par leurs fils. Ils rétrécissaient les distances, ils agrandissaient le lointain en donnant plus de perspective au paysage. Plus tard que la chaussée qu'ils suivaient, toujours un peu plus tard, ils disparaissaient de la vue.
Avec nos lance-pierres, nous ne tirions pas sur les oiseaux, mais sur les isolateurs de porcelaine. Au bout de quelques mois, il fallait toujours en remplacer un certain nombre. Alors venaient des hommes qui grimpaient jusqu'en haut des poteaux goudronnés avec leurs chaussures munies d'un croissant de fer aux dents pointues. Ils frappaient tour à tour le bois de ces collets de fer. C'était une grimpée pénible, extrêmement lente, qui ralentissait les après-midi. Jamais le chant ne devait se taire.
Je suis descendu. Parallèlement au chemin sont allongés à peu près six poteaux télégraphiques, tout récemment abattus. Les derniers des environs. Ils répandent une odeur de goudron longtemps conservée. Quelques mètres plus loin, je trouve dans l'herbe des godets de porcelaine jetés en tas. Certains avec des brûlures, le collier double et serré du fil de cuivre encore autour du cou. Ils sont plus lourds que je n'aurais cru. J'en bourre le plus possible la sacoche de ma bicyclette.
La poignée que je tiens ensuite n'est autre que celle d'un lance-pierre. Je sens la pochette de cuir, la forme du caillou, j'étire longuement l'élastique du bocal à conserve.
C'est seulement quand je lâche, qu'est coupée pour de bon la communication entre passé et présent.

Riekus Waskowski404

La leçon d'anatomie

Ce matin, à l'Hôtel-Dieu Wilhelmine, nous avons
à l'occasion du jubilé de la Radio Ouvrière
disséqué un vrai socialiste à l'ancienne.
C'est fou tout ce qui a bien pu sortir :
drapeaux rouges à moitié pourris, chants de lutte,
fraternités internationales et solidarité,
Centrale de la Jeunesse Ouvrière, une partie de caca
et les six volumes d'histoire de P. Quack (d'occasion).
À la place des cerveaux nous avons trouvé :
« Un rapport inquiétant sur le déclin de l'intérêt
des jeunes générations pour la soc-dém »

HONGROISE

Endre Ady405

Mon lit m'appelle

Je me couche. Ô mon lit,
Ô mon lit, l'an dernier
L'an dernier, autre étais.
Autre étais : lieu des rêves
Lieu des rêves, puits de force,
Puits de force, bouge à bises,
Bouge à bises, joie de vivre,
Joie de vivre. Or, qu'es-tu ?

Or, qu'es-tu ? Un cercueil,
Un cercueil. Chaque jour,
Chaque jour plus fermé,
Plus fermé. S'affaler,
S'affaler en tremblant,
En tremblant se lever,
Se lever en tremblant,
En tremblant je me lève,

Se lever, regarder,
Regarder, ressentir,
Ressentir, réfléchir,
Réfléchir, repérer,
Repérer, se terrer,
Se terrer, épier,
Épier, s'extirper,
S'extirper, désirer,
Désirer, s'attrister,
S'attrister, décider,
Décider, déprimer,
Déprimer, avoir honte,
Avoir honte. O mon lit,

O, mon lit, mon cercueil,
Mon cercueil tu m'appelles,
Tu m'appelles. Je me couche.

Janos Arany406

J'ai déposé mon luth

J'ai déposé mon luth, qu'il se repose enfin !
N'attendez plus de moi de chants ni de poèmes,
Je ne suis plus, hélas ! ce que j'étais jadis
Car j'ai déjà perdu le meilleur de mon âme,
Le feu ne brûle plus, il n'a plus d'étincelles,
Et sa flamme n'est plus que de l'arbre brûlé,

Qù es-tu ? Qu'es-tu devenue,
Douce jeunesse de mon âme !

Ce n'est pas seul ainsi qu'autrefois je chantais !
Ensemble nous pressions les cordes,
Et nos regards amis, avec souci de l'art,
Suivaient les doigts sur l'instrument.

Mon âme s'embrasait aux feux de ses transports
Toutes ces flammes s'unissaient.
Où es-tu ? Qu'es-tu devenue
Douce jeunesse de mon âme !

Qu'es-tu donc, maintenant, ô chant abandonné ?

Peut-être seulement l'âme des chants passés
Qui, fantôme attristé et planant sur les tombes
Revient errer parmi les morts !
Ou, peut-être, un linceul ornementé, fleuri ?
Ou la voix qui résonne dans le désert obscur ?
Où es-tu ? Qu'es-tu devenue

Douce jeunesse de mon âme !

J'ai déposé mon luth, je le trouve trop lourd.
Qui donc écouterait mes chants mélancoliques ?
Qui pourrait se réjouir de voir la fleur fanée
Sur une tige desséchée... ?
Seulement sur le rameau mort,
La fleur survit un seul instant encore.
Hélas ! je sens que tu n'es plus
Douce jeunesse de mon âme !

Jenő Dsida407

Poème des ténèbres

O morne saison des veillées!
La nuit d'encre aux feuilles rouillées
Dès six heures, sur les jardins,
Goutte a goutte répand son tain;
L'arbre mort déjà se délite,
Et toi, de ta vie qui s'effrite,
Perçois-tu le long chant d'exil,
Comme si s'en rompait le fil?

Oh! Dis-moi, lorsque ta main porte
Dans le café qui réconforte
Le sucre blanc, ne crois-tu voir
L'ombre tisser son voile noir?
Et regarde: l'épais liquide
Sournoisement, comme l'acide
S'infiltre en chaque bloc épars
Et le ronge, de part en part.

C'est ainsi que la nuit sinue
En toi, franchissant les issues,
Et portant son remugle amer
En chaque fibre de ta chair;
Jusqu'á l'instant où, de ta face,
Ne restera qu'un bloc de glace
Qui fond, dans le breuvage amer
D'un dieu, maître de l'univers.

Gyula Illyés408

Doleo ergo sum

Tous mes membres me font mal. Je les sens tous car je suis.
Je hais pareil état et m'en ris.

Je ris en voyant la douleur maîtresse de maison
me présenter comme des invités l'un après l'autre, mes organes.

Des éclairs traversent os et nerfs en moi
Yeux clos je situe les brûlures, fais connaissance.

Autant de souffrances, autant de serrements de mains
un cri, une grimace puis je puis à moi-même me serrer la main.

Jadis je ne savais pas où se trouvaient larynx, sommet du poumon, foie
et ce bulbe qui derrière ma tête fait si grand tapage.

Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps
la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis.

Celui-là qui ne connaît que joie vit dans l'univers des rêves.
Je me sens mal mais au moins c'est bien moi qui sens mon mal.

C'est là indication, enseignement essentiel :
Qui connaît le monde et la vie ? Les malades et eux seulement.

Qui connut le réel sur cette terre et au-dessus planant la vérité ?
Les pauvres et souffreteux.

Qui sut prévoir l'avenir ? Les gens de cet ordre
ainsi que les malades purent devenir guérisseurs.

C'est là un conseil sacré que je vous donne pour aujourd'hui et toujours

: Dirigeants des peuples, soyez des ganglions de nerfs ardents.

Attila József409

Danse de l'ours

Bouclé, paré, dansant, pimpant,
Pattes de plomb, qu'il est fringant.
-- Où donc traînes-tu tes pas ?
-- Auprès des filles là-bas.
Brouma, brouma, broumadza.

Ma fourrure est noble et cossue,
Car mes vingt griffes l'ont cousue.
Peau de loup, de zibeline,
De chien, de martre, de fouine.
Brouma, brouma, broumadza.

J'ai trié la perle au printemps
Pour y trouver mes belles dents.
Les familles de neuf gosses
Voudraient bien d'un tel colosse.
Brouma, brouma, broumadza.

Bien lentement, je danse, exprès
Pour qu'on me peigne mon portrait.
Les tifs de cette mégère
Comme pinceau pourraient faire.
Brouma, brouma, broumadza.

Bourgeois qu'ils valsent vos gros sous,
Il valsera, lui, tout son soûl.
Cordons de bourse, à la danse,
Et l'ours marque la cadence.
Brouma, brouma, broumadza

Rien sur terre n'est aussi beau
Que fleurs de cuivre en ce tableau.
Monsieur hoche la caboche,
Les poings cousus à ses poches.
Brouma, brouma, broumadza.

La bête, seule, amuse à l'œil,
Mais lui, l'ours, il a son orgueil.
Si vos pieds gèlent par trop,
C'est un cercueil qu'il vous faut.
Brouma, brouma, broumadza.

Sandor Kanyadi410

Leçon d'histoire

J'ai tenté d'expliquer
l'histoire aux pierres
elles se sont tues

J'ai tenté de l'expliquer aux arbres
ils ont penché leurs feuillages

J'ai tenté de l'expliquer au jardin
il m'a souri doucement

L'histoire se compose
de quatre saisons a-t-il dit
le printemps l'été
l'automne et l'hiver

Maintenant c'est l'hiver qui vient

Lajos Kassak411

Vagabondages

Elle vit pour de bon, la vie.
Hier était loin et demain ne m'intéressait pas.
Faut jamais s'en faire, la fin du monde est encore loin.
Ces riens vous font parfois un bien extrême.
L'homme n'a pas à ressembler à Dieu.
Je suis incapable de résister aux choses bizarres.
Je me contentai de vivre sans but.
Ce monde, on m'y a mis mais je ne veux pas préparer la vie mais la vivre.
Nos désirs rompirent leurs digues.
Faites attention à ne pas confondre la France entière avec Paris.

Le cheval meurt, les oiseaux s'envolent

(...) nous avancions nous avancions
13 anges marchaient devant nous
à pied aussi
ils nous chantaient notre jeunesse
nous étions déjà typiquement vagabonds avec des puces bien élevées aux aisselles
nous aimions les fruits tombés dans les fossés
le lait tourné
et les caisses des communautés juives
de tous côtés des compagnons venaient vers nous
figures merveilleusement peau-de-brique toutes les langues de la terre
chacun avait son odeur spéciale
quelques-uns menuisés par les kilomètres d'autres le lait des tettes de leurs mères encore à la bouche
les routes reposaient sous nos pieds en édredons blancs
les fils du télégraphe tressaillaient décrivaient des cabales sur le ciel
le soir nous voyions les fleurs s'ouvrir entre les cuisses des femmes
mais nous étions herbivores et misogynes
(...) je m'étais mis à parler contre toute attente
je voyais ma voix venir par ici de la cour voisine
je suis poète
je sais donc
que les lampes ne brûlent bien que puisque deux fois troulalaire
et aussi parce qu'elles sont pleines de pétrole
je tombais dans une terrible amertume j'aurais bien voulu donner quelque chose à ces pauvres gens
mais les étoiles avaient déjà décampé de leurs guérites
en ce moment les 13 anges dorment sûrement la bouche ouverte sur les échelons du grenier
(...) voilà Paris
dont j'ai entendu des miracles chantants
et que je ne connais pas encore
je savais que les Français ont un coq rouge à leur blason
je savais que la terre française est bénie d'art et de filles
les paysans de chez Zola flottaient dans l'aube sur des guitares d'argent
sur lit d'herbe la Seine étendait ses cadavres bleus
(...) moi j'ai vu Paris et je n'ai rien vu
ma maîtresse m'attendait enceinte à la gare du Faubourg Angelville
ma mère avait la tête citron de pauvreté
je voulais leur rire mais j'avais honte d'avoir sur moi deux pantalons sans caleçon
il est certain que le poète ou bien construit quelque chose pour lui-même où il trouve sa joie
ou bien s'en va bravement ramasseur de bouts de cigares
ou bien
ou bien
les oiseaux ont avalé le son
mais les arbres continuent à chanter
ça c'est déjà un signe de vieillesse
mais ça ne veut rien dire
je suis LAJOS KASSÁK
et s'envole sur nos têtes le samovar nickel

Sandor Petofi412

Triste nuit

Il est minuit bientôt et je ne puis dormir,
Car mes soucis cuisants je ne peux les chasser.
Que serai-je ? Que va devenir ma patrie ?
Cette double question me ronge toujours l'âme.
N'ai-je donc pas assez de mes propres soucis
Que tu m'agites, encor, amour de la patrie ?

Toujours ce sera donc le destin du poète
De ramer malgré tout sur la mer orageuse ?
Quoi ! ce serait en vain que le canot sauveur
Les ait ravi aux flots et conduit à la plage
Si mon tourment consiste à pleurer sur le sort
De ceux qui ont été abandonnés à bord.

Père ! Père !... pourquoi m'as-tu fait instruire ?
Que ne m'as-tu laissé diriger la charrue !
Le livre est habité par une fée trompeuse
Quand tu l'ouvres... soudain, elle te prend le cœur
Et l'emporte au galop vers la plus belle étoile
Puis, --- le jette d'en haut au lieu de le descendre.

Mieux vaut fixer des yeux le soleil que le livre !
Son éclat éblouit et obscurcit la vue
Mais le livre, au contraire, renferme tout un monde
Qui donne à nos regards une vue plus profonde,

Nous approche de tout... Ah ! tout paraît plus beau
Quand c'est de loin qu'on le regarde !

Pourquoi donc ai-je appris ? Que ne suis-je resté
Laboureur ainsi que l'avait voulu le ciel !
Je ne souffrirais pas ces tristes insomnies
Qui visitant mes nuits, les rendent infinies.
Comme un oiseau, le rêve, au-dessus de mon âme
La bercerait souvent de ses douces chansons...

Si j'étais laboureur, ou, si j'étais le pâtre
Qui, loin, dans la Pousta, vit comme un solitaire ;
Tandis que son troupeau va quêtant la pâture,
Lui, se met à l'abri sous l'ombre des buissons.
Et, certain que personne ici ne peut l'entendre
Pour son propre plaisir, il joue du chalumeau,

Dimanche, frais vêtu, il court à la chaumière
Où l'attend la belle qui l'aime.
Elle est fraîche, bonne et vive à la besogne,
D'un printemps né d'hier elle a les tendres charmes.
Il donne un baiser qu'on lui rend... il est heureux
Et croit que l'univers est heureux comme lui.

János Pilinszky413

Apocryphe

Car toutes choses seront alors abandonnées.

Le silence des cieux,
celui des terres du bout du monde,
celui encore des niches à chien
seront à jamais disjoints.
Dans l'air une armée d'oiseaux en déroute.
Et nous verrons le soleil levant,
muet comme une pupille démente,
calme comme une bête sauvage aux aguets.

Mais veillant dans l'exil,
ne pouvant dormir la nuit,
je m'agite tel un arbre de ses milliers de feuilles,
et je parle tel un arbre nuitamment:

Connaissez-vous la marche des ans,
des ans sur les terres fripées?
Et comprenez-vous les rides du périssable,
connaissez-vous ma main meurtrie?
Et savez-vous le nom de l'orphelin?
Et savez-vous quelle sorte de douleur
de ses sabots fendus, de ses pattes palmées
piétine ici les ténèbres éternelles?
La nuit, le froid, le trou,
la tête oblique du forçat,
connaissez-vous les auges engourdies,
et la tourmente des profondeurs?

Le soleil est monté. Gaulis obscur
dans l'infrarouge d'un ciel furieux.
Ainsi je pars. Face à la ruine
un homme va en silence.
Il n'a rien, une ombre.
Et un bâton. Et une casaque de forçat.

Cratère

Nous nous sommes rencontrés. Nous nous rencontrons. Dans un débit de tabac. À une vente aux enchères.
Tu cherchais quelque chose. Tu déplaces
quelque chose. Je m'enfuirais. Je reste.
J'allume une cigarette. Tu t'éloignes.

Tu descends et tu montes.
Je monte et tu descends.

Cigarette. Tu marches. Je marche.
Nous marchons sur place ; tel un assassin,
je te suis à la trace.

Pépiement d'oiseau quand
tu me reproches ma naissance.
Que nous soyons là debout. Puis dans un bras mort
de la route, mon bredouillement
commence à rouler, roule en bas
de tes membres immenses
et de ce quelque chose
de victorieux et d'aveuglant,
qui n'est plus toi.

Ton refus, ce cinglement lascif,
inscrit dans la pierre me touche
au point que, mon regard -- deux cailloux -
ne fait que rouler, rouler depuis
dans un cratère d'un blanc immaculé.
Mes deux yeux crépitent : mon salut.

Lettre

Tu m'as hébergé pour une nuit.
partageant ton oreiller. Évangile.
Tu es splendide. Je ne comprends rien.
Il n'y eut que bonté point de sexe.
Encore et encore je pleure.
Pas à cause de toi. Pour toi. Pour moi.
Heureux ceux qui pleurent.
Tu m'as hébergé pour une nuit. Tu m'habites à jamais.

Hélène Vacaresco414

La cloche pour les morts

La cloche pour les morts a retenti ce soir.
Qui donc s'en est allé dans la tombe attirante ?
Quel sombre dédaigneux de la vie, âme errante ?
La cloche pour les morts a retenti ce soir.

C'est mon cœur que l'on doit enterrer, ce me semble ?
Par cette froide nuit où le calme descend.
Aussi bien il avait besoin, ce cœur qui tremble.
De la mort apaisante et de l'oubli puissant.

Dans le linceul des désirs morts et des chimères,
Après les durs combats, repose en paix, mon cœur.
Dors au sein du carnage ainsi qu'un fier vainqueur.
Parmi les combattants des aubes éphémères.
Après les durs combats, repose en paix, mon cœur !

Chansons roumaines

Nous dansions un soir sous un arbre vert.
Souffle tristement, vent des nuits d'hiver.

J'avais mon long voile aux plis diaphanes,
Nous dansions le soir au chant des tziganes ;

J'avais à mon cou l'or clair des ducats,
Les mourantes fleurs mouraient sous nos pas.

Nous laissions mourir les fleurs de la terre,
Car nos bien-aimés partaient pour la guerre.

La neige à présent blanchit les prés nus,
Mais les bien-aimés ne sont plus venus.

Les Turcs ont passé, hordes meurtrières.
Oh ! les bien-aimés morts sur les frontières.

Qui nous les a pris ? qui nous les rendra ?
Lequel de nos cœurs jamais guérira ?

Ils ne viendront plus, les soirs diaphanes.
Danser avec nous au chant des tziganes.

Nous dansions le soir sous un arbre vert.
Souffle tristement, vent des nuits d'hiver !

Sándor Weöres415

Retour chez soi

Mais je raconterai peut-être toutes les fois
où je fus pain, mouton ou être humain,
et toujours le couteau hésitait
quand il coupait en moi, comme s'il en souffrait.

Ce poème est aussi réalité, comme ton rêve.
La vie : sous les espèces du cœur et du couteau.
Tes yeux pèchent dans la mer entière mais que prends-tu à l'hameçon ? Quelques poissons

Chant magique

Abracadabra abracadabri
paille d'avoine -- aujourd'hui je dors parmi quatre étoiles.

Abracadabra abracadabri
Des chardons -- un à un, l'âme gravit les échelons.

Abracadabra abracadabri
La brise, jeune femme,
Fait des étincelles,
Et crache des flammes.

Abracadabra abracadabri
Chaudron cuit --
Sans ailes t'élance,
Chapon rôti !

Abracadabra abracadabri
Édredon moelleux --
Ton lit est brûlant,
Et ton front fiévreux.

Abracadabra abracadabri
Paille d'avoine --
Tu dors aujourd'hui
À côté de moi.

bécile triomphe,

ITALIENNE

Gabriele d'Annunzio416

Bords de l'Affrico

dans le soir de juin après la pluie
Grâce du ciel, comme tendrement
tu te mires dans la terre abreuvée,
âme que ses pleurs ont rendue belle !
Souriante en mille et mille miroirs,
ô grâce venue du nuage
comme la volupté naît des pleurs,
musique répands-toi dans mon chant,
car il n 'est pas fugace,
par moi transfigurée en paix profonde
pour qui l'écoute. Naissante Lune,
au ciel menue autant
que sourcil de jeune fille
ou moelle de jonc nouveau,
si le moindre rameau te cache
et que mon œil, te perdant, a du mal
à te retrouver sous la taie du songe,
Lune, le ruisseau qui s'enfonce
sans mot parmi le vert t 'a vue aussi;
par tous ses fils d 'herbe il te sourit,
seul à toi seule.
O noires, blanches, entre la nuit et l'aube
hirondelles, entre soir et nuit, blanches
et noires hôtesses sur l'Affrico nocturne !
Elles volent si bas que leurs poitrines
frôlent l'herbe docile, et de plaisir
il semble que leur vol s'azure.
Là-haut pas un murmure
de l 'arbre grand, bien qu 'il tremble sans cesse.
Ce vol ne tisse-t-il pas autour de mes tempes
de fraîches guirlandes?
Et chacun de leurs cris brefs ne promet-il
un bien que le cœur ignore ou peut-être
devine, puisqu'il en tressaille?
Elles s'attardent, presque oublieuses du nid,
et sur les bords où elles ont passé
on dirait qu'un frémissement d 'ailes se prolonge.
Toute la terre semble
argile offerte à l'ouvrage d'amour,
une annonce le cri, et le couchant qui meurt
une aube sûre.

Stabat nuda aestas

D'abord j'entrevis son pied étroit
glisser sur les aiguilles sèches des pins
où bouillonnait l'air avec un grand
frisson, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruisseaux. À foison
la résine suinta sur les fûts.
Je reconnus le serpent à son odeur.
Dans le bois d'oliviers je la rejoignis.
Je vis les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sinueux, et les cheveux fauves
onduler dans l'argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l'alouette bondit du sillon fauché,
l'appela, l'appela par son nom là-haut.
Alors moi aussi je dis son nom.
Parmi les oléandres, elle se tourna.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vivement refermés.
Plus loin, vers le rivage, parmi la paille
marine un faux pas lui fit tordre le pied,
tomber étendue entre le sable et l'eau.
Le couchant moussa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

La pluie dans la pinède

-Chut ( ne parle pas ), sur le seuil du bois
je n'entends pas de paroles que tu dis humaines
mais j'entends
des paroles plus nouvelles
que parlent les gouttes et les feuilles lointaines. 

-Ècoute, des nuages épars
tombe la pluie,
il pleut sur les tamaris
saumâtres et brûlés,
il pleut sur les pins hérissés d'écailles
  il pleut sur les myrtes divins
sur les genêts éclatants
de fleurs assemblées
sur les genévriers couverts
d'odorantes baies,

il pleut sur nos visages sylvains ( empreints de l'esprit de la forêt )
il pleut sur nos mains nues
sur nos vêtements légers,
sur les fraîches pensées
que l'âme nouvelle laisse entrevoir,
sur la belle histoire
qui hier t'illusionnait
qui aujourd'hui me berce de promesses. Ô Ermione.  

-Tu entends, la pluie tombe
sur l'herbe solitaire
avec un crépitement qui
dure et varie dans l'air selon les feuillages
plus ras, moins ras.

Ècoute. Au gémissement répond
le chant des cigales
que la plainte du vent du sud n'effraie pas,
ni le ciel cendré;
  et le pin a un son, et le myrte
un autre son et le genévrier
un autre encore, instruments
multiples sous d'innombrables doigts.

Et immenses nous sommes
dans l'esprit de la forêt ( sylvestre ) d'arborescente vie vivante
et ton visage « ébreen »
est mouillé de pluie
comme une feuille

et tes cheveux auréolent comme
les clairs genêts,
ô créature terrestre,
tu as pour nom
Ermione.

Ècoute, écoute. L'accord des aériennes cigales
peu à peu plus sourd,
se fait sous la plainte qui croît.

Mais un chant s'y ajoute plus rauque
qui de là-bas monte de l'humide ombre lointaine.
Plus sourd et plus faible,
il faiblit, s'éteint,
seule une note encore frissonne,
s'éteint, ressurgit, tremble puis s'éteint.

On n'entend pas sur tout le feuillage
« crosciare » crépiter la pluie argentée
qui purifie, le   « crépitement » qui varie
selon le feuillage,
plus épais, moins épais.

Ècoute. La fille de l'air est muette:
mais la fille du limon lointain,
la grenouille, chante dans l'ombre profonde
qui sait où !, qui sait où !
  Et il pleut sur tes cils,
Ermione.
Il pleut sur tes cils noirs
oui, il semble que tu pleures
mais de plaisir; pas blanche mais
presque comme sortie de l'écorce.

Et toute la vie est en nous fraîche parfumée, le coeur
dans la poitrine est comme une pêche intacte, entre les paupières les yeux sont
comme des sources au milieu de l'herbe,
les dents dans les alvéoles/gencives
sont comme des amandes vertes.
  Et nous allons de fourrés en fourrés
unis ou déliés ( et la verte et rude vigueur nous
lient les chevilles, enchevêtrent nos genoux )
qui sait où! qui sait où!

Et il pleut sur nos visages sylvains, il pleut sur nos mains nues,
sur nos vêtements légers
sur les fraîches pensées que laisse entrevoir
une âme nouvelle,
sur la belle histoire
qui hier me berçait ,
qui aujourd'hui t'illusionne ô Ermione.

Mario Badino417

Pour sanctifier les fêtes

À tous les commencements.
Qu'ils se maintiennent frais,
curieux, impatients,
prompts à accepter le risque,
de l'exagération, de l'erreur.
Parce qu'il n'y a pas de choix
dans les commencements : c'est un saut
à corps perdu,
dans l'eau profonde,
dans l'inconnu et l'absolu.
Parce que cela fait mal d'entretenir
la frénésie qui meut les corps
et les gouverne.

Déguerpissent le bon sens,
le contentement insensé,
la quiétude des morts.

Aquagym

Et parfois, je ne comprends même pas où vole le chasseur-bombardier :
le tonnerre semble gronder partout dans le ciel, en même temps.
S 'il frappait, je prendrais la bombe sur la tête, sans pouvoir savoir
quel médicament est responsable de ma mort insensée,
effet secondaire suggestif d 'armes jamais assez humanitaires
pour épargner les populations que nous sauvons.
Mais il n 'y a pas encore de risque :
personne ne largue de bombes sur les Pouilles,sur les plages, les rochers et les consommateurs,
personne, jusqu 'à ce que la roue tourne 
paix et vacances balnéaires à ce « porte-avions naturel »qui, sur le papier, répudie la guerre ;
laissons la mort et le conflit à d 'autres, car il faut tuer :
il faut renouveler les arsenaux et s 'emparer du territoire,
pour construire de nouvelles pistes d 'atterrissage.
Le haut-parleur annonce :
La foule des baigneurs s 'aligne dans l 'eau peu profonde du rivage, prêts à se balancer ventre et fesses,au rythme de la musique,
dans le rituel revigorant et coutumier.

Dante Alighieri418

La divine comédie -- Chant premier

Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié. Tel que celui qui, sorti des profondeurs de la mer, se tourne, suffoqué d'effroi, vers cet élément périlleux, osant le contempler, mon esprit, qui n'était pas encore assez rassuré, se tournait vers le lieu que je venais de franchir, lieu terrible qui voue à l'infamie ceux qui ne craignent pas de s'y arrêter. Reposé de ma fatigue, je continuai de gravir la montagne déserte, de manière que le pied droit était le plus bas.

Et voilà que, tout à coup, une panthère agile et tachetée de diverses couleurs apparaît devant mes yeux, et s'oppose avec tant d'obstination à mon passage, que plusieurs fois je me retournai pour prendre la fuite. Le jour avait commencé à renaître, le soleil s'élevait entouré des mêmes étoiles qui l'accompagnaient au moment où l'amour divin créa cet œuvre sublime. Le charme de la saison, la fraîcheur du matin m'avaient bien fait espérer la peau brillante de la panthère. Cependant une nouvelle frayeur me saisit à l'apparition d'un lion horrible : il semblait courir sur moi, à travers l'air épouvanté, portant la tête haute, et paraissant pressé d'une faim dévorante. En même temps une louve avide, d'une maigreur repoussante, et souillée encore des traces de ses fureurs, en fixant sur moi ses yeux qui lançaient la terreur, me fit perdre l'espoir de franchir la colline. Semblable à celui que la soif de l'argent tourmente, et qui, s'il vient à perdre ses richesses, ne cesse, dans sa douleur, de faire entendre des sanglots, je m'affligeais profondément en voyant la louve impitoyable s'avancer à ma rencontre et me repousser insensiblement là où se tait l'astre du jour.

Je reculais précipitamment vers la vallée ténébreuse, lorsque je distinguai devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l'usage de la voix. En l'apercevant dans cet immense désert, je lui criai : « Prends pitié de moi, qui que tu sois, ombre ou homme véritable. » Il me répondit : « Je ne suis plus un homme, je l'ai été. Mes parents furent Lombards, et Mantouans de patrie. Je puis dire que je suis né sous le règne de Jules-César, quoiqu'il n'ait été revêtu de la dictature que longtemps après ma naissance, et j'ai vécu à Rome sous l'empire bienfaisant d'Auguste, quand on adorait encore des dieux faux et trompeurs. J'ai été poète, et j'ai chanté le pieux fils d'Anchise, qui a fui loin de Troie, après que la flamme eut dévoré le superbe Illion Mais toi, pourquoi retournes-tu vers cette fatale forêt ? pourquoi ne franchis-tu pas ce mont délicieux qui est le principe et la cause des joies de la terre ? --- Es-tu donc, lui dis-je en rougissant de l'état de crainte où il m'avait surpris, es-tu ce Virgile, cette source qui répand des flots d'une harmonieuse poésie ? Ô flambeau, ô gloire des autres poètes, puissent mes longues études et l'amour passionné avec lequel j'ai cherché tes vers me protéger auprès de toi ! Tu es mon maître, tu es mon modèle ; à toi seul je dois ce style noble qui a pu honorer mon nom. Vois-tu cette bête sanguinaire dont je fuis les approches ? secours-moi, illustre sage, sa férocité m'épouvante. »

Virgile, me voyant verser des larmes, répondit : « Si tu veux sortir de ce lieu sauvage, il faut suivre une autre route. Cette louve qui t'effraye empêche qu'on ne s'engage dans ce chemin. Elle dévore à la fin ceux qui s'obstinent à y pénétrer. Insatiable de sa nature, plus elle trouve de proies à déchirer, plus la faim la dévore. Elle s'accouple avec un grand nombre d'animaux, et il en est un plus grand nombre encore dont elle ne dédaignerait pas les caresses immondes : mais bientôt paraîtra le Lévrier qui doit exterminer cette louve sans pitié. Il ne sera pas nourri de l'ambition de posséder des terres et des richesses ; il ne s'alimentera que de sagesse, de bienfaisance et de courage. Né entre Feltro et Feltre, il sera le sauveur de l'Italie épuisée qui vit, pour sa gloire, mourir de leurs honorables blessures la vierge Camille, Turnus, Nisus et Euryale. Il poursuivra la louve, jusqu'à ce qu'il l'ait rejetée dans l'abîme des pleurs, d'où l'envie l'a vomie sur la terre.

Pour ton avantage, suis-moi donc, je serai ton guide : je te ferai sortir de ce lieu terrible ; je te conduirai à travers le royaume éternel, où tu entendras les accents du désespoir, où tu verras le supplice de ces anciens coupables qui invoquent à grands cris une seconde mort : tu visiteras ensuite ceux qui vivent satisfaits au milieu des flammes, parce qu'ils espèrent jouir, quand le ciel le permettra, d'une divine béatitude. Si tu veux monter au séjour des ombres bienheureuses, une âme plus digne que moi de cet honneur te protégera dans ce glorieux voyage. À mon départ, je te laisserai auprès d'elle. Le souverain qui règne sur les mondes ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que je n'ai pas connu la foi véritable. Sa puissance s'étend sur toutes les parties de l'univers ; mais c'est dans le ciel qu'il fixe son séjour. C'est là que tu dois admirer sa capitale et son trône : heureux ceux qu'il appelle jusqu'à lui ! »

Alors je parlai ainsi : « Ô poète ! je te le demande au nom de ce Dieu que tu n'as pas connu, aide-moi à fuir cette forêt et d'autres lieux plus funestes ; accompagne-moi dans ces régions dont tu m'as entretenu ; fais que je voie ceux que tu dis plongés dans un si profond désespoir, et conduis-moi jusqu'à la porte confiée à saint Pierre. »
Virgile alors se mit en marche, et je suivis ses pas.

François d'Assise419

Le cantique du soleil

Très haut, tout puissant et bon Seigneur,
À toi louange, gloire, honneur,
Et toute bénédiction ;

à toi seul ils conviennent, ô Très Haut,
Et nul homme n'est digne de te nommer.

Loué sois tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire frère Soleil,
par qui tu nous donnes le jour, la lumière :

il est beau, rayonnant d'une grande splendeur,
et de toi, le Très Haut, il nous offre le symbole.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées,
claires, précieuses et belles.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l'air et pour les nuages,
pour l'azur calme et tous les temps :
grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur Eau qui est très utile
et très humble précieuse et chaste.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Feu
par qui tu éclaires la nuit :
il est beau et joyeux,
indomptable et fort.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
avec les fleurs diaprées et les herbes.

Loué sois tu, mon Seigneur, pour ceux
qui pardonnent par amour pour toi  ;
qui supportent épreuves et maladies :

Heureux s'ils conservent la paix,
car par toi, le Très Haut, ils seront couronnés.

Loué sois tu, mon Seigneur,
pour notre sœur la Mort corporelle,
à qui nul homme vivant ne peut échapper.

Malheur à ceux qui meurent en péché mortel  ;
heureux ceux qu'elle surprendra faisant ta volonté,
car la seconde mort ne pourra leur nuire

Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez lui grâce et servez le
en toute humilité !

Giacomo da Lentini420

Premier sonnet

J 'ai à cœur de servir Dieu,
pour aller au paradis,
au lieu saint où l'on me dit
que sont confort, rire et jeux

Je ne voudrais y aller sans ma dame,
sa tête blonde et son teint lumineux,
sans qui je ne peux être heureux,
étant séparé de ma flamme.

Mais je ne le dis dans un tel espoir
ce serait commettre un péché ;
seulement contempler sa haute victoire,

son beau visage et son doux regard :
cela me comblerait de félicité,
de voir ma dame siéger dans la gloire.

Le sonnet est une forme de poème strictement codifiée, mais qui offre de nombreuses possibilités de variantes. Il comporte quatorze vers composant deux quatrains puis deux tercets et doit rimer selon différents schémas. La longueur du vers n 'est pas fixe en français, mais la plus fréquente y est celle de l'alexandrin. Le mot sonnet (sonet) vient du provençal et signifie petite chanson. L'origine de cette forme est cependant due à Giacomo da Lentini (1210-1260), à la cour de Sicile. Elle se répand en Italie avec Pétrarque, puis en France avec Marot, en Angleterre (sonnets élisabéthains) et se retrouve dans les autres pays d'Europe et du Nouveau monde (Ezra Pound). Il survit encore, par exemple Raymond Queneau, à partir des vers de dix sonnets a « écrit » cent mille milliards de poèmes.

Giacomo Leopardi421

À soi-même

Pour toujours prenne fin
Ta fatigue, mon cœur. Mon ultime illusion
Est morte, que j'ai crue qui serait sans fin.
Morte. Et me souvenant des rêves les plus chers,
Je sens bien que l'espoir s'est éteint en moi,
Mais même et plus encore le désir.
Repose, pour toujours. Tu as assez battu.
Rien ne mérite tes fièvres. D'aucun soupir
N'est digne cette terre. Amertume et ennui
Est la vie, et jamais rien d'autre. Et boue est le monde.
Apaise-toi maintenant. Désespère
Une dernière fois. À l'espece humaine
Le destin n'a donné que de mourir. Méprise
Qui tu es, désormais. Méprise la nature,
Cette force brutale qui préside
En secret au malheur universel. Méprise
L'infinie vanité de tout ce qui est422.

L'anniversaire

O lune gracieuse, un an déjà s'achève
Qu'ici, je m'en souviens, dans ces lieux où je rêve,
Sur ces mêmes coteaux je venais, plein d'ennui,
Te contempler ; et toi, belle comme aujourd'hui,
Tu baignais de tes flots la forêt tout entière.
Mais ton visage, à moi, ne m'offrait sa lumière
Que tremblante, à travers le voile de mes pleurs ;
Car ma vie était triste et vouée aux douleurs.
Elle n'a pas changé, lune toujours chérie ;
Je souffre ; et de mes maux pourtant la rêverie
M'entretient et me plaît ; j'aime le compte amer
De mes jours douloureux. Oh ! combien nous est cher
Le souvenir présent, en sa douceur obscure,
Du passé, même triste, et du malheur qui dure !

L'infini

Je chéris depuis toujours cette colline inhabitée,
et cette barrière qui, de tous côtés,
Occulte le lointain horizon.
Mais, je suis assis et regarde, les illimités
Espaces et les surhumains
silences, et le profond calme
Dans mes pensées inventées ; un frôlement
Épouvanterait mon cœur. Et le vent
Je l'entends bruissant à travers les arbres,
Ce silence infini à cette voix
et aux saisons mortes,
Je compare : et en moi, l'éternel me revient,
et la vie et le son de celle-ci. Ainsi, entre cette
immensité, ma pensée se noie ;
et combien m'est doux ce naufrage dans cette mer.

Paolo Maccari423

Dans le ventre

Comme les jeunes guerriers dans le ventre
du cheval de Troie se regardaient
entre les lames d'obscurité, et souriaient,
puisqu'ils étaient sûrs de rester pour toujours
dans la mémoire de leurs petits-enfants ; alors que
au cœur de l'attente ils répandaient une bave
de férocité et d'impatience, et lançaient
leur courage vers l'après, là où était l'antre
de la gloire, du risque, pour les audacieux,

(Moi,aussi)

je sens dans mes entrailles un fameux
poignard anonyme qui me saigne,
un tourment familier et inconnu
qui m'alimente et me ronge :
et lui, glorieux, écoute la calme
foule écorcher son nom, à chaque instant.

Valerio Magrelli424

Les prêtresses du luxe défilent

Cela doit faire cinquante ans, et toujours, si je suis dans la salle de bains,
toujours je les vois avancer, hautaines, fâchées,
contre moi qui les observe avec anxiété.
Elles marchent, marchent, mais où vont-elles ?
Où ? Avec leurs petites robes
éternellement neuves et très dispendieuses.
Et elles défilent ainsi depuis un demi-siècle...
La mère, une sœur, puis l'épouse et une fille,
et dans la salle de bains je retrouve toujours la même procession.
Où mène-t-elle ? Où ? Cette folle
Croisade de jeunes Filles qui marchent au pas, hautaines
en de longues et liturgiques files,
avançant contre le Royaume des Sarrazins
sans aucun espoir de victoire.

Elles vont, cavalières, nues, désarmées,
armées que de leurs petites robes
pour s'emparer d'une lointaine
Jérusalem céleste.

Michelangelo Buonarroti425

La joie peut tuer

Trop de chance non moins que la misère
Peut tuer un homme condamné à une douleur mortelle,
Si, perdu d'espoir et glacé dans toutes les veines,
Un soudain pardon vient le libérer.

Ainsi ta bonté inaccoutumée m'a été témoignée
Au milieu des ténèbres où ne règnent que des pensées tristes,
Avec trop de ravissement ramenant à nouveau la lumière,
Menace ma vie plus que cette agonie.

Les bonnes et les mauvaises nouvelles peuvent porter le même couteau ;
Et la mort peut suivre tous les deux dans leur fuite ;
Pour les cœurs qui rétrécissent ou gonflent, les mêmes se briseront.

Laisse donc ta beauté, pour préserver ma vie,
Tempérer la source de ce délice suprême,
De peur qu'une joie si poignante ne tue une âme si faible.

Au seuil de la mort

Maintenant ma vie a traversé une mer orageuse
Comme une frêle barque a atteint ce vaste port où tous
sont invités, avant que le jugement final ne tombe
Du bien et du mal pour l'éternité.

Maintenant je sais bien combien ce fantasme affectueux
qui a fait de mon âme l'adorateur et l'esclave
de l'art terrestre, est vain ; combien criminel
est ce que tous les hommes recherchent à contrecœur.

Ces pensées amoureuses si légèrement vêtues,
Que sont-elles quand la double mort est proche ?
Celui que je connais avec certitude, l'autre redoute.

La peinture ni la sculpture ne peuvent maintenant endormir
mon âme qui se tourne vers son grand amour d'en haut,
dont les bras pour nous étreindre sur la croix se sont étendus.

Chaque conception qu'un homme peut trouver

Chaque conception qu'un homme peut trouver
est dans la pierre elle-même, déjà là,
cachée en excès, mais il faudra encore
une main pour la libérer qui obéit à l'esprit.

Et vous, comme le marbre, dame sans pareille,
détenez des possibilités de toutes sortes ;
vous détenez le bien que je veux et la douleur que je crains,
bien que je fasse le contraire de mon dessein.

Je ne revendiquerai pas la faute de l'Amour pour cela, ou du Chance,
ou de ta beauté ou de ta volonté exigeante,
ou blâmer la naissance et les circonstances inégales;

Je dirai que la miséricorde et l'anéantissement vous
attendaient tous les deux dans votre cœur, et là mon habileté
ne peut découvrir que la mort.

Pier Paolo Pasolini426

Il suffit d'un instant de paix ...

Il suffit d'un instant de paix pour révéler,
au fond du cœur, l'angoisse,
limpide comme le fond de la mer

par un jour de soleil. Tu en reconnais,
sans la ressentir, la souffrance,
là, dans ton lit, poitrine, cuisses

et pieds relâchés, tel
un crucifié -- ou tel Noé
qui rêve en son ivresse, et, naïf, ignore

la joie de ses fils, tandis que ceux-ci,
si puissants, si purs, se moquent de lui...
le jour est désormais sur toi,

dans la pièce, comme un lion dormant.
Par quels chemins le cœur
peut-il goûter une parfaite plénitude, en ce
mélange de béatitude et de douleur ?

Il suffit d'un instant de paix pour que s'éveillent
en toi la guerre, en toi Dieu. A peine les passions
se sont-elles apaisées, à peine s'est fermée

une fraîche blessure, et déjà, tu prodigues
une âme qui semblait entièrement prodiguée
en des actions de rêve, qui ne mènent

à rien...427

Adulte ? Jamais...

Adulte ? Jamais. Jamais : comme l'existence
Qui ne mûrit pas, reste toujours verte,
De jour splendide en jour splendide.
Je ne peux que rester fidèle
À la merveilleuse monotonie du mystère.
Voilà pourquoi, dans le bonheur,
Je ne me suis jamais abandonné. Voilà
Pourquoi dans l'angoisse de mes fautes
Je n'ai jamais atteint un remords véritable.
Égal, toujours égal à l'inexprimé,
À l'origine de ce que je sui428s.

Cesare Pavese429

Travailler fatigue

Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.

En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrête.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.

Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
simplement pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.

La mort viendra

La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.

Francesco Pétrarque430

Béni soit le jour..

Béni soit le jour, bénis le mois, l'année
Et la saison, et le moment et l'heure, et la minute
Béni soit le pays, et la place où j'ai fait rencontre
De ces deux yeux si beaux qu'ils m'ont ensorcelé.

Et béni soit le premier doux tourment
Que je sentis pour être captif d'Amour
Et bénis soient l'arc, le trait dont il me transperça
Et bénie soit la plaie que je porte en mon coeur

Bénies soient toutes les paroles semées
A proclamer le nom de celle qui est ma Dame
Bénis soient les soupirs, les pleurs et le désir.

Et bénis soient les poèmes
De quoi je sculpte sa gloire, et ma pensée
Tendue vers elle seule, étrangère à nulle autre

Mon navire d'oubli...

Mon navire d'oubli passe comme un fantôme
dans une mer atroce, hivernale, à minuit;
de Charybde en Scylla son cap, au gouvernail
mon maître, mon seigneur - hélas, mon ennemi.

Alerte, une pensée pousse chaque aviron,
rebelle, défiant la mort et la tempête;
la voile est déchirée par un vent éternel,
humide, de soupirs, d'espoirs et de désir.

Les haubans fatigués, mouillés et alourdis
par le dédain brumeux et la pluie de mes larmes,
sont un tressage épais d'ignorance et d'erreur;

les deux signes d'amour, mes guides, ont disparu,
dans les flots ont sombré mon art et ma raison;
et déjà de toucher mon port je désespère.

Le Chansonnier

Nulle paix je ne trouve, et je n'ai pas de guerre à faire :
Je crains et j'espère; je brûle et je suis de glace.
Et je vole au plus haut des cieux, et je gis à terre;
Et je n'étreins nulle chose, et j'embrasse le monde entier.

Qui me garde en prison la porte ne m'ouvre ni ne ferme,
Ni ne me tient pour sien, ni ne défait les liens;
Amour ne me tue pas et ne m'ôte pas mes fers,
Ne me veut pas vivant, et ne vient pas à mon secours.

Je vois et n'ai point d'yeux, et sans langue je crie;
Et je désire périr, et demande de l'aide;
Et pour moi je n'ai que haine et pour autrui qu'amour

Je me repais de ma douleur, et en pleurant je ris;
Également m'insupportent vie et mort :
En cet état je suis, Madame, pour vous.

Luigi Pirandello431

On croit se comprendre

Tout le mal vient de là: il est dans les mots.
Nous avons tous un monde en nous,

et pour chacun c'est un monde différent.
Et comment pouvons-nous nous comprendre, monsieur,
si je donne aux mots que je prononce le sens
et la valeur de ces choses telles qu'elles sont en moi ;
alors que celui qui les écoute les prend inévitablement
dans les sens et avec la valeur qu'ils ont pour lui,
le sens et la valeur de ce monde qu'il a en lui ?
On croit se comprendre ; on ne se comprend jamais !

Impromptu

Je vis le rêve d'une ombre dans l'eau :
ombre de branches vertes, de maisons
renversées, encore des nuages... tout
tremble : l'arête blanche d'un mur
dans le ciel d'azur aveuglant, une corde
qui le traverse, un réverbère, et le tronc
noir d'un arbre, coupé en deux
par une feuille jaune
de papier qui surnage...
Ombre dans l'eau -- ville liquide...
frisson lumineux, immensité
le ciel si clair, vert vert vert
du feuillage -- tout semble bouger et il reste
il vit et il l'ignore
l'ignore l'eau, l'ignorent les arbres
l'ignorent le ciel et les maisons...
Un pauvre homme seul le sait, qui va
sur le quai triste
du canal.

Je suis comme ça

Quand on arrive à ne plus avoir d'idéal,
parce qu'en observant la vie on dirait une énorme marionnette,
sans lien, sans explication ;
quand tu n'as plus de sentiment,
parce que tu as réussi à ne plus estimer,
à ne plus te soucier des hommes et des choses,
et donc il te manque l'habitude, que tu ne trouves pas,
et que tu dédaignes l'occupation,
quand toi, en un mot , tu vivras sans vie,
tu penseras sans réfléchir,
tu te sentiras sans cœur 
alors tu ne sauras plus quoi faire :
tu seras un voyageur sans maison,
un oiseau sans nid.
Je suis comme ça.

Temps et amour

Et l'amour a regardé l'heure et a ri,
parce qu'il savait qu'il n'en avait pas besoin.
Il faisait semblant de mourir un jour,
et de refleurir le soir,
sans lois à respecter.
Il s'est endormi dans un coin du cœur
pendant un temps qui n'existait pas.
Il a fui sans partir,
il est revenu sans être parti,
le temps mourait et il est resté.

Umberto Saba432

Seule en moi une voix qui m'approuve

Mon enfance fut pauvre et heureuse
grâce à peu d'amis, quelques animaux,
près de moi une bonne tante que j'aimais
comme ma mère, et dans le ciel Dieu immortel.
À l'ange gardien était réservée
la nuit la moitié de mon oreiller.
Plus jamais son ombre chérie n'est venue en rêve
après la première douceur de la chair.
Un rire irrépressible s'emparait de mes camarades
et moi j'étais saisi d'une étrange ferveur
quand je récitais des vers à l'école.
Sifflets, chœurs de cris d'animaux,
je me revois encore au fond de cet enfer, et j'entends
seule en moi une voix qui m'approuve.

La chèvre

J'ai parlé à une chèvre
seule elle était dans le pré, attachée elle était.
Rassasiée d'herbe. Toute mouillée
par la pluie, elle bêlait.

Ce bêlement monotone était écho fraternel
à ma douleur. Et je répondis, d'abord
pour plaisanter, et puis parce que la douleur est toujours la même,
avec une seule voix qui jamais ne change.
Cette voix je pouvais l'entendre
dans les gémissements de cette chèvre solitaire.

En une chèvre au visage sémite
on pouvait entendre les plaintes
de tout autre mal,
de toute autre vie.

Giovan Battista Strozzi433

Ô suave repos...

Ô suave repos,
doux enfant de la nuit, père des songes,
Qui invisiblement déploie dans l'air ombreux
Ton aile enténébrée,
voici, dans ton séjour, les bataillons muets,
Des ombre de la nuit, et l'aveugle silence ;
Ah ! Que ne ne passes-tu
Ces yeux, pour revenir sombrement dans mon coeur ?
Dans mon coeur qui jamais n'a vu le jour.

Repos, ami courtois que le monde ignorant
et fou appelle mort,
Ouvre de ta demeure
Si chère et si désirée, ouvre à présent les portes :
Mais qu'à travers ces yeux lassés
Et qui ne peuvent plus veiller,
Passe enfin dans mon coeur ton sommeil éternel.

Michela Zanarella434

Demander protection ...

Demander protection à la nuit
pour toute la douleur ressentie
respirer une obscurité imbibée de lumière
elles en font vibrer l'écho les étoiles
et c'est comme s'il se produisait un sursaut
dans le ciel de novembre
l'automne exhale un soupir dans les rêves accomplis
et la lune semble un secret du soleil
qui s'est empêtré dans les branches
un destin immuable
pareil à la couleur d'aubes déjà perçues.

Là où l'air est trop dense

Là où l'air est trop dense de douceur
tu demeures dans la pure crainte
d'une angoisse incandescente.
Et le lierre t'attriste et t'importune par son aspect
de funeste habitude pour un souffle brisé et solitaire.
Le temps d'un silence
il est de la couleur du précipice
ce destin qui t'observe
déchiré entre le remords et le découragement
d'un monde en mutation parmi les âpres décombres de la vie.
Il est ambigu ce chant que tu nourris d'impures nuances
et d'immensités opaques,
tu disais du houx je suis las de ses feuilles vernies,
comme une épreuve nécessaire aux sens
vulnérables dans la nuit naïve qui fidèle à son obscurité
dans tes rêves étranges et familiers
élargit son empire.

LATINE

Catulle435

Déploration du moineau de Lesbie

Vénus et tous les Cupidons, pleurez,
Et vous, adorateurs de vénusté :
Il est mort, le moineau de ma chérie,
Le moineau, le plaisir de ma chérie,
Plus aimé d'elle que ses propres yeux,
L'oiseau de miel qui la connaissait mieux
Que le bambin ne fait de sa maman !
-- Et de sa gorge à peine s'éloignant,
Près d'elle, çà, là, de sautiller,
Daignant pour elle seule pépier...
Voici qu'il va, par ténébreux chemin,
Là d'où personne, dit-on, ne revient...
Malheur à vous, ténèbres de malheur
Qui dévorez les plus humbles splendeurs :
Vous m'avez pris le plus beau des moineaux !
Fait de malheur, pauvre petit moineau !
-- Par ta faute, les yeux de ma chérie
De gros pleurs et de rouge sont meurtris. 

Horace436

Odes -À sa bouteille

O ma chère contemporaine,
Compagne de mes premiers ans,
De ta demeure souterraine
Sors après quarante printemps.
Bouteille longtemps délaissée
Sous ton étiquette effacée,
Tu gardes un vin précieux ;
Ton sein renferme la sagesse,
Les plaisirs, l'amoureuse ivresse,
Et le sommeil des paresseux.

Digne d'embellir cette fête,
Montre-toi dans ce jour heureux,
Viens, parais, mon ami s'apprête
A sabler mon vin le plus vieux.
Ne crains pas que la main ingrate
D'un triste élève de Socrate
Te repousse de ce festin :
Il sait que Caton, ce vieux sage,
Réchauffa souvent son courage
Dans une coupe de bon vin.

Par une douce violence,
De nos sages les plus discrets
Ton nectar met en évidence
Les graves soins et les secrets.
Par toi l'espérance ranime
L'homme que le malheur opprime,
Et lui fait défier le sort ;
Par toi, retrouvant son courage,
Le pauvre, au sein de l'esclavage,
Brave les tyrans et la mort.

Que, rivaux du fils de Latone,
Cent flambeaux nous rendent le jour ;
Accourez, amant d'Érigone,
Avec les trois sœurs de l'Amour,
Pendant cette nuit tutélaire.
Venez, Déesse de Cythère,
Prolonger cet heureux festin ;
Et qu'on nous y retrouve encore
Au moment où la jeune Aurore
Lancera les feux du matin.

À la vieille Chloris

Chloris, épouse surannée
Du trop malheureux Ibicus,
Modère une ardeur effrénée,
Renonce au culte de Vénus.

Le tombeau, voilà ton partage :
Fuis la jeunesse, fuis les jeux,
Et ne mêle pas un nuage
Parmi des astres radieux.

Ta fille peut avec ivresse
Suivre ses folâtres amants ;
Mais ce qui sied à sa jeunesse
Ne sied pas à tes cheveux blancs.

Qu'elle aille, bacchante hardie,
Parcourir les monts et les bois,
Ou briser la porte ennemie,
Qui ne s'ouvre plus à sa voix.

Pour toi, de myrtes couronnée
Ne vide plus nos vieux tonneaux :
Brise ta lyre abandonnée ;
L'amour te condamne aux fuseaux.

À Vénus

J'ai vécu pour l'amour durant mes premiers ans,
Et j'ai sous ses drapeaux combattu non sans gloire :
Au temple de Cypris aujourd'hui je suspends
Ma lyre, qui n'a plus à chanter de victoire.

Venez, venez aussi déposer ces flambeaux,
Ces haches, ces leviers, dont ma main fut armée,
Lorsqu'épris d'une belle avec soin renfermée,
A sa porte, la nuit, je livrais des assauts.

Vénus, toi qui chéris et Paphos et Cythère,
Et les rives du Nil, ce séjour du printemps,
Viens venger mes douleurs, et que tes traits perçants
Atteignent une fois cette Chloé si fière.

À lui-même, sur son œuvre

Le noble monument que j'élève à ma gloire,
Durera plus longtemps que le marbre et l'airain.
De tous ceux de l'Égypte effaçant la mémoire,
Il bravera l'orage et les feux de Vulcain,
Du rapide aquilon les fureurs déchaînées,
Le temps même ; et pour lui d'innombrables années
S'écouleront en vain.

De moi-même à jamais la plus noble partie
Bravera de Pluton le pouvoir odieux ;
Sans mourir tout entier je quitterai la vie :
Mon nom toujours plus grand croîtra chez nos neveux
Tant que Rome verra la vestale en silence
Suivre, les yeux baissés, le prêtre qui s'avance
Aux pieds du roi des Dieux.

Sur les bords où Daunus agrandit sa puissance,
Des sources de l'Aufide au rivage des mers,
On dira que, malgré mon obscure naissance,
Le premier sur le luth je modulai des vers.
Conçois le noble orgueil que le triomphe inspire,
Et viens ceindre mon front, Déesse de la lyre,
De lauriers toujours verts.

Juvénal437

Satires -- Contre les mauvais écrivains

J'épanouis ma rate : il est si bon de rire !...
Poètes, prosateurs, s'enferment pour écrire
Du sublime !... à lasser les plus larges poumons.
Puis, sur un haut fauteuil, alors nous déclamons,
Avec un manteau neuf, tout parfumé d'essence,
Sardoine blanche au doigt, comme un jour de naissance.
Nous humectant d'abord d'un sirop onctueux,
Nous entr'ouvrons un œil, lourd et voluptueux...
Voyez, d'un air lascif et la voix presque éteinte,
Trépigner nos Titus quand, d'une molle atteinte,
Un vers libidineux, chatouillant leur désir,
Dans leurs reins frémissants va chercher le plaisir !
Est-ce à toi, vieux enfant, à repaître l'oreille
De ces flots d'auditeurs qui vont criant merveille,
Jusqu'à te faire dire, Assez ! n'en pouvant plus ?
(...)
Et puis, lourds de boissons,
Les fils de Romulus, au milieu des bouteilles,
Veulent des grands auteurs connaître les merveilles.
Alors certain convive, au manteau violet,
Bégayant, nasillant, débite un chant complet
De Phyllis, d'Hypsipyle, histoires lamentables ;
Et, pour rendre des mots les sons plus délectables,
Sa voix molle et flûtée en supprime la fin.
On applaudit. Ta cendre est-elle heureuse enfin,
La pierre pèse-t-elle à tes os plus légère,
Ô poète ! On te loue ; et la fleur bocagère,
De tes mânes sacrés, de l'urne, du tombeau,
Ne jaillit pas éclose ?...

Martial438

Épigrammes

Lorsque tu trousses l'épigramme,
C'est toujours sur un ton décent :
Jamais le moindre membre infâme
Ne va dans tes vers se dressant.
J'admire une vertu si pure.
Moi, point de page sans luxure.
Mes lecteurs sont les jeunes gens
Dissipés, les filles aimables,
Les vieillards au plaisir ardents ;
Ceux de tes œuvres respectables
Sont les vierges et les enfants.

Tu te plains de me voir employer l'hexamètre,
Tucca, pour l'épigramme ? Eh quoi ! Cela se fait.
- Mais c'est long.- Être long peut parfois se permettre ;
Ne lis que mes vers courts si c'est ce qui te plaît:
Convenons entre nous que tu peux ne pas lire
Mes vers longs, mais que moi, j'ai le droit de les écrire.

Des anciens seuls tu fais grand cas, Vacerre,
Tout bon poète est un poète mort.
Pardonne-moi : cela vaut-il l'effort
De mourir pour te plaire ?

Ovide439

L'âge d'or

[... ] Vint d'abord l'âge d'or : sans loi ni magistrat,
Cultivant la justice et le bien, de lui-même,
Sans châtiment, sans peur, sans menaçants décrets
Engravés dans l'airain : personne, suppliant,
Pour craindre les verdicts ; on vivait coi, sans juge.
Le pin toujours sur pied, pour explorer le monde
N'avait encor passé des monts à l'eau limpide,
On ne savait d'autres rivages que les siens.
Aucun fossé profond pour ceindre alors les villes,
Ni droit buccin d'airain, ni trompe recourbée,
Ni casque, ni épée : sans rien du militaire
On vaquait sans danger, sans travailler, tranquille.
Sans rien devoir, exempt des houes et des blessures
De la charrue, le sol donnait tout, de lui-même ;
Content de mets reçus sans contrainte, on cueillait
Les fruits de l'arbousier, la fraise des montagnes,
La cornouille, la mûre à l'épine pendue,
Le gland tombé du chêne au généreux feuillage.
Un éternel printemps : la placide tiédeur
Des zéphyrs caressait des fleurs nées sans semis,
La terre sans labour, bientôt, portait moissons,
Sans jachère, les champs se doraient d'épis lourds.
Coulaient fleuves de lait et fleuves de nectar,
Le miel blond dégouttait de l'yeuse verdoyante.

Virgile440

Énée aux enfers

Dieux à qui appartient l'empire des âmes, ombres silencieuses, Chaos, Phlégéthon, vaste séjour de la nuit et du silence, qu'il me soit permis de redire ce que j'ai entendu : pardonnez, si je dévoile des secrets ensevelis dans les ténèbres et dans les profonds abîmes de la terre.
Ils marchaient seuls dans l'obscurité, couverts des ombres de la nuit, à travers les demeures vides et les tristes royaumes de Pluton. Tel un voyageur traverse les forêts, à la lueur décevante de la lune incertaine, quand Jupiter a caché le ciel dans l'ombre, et que la nuit ténébreuse a ôté aux objets leurs couleurs.
Devant le vestibule, et dans les premières gorges des enfers, sont couchés les Chagrins et les Remords vengeurs. Là résident les pâles Maladies, et la triste Vieillesse, et la Crainte, et la Faim, mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, monstres à l'aspect horrible ; et la Mort, et le Travail, et le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies coupables de l'âme. Sur le seuil opposé, on voit la Guerre meurtrière, les lits de fer des Euménides, et la Discorde en fureur, avec sa chevelure de vipères que rattachent des bandelettes sanglantes. Au centre, un orme épais, immense, étend ses rameaux et ses bras séculaires : c'est là, dit-on, qu'attachés à toutes les feuilles les vains Songes ont fixé leur demeure. C'est là qu'habitent encore mille monstres divers : les Centaures, et les Scylles à double forme, et Briarée aux cent bras, et l'Hydre de Lerne, poussant d'horribles sifflements, et la Chimère, armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et Géryon au triple corps. À cette vue, frappé d'une horreur soudaine, Énée saisit son glaive, et en présente la pointe aux monstres qui viennent à lui ; et si, mieux instruite, sa compagne ne l'eût averti que c'étaient des ombres sans corps, voltigeant sous des formes sans consistance, il allait fondre sur elles et les frapper en vain de son glaive.
Là s'ouvre le chemin qui conduit aux bords de l'Achéron, gouffre vaste et fangeux, qui toujours bouillonne, et vomit tout son limon dans le Cocyte. Ces eaux et ces fleuves sont gardés par le nocher des enfers, le terrible et hideux Charon. De son menton descend une barbe épaisse, inculte et blanchie par l'âge. Le feu jaillit de sa prunelle immobile, et, sur ses épaules, un nœud grossier rattache et suspend un sale vêtement. Il pousse lui-même avec l'aviron ou dirige avec les voiles la funèbre nacelle sur laquelle il transporte les corps. Il est déjà vieux, mais sa vieillesse verte et vigoureuse est celle d'un dieu. Vers ces rives se précipitait la foule des ombres : les mères, les époux, les héros magnanimes, les vierges mortes avant l'hymen, et les jeunes gens mis sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. Telles, et non moins nombreuses, tombent, aux premiers froids de l'automne, les feuilles dans les forêts ; ou tels s'attroupent, au rivage des mers, ces essaims d'oiseaux, que l'hiver fait fuir au delà de l'Océan, vers des climats plus doux. Debout, sur ces bords, chaque ombre demande à passer la première, et tend les mains vers l'autre rive, objet de ses désirs. Mais le sombre nocher reçoit, dans sa barque, tantôt les uns, tantôt les autres, et repousse au loin ceux qu'il a exclus.

Bucoliques -Quatrième églogue : vers l'âge d'or

Muses de Sicile, élevons un peu nos chants : tout le monde n'aime pas les arbrisseaux et les humbles bruyères ; si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul.
Il est venu ce dernier âge prédit par la sibylle de Cumes ; le grand ordre des siècles épuisés recommence : déjà revient Astrée, et avec elle le règne de Saturne ; déjà du haut des cieux descend une race nouvelle.
Cet enfant dont la naissance doit bannir le siècle de fer et ramener l'âge d'or dans le monde entier, daigne, chaste Lucine, le protéger ! déjà règne Apollon, ton frère. Ton consulat, Pollion, verra naître ce siècle glorieux, et les grands mois commencer leur cours. Sous tes lois, les dernières traces de nos crimes, s'il en reste encore, pour toujours effacées, affranchiront la terre d'une éternelle frayeur. Cet enfant vivra de la vie des dieux ; il verra les héros mêlés parmi les Immortels ; ils le verront lui-même partager leurs honneurs. Il gouvernera l'univers pacifié par les vertus de son père.
Bientôt, divin enfant, la terre, féconde sans culture, t'offrira pour prémices le lierre rampant avec le baccar, et la colocase mariée à la gracieuse acanthe. D'elles-mêmes, les chèvres rapporteront à l'étable leurs mamelles gonflées de lait ; les troupeaux ne craindront plus les lions terribles ; ton berceau, de lui-même, se couvrira des plus belles fleurs. Désormais, plus de serpents dangereux, plus de plantes aux perfides venins ; en tous lieux croîtra l'amome d'Assyrie.
Mais dès que tu pourras lire les exploits des héros et les hauts faits de ton père, et sentir le prix de la vertu, tu verras les champs se couvrir peu à peu de moissons jaunissantes, la grappe rougir, suspendue aux buissons sans culture, et la dure écorce du chêne distiller une rosée de miel.
Cependant quelques vestiges de l'ancienne perversité subsisteront encore : ils forceront les mortels à braver, sur une nef fragile, les fureurs de Thétis, à entourer les villes de remparts, à creuser dans la terre un pénible sillon : un autre Tiphys conduira, sur un autre Argo, l'élite des guerriers ; de nouvelles guerres éclateront, et aux rivages d'une nouvelle Troie descendra un nouvel Achille.
Mais lorsque l'âge, en te fortifiant, t'aura fait homme, le nautonier abandonnera les mers ; le pin navigateur n'échangera plus les marchandises ; toute terre produira tout. Le sol ne sentira plus la dent de la herse, ni la vigne le tranchant de la serpe. Le robuste laboureur affranchira du joug le front de ses taureaux. La laine n'apprendra plus à se farder de couleurs menteuses ; le bélier, couché dans la prairie, verra sa toison, d'elle-même, se changer, tantôt en un pourpre de la nuance la plus suave, tantôt en un safran doré ; un vermillon naturel teindra l'agneau au sein des pâturages.
Tournez, fuseaux ; filez ces siècles fortunés, ont dit les Parques d'accord avec l'ordre immuable des destins.
Les temps approchent ; monte aux honneurs suprêmes, enfant chéri des dieux, noble rejeton de Jupiter ! Vois, sur son axe ébranlé, se balancer le monde ; vois la terre, les mers dans leur immensité, le ciel et sa voûte profonde, la nature tout entière tressaillir à l'espérance du siècle à venir.
Ah ! puissé-je conserver assez de vie, assez de force, pour célébrer tes belles actions ! Non, je ne craindrais ni Orphée de Thrace, ni Linus, fussent-ils inspirés, Orphée par Calliope, sa mère, Linus par son père, le bel Apollon. Pan lui-même, s'il prenait l'Arcadie pour juge de nos combats, Pan, au jugement de l'Arcadie, s'avouerait vaincu.
Commence, jeune enfant, à connaître ta mère à son sourire : ta mère ! elle a, pendant dix mois, souffert bien des ennuis ! commence, jeune enfant ; celui à qui n'ont pas souri ses parents ne fut jamais admis à la table des dieux, jamais au lit d'une déesse.

POLONAISE

Jan Kochanowski441

Lamentation à Ursulka

Tu as laissé un bien grand vide dans ma maison
Ma chère petite Ursula, par ta disparition.
Nous sommes nombreux et c'est comme s'il n'y avait personne
Une seule petite âme a laissé tant de vide.
Tu parlais pour tous, tu chantais pour tous,
Tu courais sans cesse dans tous les coins
Tu ne laissais jamais ta mère s'attrister,
Ni ton père dans l'inquiétude.
Tu t'affairais partout, à ceci, ,à cela
Et tu nous distrayais de ton rire joyeux.
Maintenant tout s'est tu ; c'est le vide à la maison,
Plus de distraction, personne avec qui rire.
De tous les recoins, le regret envahit notre être
Et le cœur guette en vain une consolation.

La veille de la Saint-Jean

Mes camarades, écoutez-moi, je proteste !
Du vœu de Szymek, je n'ai pas de repos ;
Il sourit et marche sur ma chaussure,
Et murmure que son amour est vrai.

Szymek, si cela pouvait seulement être,
je m'en réjouirais de tout mon cœur ;
Mais taquiner est ta plus grande joie,
Quand tu agaces une servante timide.

Ce rôle que tu prends,
Et il t'est laissé seul,
Car tu connais le cœur des jeunes filles,
Et comment lancer ta flèche venimeuse.

Qui n'aimerait, avec grand plaisir,
Un homme si agréable à voir ?
Laissons-les espérer gagner son regard,
Et les yeux des filles dans la danse et le rire.

Moi aussi, j'ai eu un esprit innocent,
Et j'ai fait confiance à des vœux aimables ;
Mais maintenant je sais que tes paroles et tes actes
N'ont pas plus de valeur que les mauvaises herbes.

Avec moi tu bavardes et souris,
mais tu marches sur la chaussure de Mary pendant tout ce temps ;
Je pense que tu es le prince du mensonge,
Et un tel homme je le méprise !

Ne défends pas trop tes voies,
car les gens dépendent de tes paroles ;
Et tu n'augmenteras pas ta gloire
en leur faisant croire que je suis coupable.

Adam Mickiewicz442

Incertitude

Quand je ne te vois pas, je ne soupire pas, je ne pleure pas.
Je ne perds pas mes esprits quand je t'aperçois ;
Pourtant, quand je ne t'ai pas regardée depuis un moment,
Quelque chose me manque, quelqu'un m'est nécessaire ;
Et me languissant, je me pose la question :
Est-ce de l'affection ? Est-ce de l'amour ?

Quand tu disparais de ma vue, je ne peux pas
Dans mon esprit faire surgir ton image.
Pourtant, je ressens plus d'une fois malgré moi,
Qu'elle est tout près de ma mémoire.
Et à nouveau je me répète la question :
Est-ce de l'amitié ? Est-ce de l'amour ?

Quand tu poses ta main sur ma main,
Quelque part une paix m'envahit.
Il se peut que par un rêve léger je finisse ma vie,
Ou me ramènent à la vie les battements de mon cœur,
Qui me posent bien fort cette question :
Est-ce de l'amitié ? Est-ce aussi de l'amour ?

Quand j'ai composé cette chansonnette pour toi,
L'esprit poétique n'a pas guidé mes lèvres :
Plein d'étonnement, je n'ai pas moi-même réalisé
D'où sont venues les pensées pour ces rimes ;
Et j'ai écrit à la fin cette question :
Qu'est-ce qui m'a inspiré ? L'amitié ou l'amour ?

Maryla

Sonnent un, deux, trois coups.. déjà il est minuit
Tout autour un silence sourd
Seul le vent gronde contre les murs du cloître
Et j'entends les aboiements des chiens.

Effroi ! Elle n'était pas effrayante cette heure
Quand les cieux étaient plus cléments ;
Que de doux moments elle me rappelle !
Assez !... tout cela a disparu pour toujours.

Parfois, quand de douces illusions m'envahissent,
Je vois ma bien-aimée ou bien mes frères ;
Je sursaute, je regarde, seule sur le mur
Court l'ombre de ma propre silhouette.

Czeslaw Milosz 443

Statue d'un couple

Ta main, ma merveille, est glacée maintenant.
La lumière la plus pure du dôme céleste
M'a consumé. Et maintenant nous sommes
Comme deux calmes plaines allongées dans le noir,
Comme deux berges sombres d'une rivière gelée
Dans le gouffre du monde.

Où es-tu, dans quelles profondeurs du temps,
Amour, dans quelles eaux t'avances-tu,
Maintenant que le givre de nos lèvres muettes
Ne barre plus l'accès aux feux divins ?

Mon amour, ta poitrine tranchée par un burin
Ne sait plus rien de ce qu'il y avait.
Des nuages à l'aube, des colères au crépuscule,
Des ombres au printemps, elle n'a pas souvenance.

Ô beauté, splendeur...

O beauté, splendeur : vous seules j'ai retenues
De la vie qui fut amère et erronnée,
Dans laquelle je me reconnais ainsi que les autres.
Le ravissement qui me prenait me revient seul en mémoire :
Les levers de soleil dans le fin branchage,
Les fleurs ouvertes après la nuit, les herbes douces
La ligne bleue des montagnes pour crier Hosanna.
Combien de fois ai-je dit : Ce n'est pas la vérité de la terre
Des jurons et déceptions, arriver aux hymnes !
Pourquoi faire semblant, alors que je sais tant de choses ?
Mais mes lèvres glorifiaient, mes jambes couraient d'elles-mêmes
Mon cœur battait fort et ma langue clamait des louanges.

Aux sons d'une musique...

Aux sons d'une musique endormie et molle
Comme le glouglou des marais de la lune,
Enfant au sang d'été, à la bouche de prune
Mûre ;
Aux sons de miel de tes chevrotantes paroles
Ici, dans l'ombre humide et chaude du vieux mur
Que s'endorme la bête paresseuse Infortune.

Aux sons de ta chanson de harpe rouillée,
Tiède fille qui luis comme une pomme mouillée,
--- (Ma tête est si lourde d'éternité vide,
Les mouches d'or font un bruit doux et stupide
Qui prennent tes grands yeux de vache pour des fenêtres),
Aux sons de ta dormante et rousse voix d'été
Fais que je rêve à ce qui aurait pu être
Et n'a pas été...

Quels beaux yeux de n'importe quel animal tu as,
Blanche fille de juin, grande dormeuse !
Mon âme, mon âme est pluvieuse,
D'être et de n'être pas je suis tout las.

Tandis que ta voix d'eau coule comme du sable
Que je m'endorme loin de tout et loin de moi
Entre les trois bouteilles vides sous la table.
--- Noyé voluptueux du fleuve de ta voix...

Une rose pour...

Une rose pour l'amante, un sonnet pour l'ami,
Le battement de mon cœur pour guider le rythme des rondes ;
L'ennui pour moi, le vin des rois pour mon ennui,
Mon orgueil pour la vanité de tout le monde,
Ô noble nuit de fête au palais de ma vie !

Et la complainte, pour mon secret, dans le lointain,
De la citronnelle, et de la rue, et du romarin...

Le rubis d'un rire dans l'or des cheveux, pour elle,
L'opale d'un soupir, dans le clair de lune, pour lui :
Un nid d'hermine pour le corbeau du blason ;
Pour la moue des ancêtres ma forme qui chancelle
D'illusions et de vins dans les miroirs couleur de pluie.

Et pour consoler mon secret, le son
Des rouets qui tissent la robe des moribonds.

Un quart d'heure et une bague pour la plus rieuse,
Un sourire et une dague pour le plus discret ;
Pour la croix du blason, une parole pieuse.
Le plus large hanap pour la soif des regrets,
Une porte de verre pour les yeux des curieuses.

Et pour mon secret, la litanie désolée
Des vieilles qui grelottent au seuil des mausolées.

Mon salut pour la révérence de l'étrangère,
Ma main à baiser pour le confident,
Un tonneau de gin pour la gaie misère
Des fossoyeurs ; pour l'évêque luisant
Dix monnaies d'or pour chaque mot de la prière.

Et pour la fin de mon secret
Un grand sommeil de pauvre dans un cercueil doré.

Devoir

Dans la crainte et le tremblement, je pense que j'aurais accompli ma vie
Seulement si je parvenais à une confession publique
Qui dévoilerait l'imposture, la mienne et celle de l'époque :
Il nous était permis de répondre par le coassement des nains et des démons,
Mais les mots purs et nobles restaient interdits
Sous une peine si sévère que celui qui en prononçait un seul
Aussitôt se jugeait lui-même perdu.

Chanson de la fin du monde

Le jour de la fin du monde,
L'abeille tourne au-dessus de la capucine,
Le pécheur répare le filet luisant.
Les joyeux dauphins bondissent dans la mer,
Les jeunes moineaux s'accrochent aux gouttières,
Et le serpent a la peau dorée, comme avant.

Le jour de la fin du monde,
Les femmes vont par les champs sous des ombrelles,
L'ivrogne s'endort au bord du gazon,
Les marchands de légumes dans la rue appellent,
Et le bateau à voile jaune s'approche de l'île ;
Dans l'air s'allonge le son du violon
Qui fait s'ouvrir la nuit étoilée.

Et ceux qui s'attendaient au tonnerre et aux éclairs
Sont déçus.
Et ceux qui s'attendaient aux signes et aux trompettes des Anges
Ne croient pas que le Jour soit venu.

Tant que le soleil et la lune sont là-haut,
Tant que le bourdon hante la rose,
Tant que naissent des enfants roses,
Personne ne croit que le Jour soit venu.
Seul un petit vieux, qui serait prophète,
Mais pris par autre chose il ne l'est pas,
En liant ses tomates répète :
D'autre fin du monde, il n'y en aura pas.

Oscar Vladislas de Lubicz Milosz444

Tous les morts sont ivres

Tous les morts sont ivres de pluie vieille et froide
Au cimetière étrange de Lofoten
L'horloge du dégel tictaque lointaine
Au coeur des cercueils pauvres de Lofoten

Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine
Et grâce au maigre vent à la voix d'enfant
Le sommeil est doux au morts de Lofoten

Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c'est en moi comme si j'aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine

Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofotene
- Le nom sonne à mon oreille étrange et doux.
Vraiment, dites-moi, dormez vous, dormez-vous ?

Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d'argent est pleine.
Des histoires plus charmantes et moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.

Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
- Ah! les morts, y compris ceux de Lofoten -
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi.

Julian-Urszyn Niemcewicz445

Jadwiga, Reine de Pologne

Quant la lignée des Piast vint à s'interrompre,
Et que le sceptre revint de droit à Jadwiga,
Elle seule héritière de ce sang aimé
Les regards des Polonais sur elle étaient tournés ;

Pas étonnant que, touchés par sa vertu et ses grâces,
De nombreux prétendants, princes et chevaliers,
Voulurent bénéficier du privilège d'avoir la main
D'une belle fiancée et d'un Etat puissant.

Cyprian-Kamil Norwid 446

Le Passé

Passé, mort, douleur, ne sont pas don de Dieu
Mais œuvre du briseur des lois ;
Ainsi -- haïssait-il chaque jour ;
Ainsi, attiré par le mal, voulait-il chasser les
Réminiscences !
Mais n'était-il pas l'enfant qui file en voiture
Et s'écrie : « Oh : le chêne...
Dans la forêt ... il fuit ! »
-- Si l'arbre est immobile, la voiture emporte l'enfant.

Le passé, ce n'est qu'aujourd'hui et à peine plus loin :
Derrière les roues la campagne,
Non une chose ou un lieu
Où jamais homme ne fut !...

Le Ciel et la Terre

Sois réel ! -- Tu rêves toujours le ciel,
Imminente la tombe par des influx incessants
Elle convoite tes os et tes cendres !
-- Oh oui ! Pourtant où qu'il soit
L'homme voit plus de ciel
Que de terre...

Wyslawa Szymborska447

Dans les rêves

Je peins comme Vermeer van Delft.
Je parle couramment le Grec
Et pas seulement avec les vivants.

Je suis douée,
J'écris de grands poèmes.

J'entends des voix
Pas plus mal que des saints sérieux.

Vous seriez stupéfaits
De ma perfection à jouer du piano.

En tombant du toit
Je sais tomber doucement dans la verdure.

Il ne m'est pas difficile
De respirer sous l'eau.

Je ne me plains pas :
J'ai réussi à découvrir l'Atlantide.

L'album de famille

Personne dans la famille n'est mort d'amour.
C'était comme c'était, rien de mythique.
Des Roméo et des Juliette de la diphtérie ?
Certains ont atteint un âge canonique.
Aucune victime par absence de réponse
A une lettre parsemée de larmes !
Toujours il se trouvait quelque voisin
Avec des roses et des binocles.
Aucun étouffé dans une armoire d'époque,
Surpris par le mari d'une maîtresse !
Peut-être quelqu'un, jadis, avant le daguerréotype
Mais parmi ceux de l'album, personne, que je sache.
Les tristesses se dissipaient, les jours se suivaient,
Et eux, consolés, mouraient de la grippe.

Comment je vais

Quand quelqu'un me demande comment je vais,
Je réponds poliment « Bien, merci. »

J'ai de l'arthrose, et ce n'est pas tout,
De l'asthme, le cœur aussi me tracasse.
Mon pouls est faible, mon sang riche en cholestérol.
Mais je vais bien ; Bien pour mon âge.
Dans les bosquets je ne peux plus me promener ;
Même si je choisis toujours le chemin le plus facile.
La nuit mes insomnies me fatiguent beaucoup,

Mais vient le petit matin... A nouveau je vais bien.
La tête me tourne, ma mémoire me joue des tours,
Mais je vais bien, bien pour mon âge !

De mon petit poème on peut tirer un sens,
C'est que quand la vieillesse et le handicap arrivent,
Le mieux est d'accepter l'usure de ses os.
Et ne pas parler de sa vieillesse,
Serrant les dents, afin de se résigner à ce sort
N'ennuie pas ton entourage avec tes maladies !

Un bon conseil pour ceux qui prennent de l'âge :
Qu'ils serrent les dents et se rient de la vie.
Quand ils se lèvent au matin, ils rassemblent leurs parties.
Qu'ils lisent dans la presse la rubrique nécrologique :
Si leur nom n'y figurent pas, cela signifie
Qu'ils sont en bonne santé, qu'ils vont bien !

PORTUGAISE

Eugenio de Andréade448

Urgence449

L'amour est urgence
L'urgence d'un bateau en mer.

Il est urgent de détruire certains mots,
la haine, la solitude, la cruauté,
certaines complaintes,
de nombreuses épées.

Il est urgent d'inventer la joie,
d'essaimer les baisers, les champs de blé
il est urgent de trouver des roses et des rivières
et des matins clairs.

Que retombent sur les épaules le silence et la lumière
impurs, même blessés.
L'amour est urgence, il est urgent
de le garder.

Je suis content, je ne dois rien à la vie,
et la vie ne me doit même pas
quatre sous de nèfles.
Nous sommes quittes, ainsi,

le corps peut désormais se reposer :
jour après jour il a labouré, semé, récolté
ou cueilli, et il a même prodigué quelque chose, le pauvre,

très pauvre animal
aux testicules maintenant à la retraite.
Un de ces jours j'irai m'étendre
sous le figuier, celui-là

que j'ai vu jadis exaspéré et solitaire :
je suis de la même race.

Al Berto450

La cachette de l'homme triste

Je ne sais pas comment j'en suis venu à être si triste.
Je me souviens d'avoir parcouru la moitié de la planète à la recherche d'images. On m'avait dit : c'est dans le mouvement incessant de celui qui voyage que tu trouveras l'immobilité que tu cherches. »
Mais moi je ne savais pas où aller. J'ai déambulé pendant des années et des années, et n'ai jamais trouvé les images que je voulais. À ce travail, je dépensai le peu de forces que j'avais, jusqu'à ce qu'un jour je me perde près de la mer.
Je décidai de construire, là même, une maison.
J'avais l'intention de ne plus jamais sortir de cet endroit où je m'étais perdu. M'immobiliser, vivre et vieillir à l'intérieur de quatre murs nus érigés de mes propres mains. Mourir face à la mer, seul, comme dans un roman que j'avais
u des années avant. Attendre que la maison s'effrite, et pour finir, me serve de tombeau.
C'est ce qui n'arriva pas. Quelque temps après, la maison se transforma soudain en prison. Et peut-être fut-ce ce qui me rendit, comme je le suis à présent, irrémédiablement triste. J'avais du mal à croire que ce que j'avais construit moi-même finisse par me trahir.
Je pris peur et m'enfuis le soir même. J'ignore ce qu'il est advenu de la maison. Je ne sais pas si elle existe encore... ce que je sais, c'est qu'au milieu de cette fuite désespérée, je découvris ce qui me permettrait enfin de trouver une cachette pour mon immobilité.(...) »

Dalle

La continuelle obscurité devient clarté
irisation flamme
qui incendie le cœur de celui dont la tâche
est d'écrire et de regarder le monde à partir des ténèbres
humblement
voilà le travail auquel tu as été prédestiné
vivre et mourir dans ce simulacre d'enfer
mon dieu !
j'ai dû choisir la meilleure manière de brûler
jusqu'à ce que de moi il ne reste plus qu'un os
et une demi-douzaine de syllabes sales
calcinées

Luis de Camoès451

L'amour est un feu...

L'amour est un feu qui brûle sans se voir ;
Est une blessure qui fait mal mais ne se ressent pas ;
Est un contentement mécontent ;
Est une douleur qui rend fou sans faire mal ;

Est un non vouloir plus que bien vouloir ;
Est être solitaire parmi des gens ;
Est ne jamais se contenter d'être content ;
Est un soin qui se gagne en le perdant ;

Est vouloir être emprisonné par sa propre volonté ;
Est servir celui qui vainc, le vainqueur ;
Est avoir pour qui nous tue de la loyauté ;

Mais comment peut-il causer, s'il vous plait ;
Dans les cœurs humains l'amitié ;
Si tant contraire à lui-même est ce même amour ?

La marinière

Je veux me fier
À cette galère,
Et d'un marinier
Être marinière.

Il faut, ô ma mère,
Pour ne pas rester,
Que de te quitter
L'amour me requière !

Cet enfant altier
Me tient prisonnière,
Et d'un marinier
Me fait marinière.

Adieu donc la terre,
Pour ce pont flottant ;
C'est là qu'il m'attend !...
Adieu donc, ma mère.

J'ai dû me plier
À sa vie entière :
Il est marinier,
Je suis marinière.

Si dans sa colère
Gronde un vent jaloux,
Si l'onde en courroux
Franchit sa barrière,

Tu viendras prier
Sous la croix de pierre,
Pour le marinier
Et la marinière.

Les temps et les volontés changent

Les temps et les volontés changent;
Être des changements, faire confiance aux changements
le monde est fait de mouvement
prenant toujours de nouvelles qualités.

Nous regardons continuellement, les actualités
différent en tout à espérer ;
du mal reste le châtiment des membres;
et des bonnes, s'il y en avait, les saudades.

Le temps tourne pour couvrir d'un manteau vert
la vallée où la neige brillait:
la même chanson me fait pleurer.

Et, à part ce changement de chaque jour,
émouvant, il y en a un autre de plus grande peur :
qu'il ne bouge plus comme avant.

Gastão Cruz452

Dans la lumière de l'été

Sonne, clairon, sonne encore
Il ne t'entend pas celui qui est perdu dans l'océan au milieu des coraux
Chaque vague soulève son dos très haut
Ta voix ne s'entend même plus à présent dans le chuintement de l'écume
La lumière qui te porte est mortelle

Nuno Júdice453

Le poids du monde

Je pourrais me libérer du poids du monde dans tes bras,
je pourrais l'ôter de mon crâne, le jeter dans un coin
au fin fond de l'appartement ; je pourrai rester
près de toi, dans la légèreté de ton corps, à l'écoute
de la chute du temps dans une clepsydre invisible.

Le monde, cependant, insiste auprès de moi. Il est là,
au fond de l'appartement, avec sa pesanteur. Il attend que quelqu'un
le prenne et redescende l'escalier, courbé, comme
si tout ce que nous avions à faire était de le porter
en haut, en bas, dans ces escaliers sans ascenseur.

Et moi, près de toi, en t'enlaçant, j'espère que le monde
ne bougera pas de son coin, au fond de l'appartement. Je t'étreins
comme si ton corps me délivrait de ce poids,
qu'il n'était pas là, ne m'attendait pas pour que le descende
et le remonte dans ces escaliers d'un immeuble sans ascenseur.

Mais l'amour se charge lui aussi du poids du monde. Et les mots
avec lesquels nous nous séparons, avant que je le soulève à nouveau
et t'abandonne à ta légèreté, apportent déjà l'écho des choses
que j'ai jetées au fond de l'appartement, où je ne veux pas que tu ailles,
pour que tu n'aies pas à porter, toi aussi, le poids du monde.

Luiza Neto Jorge

Nature morte avec Bernardo Soares

Cette table de marbre
si absorbante
où les feuilles s 'éparpillent
me met sur la voie d 'un autre
callipyge bombé où le poète
lui-même a copié l 'écriture.

Le paysage erre, m'irradiant ;
le soleil brumeux me localise
c 'est moi, c'est ma table,
ma paix, et moi.

Sur la patinoire sans patineurs,
un cistema sec devant moi,
des tilleuls pollués en fleurs.
Oserais-je invoquer une autre cour,
le soleil à soleil du soleil, la vie polluée,
les doubles du poète ?

Des arcades plagiées :
et mon regard longe
les eaux, eaux généreuses
qui tourbillonnent après la sécheresse.

Tête dans une ambulance

Il y a des blessures cycliques, des vols furieux
à l 'intérieur de coussins d 'air arrondis
des blessures auxquelles on pense la nuit
et qui éclatent au matin

ou qui s 'ouvrent la nuit
et au matin, on pense
avec les autres pensées
nos organes sont experts
à inventer comme des bandages
des casques de compression
des sacrements
pour maintenir la tête
quand elle se détache de nous

quand elle est capable de nous sentir
en syncope ou exposé à nu
ou dans une erreur plus vaste
ou dans une lettre silencieuse
ou dans la chambre de torture
dans la chambre noire de l 'enfance.

Fernando Pessoa454

Bureau de tabac

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.

Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd'hui, comme si j'étais à l'article de la mort,
n'ayant plus d'autre fraternité avec les choses
que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.

Je suis aujourd'hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d'en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

J'ai tout raté.
Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien.
Les bons principes qu'on m'a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m'en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,
et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. À quoi penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose qu'il ne saurait y en avoir tant!
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même
et l'histoire n'en retiendra, qui sait ?, même pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n'ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne...
En combien de mansardes et de non-mansardes du monde
n'y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d'aspirations hautes, lucides et nobles --
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles --
et, qui sait peut-être réalisables...
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui
tomberont dans l'oreille des sourds ?
Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu'il peut le conquérir.
J'ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j'ai pressé plus d'humanité que le Christ,
j'ai fait en secret des philosophies que nul Kant n'a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l'individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n'était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte
auprès d'un mur sans porte
et qui chanta la romance de l'Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu'en rien...
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout...

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l'univers avant de quitter nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu'il est opaque,
nous nous éveillons et voici qu'il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu'il est la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.

(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu'il n'est d'autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n'en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d'argent, qui d'ailleurs est d'étain,
je flanque tout par terre, comme j'y ai flanqué la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l'amertume d'un destin irréalisé
la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l'Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis
et reste au logis sans chemise.

(Toi qui consoles, qui n'existes pas et par là même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne -- non, je ne vois pas très bien quoi --
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m'inspire s'il se peut !
Mon coeur est un seau qu'on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je m'invoque
moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose. )

J'ai vécu, aimé -- que dis-je ? j'ai eu la foi,
et aujourd'hui il n'est de mendiant que je n'envie pour le seul fait qu'il n'est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
et je pense : « peut-être n'as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu'il est possible d'agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».

J'ai fait de moi ce que je n'aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l'ai pas fait.
Le domino que j'ai mis n'était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n'étais pas, et je n'ai pas démenti et j'ai perdu la face.
Quand j'ai voulu ôter le masque
je l'avais collé au visage.
Quand je l'ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J'avais déjà vieilli.
J'étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n'avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu'il est inoffensif --
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d'en face,
foulant aux pieds la conscience d'exister,
comme un tapis où s'empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.

Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s'est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d'un demi-torticolis
et avec le malaise d'une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l'enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l'enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s'est produit.
En d'autres satellites d'autres systèmes cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d'enseignes,
toujours une chose en face d'une autre,
toujours une chose aussi inutile qu'une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l'autre.

Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s'abat sur moi soudainement.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
et je vais méditer d'écrire ces vers où je dis le contraire.
J'allume une cigarette en méditant de les écrire
et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l'effet d'un malaise passager.

Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l'accordera je continuerai à fumer.

(Si j'épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

L'homme est sorti du bureau de tabac (n'a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c'est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s'est retourné et il m'a vu.
Il m'a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l'univers
s'est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.

(Alberto Caeiro) A la veille de ne jamais partir455

A la veille de ne jamais partir
du moins n'est-il besoin de faire sa valise
ou de jeter des plans sur le papier,
avec tout le cortège involontaire des oublis
pour le départ encore disponible du lendemain.
Le seul travail, c'est de ne rien faire
à la veille de ne jamais partir.
Quel grand repos de n'avoir même pas de quoi avoir à se reposer !
Grande tranquillité, pour qui ne sait même pas hausser les épaules
devant tout cela, d'avoir pensé le tout
et d'avoir de propos délibéré atteint le rien.
Grande joie de n'avoir pas besoin d'être joyeux,
ainsi qu'une occasion retournée à l'envers.
Que de fois il m'advient de vivre
de la vie végétative de la pensée !
Tous les jours, sine linea,
Repos, oui, repos...
Grande tranquillité...
Quelle paix, après tant de voyages, physiques et psychiques !
Quel plaisir de regarder les bagages comme si l'on fixait le néant !
Sommeil, âme, sommeille !
Profite, sommeille !
Sommeille !
Il est court, le temps qui te reste ! Sommeille !
C'est la veille de ne jamais partir !

(Alberto Caeiro) Le pasteur amoureux456

(...)
L'amour est une compagnie.Je ne peux plus aller seul par les chemins,
parce que je ne peux plus aller seul nulle part.
Une pensée visible fait que je vais plus vite
et que je vois bien moins, tout en me donnant envie de tout voir.
Il n'est jusqu'à son absence qui ne me tienne compagnie.
Et je l'aime tant que je ne sais comment la désirer.

Si je ne la vois pas, je l'imagine et je suis fort comme les arbres hauts.
Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se compose ce que
j'éprouve en son absence.
Je suis tout entier une force qui m'abandonne.
Toute la réalité me regarde ainsi qu'un tournesol dont le cœur serait ton visage.

Le pasteur amoureux a perdu sa houlette,
et les brebis se sont éparpillées sur la pente,
et lui, à force de penser, n'a même pas joué de la flûte qu'il avait apportée pour  jouer.
Nul n'est apparu ou n'a disparu à ses yeux. Plus jamais il n'a retrouvé sa houlette.
D'autres, en pestant contre lui, ont rassemblé ses brebis.
Personne ne l'avait aimé, en fin de compte.

Quand il s'est relevé de la pente et de l'égarement, il a tout vu :
les grands vallons pleins des mêmes verts que toujours,
les grandes montagnes au loin, plus réelles que tout sentiment,
la réalité toute entière, avec le ciel et l'air et les champs qui existent et sont  présents
(et de nouveau l'air, qui si longtemps lui avait manqué, est entré avec sa fraîcheur dans ses poumons)
et il a senti que de nouveau l'air donnait accès, mais douloureusement, à une  espèce de liberté dans son sein. 

Deux odes de Ricardo Reis457

.Rien ne reste de rien. Nous ne sommes rien ;
Un peu dans le soleil ou l'air nous retardons
L'étouffante ténèbre où pèsera sur nous
L'humble terre imposée,
Cadavres assignés qui procréent. 

Lois faites, statues vues, odes achevées --
Tout a sa tombe. Si nous, chairs
Qu'un soleil intime irrigue de sang,
Avons notre couchant, pourquoi pas elles ?

Contes nous sommes contant des contes, rien.
D'innombrables vivent en nous,
Si je pense ou ressens, j'ignore
Qui est celui qui pense ou sens.

*

Je suis seulement le lieu
Où l'on ressent ou bien l'on pense.
J'ai plus d'âmes qu'une seule.
Il est plus de moi que moi-même.

J'existe toutefois
Indifférent à tous.
Je les fais taire : moi je parle. 

Les impulsions entrecroisées
De ce que je sens ou ne sens, 
Se disputent en qui je suis.
Je les ignore. Elles ne dictent rien
A qui je me sais : moi j'écris. 

Lorsque viendra le printemps

Lorsque viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres ne seront pas moins verts
qu'au printemps passé.
La réalité n'a pas besoin de moi.

J'éprouve une joie énorme
à la pensée que ma mort n'a aucune importance.

Si je savais que demain je dois mourir
et que le printemps est pour après-demain,
je serais content de ce qu'il soit pour après-demain.
Si c'est là son temps, quand viendrait-il sinon
en son temps ?
J'aime que tout soit réel et que tout soit précis ;
et je l'aime parce qu'il en serait ainsi, même
si je ne l'aimais pas.
C'est pourquoi, si je meurs sur-le-champ, je meurs content,
parce que tout est réel et tout est précis.

On peut, si l'on veut, prier en latin sur mon cercueil.
On peut, si l'on veut, danser et chanter tout autour.
Je n'ai pas de préférences pour un temps où je ne pourrai plus avoir de préférences.
Ce qui sera, quand cela sera, c'est cela qui sera ce qui est.

Poèmes désassemblés

Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l'appeler ma sœur
mais je l'aime parce qu'elle est une pierre,
je l'aime parce qu'elle n'éprouve rien,
je l'aime parce qu'elle n'a aucune parenté avec moi.

D'autres fois j'entends passer le vent,
Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine d'être né,
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
et sans concevoir qu'il y ait des étrangers pour m'entendre penser :
parce que je pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles. 

Une fois on m'a appelé poète matérialiste,
et je m'en émerveillais, parce que je n'imaginais pas
qu'on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j'écris a une valeur, ce n'est pas moi qui l'ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.

Parfois, en certains jours de lumière

Parfois, en certains jours de lumière parfaite et exacte,
où les choses ont toute la réalité dont elles portent le pouvoir,
je me demande à moi-même tout doucement
pourquoi j'ai moi aussi la faiblesse d'attribuer
aux choses de la beauté.

De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ?
Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?
Non : ils ont couleur et forme
et existence tout simplement.
La beauté est le nom de quelque chose qui n'existe pas
et que je donne aux choses en fonction du plaisir qu'elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?
Oui, même moi, qui ne vis que de vivre,
invisibles, viennent me rejoindre les mensonges des hommes
devant les choses,
devant les choses qui se contentent d'exister.
Qu'il est difficile d'être soi et de ne voir que le visible !
puis ils l'ont oubliée, finalement, qui peut bien s'intéresser
à Allumette et qui s'intéresse vraiment à quelqu'un ?

Antonio Ramos Rosa458

Un poème est toujours écrit dans une langue étrangère

Un poème est toujours écrit dans une langue étrangère
avec les contours durs des consonnes
avec la musique claire des voyelles

Il nous faut donc le lire au niveau de ses sons
et le saisir au-delà de son sens
comme un félin vert et fluide ou de la couleur du feu

Ce que nous comprendrons d 'aperçu en aperçu
sera l 'indolence agile des ouvertures successives
où nous verrons les flammes d 'un autre sens
si sauvage et si précieusement pur qu 'il annulera le sens des mots

C 'est ainsi que nous lisons non pas les mots déjà formés
mais leur naissance vibrante qui circule dans les syllabes
au niveau physique de leur flux océanique

Je ne peux pas repousser l 'amour

Je ne peux pas repousser l 'amour d 'un siècle.
Je ne peux pas
même si le cri s 'étrangle dans ma gorge
même si la haine crépite et crépite et brûle
sous les montagnes grises
et les montagnes grises

Je ne peux pas repousser cette étreinte
qui est une arme à double tranchant
l 'amour et la haine

Je ne peux pas les repousser
même si la nuit pèse des siècles sur mon dos
et que l 'aube indécise retarde
Je ne peux pas repousser vers un autre siècle ma vie
ni mon amour
ni mon cri de libération.

Je ne peux pas repousser mon cœur

Être seul, c 'est être dans l 'intimité du monde

Parfois, chaque objet est illuminé
par ce qui passe, une pause intime
entre des sons infimes qui attirent
notre attention vers une minuscule cavité
Et être ainsi, si bref et si profond
comme dans le silence d'une plante
c'est être dans les profondeurs du temps ou à son apogée
ou dans la blancheur d'un sommeil qui nous offre
la substance chatoyante du lieu
Le monde entier s'inscrit ainsi dans les limbes
Il est comme un écho limpide et une feuille d'ombre
qui ondule dans ses errances parmi les minuscules lumières
Il est l 'étoile immédiate d'un sommeil fluvial lucide
et d'une éclipse nubile
où être seul, c'est être dans l'intimité du monde

RUSSE

Anna Akhmatova459

À la mort

Tu viendras, de toute façon --
Pourquoi pas maintenant ? C'est trop difficile pour moi --
Je t'attends.
J'ai éteint la lampe, je t'ai ouvert la porte.
À toi, si simple, si merveilleuse ;
Prends pour l'occasion, la forme que tu voudras ;
Engouffre-toi comme un obus meurtrier, ou
À la légère, comme une canaille avisée,
Ou comme un virus -- le typhus.
Ou comme cette histoire que tu as inventée,
Que nous connaissons tous jusqu'à la nausée,
Qui me fait revoir les chapkas bleues
Et aussi le gardien, blême de peur.
Maintenant, tout m'est égal.
L'Iénisséi tourbillonne. L'étoile polaire brille.
Et l'éclat bleu des yeux bien-aimés s'obscurcit
D'une terreur dernière.

Aujourd'hui depuis le matin...

Aujourd'hui depuis le matin je reste
Silencieuse et mon cœur est comme en deux.
Le cuivre du lavabo
Est devenu vert-de-gris.
Mais le rayon joue sur lui ;
C'est une joie de voir ça,
Si innocent et si simple,
Et dans le calme du soir,
Et dans cette chambre vide,
C'est comme une fête d'or
Et une consolation.

Je vous préviens...

Je vous préviens, c'est la dernière fois
Que je vis.
Ni hirondelle, ni érable,
Ni étoile, ni roseau,
Ni son de cloches,
Ni eau de source...
Je ne troublerai plus personne
Et ne hanterai plus les rêves des autres
De mes gémissements inassouvis.

Alexandre Blok460

Sur les champs de Koulikovo

Le fleuve morne étale et roule sa paresse,
Il baigne ses rivages,
L'argile triste et roux de ses falaises et la détresse
Des meules dans la steppe.
Ô ma Russie, ma femme, dans la douleur qui sèche
M'apparaît notre long chemin.
Jadis la volonté Tartare d'une flèche
Nous l'a tracé en perçant notre sein.
Notre chemin va dans le désespoir des plaines,
Russie, dans ton désespoir
Mais de l'obscurité nocturne où va la haine
Je ne crains plus le noir.
Qu'il fasse nuit. Nous arrivons, scintille
La steppe de nos feux de camp
Dans la fumée, notre bannière brille
Face aux épées du Khan.
C'est l'éternel combat! La paix, dans la poussière
Et le sang n'est qu'un rêve falot.
La cavale sauvage, écrasant la bruyère
Passe au galop.

Nous nous sommes arrêtés dans cette plaine
Il n'est plus question de reculer.
Et des cygnes ont crié derrière le fleuve,
Les voilà qui se reprennent à crier.
Sur la route -- une blanche pierre
Nous présage un malheureux destin
L'ennemi est là -- notre bannière
Ne flottera plus dans le matin.
Et penchant sa tête vers la terre
Mon ami me dit « Prépare-toi
Comme moi fourbis ton cimeterre
Pour lutter dans notre Saint Combat ».
Je ne suis ni le premier, ni le dernier
Mon pays sera longtemps en peine.
Mon épouse portera le deuil
D'une mort prématurée, mais non pas vaine.

À nouveau sur le champ de Koulikovo
S'étend l'obscurité morose de la nuit.
Et comme d'un nuage menaçant
Elle a enveloppé le jour naissant.
Dans ce silence sans espoir et sans réveil,
Derrière la nuit, on n'entend pas, on ne voit pas,
Ni les échos tumultueux de la bataille,
Ni les éclairs des merveilleux combats.
Mais je reconnais très bien les signes
Des journées fatidiques et cruelles.
J'entends à nouveau les cris des cygnes
Au-dessus du camp des infidèles.
Et je ne peux plus dormir en paix
Lorsque tant d'orages nous menacent.
Mon armure pèse sur mon cœur.
Mon heure est venue. Il faut prier.

Joseph Brodsky461

Ne sors pas de ta chambre

Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette erreur,
Rien dehors n'a de sens, même un cri de bonheur.
À quoi bon le soleil ? Grilles-en donc une petite,
Rends-toi juste aux WC, et reviens tout de suite.
Oh, ne sors pas d'ici. Un taxi ? N'appelle pas,
Puisque l'espace n'est fait que d'une seule coursive
Fermée par des compteurs. Et si une femme y sort, vive,
Sucrée, baillant d'ennui, ne la déshabille pas.
Ne sors pas de ta chambre ; prétexte des fadaises.
Quoi de plus captivant qu'un mur et qu'une chaise ?
Dois-tu sortir d'ici, pour revenir après,
Le même que tu étais, encore plus mutilé ?
Oh, ne sors pas d'ici. Danse le jabadao
Tout nu sous ton manteau, des charentaises aux pieds.
L'entrée sent fort le chou et la graisse à farter --- 
Tu as beaucoup écrit ; un mot serait de trop.
Ne sors pas de ta chambre ! Oh, laisse-la plutôt
Trouver qui tu seras. Là dans l'incognito
D'un ergo sum, l'être s'ébroue, nie l'apparence, ...
Ne sors pas de ta chambre ! La rue n'est pas la France.
Ne sois pas imbécile ! Les autres l'ont été.
Ne sors pas de ta chambre ! Meuble-la de volonté,
Coule-toi dans ses lés. De l'armoire fait blocus,
Chasse-les : chronos, cosmos, éros, race, virus.  

Adieu

Adieu, oublie et ne me blâme pas.
Brûle les lettres comme les ponts.
Courageuse soit ta voie, qu'elle soit droite et bonne.
Que dans la nuit les poussières brillent pour toi, que l'espoir réchauffe ses mains
à ton bois.
Qu'il y ait des tempêtes, des orages bêtes et des incendies, que la fortune te sourie plus souvent qu'à moi.
Que ton cœur batte au puissant combat.
Je suis heureux pour ceux qui peut-être sont avec toi.

Gavrila Derjavine462

Ode à la fontaine

Brûlant de la passion des vers,
Je viens à toi, ruisseau :
Enviant le bonheur du poète,
Qui a bu de ton eau,
Au front, le laurier du Parnasse.
Si tu me donnes de ton eau,
Je pourrai te chanter,
Et ma pensée, en te chantant,
Égalera ton onde pure,
Ma lyre imitera ton chant !
Que ta gloire coure les villes,
Comme l'écho dans les forêts ;
Source sacrée de Grebniovo,
Tu as abreuvé le poète
De l'immortelle Rossiade

Sergueï Essénine463

Ami, adieu

Ami, adieu. Mon ami, au revoir.
Toi jamais perdu, je n'oublie rien.
Prédestiné, il en était ainsi, tu le sais, de ce parcours.
Il en sera ainsi : ce revoir promis.
Main et mot ? Non, laisse - pourquoi encore parler ?
Ne te lamente pas et ne t'efface pas de moi.
Mourir -, maintenant, je sais, cela est déjà arrivé ;
mais, vivre aussi cela a du déjà avoir lieu une fois.

Non, non et non ! Je ne veux pas mourir.
Ces oiseaux planent en vain au-dessus de nos têtes.
Je veux encore, comme un adolescent, gaulant le bronze des tremblaies
Leur présenter la paume de mes mains jointes -- blancs calices séreux. Comment cela, la mort ?
Cette pensée pourrait-elle se loger en mon cœur
Alors que j'ai dans la province de Penza une maison à moi ?
Je languis du soleil, je languis de la lune,
Du peuplier qui coiffe la lucarne.
Les bosquets, les torrents, les steppes, la verdure
Ne sont bénis que pour les seuls vivants.
Écoute : je me fous bien de l'univers entier
Si je devais, demain, ne plus être de ce monde.
Je veux vivre, vivre, vivre,
Vivre à en avoir mal, vivre à en avoir peur !
Même en coupeur de bourses, même en traîne-misère.
Mais au moins voir gambader dans les champs les gais mulots,
Entendre au moins au puits des grenouilles la chorale ravie.
Mon âme candidement bourgeonne -- blanche fleur de pommier.
La brise a attisé un feu bleu dans mes yeux.
Instruisez-moi, au nom des cieux,
Instruisez-moi : me voici prêt à tout,
Prêt à tout afin de résonner au jardin des humains.

Au loin je m'en vais

Au loin je m'en vais, ma maison est si loin,
Russie tu ne bleuis plus, là où je m'essaime.
Bouleaux, vous trois- trois fois l'étoile-
ils rougeoient, pour bercer le chagrin de la mère.
Lune, comme une grenouille, une dorée, rougeoie,
épandue par-dessus l'eau
.La barbe du père est essaimée de blanc -
ce sont des fleurs de pommier père.
Quand rentrerais-je chez moi ?
Vais-je même revenir ?
Tempête de neige - cela chante doucement et résonne...
Érable, vieil unijambiste, dressé
tu me surveilles par-delà les bleus de la Russie.
Ta huppe est emplie de pluie;
il faut l'embrasser - tu ne dois pas pleurer !
Ah, je le sais bien : ma tête,
il a quelque chose de cela qui est toi.

Dernier poème

Ne m'en veuillez pas, c'est ainsi !
Je ne barguignerai pas avec les mots :
elle est alourdie, affaissée,
ma jolie tête dorée.

Ne plus aimer ni la ville, ni mon village
comment le souffrirai-je ?
Je largue tout. Me laisse pousser la barbe.
Et je vais bourlinguer en Russie.

J'oublierai livres et poèmes,
J'irai le ballot sur l'épaule
-- au noceur dans la steppe, on le sait,
le vent fait fête comme à nul autre.

Je puerai le raifort et l'oignon.
Et troublant la torpeur du soir
me moucherai bruyamment dans les doigts.
Partout je ferai l'idiot.

Je ne réclame d'autre bonheur
que de me perdre dans le blizzard ;
car sans ces extravagances
je ne puis vivre sur terre.

Maxime Gorki464

Le chant du faucon

Là-bas, sur la montagne, une couleuvre était montée et s'était réfugiée dans une gorge humide et étroite. Enroulée sur elle- même, elle se chauffait au soleil, sous le ciel azuré. Les ondes ardentes de la mer battaient les hauts rochers et, dans la vallée, un torrent rapide s'écoulait et se précipitait dans la mer en un sourd mugissement.
 Tout-à-coup, sur la pierre ardente où reposait la couleuvre, un faucon, la poitrine déchirée, les plumes couvertes de sang, s'abattait. Et il se débattait, jetant des cris stridents.
 La couleuvre s'effraya, se jeta en arrière, mais comprit vite que l'oiseau n'avait plus que quelques instants à vivre. Elle s'approcha donc près de lui, et lui siffla dans l'oreille :
--- Comment, tu meurs ?
--- Oui, répondit le faucon dans un profond soupir, je meurs, mais j'ai vécu glorieusement ; j'ai connu la félicité ; j'ai vu le ciel. Et toi, ta ne le contempleras jamais d'aussi près, malheureuse !
--- Le ciel ! --- grommela la couleuvre --- mais c'est un espace vide. Comment pourrais-je grimper dessus ? Je suis très bien ici. Il fait chaud ; c'est humide !
 Mais l'intrépide faucon tressaillit, se souleva un peu et regarda autour de lui. L'eau coulait entre les pierres grises ; dans la gorge étroite, on suffoquait sous l'âcre odeur de pourriture. Et le faucon cria douloureusement :
--- Oh ! que ne puis-je remonter au ciel, au moins pour un instant ! Je le serrerais contre ma poitrine blessée ; je me griserais de lui. Oh ! la gloire de lutter !
La couleuvre pensa :
--- Il peut se faire que l'on soit bien dans le ciel, puisqu'on gémit ainsi après lui. --- Et elle fit cette proposition à l'audacieux faucon :
--- Approche-toi du bord de la gorge et précipite-toi dans le torrent. Tes ailes te soulèveront peut-être encore et tu pourras vivre un instant dans ton élément.
Le faucon frémit et, dans un rauque gémissement, se traîna au bord du précipice, rampant sur la pierre humide. Arrivé au bord, il battit des ailes, respira à pleins poumons et se jeta dans le vide. Mais les ailes brisées ne le portèrent pas et, comme une pierre, il tomba dans le torrent. Les ondes l'entourèrent et l'entraînèrent dans la mer écumante où le corps de l'oiseau disparut.
 Demeurée seule dans la gorge, la couleuvre pensa longtemps à l'oiseau et à sa passion pour le ciel. Elle regardait le lointain espace qui fascine le regard et promet la félicité.
 --- Mais, songeait-elle, que voyait donc l'oiseau dans ce grand espace vide et sans fin ? Pourquoi lui et ses semblables s'emplissent-ils l'âme de confusion avec leurs folles aérations ? Peut-être pourrais-je le savoir si je pouvais, moi aussi, monter jusqu'au ciel rien qu'un instant ?
Elle s'entortilla sur elle-même, se détendit d'un coup et brilla au soleil comme un ruban multicolore. Mais ceux qui sont faits pour ramper ne pourront jamais se soulever. La couleuvre l'avait oublié et elle retomba immédiatement sans se faire de mal. Alors elle songea :
--- C'est là toute l'impression que donne le ciel ? Oh ! ridicules oiseaux ! Sans connaître le terre, ils s'y ennuient et cherchent la félicité dans ce désert sauvage. Que voient-ils en lui ? Il fait clair là-bas, mais il n'y a pas de vie, il n'y a pas d'aliment, il n'y a aucun appui pour un corps vivant. Oh ! oiseaux ridicules ! C'en est fini. Leurs songes ne nous troubleront plus. J'ai vu tout par moi-même. Je suis allé, moi aussi, au ciel ; je suis tombé c'est vrai, mais sans me faire de mal, en emportant une certitude plus solide que jamais. Ils vivent d'illusions ceux-là qui n'aiment point la terre ! Leurs appels ne  m'émouvront plus. Créature de la terre, je vis sur la terre.
 Et, sur la pierre humide, elle s'enroula, toujours fière d'elle-même. La mer brillait d'une lumière éblouissante. Les ondes percutaient furieusement les rochers. Et leur rugissement semblait un hymne à l'ailé, un hymne triomphal que les rochers répétaient et qui se perdait dans le ciel :
 « Ô Gloire ! Gloire à la folie des courageux ! La folie est la sagesse de la vie ! Oh ! audacieux faucon ! Dans la lutte implacable, tu as versé ton sang, mais le temps est proche où le sang versé brillera dans les ténèbres. Et une foule d'âmes, ardentes et fortes, seront parées de liberté et de lumière.
« Mort dans la lutte, tu resteras vivant dans le cœur des audacieux et tu seras, toi-même, l'appel à la lumière et à la vérité ».

Les gardiennes

Le soleil dans le ciel s'attarde
Pourtant en ma geôle il fait noir ;
Jour et nuit surveille la garde
Les fenêtres et les couloirs.

Geôlier, geôlier, ta garde est vaine...
Comment ferais-je pour m'enfuir ?
Et comment romprais-je les chaînes
Qui me tiennent pour m'asservir ?

Lourdes chaînes, mes lourdes chaînes,
C'est vous mes gardiens, vous les vrais,
Je ne puis vous briser moi-même
Et personne ne le pourrait...

Mikhaïl Lermontov465

Reconnaissance

Seigneur Dieu ! je vous remercie
De tout, de tout, de tout, de tout !
Du traître amour, du prompt dégoût,
Du noir destin sans éclaircie,

Et de l'amertume des larmes,
Et des baisers empoisonnés,
Et des longs jours que j'ai traînés
Dans la misère et les alarmes,
Des haines, de la calomnie,
Et des durs efforts que l'on perd
À semer son âme au désert,
Et de l'outrage à mon génie,
Et des sots que le monde encense...
Seulement, ô Dieu qui m'entends,
Daigne ne plus avoir longtemps
Des droits à ma reconnaissance !

Les nuages

Nuages qui, voguant sous le ciel solitaire,
Dans les steppes d'azur passez silencieux ;
Ainsi que moi, qui suis un proscrit de la terre,
Êtes-vous les proscrits des cieux ?

Qui vous chassa du nord ? Vers le sud qui vous mène ?
Est-ce l'orgueil d'un dieu, la colère d'un roi ?
Coupables, d'un forfait subissez-vous la peine ?
Êtes-vous martyrs comme moi ?

Non ; vous êtes partis un jour de la prairie,
Ouvrant votre aile blanche à l'élément subtil,
Et, libres dans les cieux, n'ayant pas de patrie.
Vous n'avez pas non plus d'exil.

Vladimir Maïakovski466

Prologue à la Tragédie

Est-ce vous qui comprendrez pourquoi serein, sous les tempêtes de sarcasmes, au dîner des années futures j'apporte mon âme sur un plateau?
Larme inutile coulant de la joue mal rasée des places, je suis peut-être le dernier poète.
Avez-vous vu comme se balance entre les allées de briques le visage strié de l'ennui pendu?
Sur le cou écumeux des rivières bondissantes les ponts tordaient leurs bras de pierre.
Le ciel pleure avec bruit, sans retenue, et le petit nuage fait de la bouche une grimace fripée comme une femme dans l'attente d'un enfant à qui Dieu jetterait une borgne imbécile.
De ses doigts enflés couverts de poils roux le soleil vous a épuisé de caresses, importuns comme un bourdon.
Vos âmes sont asservies de baisers.

Moi, intrépide je porte aux siècles ma haine des rayons du jour, l'âme tendue comme un nerf de cuivre, je suis l'empereur des lampes.
Venez à moi, vous tous qui avez déchiré le silence, qui hurlez le cou serré dans les nœuds coulants de midi.
Mes paroles simples comme des mugissements vous révèleront nos âmes nouvelles,
bourdonnantes comme l'arc électrique.
De mes doigts je n'ai qu'à toucher vos têtes et il vous poussera des lèvres faites pour d'énormes baisers et une langue que tous les peuples comprennent.

Mais moi, avec mon âme boitillante je monterai sur mon trône sous les voûtes usées trouées d'étoiles.
Je m'allongerai lumineux, vêtu de paresse sur une couche moelleuse de vrai fumier et doucement, baisant les genoux des traverses la roue d'une locomotive étreindra mon cou.

Vente au rabais

Que je charme une femme et qu'un roman j'ébauche, que même, par hasard, je regarde un passant, et prudemment chacun met sa main sur sa poche.
Pourtant que pourrait-on prendre à des mendiants?

Client pour ma sagène au cimetière en friche, combien de temps encor va s'écouler avant qu'on sache que je suis infiniment plus riche que n'importe lequel de ces Pierpont Morgan ?
Je ne suis aujourd'hui qu'un pitre qu'on redoute, mais dans combien de temps des professeurs zélés commenteront mes vers ? je serai mort, sans doute, que de faim je crève ou d'un coup de pistolet.
De sa chaire un crétin au gros front bosselé va dire que j'étais moitié Dieu, moitié Diable; où, comment, depuis quand je serais évocable...si bien qu'on ne saura si c'est moi ou pas moi!
La foule vaniteuse enfreindra toutes bornes, accourant empressée et, dans un grand émoi, sur ma tête peindra l'auréole, ou des cornes...

Ecoutez! Tout, oui tout ce dont mon âme est pleine: ses trésors ne pouvant même pas se compter dont s'ornent tous mes pas vers l'immortalité où veille agenouillée une assemblée humaine, tout cela, tout cela, je vous l'offre à présent pour un seul mot humain, un seul mot caressant.
Venez donc par les champs ou par les boulevards, venez à Pétersbourg de partout sur la terre !
Ma couronne sans prix, couronne de lumière, est rue Nadejenski à vendre moins d'un liard!

Un mot venant du cœur est son prix véritable!
Allons ! ce n'est pas cher...
Pourtant c'est introuvable.

Vers sur le passeport soviétique

Je dévorerais la bureaucratie comme un loup, je n'ai pas le respect des mandats, et j'envoie à tous les diables paître tous les « papiers ».
Mais celui-là...

Longeant le front des compartiments et cabines, un fonctionnaire bien poli s'avance.
Chacun tend son passeport, et moi je donne mon petit carnet écarlate.
Pour certains passeports on a le sourire, d'autres on cracherait dessus.
Au respect ont droit, par exemple, les passeports avec lion anglais à deux places.
Mangeant des yeux le brave monsieur,
faisant saluts et courbettes, on prend comme on prend un pourboire, le passeport d'un Américain.

Pour le Polonais on a le regard de la chèvre devant l'affiche.
Pour le Polonais le front est plissé dans une policière éléphanterie d'où cela sort-il et quelles sont ces innovations en géographie ?

Mais c'est sans tourner le chou de la tête, c'est sans éprouver d'émotions fortes
qu'on reçoit les papiers danois et les suédois de diverses sortes.

Soudain, comme léchée par le feu, la bouche du monsieur se tord.
Monsieur le fonctionnaire a touché la pourpre de mon passeport
Il le touche comme une bombe, il le touche comme un hérisson, comme un rasoir à deux tranchants,il le touche comme un serpent à sonnettes, à vingt dards, à deux mètres de longueur et plus.
Complice a cligné le regard du porteur, qui est prêt à porter vos bagages pour rien.
Le gendarme contemple le flic, le flic le gendarme.

Avec quelle volupté la caste policière m'aurait fouetté, crucifié,
parce que j'ai dans mes mains,
porteur de faucille, porteur de marteau, le passeport soviétique.

Je dévorerais la bureaucratie comme un loup, je n'ai pas le respect des mandats,
et j'envoie à tous les diables paître tous les « papiers », mais celui-là...

Je tirerai de mes poches profondes l'attestation d'un vaste viatique.
Lisez bien, enviez --- je suis un citoyen de l'Union Soviétique.

Ossip Mandelstam467

Épigramme contre Staline

Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,
À dix pas personne ne discerne nos paroles.
On entend seulement le montagnard du Kremlin,
Le bourreau et l'assassin de moujiks.
Ses doigts sont gras comme des vers,
Des mots de plomb tombent de ses lèvres.
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,
Les sous-hommes zélés dont il joue.
Ils hennissent, miaulent, gémissent,
Lui seul tempête et désigne.
Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,
Qu'il jette à la tête, à l'œil, à l'aine.
Chaque mise à mort est une fête,
Et vaste est l'appétit de l'Ossète.

Mais se ranger pas question

Au nom d'avenirs radieux mirobolants
et au nom d'une tribu d'hommes d'élite
à la table ancestrale je fus privé de coupe,
de mon honneur et de ma joie de vivre

Un siècle-chacal sur moi s'est abattu.
Pourtant de par le sang je n'ai rien du loup  !
Qu'on me fourre plutôt, comme toque dans
la manche
sous une chaude pelisse des steppes sibériennes

afin de ne plus voir ni crasses ni couardises
ni os sanguinolents sur la roue
et que, la nuit, pour moi luisent les renards bleus
dans leur magnificence originelle

oui  ! conduis-moi de nuit où coule l'Iénisseï
où les grands pins montent jusqu'aux étoiles
puisque de par le sang je n'ai rien du loup
--- seul mon semblable me tuera.

Vladimir Nabokov468

A la liberté

Lentement tu t'en vas par les rues insomniaques;
sur ton front attristé le rayon s'est éteint
qui conviait à l'amour, aux lumineux sommets.
A ta main frissonne un flambeau consumé.
Traînant parmi les morts ton aile fracassée,
Et te voilant les yeux d'un coude ensanglanté
A nouveau tu t'éloignes, à nouveau abusée,
Derrière toi, hélas, se referme la nuit.

L'inconnue de la Seine

Hâtant de cette vie le dénouement,
N'aimant rien sur terre,
Toujours je regarde le masque blanc
De ton visage sans vie.

Dans les cordes se mourant à l'infini
J'entends la voix de ta beauté.
Dans les foules blêmes des jeunes noyées
Tu es plus blême et ensorcelante que toutes.

Au moins dans les sons reste avec moi!
Ton sort fut avare en bonheur,
Alors réponds d'un posthume sourire moqueur
De tes lèvres de gypse enchantées.

Paupières immobiles et bombées,
Cils collés en épaisseur. Réponds!
A jamais, à jamais, vraiment?
Mais comme tu savais regarder!

Juvéniles épaules maigrichonnes,
La croix noire du fichu de laine,
Les réverbères, le vent, les nuages nocturnes,
Le méchant fleuve pommelé d'obscurité.

Qui était-il, je t'en supplie, raconte,
Ton séducteur mystérieux?
Du voisin le neveu frisotté --
A la dent en or, et la cravate bariolée?

Ou l'habitué des cieux étoilés,
Ami de la bouteille, des dés et du billard,
Lui aussi, maudit fêtard,
Et rêveur ruiné comme moi?

Et maintenant, de tout son corps tressaillant,
Il est assis, comme moi, sur son lit,
Dans le monde noir, déserté depuis longtemps,
Et il regarde le masque blanc.

Vers angéliques

A la minuit désespérée, Plus fort j'entends cogner mon cœur. Plus près sens mon doux ami, L'ami ailé, que j'ai trompé.
Voici qu'il approche, mais moi, Bientôt m'endors, et vois en songe Une tempête, un océan ; Tout au fond, des vierges rieuses.
L'ange sait ma noire impiété, Mes terrestres manquements ! Triste, Il sème plumes de lumière, Craintif, il regarde en mon âme.
Et pliant doucement ses ailes, Il épand un silence enchanteur. Il respire à peine, il repousse Mes songes, mes visions impies.
Je me réveille et prends en haine, Mon existence pécheresse. Je vois une ombre qui s'enfuit. Au carreau, j'aperçois l'aurore.
Sur moi s'éboulent des rais d'or, Le jour envahit ma chambrette. Des plumes d'or qu'il abandonne Tombent d'une aile que nul ne voit.

Nicolas Nékrassov469

Les seules larmes

Lorsqu'aux champs de combat, pour les rois sans remords
Gisent, sanglants, les corps qu'étreint la mort jalouse,
Je ne plains pas l'ami, je ne plains pas l'épouse,

Je ne plains pas même les morts.

L'épouse s'éprendra, demain, d'un nouveau rêve,
L'ami ne saura plus le nom de son ami,
Mais il est quelque part une âme qui, parmi

Tant d'oublis, souffrira sans trêve.

Parmi l'œuvre hypocrite et les fausses douleurs,
La bassesse et la prose et toutes nos ivraies,
En l'univers humain il n'est de larmes vraies,

Ô pauvres mères ! que vos pleurs.

Elles n'oublîront point, les chères douloureuses,
Les enfants égorgés loin de leurs tendres bras,
Pas plus, Saule, que, toi, tu ne relèveras

Tes fidèles branches pleureuses !

Boris Pasternak470

Février

Février. De l'encre et des larmes !
Dire à grands sanglots février
Tant que la boue et le vacarme
En printemps noir viennent flamber.

Prendre un fiacre. Et pour quelques sous
Passant carillons et rumeurs,
Aller où l'averse à tout coup
Éteint le bruit d'encre et de pleurs.

Où, tels des poires qu'on calcine,
S'abattent des milliers de freux
Dans les flaques, jetant un spleen
Stérile et sec au fond des yeux.

Le vent est labouré de cris,
La neige fond en noirs îlots ;
Et plus les vers seront fortuits,
Mieux ils naîtront à grands sanglots.

J'ai aimé comme tout le monde...

... J'ai aimé, comme tout le monde.
Peut-être est-elle encore vivante. Le temps passera jusqu'au jour
-Ce n'est sans doute pas demain, mais un jour bien plus tard-
Où quelque chose d'aussi grand que l'automne
S'allumera sur la vie comme un ciel que rougit l'incendie
Et qu'attendrit le sous-bois. Sur les sottise des flaques,
Crapauds alanguis par la soif,
Sur les clairières frissonnantes
Comme un lièvre, et qui sont jusqu'aux oreilles

Cousues à la natte des feuilles d'antan,
Sur le bruit qui ressemble au faux ressac du passé...

J'ai aimé comme tout le monde
Et je sais que, depuis toujours,
Les prés mouillés sont mis au pied de l'année.
Au chevet de nos cœurs l'amour dépose
La frissonnante nouveauté des mondes.

Jacques Polonski471

Le mendiant

Je connaissais un mendiant.
Sous le matin rose ou le midi jaune
Le vieux se traînait en psalmodiant
Et tendait la main à l'aumône.

Puis, ce qu'il reçut à l'ostière,
Il le partageait, quand le jour a fui,
Aux pauvres sans pain, aux gueux sans litière,
À des mendiants comme lui.

Tel est le poète ici-bas.
Il perdit la foi, le rêve, la flamme,
Comme un mendiant il est faible et las
Et quête pour nourrir son âme.

Mais, charité sans récompense,
Ce qu'il a reçu dans son morne ennui,
Avec tout son cœur, tendre, il le dispense
À des mendiants comme lui.

Alexandre Pouchkine472

La petite fleur

Fleurette sans parfum, flétrie
En ce vieux livre où nul ne lit.
Mon âme en te voyant s'emplit
D'une inquiète rêverie.

Où t'ouvris-tu ? sous quelle aurore ?
Pour plus d'un jour ? ou sans demain ?
Une étrangère ou tendre main
Te mit-elle où tu meurs encore,

En souvenir d'une première
Caresse ou d'un suprême adieu
Ou d'un retour sous le ciel bleu
Dans les bois d'ombre ou de lumière ?

Vit-il, joyeux ? Vit-elle, heureuse ?
Où le sort les a-t-il menés ?
Ou bien sont-ils déjà fanés
Comme toi, fleur mystérieuse 

L'or et le fer

Ils parlent. Tu peux entendre.
L'Or dit : « J'ai tout ! » Le Fer : « J'ai tout ! » Ecoute encor.
« Tout est à vendre ! » dit l'Or.
Le Fer dit : « Tout est à prendre ! »

Don fortuit...

Don fortuit, don éphémère,
Vie, pourquoi m'es-tu donnée,
Puisqu'un sort plein de mystère
À la mort t'a condamnée ?

Qui par un pouvoir infâme,
Du néant m'a suscité,
De passion m'a rempli l'âme,
Dans le doute m'a jeté ?

Dans la vie sans but je passe,
Le cœur vide, et l'esprit lourd,
Et m'étreint de son angoisse
L'uniforme bruit des jours.

Rouslan et Ludmilla

Dans l'anse verdoie un grand chêne,
Autour de lui brille une chaîne
D'or, sur laquelle un chat savant
Marche jour et nuit en tournant.

A gauche, il parle, il dit un conte ;
A droite, c'est un chant qui monte.

C'est là que rôde le sylvain,
Qui s'agrippe aux branches l'ondine,
Que d'étranges bêtes piétinent
Sur de mystérieux chemins.

On voit là-bas une chaumière,
Toute de guingois et qui n'a
Pas de fenêtres, de verrières,
Pas de portes, de cadenas.

Là, sur un rivage désert,
A l'aube sortent de la mer
Trente guerriers ; ils étincellent,
Et l'aîné modère leur zèle.

Là-bas, un beau prince royal
Fléchit la colère sauvage
D'une monarque et, sur les nuages,
Devant tout un peuple féal,
Apparaît un sorcier qui porte
Un chevalier de bonne sorte ;

Un loup est le seul serviteur
D'une princesse dans sa geôle
Et dans l'or un roi s'étiole.

Tout ça c'est russe et reste tel ;
J'y fus et j'y bus l'hydromel.
Dans cette anse où verdoie le chêne
Je vis briller l'or d'une chaîne
Et, sur la chaîne un chat savant
Marche nuit et jour en tournant.

Fiodor Tiouttchev473

Printemps

L'Hiver se fâche ! il a raison,
Son temps n'est pas près de renaître ;
Le Printemps heurte à la fenêtre
Et le chasse de la maison.

Tout vibre, à l'aube purpurine,
Sous la neige, linceul usé,
Et l'alouette au ciel rosé
Fait tinter sa claire clarine.

L'Hiver rage, sacre, dit non,
Comme un vieux roi qui gronde un page ;
Le Printemps fait plus de tapage
Et s'esclaffe au nez du grognon.

L'Hiver, la mine rechignée,
Tout en fuyant par le chemin,
Prend de la neige dans sa main
Et, traître, en lance une poignée...

Mais qu'importe au Printemps ! Pareil
À quelque rose enfant qui joue,
Il s'en lave en riant la joue,
Et n'en paraît que plus vermeil !

Ivan Tourgueniev474

Fédia

Il revient au village. Il ne va guère vite
Dans la nuit. Son petit cheval est fatigué.
Ils ont tourné la haie. Ils ont passé le gué.
Pas une étoile au ciel, ni grande ni petite.
Une vieille est au champ. « Bonjour, vieille ! --- Merci,
Eh ! c'est Fédia ? dit-elle en liant ses javelles ;
Où donc te cachais-tu, fils ?... ni vent ni nouvelles !
--- Où j'étais ?... C'est plus loin qu'on ne peut voir d'ici.

Mes frères sont-ils bien, et ma mère de même ?
Dis si l'izba, toujours debout, n'a point brûlé,
Et dis si Paracha --- des gens m'en ont parlé,
À Moscou, --- perdit son mari, l'autre carême ?

--- Tes frères sont gaillards, ta mère a le teint frais,
Ta vieille maison rit comme une ruche neuve ;
C'est vrai que Paracha, l'an passé, devint veuve,
Mais elle s'est remariée, un mois après. »
Il sifflotte tout bas, écoute le vent sombre,
Renfonce son chapeau, regarde le chemin.
Et, sans mot dire, après un geste de la main,
Tranquille, tourne bride et disparaît dans l'ombre.

SARDE

Enrico Costa475

Cagliari

Monarchie, sectaire, fêtarde,
généreuse dans les cérémonies et dans la courtoisie,
elle se mire dans la mer, et flirte
parmi les brocanteurs et l'aristocratie.

Sur les balcons à l'espagnole,
parmi les fleurs et l'étendue de linge,
les filles se tiennent debout et échangent des mots
avec ceux qui aspirent à l'amour dans la rue.

Et tandis qu'à San Remy
les gens se promènent en procession,
les gourmands passent et gavazza là-bas au marché.

Déjà fidèle aux vice-rois, Cagliari se heurte désormais
à ceux qui veulent la Madone sur une place
Et Sant'Efisio dans un carrosse.

Sassari

Fière, nerveuse, cynique, mordante,
entourée de sources et de doux ruisseaux,
la cité agricole s'étale
sur un lit de feuilles de vigne et d'oliviers.

Elle n'a jamais oublié, ancienne républicaine,
que son berceau était à Sant'Appolinare ;
Elle méprise tout, oderide - et elle était l'ennemie
du nombre de terres qui entourent la mer sarde.

Ce n'est pas Gentil -- son morveux
t'insulte, le grossier creuseur te rote au visage
et l'âne qui va à Rosello te bouscule.

Marraine de ses enfants, et d'une âme moqueuse,
elle se fiche du monde ; et ouvre le cœur,
plus qu'à Azuni, aux choux au saindoux.

Iglesias

Enceinte de métaux ; entretenue
par les riches Monteponi et par Masua ;
Distraite, paresseuse et bien nourrie,
elle est calme dans son palais.

Avec Alfonso et Ugolin elle a fait la dame,
Mais elle dédaigne les blasons et les louanges insensées...
Dorme maintenant, l'inerte ! -- et pour d'autres il travaille
La lime sourde que son ventre ronge.

Le jour de la fête, toutes les femmes en casquette sortent
et jettent
des regards furtifs aux ingénieurs et aux mineurs.

N'entendant d'autre voix que le grondement
De ses mines, Iglesias vit en paix
Avec un cœur de pierre et des entrailles de plomb.

Nouveau

Fille de la montagne, et mère bien-aimée
D'enfants agités et turbulents
A la merci d'elle-même
la ville des luttes et des lamentations est abandonnée.

Il y a des vins qui tuent un ivrogne ;
et des hommes bien plus forts que le vin ;
Le gouvernement leur a donné une prison,
Et la nature une pierre dansante.

L'amour a fourni aux femmes un corset,
Qui ferme le doigt, et provoque à la sortie
Les deux trésors du coffre rempli :

Je serais pour elles un accapareur cruel,
Prêt au chantage, et à renoncer à vie
Vin d'Oliena, soda à l'orange, et chérie !

Paola

Sandalia

Reviens-moi, retiens-moi ou prends-moi.
Il y a si longtemps, trop longtemps.
J'étais toi, ou peut-être tu étais moi.
Qu'importe.
Je t'aime, je te hais, je reviens, je repars.
Pourquoi ?
Dis-le-moi pour une fois !
Explique ma douleur, ma rage.
Raconte-moi ma fierté, la couleur de mes yeux,
Celle de ma peau.
Explique les tourments, de mon âme de mes rêves.
Conte-moi les histoires de ta nuit des temps.
Celle de tes vagues qui se déversent sur tes flancs,
Et qui emplissent mes yeux quand je te repense.
Est-ce que ton vide en moi.
Est aussi grand que le mien en toi ?
Sandalia, ma terre, ma perdue, ma promise.
Mon absence
Mon tout et mon rien
Mon début... et ma faim.

Remundo Piras476

L'ombre

Mama, je n'ai pas de photo de toi
Même si c'est toi qui m'a donné ton lait
Au fonds de moi, comme si tu étais en vie,
Je te vois
Et je cultive dans ma fantaisie,
Le souvenir que tu as laissé en moi
Depuis le fonds de ma mémoire,
Tu étais belle comme les fleurs de la montagne
Quand on se promenait dans la campagne
Quand je te voyais sortir de l'église
Je te regardais comme une colombe qui va s'envoler

Le mystère

Quant à moi-même je me demande
Il me semble que j'entends une voix au fonds de moi
Qui me dicte la conscience
Je te demande si c'est toi
Et si c'est toi,
Je te demande pourquoi tu ne te présentes pas
Pour que je puisse m'interviewer moi-même
D'où je suis arrivé et où je vais
Même mon être à moi m'est inconnu
Le jour et la nuit, je vis avec ça
Mais toi, qui es-tu pour répondre à mes questions ?
J'aurais voulu te connaître
Mais comment prétendre te connaître
Moi qui ne me connais même pas moi-même...

SCANDINAVES - DANOISE

Emil Aarestrup477

Mise en garde

L'écume qui couronne la mer,
La lumière qui colore la terre,
La masse des nuages qui là-bas
Se sont rassemblés en orage ;

Et l'immense arc-en-ciel,
Et toi et moi, mon amie,
Combien de temps, crois-tu,
Avant de se quitter, avant de disparaître ?

Une nouvelle vague viendra,
Seront vus de nouveaux jeux d'ombres,
D'autres nuages passeront
Et des éclairs, haut dans le ciel.

Nous allons périr, et nous évaporer,
Comme gouttes, là s'écoulant,
Comme disparaît l'arc-en-ciel,
Ce que nous voyons et rêvons.

Par conséquent ne trouble pas
La courte, et la belle errance -
Car il menace tout, il vient,
Le fatal changement !

Les mains derrière le dos

C'était donc chez elle
un droit inné à briller,
comme chez les autres
une compulsion innée à parler.

On pouvait éprouver de la joie à
asservir et à être dans le besoin, ainsi
qu'à chasser
et à compter son argent.

C'était une Vérité certaine !
Tu es né pour commander,
Il n'y avait aucun doute là-dessus,
nous autres pour obéir.

Hans Christian Andersen478

La mère avec l'enfant

Là-bas, où tourne le chemin,
Est une si belle maison.
Les murs sont un peu bariolés,
Et les fenêtres sont petites,
La porte est tombée à genoux,
Le chien jappe, misérable,
Sous le toit crient les hirondelles,
Le soleil baisse, etc.

Dans le soleil rouge du soir
La mère est assise dehors ;
Les joues s'enflamment deux fois rouges,
Et l'enfant est sur ses genoux.
Il est si vif et sain, les joues
Comme des pommes rouges, rondes !
Voyez comment, pour s'amuser
Elle tapote ses pieds.

Le chat est là, arrondissant
Le dos, gêné par un moustique ;
Il donne un violent coup de patte,
Refait le courtisan. La mère
Caresse les joues de l'enfant ;
Voyez comme il dort doucement,
Rêvant des anges magnifiques
Dans son joli petit berceau.

Herman Bang479

Ma mère

Dis-moi pourquoi je vois constamment
ton regard triste ?
Dis-moi pourquoi j'entends toujours
ta voix affligée ?

Mère - est-ce parce que
c'était la même misère
sous laquelle tu peinais,
contre laquelle je lutte ?

Etait-ce la même souffrance
qui t'apporta la mort,
la mort, la mort précoce,
celle de la fleur brisée ?

Je ne sais pas :
ta peine était muette.
 Mais moi, je voudrais tant, maintenant
poser ma tête contre toi,
tes mains caresseraient mes cheveux
et je confesserais ma détresse.

Qui sait ? Cela consolerait peut-être,
que ce soit la même misère,
qui peut donner la même mort.

Thorkild Bjørnvig480

Conversation

Notre vie : un prélude à des choses
qui n'auront jamais lieu ;
une affaire de sentiments que nous savons perdue d'avance,
tourmentée par un réflexe conditionné des temps naïfs,
un fardeau de mensonges
que nous traînons avec nous dans la langue :
justice, amour, sagesse, une pièce de fantômes.
Touchez le fond des choses. Exigez une preuve.

Décide-toi, ô cœur, à plus que tu ne sais et ne vois ;
notre vie : un prélude infini qui apprécie, crée.
Est-ce que la vérité coïncide
avec nos déceptions,
avec nos défaites et nos souffrances ?
Est-ce que la mort est la plus profonde des vérités ?
Pouvons-nous languir de quelque chose d'inexistant
derrière le théâtre oscillant des désirs ?
Ça existe. Acceptons-nous d'en payer le prix ?

Steen Steensen Blicher481

Prélude

Le temps approche où je devrai partir,

J'entends les voix de l'hiver ;
Je ne suis ici que de passage,
Et j'ai autre part un foyer.

Je savais depuis longtemps que je partirais ;
Mon cœur n'est pas lourd,
Et donc, tout aussi heureux qu'avant
En allant je chante.

Je pourrais chanter plus souvent, peut-être,
Sans doute aussi un peu mieux ;
Mais il m'a fallu voir le jour sombre,
Et les tempêtes ont déchiré mes lèvres.

J'ai voulu dans la nature divine
Tendre mes ailes avec liberté,
Mais ma cage enneigée
De tous côtés m'a retenu.

J'ai voulu des hauteurs du ciel
Envoyer les chants les plus gais ;
Mais je dus pour le gîte et le couvert
Rester pauvre, endetté, prisonnier.

Il est temps cependant pour quelques réconforts,
Et je jette un coup d'œil hors de cette prison
Et je lance parfois ma voix mélancolique
A travers les barreaux, avec aspiration.

Écoute ! Ô passant, cette chanson,
Tu t'écartes si peu de ton chemin !
Dieu sait, que c'est peut-être la dernière fois
Que tu entends le chant du condamné.

J'ai le sentiment, que très vite, ce soir
La grille va se briser ;
Et je veux chanter un triste adieu :
Ce sera peut-être le dernier.

Sophus Claussen482

Rêve

Il est des chants sur le rêve en des mots riches de parfums.
- Les rêves sont les anges du diable sur terre. 
Ils trompent, que le diable se moque mieux,
chantant sur le désir, pour dénuder un vice. 
La joie devient sauvagerie, et la sauvagerie malheur,
brûlée dans les flammes infernales des rêves.

Ecbatane

Je me souviens de ce printemps, quand mon cœur
conçu un rêve et quémandait une rime,
dont la gloire devait s'écouler, de je ne sais où,
comme lorsque le soleil se couchait à Ecbatane.

Un moqueur me suppliait de mettre
l'accent sur le mot d'Ecbatane.
Le fou des auriges, il ne savait pas combien
le cœur bat d'amour à Ecbatane.

La ville des terrasses aux mille tentacules,
Aux passages secrets, aux murs vertigineux -- cela se passait
dans l'arrière-pays de la Perse, où les roses sont profondément,
enfouies dans les mémoires  -- Ecbatane

Lointain déjà se trouvait le printemps, quand mon âme d'alors
rêvait de roses et de rimes impossibles,
même si l'air était léger, léger comme
ce soleil  qui disparaissait derrière Ecbatane.

Mais le rêve a voyagé un printemps à Paris, quand le monde était
profond, assyrien et sage
un monde qui saigne comme saigne l'antiquité de jadis ...
Je l'ai vécu ce jour à Ecbatane.

Mon âme doucement flottait comme les sons du syrinx
jusqu'à la tombée du soleil qui colore les couronnes des parcs
et son cœur s'endormait dans sa majesté -- à partir du
coucher de soleil sur Ecbatane.

Mais les traditions ? la bravoure orgueilleuse ?
de nouvelles et étranges choses à partager ?
Une crainte, une folie en écriture cunéiforme
sur ce corps de reine -- Ecbatane --

Mais la rose, la plus chère, le monde l'a rêvée,
une vie de plaisir -- qui savait ?
Un signe seulement, une fleur donnée pour le spectacle
à un festin royal à Ecbatane.

Comme j'ai grandi patiemment et fièrement. Je rêvais
un bonheur profond que quelqu'un a détourné.
Laissez les eaux des inondations me porter loin d'ici
-- Je l'ai vécu ce jour à Ecbatane.

Inger Christensen483

Lumière

Je reconnais là une clairière dans la langue les mots refermés sont là pour être aimés pour être répétés jusqu'au simple
Un cygne replié sur un œuf est encore en nous un écho de création
Et le cygne enlève ton œil vers le soleil encore une fois présage d'un miracle
On peut dans le mot reconnaître la lumière acte incroyable de l'homme à la femme
Un mot qui change ton âme en cygne : juste asse simple pour former un œuf.
La langue qui se replie dans l'œuf, ses ailes portent de la naissance à la lumière
Et le soleil est là pour être aimé.
Je pense un soleil un cygne, une démence une matière qui luit sans matière et balance indéfiniment la lanterne du hasard
Une lumière est un miracle si corporel quand l'éternité se condense approche et ne tue pas
 Je pense un masque de soleil marbré un costume de plumes raides et de matière grise
Que la mort soit si froide
Je pense un miracle le cœur est une lanterne que le hasard balance entre ce moi et rien dans la démence de la lumière
Je pense une lumière le soleil est plus fort lucide je comprends la chute des corps des flocons de lumière tournoient sur eux-mêmes
 Je pense une promesse pareille à la pureté la lumière nous a donné des ailes plus fortes qu'au soleil dans l'espace pour le fait de mourir
 A part ça rien, le corps à peine éclairé par sa promesse diffuse jamais le moindre mur et seule chose durable : je pense une lumière
Croître est une chose de même nature
Je pense un arbre un oiseau, une image traversant toutes limites des ailes écrivent la croissance du rêve
Où tu es tombé
Le sommeil a d'autres gouffres il délie les vents du déjà délié
 Je pense un chagrin où il est tombé l'oiseau encore a suspendu un nid aussi grand que le ciel et mon âme l'habite
Croître est une chose peut-être la même qu'habiter le rêve
Aucun chagrin n'empêche l'oiseau et l'image
Répète pour moi ceci suffit ceci est la lumière fumante du corps ceci est maintenant
La poussière n'a aucun écho désespérant notre seule vie est la rose de vie que nous aimons
Répète le mon amour la lanterne que tu balances autour de moi sans bruit c'est une fois encore un enfant qui commence

Tove Ditlevsen484

Le trio éternel

Il y a deux hommes dans le monde, qui
sans cesse croisent mon chemin,
le premier est celui que j'aime,
le second m'aime.

Le premier est dans un rêve nocturne,
il réside dans mon esprit sombre,
l'autre se tient près de la porte de mon cœur,
je ne lui ouvre jamais.

L'un me donna un souffle printanier
de bonheur, vite enfui,
l'autre me donna toute sa vie
et n'eut pas en retour une heure.

L'un bruit dans le chant du sang,
où l'amour est pur et libre,
l'autre fait un avec le jour triste
où les rêves sont noyés.

Chaque femme se tient entre eux deux,
aimant, aimée et pure --
chaque cent ans cela peut arriver
qu'ils ne fassent plus qu'un.

Tom Kristensen485

Herbe

L'herbe est étrangement grande pour moi,
étendu le nez contre la terre.
Si je me penche aussi bas que je peux
mon monde s'agrandit.

Sous les palissades pointues et vertes
je m'arrête. Ici je vais rester.
Je ne crains pas de me perdre dans l'obscurité brillante !
Je ne crains pas de me perdre dans la paille !

Dans les salles de paille s'élevant
est une voix qui réveille, appelle,
de plus en plus fort : tu viens maintenant
tu viens, tu viens, tu viens maintenant,
- toi maintenant.

Et en guise de réponse
sonne une claire voix
d'enfant, claire en moi, merveilleuse :
non, oh non, pas encore ! non, oh pas encore !
Mais quand ma folie sera partie,
quand mes rêves de grandeur seront partis,
alors je vais venir, alors je vais venir,
alors je serai petit et heureux, bien assez.

Nis Petersen486

Printemps dans le fjord Mariager

Deux papillons dorés se sont trouvés,
et huit ailes dorées les emportent ;
une petite souris de forêt en a trouvé une autre,
et ils - alors oui, ils sont tentés par le diable,
et la vie est courte, bien trop courte.

La vierge tissait d'un fil de soie
si habilement, que cela tournoyait autour d'elle.
Deux pics verts cognaient comme en jouant,
tant que le coucou vertueusement les vola -
le nid rempli de choses jouant du bec.

Là croissaient anémones et primevères,
et l'herbe aux coucous sur la terre,
- là vinrent des centaines de millions
de riantes fleurs jeunes filles, enjouées, douces,
et des fleurs jeunes hommes riant, enjoués, doux.

Car c'était le printemps, et c'était le vacarme
en chaque aperçu de l'œuvre du soleil,
et sur une touffe d'herbe dans la chaleur
était assise l'amie du forgeron, le décolleté ouvert
elle décousait une petite robe.

Ole Sarvig487

Mon chagrin

L'étrange villa ancienne de mon chagrin
avec de froides vérandas au nord
et des tourelles inutiles !

Toujours à l'ombre
d'un jardin de pins parasols vert sombre,
oubliée, recouverte de verdure,
évitée par les hommes.

Là je vais seul
dans les chambres humides et mal isolées,
dans le calme boueux,
seulement brisé par les craquements
des insectes dans les murs,
- les petites créatures crissantes,
qui dans cent ans
auront fait de la maison un tas de cendres.

SCANDINAVES - FINLANDAISE

Frans Mikael Franzén488

Selma

C'était là, près de cette source,
Pourrai-je jamais l'oublier  ?
Voyez, ses bulles d'argent courent
Entre les mêmes fleurs encore.

Robe pourpre à la fin du jour
Etendue sur le ciel à l'ouest.
Entre les trembles je voyais
Le visage de la lune.

Las de chanter, de disparaître,
Le chanteur du printemps sombra,
Sombra mais pour de son aimée
Avoir un baiser, et bien plus.

Cette vue, qu'elle me touchait !
Mon cœur pourtant me semblait vide :
Personne, là, pour m'écouter,
Personne, pour me récompenser.

La lyre me tomba des mains ;
La couronne, avec joie nouée,
Je la jetai, et dans le sable
Volèrent les débris de feuilles.

Mais que vois-je ? est-ce délire ?
Est-ce vrai ? De nouveau entière
La couronne est près de ma lyre,
Avec une branche de Myrte.

Uuno Kailas489

Le regard de l'enfant

Il n'y a rien de plus pur que ton regard :
à travers lui je vois un paradis perdu
avant que n'advienne la chute.
  Hélas, l'image sale et impure du monde
comme une peste un jour rongera ton regard !
Tu verras un jour, comme je l'ai vu,
toute beauté te fuir.
Disparaître ta mère, mourir ton frère.
Tu verras le cœur des hommes se révéler bestial ;
tu verras le visage lépreux de la vie devant toi.
Ta jambe, elle aussi, sera saisie par la souillure du marais
oui, tu seras comme un chien pour les autres chiens, ayant rejoint
ceux qui dans la vie sont salis et salissent.
  Mais peut-être aussi que dans le désert de tes yeux
par un miracle : à travers le clair regard d'un enfant
de nouveau se révèlera la beauté ensoleillée
comme une vision de la vie, qui en sa ronde
toujours revient à la pureté, et plus pure encore,
au plus profond, au commencement, qui est la beauté.
  Et tu verras : toute illusion, toute laideur - ta propre laideur -
n'était pas plus durable ravage de la beauté de la vie
que le galet oublié lancé dans la mer,
qui dans le calme, merveilleusement, complète le tout.

Aleksis Kivi490

Ennui

Quelle obscurité autour de mon âme
Comme un soir d'automne en un pays désert ?
Inutile toute fatigue,
Inutile toute lutte
Et le monde, inutile !

Du ciel
Je ne veux pas, ni de la nuit de la Géhenne,
Ni d'une femme dans mes bras.
Que mon destin soit :
Hors de la douleur de savoir,
Que tout me soit silence vide.

Mes amis !
La dernière fois je vous implore,
Ecoutez ce que je demande :
Dans la maison de la mort
Un logement pour un jeune homme,
Trouver un refuge en la terre.

Alors creusez maintenant
Mon tombeau à l'abri des saules
Et recouvrez-le d'un drap noir,
Puis pour toujours
Quittez mon domaine :

Qu'un tertre jamais
Ne s'élève sur ma tombe.
Mais que la terre durcisse.
Pour que personne ne sache
Que le lieu de mon repos
Est là, sous le saule pâle.

Veikko Antero Koskenniemi491

Finlandia

Finlande, Voici, ton jour se lève maintenant,
la menace de la nuit a été chassée.
L'alouette appelle à travers la lumière du matin,
le bleu du ciel permet d'avoir son chemin,
et maintenant au jour les pouvoirs de la nuit ont sombré:
ton jour se lève, Ô notre Finlande!
Finlande, Lève-toi et élève-toi au plus haut
ta tête maintenant couronnée de mémoire puissante.
Finlande, Lève-toi, car au monde tu cries
que tu as rejeté ton esclavage,
sous le joug de l'oppression, tu ne mens jamais.
Ton matin est venu, O notre Finlande !

Eino Leino492

Hymne au feu

Ce qui est feu doit servir le feu.
Ce qui est terre doit retourner à la terre.
Mais qui veut monter vers le ciel,
Qu'en lui résonne l'écho du kantele :

Que sommes nous ? Seulement des cendres, seulement de la poussière ?
Pas exactement : la pensée monte de la terre.
Devenir cendres, tel est ton destin,
Il sera donc bien assez tôt de brûler.

Ce qui brûle ? La substance. Qui la brûle ?
Dieu, l'Esprit, le feu éternel.
Quelle bonne fortune que d'être cet humain charbon,
D'un si long rêve dans les entrailles de la terre.

Réveille l'éclat, le travail, la bataille,
Quand Dieu appelle, suis le soleil,
Réalise les rêves des siècles
Imaginés jadis par nos pères.

Qu'il est court le beau temps de la vie.
Ainsi, que les flammes nous prennent,
Et que le feu s'élève haut !
La terre reste au sol, l'esprit va dans le ciel.

Elias Lönnrot493

Le Kalevala Chant 1 (extraits)

Le désir têtu me démange,
l'envie me trotte la cervelle
d'aller entonner la chanson,
bouche parée pour le chant mage
égrenant le dit de ma gent,
la rune enchantée de ma race.

Les mots me fondent dans la bouche,

grains de gorge, pluie de paroles,
ils se ruent, torrent sur ma langue,
ils s'embruinent contre mes dents.

Petit frère, mon frérot d'or,
mon beau compagnon de jeunesse !
Fais-moi compagnie pour le chant
viens-t'en me joindre au jeu des runes
car nous sommes ce jour ensemble
après maint jour en d'autres bords !

Rare est le jour qui nous rassemble,
le temps que nos chemins se croisent
en ces confins de pauvres terres,
champs de Norois, terres piteuses.
(...)

Mon père les chantait jadis
en taillant un fût de cognée,
ma mère les a dévoilés
quand elle torsait la quenouille,
moi le marmot sur le plancher
je tournaillais dans ses jupons,
méchant moutard, barbe de lait,
tout menu, bouche en caillebotte.
Or je sais tant d'autres paroles,

secrets appris par devinades :
ripés sur le bord des chemins,
cueillis dans la brande aux bruyères,
dans les fourrés, griffe brindille,
racle ramille à la ramée,
tous grattés au ras des fenées,
tous agrippés dans la cavée
quand j'allais la sente en berger,
 gamin, aux pasquiers du bétail
dans les touffes coiffées de miel
par les buttes, les cimes d'or
derrière Muurikki la noire,
avec Kimmo, la panse caille.

Le froid m'a fredonné la rime
et la pluie m'a versé les runes.
Le vent m'a soufflé d 'autres chants,
la houle en mer les a drossés.
Les oiseaux picoraient les mots,
mainte parole en cime d'arbres.
Je peux chanter la rime bonne,
je la chantourne toute belle
pour une miche en mie de seigle
et la bière brassée de !'orge.

(...)
La vierge vit, fille du ciel,
dame belle de la nature.
Elle vit pure des semaines,
jour et jours en vie de pucelle
dans les plessis larges du ciel,
plessis larges, l'enclos de plaine.

Elle se languit chaque jour,
peine étrange, elle vit d'ennui,
toujours seule à couler ses jours,
elle vit, pucelle sans rire,
dans les plessis larges du ciel,
plessis larges, plaine béante.

Vient le vent par grande rafale,
l'air mauvais levé du levant ;
il dresse la mer en remous,
la chahute en vagues rageuses. 
Or donc le vent berce la fille,

la vague drosse la pucelle
sur les reins bleus tout à l'entour,
par les vagues coiffées d'écume :
lui vente un feton dans le ventre,
la mer engrosse la pucelle.

La vierge va, mère de l'eau.
Nage au levant, nage au ponant,
nage au norois, jusqu'au midi,
par tous les rivages du ciel,
giron taraudé par le feu,
peine lourde en son ventre plein ;
mais point de naissance à venir,
le feton de rien ne choit guère.

La pucelle roule en sanglots,
parle en sanglots, gémit ces mots : 
« Ô misère, jour de mes jours,
quelle menée, fille de guigne !
Me voici mise en male route :
« Je saurais des jours bien meilleurs
à vivre en pucelle du ciel,
des jours meilleurs que cette vie,
mère des eaux pour la dérive :
ici ma vie est de froidure,
âpre sente et chemin de peine,
et les vagues sont mon logis,
les trouées d'eau mes routes larges.

Le temps passe, le temps s'avance,
les années chassent les années
sous le feu du soleil nouveau,
les lueurs de la lune neuve.

La mère de l'eau nage encore,

dame de l'eau, vierge de l'air,
nage toujours par les eaux calmes,
dans les houles coiffées de brume,
devant elle la vague molle,
et devers elle le ciel clair.
Elle commence les genèses,

elle engendre ses créations,
sur la mer à l'échine claire,
le grand largue en plaine béante. 
Elle tourne la main par-ci,

ce sont des caps à sa caresse ;
elle boute son pied par-là,
les fosses pour le frai se creusent ;
elle gauille la vague en bulles
et ce sont les gouffres profonds.  
Puis courbe ses reins vers la terre :

ce sont les rives, grèves lisses ;
se retourne pieds contre terre :
ce sont frayères de saumons ;
pose sa tête contre terre :
ce sont les baies, bâillées de terre.  
Lors elle nage loin de terre,

elle fait halte vers le large :
ce sont les récifs de la mer,
les brisants cachés sous la vague
pour le naufrage des navires,
la malemort pour les marins.  
Ainsi les îles sont brossées,

les récifs piqués sur la mer
et fichés les piliers du ciel,
terres, contrées sont dépariées,
les traits sont tracés sur les pierres

Johan Ludvig Runeberg494

Depuis je n'ai rien demandé de plus

Pourquoi le printemps est-il si fugace,
Pourquoi l'été ne dure-t-il pas ?
J'y pensais souvent autrefois,
Questionnant, nul ne répondit.

Depuis celui que j'aimais m'a trahie,
Sa chaleur est devenue froidure,
Son été est devenu hiver,
Depuis je n'ai rien demandé de plus,
Mais j'ai su simplement
Et profondément
Que la beauté est périssable
Que la douceur ne dure pas.

Pentti Saarista495

Matin

En cette rue je ne suis jamais allé,
cette rue donc n'existe pas.
Il n'y eut pas de matin, ni de brume,
il n'y eut pas les bruits des embouteillages,
il n'y eut rien du tout.
Je n'ai pas ouvert la porte sur cette rue étrange
rien ne semblait tiré d'une mauvaise et courte histoire,
il n'y eut pas de vains souvenirs,
ni parcs aux brumes matinales.
 Le cœur d'un certain homme fut laissé
devant la porte d'une certaine maison.

La maison qui n'existait pas,
et dont il ne me fut donné de sortir.
Nulle femme n'est demeurée assise
les yeux baissés dans un petit appartement
et n'est restée sans mot dire.

Zacharias Topelius496

Tu es mon repos

Tu es mon repos, ma consolation, ma liberté,
Mon ciel doux, mon espoir, ma foi,
Le refuge de mes désirs, chaque souffle...
Viens aujourd'hui contre moi, dans mes bras !

Mon âme est lasse, mon désir prêt ;
Laisse-moi reposer contre toi, tendrement !
Tu es ma vie, mon heureux souci...
Jusqu'au soir de la vie demeure près de moi !

Bien contre toi, aimée serre-moi !
Donne-moi encore tous les doux noms !
Au matin pur mon sanctuaire,
Mes bras sont vides, mon âme est seule.

Ô tu es riche et chaleureuse,
Mais je suis triste... Ne me fuis pas !
Regarde-moi, mon seul repos !
Laisse-moi vivre tout près de toi !

Notre pays (hymne finlandais)

Oh, notre pays, Finlande, pays natal !
Résonne, ô parole d'or !
Nulle vallée, nulle colline, nulle eau, rive,
N'est plus aimée que cette demeure dans le Nord.
Cher pays de nos pères. ...
Ta floraison, de son bouton,
De nouveau va éclore.
Notre amour fera ressurgir ton espoir,
Ton triomphe dans leur splendeur.
Et un jour ton hymne,
Ô patrie, au plus haut retentira

Josef Julius Wecksell497

Etait-ce un rêve ?

Etait-ce un rêve de croire qu'un jour
j'étais l'ami de ton cœur ?
Je m'en rappelle comme d'un chant terminé,
dont les cordes vibrent encore.

Je me rappelle une rose, rose par toi donnée,
un regard si sensible et tendre ;
je me rappelle aussi d'adieux, qui resplendirent,
si tout cela n'était qu'un rêve ?

Un rêve court comme la vie d'une anémone
dans un champ vert de printemps,
dont la beauté vite se fane,
avant des milliers d'autres fleurs.

Mais de nombreuses nuits j'entends bien une voix
près d'un ruisseau amer de larmes :
cache profondément ce souvenir en toi,
il fut ton plus beau rêve.

SCANDINAVES - ISLANDAISE

Stefán Hörður Grimsson498

Refrain

Toi impatience du sang sombre
et poison des os fins,
toi qui viens sans forme
et tiens les portes de la joie
entr'ouvertes. 
Incertitude, incertitude,
comme sincèrement je te hais.
Mais je jour où je te tuerai,
mon cœur se brisera.

Hulda499

Comme d'un calice de fleur

Comme d'un calice de fleur
les larmes bleues de la rosée,
ainsi disparurent mes peines
lors des jours clairs de mon enfance.
Mais à présent loge un désir
dans le trop plein de mon esprit,
il est comme un puits recouvert
qui ne fut jamais révélé.

Matthías Johannessen500

Images dans l'eau

Nous avons pris ce chemin l'an dernier,
nous vîmes les arbres se refléter
dans le ruisseau
se refléter la jeune feuille,
que le ruisseau emportait -
mais après la nouvelle feuille
n'était pas consciente de cela.

Nous prîmes encore le même chemin,
nous reflétant dans le ruisseau
nous vîmes notre image vieillir,
vieillir et courir vers la mer -
image qui nous le savions
ne reviendrait jamais.

Hjálmar Jónsson501

Dit dans le silence

Je connais le ton de ces notes,
nul besoin d'en dire plus ;
proche, le tonnerre de la mort et du jugement
résonne à mon oreille. 
Tant de choses je guette,
qu'il serait bon de rappeler ;
mais condamné, j'ouvre mes yeux
devant toute la nature.

D. Stefansonn502

Le feu dans les cendres se cache

Le feu dans les cendres se cache,
l'amour en l'âme silencieuse.
- Je lève pâle la coupe
et je bois à ta santé. 

Autrefois nous buvions près du feu
d'une coupe de vin empoisonné.
Je jurai de ne jamais écrire
de poèmes d'amour pour toi. 

Je bois la lie en silence
à ta santé, à celle de la mort.
- Le feu se cache dans les cendres
l'amour en l'âme silencieuse.

Bjarni Thórarensen503

Le vent d'ouest

Toi, qui au printemps
d'un souffle chaud
te cogne aux flancs des montagnes,
enveloppe les cimes glacées
glisse sur les pics enneigés
et les couvre d'un voile vert,
t'es-tu rappelé, vent d'ouest,
de notre conversation ?

As-tu des mers du sud
apporté comme promis
le baiser de mon aimée
aux joues colorées, l'as-tu apporté ?

J'ai trouvé le baiser de ton aimée
aux joues colorées,
je l'ai porté par-dessus les flots,
à travers l'air éblouissant,
pourtant ne sois pas en colère
bien que je l'aie laissé.

Car j'ai trouvé en un bosquet
un beau lys,
à la tête penchée,
condamné à mort,
cette beauté de feuilles me demanda
de le sauver ;
j'oubliai ma promesse
et lui donnai le baiser.

La vie disparue, partie,
releva la tête
par l'amour donné le plus fervent
et elle me sourit.
La vie me remercia
de ce tendre baiser.

SCANDINAVES - NORVÉGIENNE

Ivar Aasen504

Manque

Je le sais, il est un trésor,
que je puis bien posséder ;
cela ne nuirait à personne,
si je dépensais ce trésor.
Le trouverais-je, tout serait bien :
je serais riche, heureux aussi.
Mais je ne sais pas pourquoi,
il ne sera jamais trouvé.

Je le sais, il est une ville,
peut-être même près d'ici,
sûrement j'y serais heureux
oubliant toutes mes angoisses.
Arriverais-je là, j'aurais
tout ce qui me manque le plus.
Mais là est bien tout le malheur :
jamais ne trouverai la ville.

Je le sais bien, il est un cœur
qui a la même aspiration,
même désir, indignation
même souvenir et espoir.
Le trouverais-je, tout serait juste,
et la vie passerait légère.
Mais c'est le pire à rappeler :
jamais je ne le trouverai.

Olaf Aukrust505

Une branche nue

Une branche nue avec des baies rouges
et une riche de feuilles et de fleurs,
chacune est belle à sa manière
pour qui juge - avec sensibilité.

L'une donne un parfum,
et douce en est la fleur.
L'autre donne le sang de son coeur
quand fuient le feuillage et les vents d'automne.

L'une brille et rayonne,
l'autre brûle et mûrit
et donne à la fin le sang de son coeur ;
là lourde de baies elle penche.

Je t'ai donné celle avec les fleurs.
Je te donne celle avec les baies.
Laquelle est la plus riche, tu le verras
un peu plus tard, sur le chemin.

Bjørnstjerne Bjørnson506

L'arbre

L'arbre se tenait là, avec feuilles, bourgeons.
«Puis-je les prendre ?» demanda le gel.
«Non, mon cher, laisse-les tranquilles,
jusqu'à ce que viennent les fleurs !»
pria l'arbre en tremblant des racines à la cime.

L'arbre eut des fleurs, et les oiseaux chantèrent.
«Puis-je les prendre ?» demanda le vent, soufflant et s'agitant.
«Non, mon cher, laisse-les tranquilles,
jusqu'à ce que viennent les baies !»
pria l'arbre, vibrant dans le vent.

Et l'arbre eut des baies sous l'œil du soleil ardent.
«Puis-je les prendre ? », demanda la jeune fille, si jeune et vive.
«Oui, ma chère, tu peux les prendre,
autant que tu en désires !»
dit l'arbre, offrant ses branches lourdes de fruits.

Une vue

Le soleil du soir n'apporte jamais
de consolation à ma fenêtre,

Le soleil du matin s'envole ailleurs ;
- Voici toujours des ombres.

Soleil tombant librement,
Ne trouveras-tu pas ma chambre ?
Ici quelques rayons atteindraient un esprit,
Dans une ombre épouvantable.

La joie du soleil du matin,
Oh, tu es mon enfance brillante ;
Pendant que tu joues pur et blanc,
je pleurerais de tristesse.

Le soleil du soir pleure,
Oh, tu es le repos du sage ;

Plus loin ! Puis de l'ouest
Salue ma fenêtre en souriant !

Le soleil du matin chante,
Oh, tu es le fantasme
que le soleil libère un monde heureux,
Au-delà de l'aile de mes pouvoirs.

Le soleil du soir est calme,
tu es plus que le repos de la sagesse,
la foi chrétienne la plus bénie brille en toi :
Calme l'émeute sauvage de mon âme !

Claes Gill507

Portrait 1

Comme si tes yeux avaient tout vu :
doucement tu tournes à demi la tête
écoutant de loin une parole qui est dite
quelque part dans l'espace : sur le malheur du cœur,
comme muet il courbe l'arc tendre de ton cou
arc sur le point de se rompre du désir --- et voyez !
sur le soir de la fenêtre de clair avril
se dessine indistinct ton profil
la gorge tendue au-dessus du repos de la nuque...

Nordahl Grieg508

Aux jeunes

Face à tes ennemis
De toutes parts la bataille est menaçante
Maintenant prends position

Craignant ta question sans défense, ouverte
Avec quoi dois-je me battre ? Où est mon arme ?

Voici votre plan de bataille, voici votre bouclier
Foi en cette vie qui est la nôtre, le bien commun

Pour le bien de tous nos enfants, sauvez-le, défendez-le,
Payez n'importe quel prix, ils n'y mettront pas fin

Des piles soignées d'obus de canon, ramez sur le rang
Mort à la vie que tu aimes,
Tout ce que tu sais

La guerre est un mépris de la vie, la paix est une création
La marche de la mort est arrêtée par la détermination

Nous méritons tous le monde,
Récolte et semence
La faim et la pauvreté sont nés de la cupidité

Ne détournez pas votre visage des besoins des autres
Tendez la main à tous vos frères

Voici notre vœu solennel,
De terre en terre nous protégerons notre monde
De la main des tyrans

Défendez le beau, doux et innocent
Comme n'importe quelle mère prendrait
soin de son enfant.

Inger Hagerup509

Bonheur

Qu'est-ce que le bonheur?
- C'est de marcher sur un sentier montagne herbu
en vêtements d'été, légers,
de gratter ses piqûres de moustiques fraîches
en réfléchissant indolemment,
être jeune, très riche
d'amours non vécues.
C'est de recevoir une toile d'araignée aussi légère qu'une étoffe
vaporeuse telle une çaresse sur la bouche et la joue
et penser un peu à la pluie et au beau temps.
Peut-être attendre une lettre.
Demander conseil aux marguerites
et peut-être oui - peut-être non-
qu'il m'aime-qu'il ne m'aime pas.
Ne pas encore te connaître.

Le jour neuf

Le jour neuf est encore sans visage.
Enveloppé dans une cape d'étoiles
il file vers la terre. Puis il jette
sa cape et paraît là, superbe, nu,
les mains emplies de soleil.
Entre les extrémités de ses doigts
il laisse les heures de l'éternité s'égoutter.
Il lave les montagnes de son sourire éblouissant
et, sur ses épaules blanches, porte
mille chagrins inconnus.

L'amour mourra aussi

Tue-moi, dit-elle, car la mort
nous possède quoi qu'il arrive.
Plutôt que d'être abandonnée par la vie,
Je l'abandonnerai moi-même.

L'amour mourra aussi
sans jamais revenir.
Mon amour, laisse-moi le précéder.
Laisse-moi mourir avec lui!

Je suis le poème que personne n'a écrit

Je suis le poème que personne n'a écrit.
Je suis la lettre qu'on brûle sans cesse.

Je suis le sentier jamais emprunté,
la note sans mélodie.

Je suis la prière de la lèvre muette.
Je suis le fils d'une femme non née,

une corde qu'aucune main n'a encore tendue,
un brasier jamais encore allumé.

Réveille-toi ! Délivre-moi ! Soulève-moi !
des terres, des monts, de l'esprit et du corps !

mais rien ne répond à mes prières.
Je suis les choses qui n'arrivent jamais.

Olav Håkonson Hauge510

Demande au vent

Si T´ao Ch´ien vient
un jour en visite, je lui
montrerai des cerisiers et mes pommiers,
j´espère qu´il viendra plutôt au printemps
quand ils sont en fleurs. Après nous irons nous asseoir à l´ombre,
avec un verre de cidre, je pourrai peut-être lui montrer
un poème - si j´en trouve un qu´il aime.
Les dragons qui crachent au-dessus d´eux dans le ciel leur fumée et leur poison
glissaient de son temps plus en silence,
et davantage d´oiseaux gazouillaient.
Il n´y a rien ici qu´il ne pourra comprendre.
Plus encore qu´avant il a envie de se retirer
dans un coin de jardin comme ici.
Mais je ne sais s´il le fera en bonne conscience.

Le vent le plus faible
qui va partout,
il apporte souvent
la réponse,
si on lui demande.

Le quotidien

Mais on peut vivre
aussi au quotidien,
le jour tranquille et gris,
éplucher des pommes de terre
ratisser des feuilles
porter du riz,
il y a tant de choses à penser en ce monde,
une vie d´homme ne suffit pas.
Après l´effort tu peux te cuire un morceau de lard
et lire des vers chinois.
Le vieux Laërte taillait des églantiers
et des figuiers,et laissait à Troie les héros s´entre-tuer. 

Knut Hamsun511

Ainsi je vagabonde encore

Que veut mon cœur, où vont mes pas ?
La forêt sera solitaire ?
Je viens de laisser ma maison,
je flâne à travers les villages
et je m'arrête tard la nuit.

Je vois un monde qui sommeille,
si silencieux à mon oreille.
La ville est si grande et si grise
et tous, oui, tous veulent y aller,
et mon amour, que vais-je faire ?
Un bruit ? Est-ce le clocher sur la colline ?

Ainsi je vagabonde encor dans la paix de la forêt
en pleins minuits.
Je sais l'endroit qu'un merisier parfume
où j'étends ma tête dans la bruyère
où je m'endors dans la forêt sauvage.
 Un bruit. C'est le clocher sur la colline.

Henrik Ibsen512

Avec un lys d'eau

Vois, mon amie, ce que j'apporte :
la fleur ailée de blanc. Portée
par les calmes courants, flottant
lourde de rêves au printemps.

Si tu veux l'emmener chez toi,
mets-la sur ton sein, mon amie,
dès lors sous sa feuille se cache
une onde profonde et calme.

Mais prends garde, enfant, au courant,
c'est dangereux, de rêver là ;
l'ondin fait mine de dormir
et les lys d'eaux jouent au-dessus.

Enfant, ton sein est le courant.
C'est dangereux de rêver là ;
les lys d'eaux jouent là, au-dessus,
l'ondin fait mine de dormir.

Projets

Je me le rappelle si nettement --- comme si cela venait d'avoir lieu.
Le soir où je vis dans le journal mes premiers vers imprimés ---
Assis dans ma tanière, lançant des spirales de fumée,
Je rêvais, je musais, radieux dans mon contentement.

J'édifierai un château, un château par delà des nues. Il luira sur le Nord.
Il aura deux ailes, une petite et une grande.
La grande hébergera un immortel poète,
La petite servira de demeure à une fillette.

Ce plan me souriait, charmante en était l'harmonie,
Mais des dérangements sont advenus depuis.
Lorsque le maître se fut assagi, le château se trouva absurde :
La grande aile était trop petite, la petite aile tombait en ruines.

Dans la galerie d'images

Avec sa palette chargée elle s'est assise, comme je passais,
Jeune fille délicate, devant un Vieux Maître.

Sur quel sommet de montagne se penche-t-elle ? Ah,
elle copie parfaitement la Madone de Murillo.

Mais ravi et débordant le calice plein des yeux dit
Le cœur qui construit en rêvant ses palais féeriques.

Dix-huit ans passés avant de revenir,
Saluer les chères vieilles scènes avec nostalgie.

Avec sa palette chargée elle s'est assise, comme je passais,
Jeune fille fanée devant un Vieux Maître.

Mais que fait-elle ? la même chose toujours,
Poursuivant vivement ce même Murillo !

Son poignet ne faiblit jamais ; il la garde, ce pauvre poignet,
Avec des panneaux pour les autels et des torchis pour le touriste.

Et c'est ainsi qu'elle a peint au cours d'années sans éclat,
Jusqu'à ce que ses espoirs se soient évanouis et que ses cheveux aient blanchi.

Mais ravi et débordant le calice plein des yeux dit
Le cœur qui construit en rêvant ses palais féeriques.

Disparue

Dernière invitée attardée,
Accompagnée jusqu'à la porte
Au revoir et le reste
Le vent de la nuit l'a avalée.

Maison, jardin, rue,
Étaient décuplés d'ombres,
Où ses doux accents
M'avaient laissé leur musique.

Ce n'était qu'un festin
A la tombée de la nuit
Elle n'était qu'une invitée
Et maintenant, elle est partie.

Jorgen Moe513

Un jeune bouleau

Un jeune bouleau près du fjord
se tient près du miroir de l'eau.
Il est devenu grand et beau
les années où j'ai vécu là !
Maintenant le tronc blanc s'élève
couronné sur la rive basse.
Mais ne crois donc pas, qu'il parade -
il ne s'en préoccupe pas.

Sous l'œil de Dieu, et de chaque homme
il croît, tandis que les jours passent,
et chaque branche, qui s'élève,
invite tous les chants d'oiseaux.
Ce bouleau cependant s'étonne,
il connaît mal son rang, s'incline
devant le murmure de l'eau
si humbles sont toutes ses feuilles.

Lui seul, il peut représenter
la beauté, devant d'autres arbres,
il retient entre ses branches
toute la troupe ailée du ciel.
Car il ne pense jamais
à élever haut sa couronne,
mais ses brindilles calmes penchent -
son sommet faisant abri d'ombre.

Et puis ? Il se voit chaque jour
toujours dans le miroir de l'onde.

Rudolf Nilsen514

L'enfant demande

Ne va pas vers les âgés, enfant,
leur demander ce qu'est la vie !
Les âgés peuvent se rappeler leur propre printemps,
mais ils peuvent surtout l'oublier.

Non, va vers les jeunes, mais calme-toi
si la réponse est quelque peu brutale.
Mais n'est-ce pas mieux que de doux mots,
que la vie a achetés et payés ?

Si je pouvais le dire ? - Bien sûr je suis jeune...
mais comme tu demandes, exiges !
Un jour tu souhaiteras ne pas savoir
ce que nous adultes savons.

Confession

Il n'y a pas de sens à la vie ?
Vous dites : Nous naissons et mourons,
mais y a-t-il un but à tout cela,
un but à tout ce que nous faisons ?

Je connais un sens à la vie.
C'est que vous faites votre devoir
grand et petit envers votre classe -
en action, en pensée et en poésie.

C'est que vous ne cédez jamais aux
promesses de lauriers et de salaires,
mais que vous vous battez avec défi et haine
pour la justice et la paix pour votre fils.

Dix vous-même vous n'avez rien à espérer.
Le bonheur n'est pas pour vous.
Pour la génération future, vous devez ouvrir
une voie meilleure et plus lumineuse.

Je connais un sens à la vie.
C'est dans l'armée des anonymes
de se battre pour la classe ouvrière
avec la pensée et le chant et le fusil.

Patrie

Oh oui, nous aimons aussi ce pays
de suie et de fumée de cheminée et de poussière de rue,
la fente étroite entre les casernes grises
où le soleil n'a qu'une heure de grâce.
Nous aspirons probablement à autre chose :
un lac avec du vent, du bruissement et du chant dans les feuilles,
une plage avec la mer et le ciel, le soleil et les étoiles,
une forêt au parfum d'écorce et de brindilles.

Mais c'est notre pays. C'est notre maison.
Et ce dont nous rêvons, personne ne le sait.
Nous aimons la rue - oui nous aimons la campagne,
que nous peuplées ici de manière trop dense.
Et tous les autres rêves que nous devons cacher
dans les profondeurs de nos esprits sombres quelque part.
Car il sera un hors-la-loi et un maudit
qui trahira la rue et sa propre postérité.

Arnulf Øverland515

Petit Adam

La grande tête du petit Adam
domine un mince cou.
On l'a loué : pas mal !
Adam danse une valse
sérieuse, mélancolique, les jambes raides,
il n'est pas très à l'aise.

Les dames vont inviter.
Adam ne danse plus.
Du rang vide des chaises
il voit danser ses amis.
Le grand Leig a trouvé Constance,
quatre filles se battent pour Ole !

Adam rentre seul chez lui.
Ainsi est l'école de danse de la vie.
L'un en a cinq, l'autre quatre,
l'un en a une, l'autre aucune.
Petit et grand chelem.

Les caprices de toute la vie
les petites étoiles lui passent devant.
Maintenant il ira chez lui et écrira
sa première poésie.

Tarjei Vesaas516

Qui veut attendre un perdant ?

Encore une fois, là-bas,
quelqu'un doit m'attendre.
J'ai une moitié de cœur
et dois avancer.

Et là-bas,
il y a bien une main.
Quelque chose à tenir.
Et qui est urgent. Urgent.

Vide est ma vie.
À moitié vide est ma vie.
Vite passe ma vie.

Laisse-moi arriver
auprès de quelqu'un qui attend quelque chose,
même d'à moitié vide comme moi.
Quelqu'un doit m'attendre,
dès ce soir.

Les collines de chez moi

Je salue les fleurs, je salue les pierres, je salue les collines,
je salue les vieilles gens à la vie dure imprimée sur leur visage.
Elles disent : heureusement, tu es de retour nous avons pensé à toi.
Je suis surpris d'entendre ces mots.
Le visage d'en face est comme un billot cordial.
À la fin, je me sens vraiment rentré chez moi.

Dans l'angoisse de la responsabilité

Clairement,
Comme en une nuit d'hiver transpercée de lumière
tu vois ce qu'est un esprit humain.

Tu rafraîchis un front humain à la glace de la vitre
en cette heure tardive,
angoissé
parce que les limites sont loin
et que tu es concerné,
que tu en es, que tu portes le tout,
et que ce serait fureur et tempête
et perdition
si tu oubliais cela.

Cette certitude fait perler la sueur à ton front
dans l'angoisse de la responsabilité.
Et quand tu te rafraîchis contre la vitre
tu vois craquer du feu au dehors :
feu du regard
sorti de la forêt sauvage
de nouveau. Aux aguets.

Fatigué
tu rafraîchis ton front
il te faut combattre.

Vis, notre rêve

La mort avant que nous mourrions est tapie dans cette nuit, dans toutes les nuits.
Elle vit sans cesse en face et nous fixe tel l'obscur mystérieux venu du puits sec où il n'est plus de rêve.
Froide, nous attirant à elle, elle reste ouverte - et pour nous.
C'est tout ce que nous savons, là où il n 'y a plus de rêve.
Mais le puits vit dans son fond, si bien que ce qui habite là a eu sa part et veut davantage.
Il brille dans le brouillard de la nuit tel un point obstiné.
Il brûle son incendie froid aspirant l'oiseau de nacre
comme les yeux d'un serpent immobile

Johan Sebastian Welhaven517

Nuit printanière

Nuit printanière calme et fraîche
embrasse le val endormi.
Les rivières fredonnent longuement
Tranquilles chansons douces.
Les elfes soupirent 
Devant les beaux
Lys : « O, prenez-nous ! »

Pâle lueur argentée des cimes
La lune est donc proche ;
Au-dessus des pins
Les nuages glissent tels des cygnes.
Bientôt, doux
Les rayons caressent
Ces merveilles, que tu sais.

Ce soir, ne ferme pas les yeux,
Les souvenirs sont là !
Ici, seul, assis,
Commence la scène fantomatique,
Ici, respectueusement,
Les ombres viendront
S'agitant entre les branches sous le clair de lune.

Entendez comme ils chuchotent tendrement
Tous ces désirs rêvés,
Vois comme ils apportent
Une lueur du jour plus belle encore !
Laissez l'éclat ;
Il permettra d'alléger
La douleur du Regret et des Soupirs.

Henrik Wergeland518

Ô printemps...

Ô printemps, printemps, sauve-moi !
Qui t´a aimé plus tendrement que moi ?

Omen accipion

Ma maison est maintenant un lieu sacré
Une hirondelle a volé à l'intérieur,
Rapide et joyeuse comme la pensée
Dardant dans mon esprit.

Ils sont tous les deux descendus du Ciel,
Et ma pensée pourrait-elle être connue ?
Elle serait d'un bleu doré comme l'hirondelle,
Ou blanche comme la neige.

S'accoupler et s'accoupler ensemble.
Un heureux présage de plus.
Car rien de bon n'arrive seul,
Comme cela a déjà été dit.

Innocence et tendresse
Vous cherchez une maison.
Une bénédiction sur ma demeure,
Ils ont fait de ma maison la leur !

Mais accipio

Maintenant ma maison était bénie :
une hirondelle s'envola,
aussi rapide et heureuse que la pensée
qui me traversa l'esprit.

Ils sont tous les deux venus du Ciel.
Que mon esprit voie,
ce bleu doré était comme l'hirondelle,
ou blanc comme la neige.

Et Mage est venu avec Mage.
C'était plus un avertissement.
Parce que quelque chose de bien ne vient pas
seul, disent-ils.

L'innocence et la tendresse
viennent de chercher un foyer.
Bonne chance, ma nouvelle Cabane,
que tu leur aies plu !

SCANDINAVES - SUÉDOISE

Carl Michael Bellman519

Berceuse pour mon fils Carl

Petit Carl, dors en paix !
Tu auras bien assez de veilles,
assez de temps à voir le mal
et à goûter de sa froidure.
Le monde est île de chagrin :
le mieux que l'on respire, on meurt
et puis l'on redevient poussière.

Un jour qu'une source coulait
devant une meule de seigle,
un doux petit garçon se reflétait dans l'onde :
aussi belle que fût son image
sur la vague, claire et verte,
à l'instant elle disparut.

Ainsi de la vie insipide,
ainsi disparaissent les ans :
le mieux qu'on respire, et gaiement,
on s'étend sur son lit de mort.
Et Carl, il pensera ainsi,
lorsqu'il verra les fleurs fragiles
qui ont décoré le printemps.

Dors, dors encor, petit ami !
Ton succès réjouit tout le monde.
Et après, nous découperons
des petits chevaux, un traîneau ;
nous ferons un château de carte -
nous construirons, et détruirons
nous composerons des chansons.

Maman a pour l'enfant ici
petits souliers, pelisse d'or,
et si mon Carl est bien gentil,
son papa viendra sur le champ
donner à l'enfant des bonbons...
Dors ! étends-toi
serré contre ton oreiller.

Bo Bergman520

Mademoiselle Blonde et Mademoiselle Brune

Mademoiselle Blonde et Mademoiselle Brunette soulèvent leurs jupes en dansant.
Air automnal et lumière légère comme leur tourbillon
Joie éclatante des belles au soleil.
Regardez, maintenant elles se lèvent, maintenant s'inclinent,
Et les joues sont rouges.
Et les yeux sont brillants et les nattes volent
Mais bien au-dessus de l'herbe jaunie de la prairie, le ciel est froid,

Oh jeunes filles, comment pouvez-vous encore danser, chanter et rire ?
Une autre étoile filante est en vue
Et bientôt la nuit tombera.
Elle vient comme le voleur, quand personne ne regarde et personne ne demande.
Elle descend comme un essaim de prédateurs
Et obscurcit les chemins et les eaux.

Jeune fille blonde et jeune fille brune
S'arrêtent terrifiées dans leur danse.
Comme tout est soudainement devenu horrible dans les derniers rayons mourants.
Là hurle le vent, et se faufile sur la pointe des pieds,
Et rit dans les branches et les bosquets
Les pauvres petites filles
Tremblent comme de petits oiseaux.

Joues pâles et nattes volantes
Elles se précipitent vers la maison.
Dehors la confusion et le danger
Mais près de la cheminée
Maman seule au monde,
Assise si tranquillement en train de tourner son fil
Elles cachent leurs cœurs en leur mère
Et baisent ses vieilles mains.
Les heures défilent et le soir grandit,
Et le feu crépite.
Mais dehors, comme un troll sur la pointe des pieds,
Les ténèbres murmurantes avancent
Très chères petites filles, je vous aurai à temps...

Karin Boye521

Dans l'obscurité

Dans l'obscurité je me tiens et j'écoute
comment les horloges retentissent dehors
avec des battements longs, lourds, réguliers,
comme la respiration profonde de l'obscurité.

Elles assourdissent tout et endorment tout
et défont les formes embrumées des choses
avec des battements longs, lourds, réguliers,
dont la pensée jamais ne se détache.

Je suis parmi eux et je ne suis à peine
et seulement je sais - seulement me rappelle
le battement de cœur de l'ombre ancienne,
n'attendant aucun lendemain.
Ne craignant aucun lendemain.

Dédicace, 10

Je ressens tes pas dans la salle,
je ressens dans chacune de mes cellules tes pas furtifs,
que nul autre ne remarque.
Un vent de feu m'enveloppe.
Je ressens tes pas, tes pas adorés,
et j'ai mal à mon âme.

Tu marches à l'autre bout de la salle,
mais l'air vibre de tes pas
et chante, comme chante la mer.
J'écoute, dévorée, assujettie.
Au rythme de ton rythme, en cadence avec toi
mon pouls palpite, affamé.

Stig Dagerman522

Il est une prison...

Il est une prison connue de tous.
Il est une prison inconnue en un lieu inconnu.
Il est des barreaux derrière lesquels tous sont assoiffés.
Il est une grille qui dépérit elle-même de soif.
Il est une prison pour tous les bateaux.
On l'appelle la mer des prisonniers éternels.
Il est une prison pour toutes les mers.
Ses rivages tiennent la mer prisonnière.
Dans la prison de l'accalmie, la tempête secoue les barreaux
et les murs de la tempête enferment l'accalmie.
La prison du ciel est l'inertie de nos yeux.
Celle du corps est charpentée par d'autres corps.
De lumière sont faits les murs des cellules de la nuit
et la prison du jour est la liberté de la nuit.
Il est une prison connue de tous.
Une liberté que tous pressentent.
Je suis la serrure de ma propre prison.
Je suis la clé de ma propre liberté.
Qui sait ce qu'est la liberté, Birgitta,
sinon celui qui aime à l'infini ?

[... ] Tous ceux qui doivent être aimés possèdent quelque chose.
Tous veulent être aimés pour ce qu'ils ne possèdent pas.
L'herbe pour sa hauteur, la pierre pour sa douceur.
La nuit pour son aube, le jour pour son crépuscule.

[... ] Il est une île de solitude, Birgitta,
où mènent tous les ponts blancs
C'est l'unique écriture de la vie »

L'amour nouvelle manière

Les larmes gèlent, Cassandre.
Le coeur humain n'est que cendres.
On dit que les machines s'aiment :
consolation, tout de même.

Nous en avons tous bien besoin.
Elle fait l'objet de tous nos soins.
Comme les yeux humains sont froids
comparés aux machines, tu vois.

Ce que c'est que les illusions !
Moins que les robots nous savons.
Les sentiments sont désormais
suscités à l'électricité.

Le robot muet descend de l'arche,
plein de désir de paternité.
Vous autres: en avant, marche !
Place pour les amants programmés !

Ne coupez donc pas le courant.
Surtout que l'amour ne meure pas.
Les machines s'aiment en tout cas
c'est plus que les hommes, n'est-ce pas ?

Les petites choses

« Si tu n'as plus le courage de faire encore un pas,
de relever la tête,
si tu succombes, désemparé, sous le poids de la grisaille --
réjouis-toi, alors, et remercie les petites choses aimables,
réconfortantes, enfantines.
Tu as une pomme dans la poche,
un livre de contes qui t'attend chez toi --
de toutes petites choses que tu dédaignais
à l'époque où ta vie rayonnait,
devenues doux soutien aux heures mortes. »

Attention au chien !

La loi est certes bien imparfaite :
les pauvres ont le droit d'avoir un chien.
Pourquoi ne se procurent-ils pas un rat ?
C'est gentil et ça ne coûte presque rien.

Voilà des gens qui, dans leur maison,
entretiennent des chiens toute la vie.
Us pourraient bien jouer avec des mouches
qui sont aussi d'excellente compagnie.

C'est la commune qui paie, bien sûr.
Mais il faut cesser cette aubaine.
Sinon, vous verrez que très bientôt
ils vont s'offrir une baleine.

En fait de mesure, je n'en vois qu'une :
abattre tous ces chiens. Ou bien alors,
pour sauver les deniers de la commune,
c'est les pauvres qu'il faudra mettre à mort.

Olof von Dalin523

Réflexions sur le Destin

Non, je ne serai pas désespéré par le destin :
sinon par celui qui sort de mon plaisir !
Ma volonté par mille chemins peut choisir une route,
Elle a la permission d'aller : voici ! c'est la loi du destin.
Quand je vais dans cette voie, alors je délaisse toutes les autres.
Vois, voilà le destin, c'est assez ; je ne peux le modifier à nouveau.
Mais si je veux le faire avancer le destin cogne au front,
alors suis-je sous l'emprise des sauvages ruades.
En bref : les choses à venir, ne peuvent s'appeler destin ;
mais pour ce qui est passé, il est bien nommé en tant que tel.
Le premier est nul, car aucune âme ne peut savoir
jusqu'à ce que ce soit fait ; pour l'autre : il doit être !

Pensées sur le destin

Non, en mes pensées le destin ne me peinera pas :
Nul autre destin n'existe que dans mon plaisir !
Ma volonté peut choisir entre mille chemins,
Elle doit aller : vois, c'est la loi du destin.
Quand je prends ce chemin, je n'en prends aucun autre.
Vois, c'est assez, ce destin ; je n'en puis pas changer.
Si je veux reculer le destin frappe au front,
Et je chancelle sur la crinière de la créature.
En résumé : ce qui viendra ne peut être appelé destin ;
Mais ce qui est passé, doit bien l'être appelé.
Le premier dit n'est rien, nul ne peut le connaître
Avant d'être vécu ; l'autre doit demeurer !

Gunnar Ekelöf524

Euphorie

Tu es au jardin, assis, seul avec ton carnet de notes, de quoi
manger, boire et fumer.
La nuit est venue, mais se calme que la bougie brûle sans / vaciller,
qu'elle répand son reflet sur la table aux rugueuses planches,
qu'elle brille sur la bouteille et le verre.
Tu écris une ligne ou deux, puis tu te reposes : tu contemples
le rougeoiement du soir devenir celui du matin,
les vagues de cerfeuil, écumantes, vertes-blanches dans les
ténèbres d'une nuit d'été,
pas le moindre phalène autour de la bougie mais des chœurs
de moustiques dans le chêne ;
les feuilles si calmes contre le ciel... Et le tremble qui
chuchote dans le silence :
la nature tout entière, forte d'amour et de mort autour de / toi.

Comme si c'était la veille d'un long, long voyage :
on a le billet en poche, et les valises sont faites.
Et vous êtes là, et vous sentez la proximité des pays / lointains,
comme tout est dans tout, la fin et le commencement / ensemble :
ici et maintenant votre départ est aussi votre retour,
comme la mort et la vie sont fortes en vous !
Oui, m'unir à la nuit, à moi-même, à la flamme de la bougie
qui me regarde dans les yeux, tranquille, insondable et / tranquille,
m'unir au tremble qui frémit et chuchote,
m'unir aux fleurs qui se penchent hors des ténèbres pour / écouter
ce que j'avais au bout de la langue mais que je n'arriverai / jamais à dire,
ce que je ne voudrais pas révéler même si je pouvais.
Ah, la joie la plus pure chante en moi !

Et la flamme grandit... C'est comme si les fleurs se pressaient / vers moi,
plus près, plus près de la bougie comme le scintillement des
mille foyers d'un arc-en-ciel.
Le tremble chuchote, joue, le rougeoiement du soir gagne
et tout ce qui était indicible et lointain devient indicible / et proche.

Guide pour les enfers

Une ombre dit :
-- Mon nom était Khalaf al-Ahmar *
Je n'avais pas mon pareil dans l'art de la Mémoire !
Je me souvenais de chaque mot prononcé

au désert, sous la tente, dans la ville
et de chaque chant d'amour et de chaque chant de guerre
et de tous les Jours glorieux des Arabes

Je savais imiter chaque poète du passé
et le désigner comme mon égal.
Telle était l'étendue de ma mémoire.

Alors, à l'âge mûr, le glaive de la conscience me frappa
Je me mis à psalmodier le Coran du matin au soir. Je rejetai
tout ce que j'avais attribué à d'autres avant moi
Tout ce qui sortait de ma bouche était mensonge
Les traditions que j'avais prétendu perpétuer
venaient d'être inventées et des Jours des Arabes
je connaissais moins que rien
Alors je me présentais sur la Place au peuple de Koufa
Et avouai publiquement mon imposture --
La foule se tut, quelqu'un poussa un cri. Finalement
retentit ce cri unanime : Nous te préférions menteur !
A ce cri je m'en retournai chez moi
plongé dans mes pensées
et du fond de la pensée de ma pensée surgissent
les pensées des pensées
En balbutiant je dis : Désormais tu diras la Vérité
Une chose qui te fut donnée, vient de t'être reprise
mais une chose t'a pourtant été donnée
Que tu sois païen, juif, chrétien ou bien musulman :
Du Prophète, que Dieu bénisse, je ne sais rien
par Allah, le miséricordieux, par Dieu le tout-puissant
de lui je sais moins que Rien.

Voici ce qu'on nous a raconté :
un saint homme, Khalaf, surnommé le Rouge
mentit la moitié de sa vie, comprit et dit ensuite la Vérité
Sa tombe, à moins que ce soit celle d'un Autre
est tout près d'ici
murée, carrée, avec un turban
mais si c'est lui qui y repose
nous n'en savons rien.
Je suis allé sur la tombe du menteur véridique
Au crépuscule et j'y demeurai un moment. Alors

je vis à distance venir une femme enceinte, grattant des ongles
un morceau de ciment pour porter à sa bouche quelques graines
de pierre. Puis elle s'en alla
la tête penchée sur son ventre comme si elle lui chuchotait :
Dieu veuille que tu lui ressembles, à celui
qui disait la vérité lorsqu'il mentait
et qui mentait lorsqu'il disait la vérité.

Non serviam

Je suis étranger en ce pays
mais ce pays n'est pas étranger en moi
Je ne suis pas chez moi en ce pays
mais ce pays moi fait comme chez lui

J'ai dans mes veines un plein verre de sang
qu'on ne diluera jamais!
Et toujours le juif, le lapon, l'artiste en moi
chercheront leur consanguin sonder les écritures
contourner l'idole dressée sur la lande
plein de muette estime pour quelque chose d'oublié
fredonner contre le vent :Sauvage ! Nègre !-
lever les cornes et me plaindre à la pierre
Juif ! Nègre !
hors la loi et sous la loi : soumis à la leur,
celle des blancs, et pourtant
-vive ma loi !- Livré à la mienne !

Ainsi suis-je devenu étranger en ce pays
mais ce pays a pris ses aises en moi !

Vilhelm Ekelund525

Je n'écris de poèmes pour personne

Je n'écris de poèmes pour personne -
pour le vent qui voyage,
pour la pluie qui pleure,
mon chant est comme le coup de vent
qui murmure et va
dans les ténèbres de la nuit d'automne
et parle avec la terre et la nuit et la pluie.

Gustav Fröding526

Guitare et accordéon

J'ai deux voisins en ma demeure
- l'un est sentimental
je l'entends déclamer tout haut
sur la peine et la douleur de vivre.

Il est parfois amer et ténébreux
étrange, et mélancolique,
parfois élégiaque, enthousiaste,
il chante avec sa guitare.

L'autre est enjoué et amusant
et paysan, grossier, burlesque.
Pour lui le chagrin, les ennuis
ne sont qu'hypocrisie, flagornerie.

Il ne se plaint de rien, il rit
à la vie le plus simplement
et siffle et chante et joue -
il joue de l'accordéon. 

On se fatigue à écouter !
pourtant je me suis habitué ;
l'un ressemble à mon présent
et l'autre à mon passé.

Théorie de l'art

Ainsi je peins, Donna Bianca,
car il me plaît de peindre ainsi !
Si on vous demande, Bianca,
dîtes : « Il lui plaît de peindre ainsi ! »

Un pédant de Salamanque
dit sûr de lui : « Il n'est nul art,
nulle école, Bianca, ni style
dans la peinture de Don Juan.

Irrésolu il semble errer
avec son pinceau parmi tout,
passé, présent, Donna Bianca,
le peintre perdu aime autant.

Et le sain comme le malsain,
nuit et jour, larmes comme rires,
clarté et nuages, Bianca,
il peint avec la même joie.

Sa pensée est bien réaliste,
romantique, tout aussi bien,
nulle unité, Donna Bianca,
n'est à chercher dans ses peintures ! »

Dites au pédant, Donna Bianca,
qu'il me plaît bien de peindre ainsi,
que l'arabesque est un sarment
qu'un rigide pédant vraiment ne peut comprendre.

Ola Hansson527

Aperçu du printemps

Dans les villages les toits
ont laissé tomber leur douce fourrure de neige.
Les arbres sont comme des gerbes noires
au milieu de champs de fleurs blanches.

L'air immobile est suspendu
en un jaune et un gris humide ;
et tout autour en silence
cela goutte lourdement.

C'est le dégel dans le cœur.
Tant de silence en lui,
comme lorsque l'on briquait tout en vue d'une fête
dans la maison de mon enfance.

Erik-Axel Karlfeldt528

La Polska d'Aspåker

Pourquoi sommes-nous là encore assis et silencieux ?
Avons-nous épuisé tous nos mots les plus précieux ?
Toutes ces petites lèvres ont-elles été baisées
Qui vont souriant autour de cette table?
Toutes ces petites femmes sont-elles mariées
Qui vont trottinant dans cette salle?
Est-ce qu'il ne reste pas une famille à adopter,
Afin de graver ce cœur dans notre vallée ?

Je vais travailler les fils de laine et les démêler,
Je vais baratter ce beurre et tondre les moutons.
Jamais mes lèvres elles ne furent embrassées,
Elles ne le seront pas plus cette année.
Je vais cueillir des baies et de tisser mon étoffe,
Je vais travailler, tant que je ne serai pas trop grosse.
Si je me marie quand je serai vieille,
Je vous prendrai, si vous êtes jeune.

La Fuite du Roi

Récemment, j'étais encore roi. Désormais renégat
Je cherche refuge la journée, affamé. dans le fossé
Je gémis, fouetté par un vent de grêle.
Autour de moi prospèrent les renoncules scélérates.
Je serre les feuilles avec ma main sur la joue.
Le poison entraîne des tumeurs et des lésions,
Et quand je m'approche d'un village, se lèvent les gens à leur porte :
« Bah ! Un lépreux ! » et me jettent du pain
Et se détournent du chemin du roi de la Honte et la Mort.

Peut-être

J'ai porté presque
toute la méchanceté et la douleur;
est-ce que cela se voit sur moi ?
Peut-être que pour la noce mon lit sera fleuri,
me donnera-t-on une femme et un fils--
qui veut raconter mon destin ?

Dois-je gronder mon Dieu ?
Non, il a probablement vu, que ma peau
exigeait d'être assouplie.
J'ai été piqué, mais bien piqué :
je ne suis pas une véritable fripouille,
dois-je en pleurer ?

Va-t-on maintenant me détruire ?
Peut-être tolèrerais-je une purification ?
Tempêtes sur mes plaines,
Sortez et amenez vos vents, vos pluies !
Je suis dur comme l'écorce de pin,
que le vent du nord travaille.

Johan Henrik Kellgren529

Sur un buste de Sextus Propertius

Pâle est mon visage ; mais ne fais pas reproche
De l'avoir fait si pâle : ainsi je fus, vivant.
De l'exacte couleur que me donna Cynthia ;
Le sang s'est tari, et les joues se sont flétries.

Santé, jeunesse et joie, tout lui fut sacrifié :
Je fus dans la vie sienne, et aussi dans la mort.
La vie fuit - mais Ah ! quand possédais-je la vie ?
Non, par Cynthia seulement exista Propertius.

Pär Lagerkvist530

Que l'angoisse de mon cœur jamais ne se retire...

Que l'angoisse de mon cœur jamais ne se retire.
Que jamais je n'aie la paix.
Que jamais je ne me réconcilie avec la vie,
non plus qu'avec la mort.
Que ma route soit sans fin, vers un but inconnu.

Plus beau que tout...

Plus beau que tout, c'est quand le jour décline.
L'excès d'amour dont le ciel est gonflé
emplit les airs d'une sombre clarté
qui vers la terre s'achemine
et s'en vient baigner
les toits des chaumines.

Tout est tendresse, on dirait que des mains
d'une douceur extrême vous caressent.
Tout est proche et tout est lointain.
Tout vous prodigue ses richesses
comme un prêt soudain
fait à l'être humain.

Tout m'appartient, et tout va cependant
m'être enlevé dans un très court instant :
arbre, nuage et jusqu'à ce sentier
où je suis mes songes fugaces.
Seul, je vais errer
sans laisser de traces.

Je voulais savoir

Je voulais savoir
mais ne pus qu'interroger,
je voulais la lumière
mais ne pus que brûler.
Je demandais l'inexprimable
et ne pus que vivre.

Je me plaignis.
Mais personne ne me comprit.

Artur Lundkvist531

Poétique

Pourquoi ne traînerait-elle pas tout près du champ
Comme une oiselle qui veut faire dériver le danger
pour si soudain s'envoler ?

Et pourquoi ne serait-elle pas un bouquet de marguerites
jeté dans une brouette goudronnée ?

Ou de la neige qui fond dans la main rose d'une enfant ?
Une hirondelle qui laisse une éraillure sur le pignon
Une fleur qui fait pousser un bloc de pierre
Deux lézardes qui se croisent l'une l'autre dans la vitre ?
Poésie : une candide démoniaque
Un agneau en flammes au milieu d'une prairie
Un lévrier qui s'entortillait dans un drap
Un miroir devant lequel un héron est mort
Comme un parapluie accidenté par la tempête

Du sable éblouissant comme un ventre de femme au milieu de l'océan
Une fleur-étoile blanche dans la gueule d'un bouledogue
Une épine qui fait une tête de lion putréfiée
Un plongeur qui dans les profondeurs de la mer
ouvre un coffre avec une épingle

Une punaise qui fixe un avion dans l'atmosphère
Un bateau de contrebande qui saigne dans les flots
comme un animal blessé

Poésie : Une corde à linge tendue
entre un phare et un cerisier

Harry Martinson 532

Le long des sentiers de l'écho

Retour le long des sentiers de l'écho.
Les mots y reposent dans l'écrin de leur sens de jadis.
Mais ils nous sont étrangers. Que disent ces lèvres ?
Elles parlent d'autres circonstances et d'autres faits.
Pendant que tu écoutes leur discours
elles articulent des choses sans cesse modifiées,
des bribes d'une langue encore plus lointaine
dans un autre écrin
de la montagne aux sept écrins
des milliers d'années avant Babylone

Avez-vous vu un clochard charbonnier...

Avez-vous vu un clochard charbonnier sortir d'un ouragan
- avec des bômes cassées, des plats-bords en miettes,
froissés, haletants, en panne -
et son capitaine devenu tout enroué ?
En reniflant, elle débarque sur le quai ensoleillé,
épuisée, pansant ses plaies
tandis que la vapeur s'amenuise dans ses chaudières. 

Les conseils de Li Ti

Si tu possèdes deux cuivres, dit Li-Ti en voyage,
achète un pain et une fleur.
Le pain est là pour te combler
La fleur que tu achètes est pour te dire
que la vie vaut la peine d'être vécue.

Les électrons

Avec leur danse ronde, les électrons
tissent des chrysalides de ce qui demeure,
les cocons les plus intimes
qui ne s'ouvrent pas d'eux-mêmes
mais sont de ce qui demeure.

Là, il ne s'agit pas d'éclosion.
Il s'agit là de soigner et de protéger
les métamorphoses du déhanchement le plus profond, du jeu le plus intime des femmes dans la danse.

Le grand ennui

Les lois de la nature sont déjà sur le point
de nous mettre tous contre le mur.
Ce mur est la nature même de la loi.
Il manque un évangile.
Ce grand problème que nous devons tous partager.
Ensuite, il sera possible de supporter.
La grande peine est de se donner beaucoup de mal.
C'est ce que nous devons tous apprendre.

Parmi tous les devoirs et les devoirs,
il y en a un pour tous.
Tous doivent apprendre à se donner beaucoup de mal avec le monde.

Maintenant que l'homme a acquis suffisamment de pouvoir pour
provoquer les troubles du monde,
le moment est venu
de guérir les troubles du monde à temps
avant que toute la nature ne devienne
l'enfant troublé de tout le monde.

C'est ce qu'on appelle se donner du mal à temps.
Véritable trouble
qui voit dans le temps ce qu'il voit.

Hedvig Charlotta Nordenflycht533

Joie dans la solitude

Viens, étoile du soir, souvent présage
des meilleurs instants de ma vie !
Quand le silence règne
c'est l'heure de mon passe-temps.

Une ombre aimée me cache,
un monde disparaît, où j'ai peiné.
Après que mes sentiments, éphémères, ont plané,
dans le calme la pensée s'amuse.

Toi, instant, qui mène tout à la torpeur,
tu réveilles la verve de mes pensées ;
ton froid peut refroidir le feu de mes soucis,
et ton ombre peut rendre clairs mes sentiments.

Fatiguée des folies, de la frivolité,
de la compagnie forcée, des commérages,
parmi les déesses du chant je me repose
et dors chez la douce Thalie.

Carl Snoilsky534

Vieille porcelaine

Un roi de saxe collectionnait la porcelaine,
mais sa manie devint une vraie maladie.
Il échangea avec le roi à Berlin
sa garde - pensez ! contre une cruche chinoise.

Cinq mille hommes avec sabres et carabines,
que les prussiens savaient parfaitement manier,
dans l'exercice souples et doux,
un mur, en guerre, contre - une soupière bleue !

Cinq mille hommes poudrés avec perruques !
Telle folie surpasse toutes les autres
depuis l'aube des temps -, oui, vous le pensez.

Et le siècle passé a fait ce changement :
cinq mille cœurs courageux ont eu le temps de se briser,
la vieille poterie - elle est toujours là.

Édith Södergran535

La journée fraîchit...

Vers le soir, la journée fraîchit...
Bois la chaleur de ma main,
ma main a même sang que le printemps.
Saisis ma main, saisis mon bras blanc,
saisis le désir de mes minces épaules...
Comme il serait étrange de sentir
une nuit, une seule, une nuit pareille
ta lourde tête sur mon sein.

Tu as jeté la rose rouge de ton amour
sur mon blanc giron,
entre mes mains brûlantes je serre
la rose rouge de ton amour qui fanera bientôt.
Ô toi, maître aux yeux froids,
j'accepte la couronne que tu me tends,
elle fait ployer ma tête sur mon cœur.

J'ai vu mon maître aujourd'hui pour la première fois,
tremblante je l'ai tout de suite reconnu.
Déjà je sens sa lourde main sur mon bras léger...
Où est l'éclat de mon rire de vierge,
ma liberté de femme qui va tête haute ?
Déjà je sens sa poigne sur mon corps frémissant.
Déjà j'entends le choc brutal du réel
sur mes rêves fragiles, fragiles.

Tu cherchais une fleur
et tu trouves un fruit.
Tu cherchais une source
et tu trouves la mer.
Tu cherchais une femme
et tu trouves une âme --
tu es déçu.

Aux quatre vents

Aucun oiseau ne s'égare jusqu'à mon repaire,
pas de noire hirondelle porteuse de nostalgie,
pas de blanche mouette présage de tempête...
À l'ombre des rochers, ma sauvagerie aux aguets
est prête à fuir au moindre frisson, au moindre pas...
Ma félicité s'estompe et bleuit en silence...
J'ai une porte pour chacun des quatre vents.
Une porte d'or vers l'est -- pour l'amour qui jamais n'arrive,
une porte pour le jour, une autre pour la mélancolie,
une porte pour la mort -- elle reste toujours ouverte.

August Strindberg536

Pluie d'orage

C'était au temps des pivoines et des jasmins.
Elle était assise à ma table, douce ; c'était la faute des fleurs et des vignes.
Nous mêlâmes pensées et regards.
Et les mots allaient, venaient, et un filet autour de nous se tissait ;
Nous étions un et nous vivions la vie de l'autre comme la nôtre ;
Nous parlions avec la confusion du tiret - et le point d'interrogation peut-être plus -
Des noces entre les âmes !
Et le soleil si beau brillait sur les jasmins,
Qui mêlaient leur parfum si pur avec celui des vignes.
Soudain cela s'obscurcit, et l'air devient calme, et lourd.
Maintenant le soleil a cessé de briller, les fleurs se ferment, les arbres frémissent.

Nous nous tûmes, elle prit ma main, quand la crainte lia notre bouche ;
Et seul le regard osa une question
[si nous pourrions ] de la même flamme...
Alors tombent doucement de lourdes gouttes sur le carreau de la fenêtre et les tuiles ;
Et les gouttes s'écrasent - pensez !
Et couvrent les vitres de points d'exclamation.
Maintenant elles se brisent sur le toit de la maison,
Et les nuages sont feux et flammes.
Le ciel répond ainsi, avec fracas
Aux questions trop bêtes des enfants.

Esaias Tegnér537

Il y a longtemps

Te souviens-tu comme les instants fuyaient,
en ce temps là si vite enfui ?
Te souviens-tu comme brûlaient nos cœurs
en un charme béni l'un pour l'autre ?
Je ne compte pas les instants de regret,
un Dieu les a comptés seulement,
mais le cœur murmure là, en moi :
«Il y a longtemps, il y a longtemps !»

Et vint un autre temps : ton sentiment
refroidit ; pourquoi, je ne le sais.
mon extase pâlit en souvenirs,
cependant j'avais toujours une amie.
Je pus toujours presser ta main,
toujours pleurer près de ton cœur ;
c'était consolation, bonheur,
mais il y a longtemps, si longtemps !

Tout, tout pour moi a-t-il disparu,
non seulement l'aimée, mais l'amie ?
Souffle sur la braise, qui brûla,
et dis-moi : un peu en est encor vivant !
Reviens telle qu'aux jours enfuis,
alors le soleil brillait de nos joies,
et embrasse-moi, pendant que je me plains :
Souffle sur la braise, qui brûla,
et dis-moi : un peu en est encor vivant !
Reviens telle qu'aux jours enfuis,
alors le soleil brillait de nos joies,
et embrasse-moi, pendant que je me plains :
«Il y a longtemps, il y a longtemps !»

Tomas Tranströmer538

Oiseaux du matin

Je réveille la voiture
au pare-brise saupoudré de farine
Je revêts mes lunettes de soleil.
Le chant des oiseaux s'obscurcit.

Pas de vides nulle part ici.

Par une porte dérobée dans le paysage
la pie arrive
noire et blanche. Oiseau de Hel.
Et le merle qui s'agite de-ci, de-là
jusqu'à charbonner tout le dessin,
à part ces habits blancs sur une corde à linge :
un chœur de Palestrina.

Pas de vides nulle part ici.
Merveille que de sentir mon poème qui grandit
alors que je rétrécis.
Il grandit, il prend ma place.
Il m'évince.
Il me jette hors du nid.
Le poème est fini.

En mars 79

Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots,
mais pas de langage,
je partis pour l'île recouverte de neige.
L'indomptable n'a pas de mots.
Ses pages blanches s'étalent dans tous les sens!
Je tombe sur les traces de pattes d'un cerf dans la neige.
Pas des mots mais un langage.

La terre est mon amie

Nous, qui nous rencontrons
quelques courts instants,
enfants de la même terre et
du même miracle,
sur la presqu'île battue de
tempête de notre vie!
Allons-nous partir indifférents
et sans amour?
La même solitude nous
attend tous,
le même murmure douloureux
sur l'herbe de la tombe.

Je le sais bien, il est un coeur
qui a la même inspiration,
avec un même désir, une même indignation
même souvenir et espoir.
Le trouverais-je,  tout serait juste,
et la vie irait légère.
Mais c'est le pire à rappeler :
jamais je ne le trouverai.

Le temps est comme l'eau
et l'eau est froide et profonde
comme ma propre conscience
et le temps est comme une image
peinte d'eau à moitié
et de moi.

Tiens-moi plus fermement
de tes bras arrondis ;
tiens fort, tandis que ton cœur
toujours a sang et chaleur.
sous peu, nous serons partis
comme les baies de la haie ;
sous peu, nous aurons disparu,
comme les bulles du ruisseau.

Toi fils de l'homme, quel que soit le poids de ton destin,
ne cherche pas chez tes faibles semblables consolation!
ne pose pas ton chagrin contre une poitrine déjà lourde!
ta peine est tienne, et tu dois la porter seul.

Ainsi j'ai de nouveau le pied
contre la terre
et la terre est mon amie.

SLOVAQUE

Jana Benova539

Kalisto Tanzi

Elza : Ensemble, nous avons mangé des raisins et les avons arrosés de rosé. Le lendemain, j'ai découvert une tige de raisin humide dans ma poche. Il ressemblait à un arbre de Noël, à l'envers. Kalisto Tanzi a disparu de la ville, en proie à une vague de chaleur. La chaleur qui irradiait des maisons et des rues brûlait les visages des gens et la ville brûlante marquait leur front.Je me suis arrêté devant la vitrine du théâtre pour pouvoir lire le nom de Kalisto sur les affiches et m'assurer qu'il existait bien.
Il est midi. Les gouttes de transpiration sont la seule chose qui bouge vraiment sur cette planète. Ils descendent jusqu'à l'arête de mon nez et jaillissent à nouveau de sous mes cheveux. Je vais acheter du poison. Hier, Ian a vu un rat dans les toilettes. L'attrape-rats a une cave à vin sous sa boutique. Nous descendons sous terre pour échapper à la chaleur insupportable et siroter du vin. Il me dit à quel point les rats sont intelligents.
Ils ont un dégustateur, qui est le premier à essayer la nourriture. S'il meurt, les autres ne toucheront même pas l'appât. C'est pourquoi nous utilisons des appâts de deuxième génération. Le rat ne commence à mourir que quatre jours après avoir consommé le poison. Il meurt à la suite d'une hémorragie interne. Même Sénèque a affirmé qu'une telle mort est indolore. Le reste des rats a l'impression que leur camarade est mort de mort naturelle. Mais même ainsi - si plusieurs d'entre eux meurent en peu de temps, ils décident que la localité est défavorable en raison du taux de mortalité élevé et ils déménagent ailleurs. Certaines personnes et même des nations entières manquent complètement de cette capacité à évaluer une situation.

Où aller à Bratislava

J'ai trente-cinq ans et je suis accrobranche. Si tu tendais sept longues cordes à travers la ville où je vis, tu pourrais couvrir chacun de mes pas et tracer chacun de mes chemins.
Une corde normale ferait l'affaire, car ma foulée est étroite et mes chemins sont comme des lignes droites ou des segments de ligne bidimensionnels, un peu comme ceux du joueur d'échecs qui, à un moment donné, a décidé d'incorporer des mouvements d'échecs dans sa vie. Il s'est déplacé à travers la ville comme il s'est déplacé à travers le tableau, changeant de chemin et imaginant sa vie comme un jeu - maintenant, cela s'est mal terminé. Il me semble que ces temps sont peu propices à la marche.

Pendant mes années d'école, je suis tombé amoureux d'un de mes professeurs. J'ai suivi ses chemins parce que j'avais espéré que nous nous chevaucherions. Mais c'était épuisant, la ville commençait à disparaître et même marcher n'avait plus de sens.
Lorsque le professeur et moi sommes tombés amoureux, nos cordes se sont souvent croisées mais elles ne formaient pas un nœud de pêcheur ou de marin, seulement un nœud de magicien temporaire, qui a l'air solide, mais si vous tirez doucement sur la corde, elle se déroule sans prévenir comme un tour de magie auquel s'amusent les enfants après leur retour du cirque.
Après que nous ayons rompu les choses, j'ai tiré sur mes cordes et démêlé nos chemins. J'ai abandonné certaines de mes rues préférées, celles où je sentais que si je le rencontrais par hasard, il pourrait encore penser que je les ai parcourues à cause de lui. Depuis, je fais attention à ne pas relier les rues aux hommes qui les promènent ou aux appartements où je leur fais l'amour.

Stanislava Chrobakova Repar540

Tuer les amoureux

Prendre du chardonnay, du gorgonzola, du pain et un
mot chaleureux, bâiller sous un arbre,
rêver dans un pré, rêver un rêve
où l'amour parle à travers
l'alcool,
sonne.

Les volets se concentrent
sur l'accueil ; sortez
des feuilles, attrapez les ports
d'ortie médicinale; endurer cette antiquité
sans persuasion, sans le sanglot d'une
tragédie brisée. Elle vit en nous et ne tue pas, pure dévastation.

La marche des femmes à Versailles

nous sommes venus dans un œuf, mais
on ne meurt pas dans l'œuf
l'œuf dit au revoir
rouler vers le haut
(tentation de vénus :
et un bateau à vapeur sur une colline ?)
passer à l'essentiel
oh, nous sommes dans le saint
le monde?
Antigone, Iphigenie, Helene et autres histoires utiles
nous nous tenons - l'abîme miraculeux se trouve devant nous
sous les pieds, bâillant
comme une mine de ciel
finalement on saute dedans
faire écho au vide
nous pataugeons dans la forêt désertique, la plaine enneigée
la pierre tombale, elles vont sauter en nous
enfant divin
on explose noblement avec les corps
(dans un œuf ou) 

Exposition première nuit

Oh ouais
c'est un oeil

via l'œil, un flux (de descendants et d'ancêtres) flotte
de sorte que l'âme déborde
d'Eros et de gémissements.

... au milieu : toi et moi : les deux.
Le marteau, inclus. Étrier, cadeau. De Dieu.
Seul le corps par son oreille primordiale révèle
l'invisible.

Via le kaléidoscope des métaphores et des couleurs. Par définition de la forme Ich à partir de laquelle seul le point survit.
Vers le tissage du texte - agitez et attendez les significations définies dans le corps des mots orgasmiquement muets.

Robert Gal541

L'amour est comme une balance...

L'amour est comme une balance au repos. Ça ne pèse rien, mais ça pèse.
Elle considère ses rêves comme la seule chose sûre. Et même si cette certitude n'est pas de négation, elle secoue parfois la tête dans le doute.
Dans les pauses de bonheur.
Contiguïté tacite.
Il écrit le terrible de son système, elle le beau du sien.
Le pour et le contre d'un con.
Un échec est une première ébauche. Et un premier brouillon n'a pas besoin de motifs.

La seule crainte de celui qui s'adonne à la réflexion est de voir la lumière.

Mila Haugova542

Thêta

...un galet en relief d'un fond sablonneux avec une impression d'ammonite
et un veinage plus fin que le sexe d'un homme après avoir fait l'amour....
Avec une âme étouffée par des paroles vénéneuses, emmurée humiliée.
ça ne s'arrête pas... tout est maintenant également loin, également
proche... la vue du doigt... les femmes sans poils à la peau sale et tatouée
. Incroyable. Ombres chaudes de rêves. Les femmes violées
recherchent des enfants à naître dans une folie contrôlée.
Ils se rapprochent encore, ils s'éloignent encore. Yeux. Peau sur peau.
Réaction parfaite... touchez-vous ! Nous avons longtemps cru aux miracles.
Un cheval blanc sur une route blanche... Le malheur est-il héréditaire ?
Oreilles bouchées avec de la cire. Silence exprimé par la forme.
La puberté, dans laquelle nous approfondissons notre arrière-plan incertain. Chaque soumission
Est-ce définitif ? Sommes-nous des voleurs de faux ?
"Le passé, qu'il soit proche ou lointain, est la même
blessure perdue - le silence de Dieu dans les formes, dans la
peau silencieuse tatouée de notre propre sang, nous recevons notre drogue quotidienne avec l'aiguille
d'un rêve - et là il nous est permis de rester pour un moment

Alpha centauri

À moins que cela ne soit encore la différence.
Rien que des voix embrouillées, des corps élastiques, des tiges, un bestiaire délicat au lieu d'animaux sauvages.
Tu ne distingues les signes qu'après. De la neige sur le visage.
Des lacs dans la mer. Tu ne te souviens que de la dernière ligne.
Tu peux enfin capter la spirale de pierre dans le piège à lumière.
Nous nous ambitionnons avant de naître.

Pierre de lune dans la neige de mars.
Le garçon-ange tient tout le firmament de son âme.
Ensemble nous nous perdons dans les pertes.

Je ne suis pas rien de ce dont je ne suis qu'une partie.
Je feins de n'avoir pas d'ombre derrière mon corps.
Que ce diamant silencié sous ta main.
Couteau à deux ailes, monts où je m'installe à mon insu.
Falaises, crêtes brûlantes, cols.
Mythologie fertile : voies aviaires translucides.
Un oiseau tombe en profondeur sous mes pieds.

Il élargit la fente des deux côtes.
Double embouchure. Langue insonore.
Tu veux conclure, ce qui devrait rester ouvert.
Des parlers inconnus de nous errent tout contre l'extrémité des rayons en fuite.
Dieu, comme ils brûlent.

Les bêtes blotties en nous conservant l'ultime chaleur.

Trafic éternel

Je prépare mes flèches pour des cibles basses.
Pour le positionnement des plantes (ton absence soudaine)
Le long d'un horizon bas (je t'ai rencontré partout)
Je m'apprête à tirer l'arc (aussi brusquement que la première fois)
Quand l'horizon se lève (refuser de renoncer)
Et déplacer les cibles plus haut plus près (on s'endort avec notre visage sur notre sexe)
Les plantes poussent au toucher (parfois la nuit on sort ensemble)
Elles commencent à former une voûte (on retourne vers nos corps)
Et elles recouvrent les cibles (une veine dans sa tempe son visage s'assombrit)
Elle ne tirera plus jamais (des os du crâne sont créés devant moi)
Archer d'été (esprit avec une nouvelle forme)
Il couche avec moi (un homme est le plus beau juste après avoir fait l'amour)

Partout est silencieux Dieu seul respire. Dans la salle pleine de plantes. Privé de douleur.

Pour résister au mal

Alfa continue de vivre. Elle dort moins.
Elle rêve à peine. Elle aime beaucoup plus.
Elle fleurit dans le gaspillage de l'automne.
Sa vue faiblit.
Elle subit un accouplement silencieux et sourd.
Elle a peur.
Un homme dans un cercle du mal. Autour de son cou, du sang.
Alfa se cache de lui, le serpent domestique se cache.
Ne peut-on résister au mal qu'avec le mal ?

Alfa franchit le précipice du monde.
Son front est plissé. Ses mains sont consacrées
au mouvement ; elle panse les plaies, enterre
les morts, réconforte les enfants abandonnés,
cultive des herbes médicinales dans son jardin,
cueille des fruits, arrose la terre desséchée,
erre sous les arbres la nuit,

intercède auprès des morts depuis longtemps.
Loin d'elle, l'homme se perd dans un labyrinthe de visages.
C'est dimanche. Alfa respire, les mains jointes
sur ses genoux comme des milliers de femmes auparavant.
Elle ne prie pas. Ce qu'elle voit et sait
est trop pour Dieu. Elle doit le supporter seule.
Elle s'accroche à la solitude, au monde, au matin.

Pavol Orszagh Hviezdoslav543

Une chanson de sang

Qu'est-ce qui a causé ce naufrage, cet
effondrement brutal et ignoble des mœurs ?

Qu'est-ce qui a provoqué la rupture ?
Qu'est-ce qui a poussé l'humanité, d'esprit grand et noble,
à plonger dans la boue ? Quel vampire ? Oh, quelle sangsue,

suçant la sève de la vie du sein,
parasite sanglant constamment assoiffé ?
Ah, l'égoïsme ! --- et pour détruire ce ravageur
aujourd'hui nous n'avons pas de troupes, pas de héros pour combattre.

Oui, il se tordra, se déchirera et se déchirera, et tombera,
en tyran, sur le faible et l'innocent ;
bien que le monde soit assez vaste pour tous,
il aurait le contrôle exclusif de l'étendue de la terre
et posséderait même l'univers, rien de moins,
plongeant l'autre dans le vide -

Cette arrogance gonflée qui est vêtue de fer
et, armée d'armes mortelles, se cache à l'affût;
qui grossit comme des nuages ​​orageux à l'horizon,
chacun se déplaçant comme une menace, avec de grands yeux pleins de haine ;

qui pend au-dessus de la terre comme un châtiment
et maintient la paix impuissante : il jure grossièrement
qu'il ne craint que Dieu seul ! --- Mais cela se veut
méprisant : en vérité, il s'en fiche...

Que ta sagesse vienne d'années d'argent
ou que tu sois un homme en fleurs, crie à tous,

"Assez!" --- et tu seras un champion du monde.
Offre à ton ennemi la main d'un frère,
un drapeau blanc sur une ruine rouge déployée !
Ou... faut-il sans cesse attiser la violence
jusqu'à ce qu'il s'éteigne ?

Sauvez à jamais les Slaves (Seigneur, écoutez ma prière !)
d'être rien d'autre qu'un tas de fumier
sur des champs étrangers, où la mince couche indigène,
avide de fertilité, les ferait jeter.

Moi aussi j'ai eu mon champ de bataille intérieur,
moi aussi je suis blessé et mon cœur transpercé ;
une seule fois pour voir mon peuple et être fier :
réparation de toutes ses blessures due depuis longtemps

Rodolphe Jurolek544

Phrases de champ

Le monde s'efforce toujours: des flocons de neige volent par la fenêtre,
un morceau de tissu gris-violet flotte au vent sur une ficelle dans le jardin,
les branches des sapins se balancent et il en tombe parfois de la neige.
Mais c'est à l'extérieur, l'intérieur est vide.

Un chemin le long de la rivière entre des fourrés nus et fraîchement enneigés.
Et soudain je ressens, de cette promenade dans la douce blancheur de la neige,
de toutes ces cannes élancées et enneigées de noisetiers
et des branches d'épinette contre lesquelles je me frotte parfois l'épaule,
l'obscurité douillette de la forêt,
je ressens soudain quelque chose comme du plaisir.

Je ne te dirai pas...

Je ne te dirai pas que je suis amoureux.
L'amour est un fardeau trop lourd.
Seuls les animaux et les saints peuvent le supporter.
Que puis-je vous dire ? Que je suis
faible et vaincu par un bref
regard dans les yeux d'un cheval essoufflé
ou une vache conduite à l'abattoir ?
Eh bien, je suis incapable d'aimer. En tout
Je ressens de la douleur.
Et je ne veux pas que quelqu'un m'aime.

Monsieur Oh

Vous savez tout ce qu'il invente. Il pensait qu'il devait être un athlète, de préférence un coureur. Ou il voulait jouer de la guitare, parfois même du violon, et d'autres fois du saxophone. Et aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours voulu voyager ; il se serait parfois contenté de traverser la Slovaquie. À maintes reprises, il a voulu vivre sur une île du Pacifique. Et souvent, il voulait être un ermite dans un endroit reculé et calme, dans les montagnes. Pas dans le désert. Il avait un désir récurrent d'apprendre à danser et il voulait étudier les langues. Il a commencé beaucoup de choses, mais n'a persévéré dans aucune d'entre elles ; au bout d'un moment, il abandonnait, plus tôt pour certaines choses, plus tard et à contrecœur pour d'autres. Jusqu'à présent, il n'était devenu rien.
De nos jours, un travailleur doit posséder des qualités presque cybernétiques, pensait M. A. Chaque employeur recherche une productivité élevée, de l'endurance, de la fiabilité, une pensée positive, la capacité à travailler sous stress, etc. Les gens ne travaillent plus ; ils exécutent. Mais le progrès semble l'avoir dépassé et il n'est pas qualifié : c'est une créature peu productive, peu endurante, peu fiable et peu résistante au stress.
Une mouche s'est posée sur sa main. Puis il s'est envolé. Même une mouche le considère comme une partie du monde ; Il le prend pour acquis.
Il aimerait pousser sa réflexion le plus loin possible, jusqu'à une conclusion. Tel qu'il est, il semble courir en rond, s'agiter, changer de position et de direction, et ne chercher dans rien.
Tu le connais; Se retrouver pris dans des situations impossibles fait partie de son mode de vie. Mais il sait que ce qui compte vraiment, c'est qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, qu'il ait mal à la tête ou non, et qu'il reste de l'argent sur son compte.

Jozef Urban545

Je me mouche de manière inartistique

Nous qui ne nous mouchons pas correctement
Offensons la bonne société
Et les habitudes de la bonne société

Pour ne pas nous moucher correctement
Il faut nous rayer
De la liste des gens qui vivent correctement
Et changer les bonnes manières en lois
Pour nous exiler quelque part sur une île
Et là nous nous moucherons comme des Robinson

Pour ne pas nous moucher correctement
Il faut nous dépouiller de nos inventions
pour faire des bébés
, planter des bouleaux
et de nos voies ferrées
et nous laisser là sur une île
pour ne pas nous moucher dans des discussions
et baver sur des sociétés
qui sont venues se gaver les unes les autres, correctement,
complètement aux limites de la décence.

SUISSE ALÉMANIQUE, ROMANDE ET TESSINOISE

Henri-Frédéric Amiel546

Petite perle cristalline

Petite perle cristalline
Tremblante fille du matin,
Au bout de la feuille de thym
Que fais-tu sur la colline ?

Avant la fleur, avant l'oiseau,
Avant le réveil de l'aurore,
Quand le vallon sommeille encore
Que fais-tu là sur le coteau ?

Yari Bernasconi547

Le masque

Tu voudrais me dire que tu l'as vu de tes yeux, avec violence,
et qu'avec tout ce que tu as subi tu as disparu
dans les bois de ce petit village, entraînée
dans un précipice sans fond.

Tu voudrais me le dire mais tu ne le fais pas, tu en es incapable.
À l'école tu as seulement appris à te taire :
différente parce qu'inoffensive, parce que parlant italien,
parce que d'un ailleurs proche mais pas trop.
Moquée, tu as rêvé la surdité ; battue,
tu as rêvé la transparence.

Et puis le corps s'endurcit et le visage
devient un filtre impénétrable qui t'entraîne,
dans des lieux inespérés : la froide cordialité d'un travail,
peu de surprises et beaucoup de connaissances. Tu décides que ça ira
comme ça et brouilles les pistes. Tu ne sondes plus
les yeux de ta mère ou les mains de ton père.

Ton enfant naît et il ne doute de rien. Il ne grandit pas dans des recoins
cachés, il n'a rien à craindre. Il regarde derrière lui
et y voit clair. Il pose ses mains sur ton bras,
te reconnaît, sait qu'il est chez lui.
Un jour, en observant
les contours flous de la pièce, dans un moment
de pluie et de nuit, tu croirais presque être heureuse.
Tu t'en persuades de longues minutes.

Hermann Burger548

Luminaires et conifères

Deux conifères, taillés en forme de cône, avec une toile d'araignée
Allongé de partout,
le monument de Jakob Hunziker, couvert d'aiguilles, fait l'angle du mur ouest : Lourde, la pierre en granit, teintée de vert mica .
Si vous pliez les brindilles sur le côté, le "Professeur" apparaît, Aussi le "Doktor hil."
Ternes, les lettres qui jadis brillaient d'or, elles ont le cimetière vert-de-gris dessus, le nom de Hunziker reste mort,
mais en bas, sur la base du Gothard, il est dit qu'il est vivant
Dans ses oeuvres. Qui d'autre sait quoi que ce soit sur lui ?
A travaillé à l'école cantonale d'Aarau pendant quatre décennies entières,
Avait le docteur hc pour sa philologie.
Titre après titre dans les conifères de la plantation du cimetière :
Les élèves étaient son œuvre, depuis longtemps enterrés eux aussi.

Erika Burkart549

Réponse

Je ne suis pas un guide spirituel.
Je ne peux pas aider ceux qui ont besoin de miracles,
je ne veux pas enseigner et ne convertir à rien du tout,
sauf à lire, à respecter la vie et la mort dans la conscience
des personnes impuissantes, des forêts, des animaux.
Je ne suis pas vert, bleu, rouge,
je suis gris comme un vieil arbre, l'accusation, la lamentation s'infiltrent
dans des racines inextricables .

Malédictions ? Oral uniquement.
A l'écrit, ils ont l'air marrants.
Je ne peux pas me passer de dieu d'arrière-plan
("Mon Dieu, je n'ai presque jamais cru en toi, mais je t'ai toujours aimé." AP),
façonneur de corps de toutes sortes,
constructeur des cieux,
du vide céleste,
créateur du temps,
voleur, destructeur de temporalité.
Aucune consolation, ce dieu, moins qu'une image ;
dans l'absence, une toute-présence qui permet la vie, l'amour,
son intemporalité dans la douleur.

guerres ? Je ne comprends pas.
Face à la mort hâtive, les hommes se rapprochent-ils de Dieu ?
Ou le perdent-ils, paumé, hors de conscience comme une pierre qui a grandi dans leur sommeil ?

Absurdité, l'impie,
chacun a ce qui est plus qu'il n'a,
inavoué par rapport à une absence
fluctuante, limitée .

Blaise Cendrars550

Le Panama ou les aventures de mes sept oncles

Des livres
Il y a des livres qui parlent du Canal de Panama
Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques

Et je n'écoute pas les journaux financiers
Quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne

Le Canal de Panama est intimement lié à mon enfance...
Je jouais sous la table Je disséquais les mouches
Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères
De mes sept oncles
Et quand elle recevait des lettres Éblouissement !

Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de Rimbaud en exergue
Elle ne me racontait rien ce jour-là Et je restais triste sous ma table

C'est aussi vers cette époque que j'ai lu l'histoire du tremblement de terre de Lisbonne
Mais je crois bien Que le crach du Panama est d'une importance plus universelle
Car il a bouleversé mon enfance.

J'avais un beau livre d'images Et je voyais pour la première fois
La baleine Le gros nuage Le morse Le soleil Le grand morse L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnettes et la mouche
La mouche La terrible mouche Maman, les mouches ! les mouches ! et les troncs d'arbres !
Dors, dors, mon enfant. Ahasvérus est idiot

J'avais un beau livre d'images Un grand lévrier qui Dourak Une bonne anglaise
Banquier Mon père perdit les 3/4 de sa fortune Comme nombre d'honnêtes gens qui perdirent leur argent dans ce crach,
Mon père Moins bête Perdait celui des autres,
Coups de revolver.

Ma mère pleurait Et ce soir-la on m'envoya coucher avec la bonne anglaise
Puis au bout d'un nombre de jours bien long...Nous avions dû déménager
Et les quelques chambres de notre petit appartement étaient bourrées de meubles
Nous n'étions plus dans notre villa de la côte
J'étais seul des jours entiers Parmi les meubles entassés
Je pouvais même casser de la vaisselle Fendre les fauteuils Démolir le piano

-Puis au bout d'un nombre de jours bien long
Vint une lettre d'un de mes oncles

C'est le crach du Panama qui fit de moi un poète !
C'est épatant Tous ceux de ma génération sont ainsi
Jeunes gens Qui ont subi des ricochets étranges
On ne joue plus avec des meubles On ne joue plus avec des vieilleries
On casse toujours et partout la vaisselle
On s'embarque On chasse les baleines On tue les morses
On a toujours peur de la mouche tsé-tsé Car nous n'aimons pas dormir.
L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnettes m'avaient appris à lire..
Oh cette première lettre que je déchiffrai seul et plus grouillante que toute la création
Mon oncle disait Je suis boucher à Galveston
Les abattoirs sont à 6 lieues de la ville
C'est moi qui ramène les bêtes saignantes, le soir, tout le long de la mer
Et quand je passe les pieuvres se dressent en l'air Soleil couchant.

Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Mon oncle, tu as disparu durant le cyclone de 1895
J'ai vu depuis la ville reconstruite et je me suis promené au bord de la mer où tu menais les bêtes saignantes
Il y avait une fanfare salutiste qui jouait dans un kiosque en treillage
On m'a offert une tasse de thé
On n'a jamais retrouvé ton cadavre
Et à ma vingtième année j'ai hérité de tes 400 dollars d'économie
Je possède aussi la boîte à biscuits qui te servait de reliquaire Elle est en fer-blanc
Toute ta pauvre religion Un bouton d'uniforme Une pipe kabyle Des graines de cacao
Une dizaine d'aquarelles de ta main
Et les photos des bêtes à prime, les taureaux géants que tu tiens en laisse
Tu es en bras de chemise avec un tablier blanc

Moi aussi j'aime les animaux
Sous la table Seul Je joue déjà avec les chaises Armoires portes Fenêtres Mobilier modern-style
Animaux préconçus Qui trônent dans les maisons
Comme la reconstitution des bêtes antédiluviennes dans les musées
Le premier escabeau est un aurochs !
J'enfonce les vitrines Et j'ai jeté tout cela La ville, en pâture à mon chien Les images
Les livres La bonne Les visites Quels rires!
Comment voulez-vous que je prépare des examens ?
Vous m'avez envoyé dans tous les pensionnats d'Europe Lycées Gymnases Université Comment voulez-vous que je prépare des examens

Quand une lettre est sous la porte J'ai vu La belle pédagogie !
J'ai vu au cinéma le voyage qu'elle a fait Elle a mis soixante-huit jours pour venir jusqu'à moi
Chargée de fautes d'orthographe

Mon deuxième oncle :
J'ai marié la femme qui fait le meilleur pain du district
J'habite à trois journées de mon plus proche voisin
Je suis maintenant chercheur d'or à Alaska
Je n'ai jamais trouvé plus de 500 francs d'or dans ma pelle
La vie non plus ne se paye pas à sa valeur !
J'ai eu trois doigts gelés Il fait froid...

Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Oh mon oncle, ma mère m'a tout dit
Tu as volé des chevaux pour t'enfuir avec tes frères
Tu t'es fait mousse à bord d'un cargo-boat
Tu t'es cassé la jambe en sautant d'un, train en marche
Et après l'hôpital, tu as été en prison pour avoir arrêté une diligence
Et tu faisais des poésies inspirées de Musset
San-Francisco C'est là que tu lisais l'histoire du général Suter qui a conquis la Californie aux États-Unis
Et qui, milliardaire, a été ruiné par la découverte des mines d'or sur ses terres
Tu as longtemps chassé dans la vallée du Sacramento

où j'ai travaillé au défrichement du sol
Mais qu'est-il arrivé Je comprends ton orgueil

Manger le meilleur pain du district et la rivalité des voisins 12 femmes par 1.000 kilomètres carrés
On t'a trouvé La tête trouée d'un coup de carabine
Ta femme n'était pas là

Ta femme s'est remariée depuis avec un riche fabricant de confitures

J'ai soif Nom de Dieu De nom de Dieu De nom de Dieu
Je voudrais lire la Feuille d'Avis de Neuchâtel ou Courrier de Pampelune
Au milieu de l'Atlantique on n'est pas plus à l'aise que dans une salle de rédaction
Je tourne dans la cage des méridiens comme un écureuil dans la sienne

Tiens voilà un Russe qui a une tête sympathique
Où aller Lui non plus ne sait où déposer son bagage

A Léopoldville ou à la Sedjérah près Nazareth, chez Mr Junod ou chez mon vieil ami Perl
Au Congo en Bessarabie à Samoa
Je connais tous les horaires Tous les trains et leurs correspondances
L'heure d'arrivée l'heure du départ
Tous les paquebots tous les tarifs et toutes les taxes Ça m'est égal
J'ai des adresses Vivre de la tape

Je reviens d'Amérique à bord du Voltumo, pour 35 francs de New York à Rotterdam
C'est le baptême de la ligne
Les machines continues s'appliquent de bonnes claques
Boys Platch Les baquets d'eau
Un Américain les doigts tachés d'encre bat la mesure La télégraphie sans fil
On danse avec les genoux dans les pelures d'orange et les boîtes de conserve vides
Une délégation est chez le capitaine
Le Russe révolutionnaire expériences érotiques
Gaoupa Le plus gros mot hongrois
J'accompagne une marquise napolitaine enceinte de 8 mois
C'est moi qui mène les émigrants de Kichinef à Hambourg
C'est en 1901 que j'ai vu la première automobile, En panne, Au coin d'une rue
Ce petit train que les Soleurois appellent un fer à repasser
Je téléphonerai à mon consul
Délivrez-moi immédiatement un billet de 3e classe The Uranium Steamship C°
J'en veux pour mon argent
Le navire est à quai Débraillé Les sabords grand ouverts
Je quitte le bord comme on quitte une sale putain

En route Je n'ai pas de papier pour me torcher
Et je sors Comme le dieu Tangaloa qui en péchant à la ligne tira le monde hors des eaux

La dernière lettre de mon troisième oncle : Papeete, le Ier septembre 1887.
Ma sœur, ma très chère sœur
Je suis bouddhiste membre d'une secte politique
Je suis ici pour faire des achats de dynamite
On en vend chez les épiciers comme chez vous la chicorée Par petits paquets

Puis je retournerai à Bombay faire sauter les Anglais Ça chauffe Je ne te reverrai jamais plus...
Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.

Vagabondage J'ai fait de la prison à Marseille et l'on me ramène de force à l'école
Toutes les voix crient ensemble Les animaux et les pierres
C'est le muet qui a là plus belle parole
J'ai été libertin et je me suis permis toutes les privautés avec le monde

Vous qui aviez la foi pourquoi n'êtes-vous pas arrivé à temps
A votre âge Mon oncle tu étais joli garçon et tu jouais très bien du cornet à pistons

C'est ça qui t'a perdu comme on dit vulgairement
Tu aimais tant la musique que tu préféras le ronflement des bombes aux symphonies des habits noirs
Tu as travaillé avec des joyeux Italiens à la construction d'une voie ferrée dans les environs de Baghavapour
Boute en train Tu étais le chef de file de tes compagnons
Ta belle humeur et ton joli talent d'orphéoniste Tu es la coqueluche des femmes du baraquement
Comme Moïse tu as assommé ton chef d'équipe
Tu t'es enfui On est resté 12 ans sans aucune nouvelle de toi
Et comme Luther un coup de foudre t'a fait croire à Dieu
Dans ta solitude Tu apprends le bengali et l'urdu pour apprendre à fabriquer les bombes
Tu as été en relation avec les comités secrets de Londres
C'est à White-Chapel que j'ai retrouvé ta trace
Tu es convict Ta vie circoncise Telle que
J'ai envie d'assassiner quelqu'un au boudin ou à la gaufre pour avoir l'occasion de te voir
Car je ne t'ai jamais vu
Tu dois avoir une longue cicatrice au front

Quant à mon quatrième oncle il était valet de chambre du général Robertson qui a fait la guerre aux Boërs
Il écrivait rarement des lettres ainsi conçues
Son Excellence a daigné m'augmenter de 50 £ Ou
Son Excellence emporte 48 paires de chaussures à la guerre Ou

Je fais les ongles de Son Excellence tous les matins...
Mais je sais
Qu'il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Mon oncle Jean, tu es le seul de mes sept oncles que j'aie jamais vu
Tu étais rentré au pays car tu te sentais malade
Tu avais un grand coffre en cuir d'hippopotame qui était toujours bouclé
Tu t'enfermais dans ta chambre pour te soigner
Quand je t'ai vu pour la première fois, tu dormais
Ton visage était terriblement souffrant Une longue barbe
Tu dormais depuis 15 jours
Et comme je me penchais sur toi Tu t'es réveillé Tu étais fou

Tu as voulu tuer grand-mère On t'a enfermé à l'hospice
Et c'est là que je t'ai vu pour la deuxième fois Sanglé Dans la camisole de force
On t'a empêché de débarquer Tu faisais de pauvres mouvements avec tes mains
Comme si tu allais ramer
Transvaal Vous étiez en quarantaine et les horse-guards avaient braqué un canon sur votre navire
Pretoria Un Chinois faillit t'étrangler

Le Tougéla Lord Robertson est mort Retour à Londres
La garde-robe de Son Excellence tombe à l'eau ce qui te va droit au cœur
Tu es mort en Suisse à l'asile d'aliénés de Saint-Aubain
Ton entendement Ton enterrement

Et c'est là que je t'ai vu pour la troisième fois Il neigeait
Moi, derrière ton corbillard, je me disputais avec les croque-morts à propos de leur pourboire
Tu n'as aimé que deux choses au monde
Un cacatoès Et les ongles roses de Son Excellence

Il n'y a pas d'espérance Et il faut travailler
Les vies encloses sont les plus denses Tissus stéganiques
Rémy de Gourmont habite au 71 de la rue des Saints-Pères
Filagore ou seizaine
« Séparés un homme rencontre un homme mais une montagne ne rencontre jamais une autre montagne » Dit un proverbe hébreu Les précipices se croisent
J'étais à Naples 1896 Quand j'ai reçu le Petit Illustré
Le capitaine Dreyfus dégradé devant l'armée

Mon cinquième oncle : Je suis chef au Club-Hôtel de Chicago
J'ai 400 gâte-sauces sous mes ordres Mais je n'aime pas la cuisine des Yankees
Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Tunis etc.
Amitiés de la tante Adèle
Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Biarritz etc.
Oh mon oncle, toi seul tu n'as jamais eu le mal du pays
Nice Londres Buda-Pest Bermudes Saint-Pétersbourg Tokio Memphis
Tous les grands hôtels se disputent tes services Tu es le maître

Tu as inventé nombre de plats doux qui portent ton nom
Ton art Tu te donnes tu te vends on te mange On ne sait jamais où tu es
Tu n'aimes pas rester en place
Il paraît que tu possèdes une Histoire de la Cuisine à travers tous les âges et chez tous les peuples
En 12 vol. in-8° Avec les portraits des plus fameux cuisiniers de l'histoire
Tu connais tous les événements
Tu as toujours été partout où il se passait quelque chose
Tu es peut-être à Paris.
Tes menus Sont la poésie nouvelle

J'ai quitté tout cela
J'attends
La guillotine est le chef-d'œuvre de l'art plastique
Son déclic Mouvement perpétuel Le sang des bandits
Les chants de la lumière ébranlent les tours Les couleurs croulent sur la ville
Affiche plus grande que toi et moi Bouche ouverte et qui crie
Dans laquelle nous brûlons Les trois jeunes gens ardents Hananie Mizaël Azarie
Adam's Express Cie Derrière l'Opéra
Il faut jouer à saute-mouton A la brebis qui broute
Femme-tremplin Le beau joujou de la réclame
En route ! Siméon, Siméon Paris-adieux
C'est rigolo Il y a des heures qui sonnent Quai-d'Orsay-Saint-Nazaire !
On passe sous la Tour Eiffel --- boucler la boucle --- pour retomber de l'autre côté du monde
Puis on continue

Les catapultes du soleil assiègent les tropiques irascibles
Riche Péruvien propriétaire de l'exploitation du guano d'Angamos
On lance Acaraguan Bananan A l'ombre Les mulâtres hospitaliers

J'ai passé plus d'un hiver dans ces îles fortunées
L'oiseau-secrétaire est un éblouissement
Belles dames plantureuses On boit des boissons glacées sur la terrasse
Un torpilleur brûle comme un cigare Une partie de polo dans le champ d'ananas
Et les palétuviers éventent les jeunes filles studieuses
My gun Coup de feu
Un observatoire au flanc du volcan
De gros serpents dans la rivière desséchée
Haie de cactus Un âne claironne la queue en l'air
La petite Indienne qui louche veut se rendre à Buenos-Ayres
Le musicien allemand m'emprunte ma cravache à pommeau d'argent et une paire de gants de Suède
Ce gros Hollandais est géographe
On joue aux cartes en attendant le train
C'est l'anniversaire de la Malaise

Je reçois un paquet à mon nom, 200.000 pesetas et une lettre de mon sixième oncle :
Attends-moi à la factorerie jusqu'au printemps prochain
Amuse-toi bien bois sec et n'épargne pas les femmes
Le meilleur électuaire Mon neveu...

Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Oh mon oncle, je t'ai attendu un an et tu n'es pas venu
Tu étais parti avec une compagnie d'astronomes qui allait inspecter le ciel sur la côte occidentale de la Patagonie
Tu leur servais d'interprète et de guide Tes conseils Ton expérience
Il n'y en avait pas deux comme toi pour viser l'horizon au sextant
Les instruments en équilibre Électro-magnétiques Dans les fjords de la Terre de Feu Aux confins du monde
Vous péchiez des mousses protozoaires en dérive entre deux eaux à la lueur des poissons électriques
Vous collectionniez des aérolithes de peroxyde de fer
Un dimanche matin : Tu vis un évêque mitré sortir des eaux
Il avait une queue de poisson et t'aspergeait de signes de croix
Tu t'es enfui dans la montagne en hurlant comme un vari blessé
La nuit même Un ouragan détruisit le campement
Tes compagnons durent renoncer à l'espoir de te retrouver vivant
Ils emportèrent soigneusement les documents scientifiques
Et au bout de trois mois, Les pauvres intellectuels,
Ils arrivèrent un soir à un feu de gauchos où l'on causait justement de toi
J'étais venu à ta rencontre
Tupa La belle nature Les étalons s'enculent 200 taureaux noirs mugissent
Tango-argentin

Bien quoi Il n'y a donc plus de belles histoires
La Vie des Saints Dos Nachîbuechleùi von Schuman Cymbàlum mundi
La Tariffa délie Puttane di Venegia Navigation de Jean Struys, Amsterdam, 1528 Shalom Aleïchem Le Crocodile de Saint-Martin
Strindberg a démontré que la terre n'est pas ronde Déjà Gavarni avait aboli la géométrie
Pampas Disque Les iroquoises du vent Saupiquets
L'hélice des gemmes Maggi Byrrh Daily Chronicle
La vague est une carrière où l'orage en sculpteur abat des blocs de taille
Quadriges d'écume qui prennent le mors aux dents

Eternellement Depuis le commencement du monde
Je siffle Un frissoulis de brise

Mon septième oncle On n'a jamais su ce qu'il est devenu
On dit que je te ressemble
Je vous dédie ce poème Monsieur Bertrand
Vous m'avez offert des liqueurs fortes pour me prémunir contre les fièvres du canal
Vous vous êtes abonné à l'Argus de la Presse pour recevoir toutes les coupures qui me concernent.
Dernier Français de Panama (il n'y en a pas 20)
Je vous dédie ce poème Barman du Matachine
Des milliers de Chinois sont morts où se dresse maintenant le Bar flamboyant
Vous distillez Vous vous êtes enrichi en enterrant les cholériques
Envoyez-moi la photographie de la forêt de chênes-lièges qui pousse sur les 400 locomotives abandonnées par l'entreprise française
Cadavres-vivants Le palmier greffé dans la banne d'une grue chargée d'orchidées
Les canons d'Aspinwall rongés par les toucans La drague aux tortues
Les pumas qui nichent dans le gazomètre défoncé
Les écluses perforées par les poissons-scie
La tuyauterie des pompes bouchée par une colonie d'iguanes
Les trains arrêtés par l'invasion des chenilles
Et l'ancre gigantesque aux armoiries de Louis XV dont vous n'avez su m'expliquer la présence dans la forêt
Tous les ans vous changez les portes de votre établissement incrustées de signatures
Tous ceux qui passèrent chez vous Ces 32 portes quel témoignage
Langues vivantes de ce sacré canal que vous chérissez tant
Ce matin est le premier jour du monde
Isthme D'où l'on voit simultanément tous les astres du ciel et toutes les formes de la végétation
Préexcellence des montagnes équatoriales
Zone unique Il y a encore le vapeur de l'Amidon Paterson
Les initiales en couleurs de l'Adantic-Pacific Tea-Trust
Le Los Angeles limited qui part à 10 h 02 pour arriver le troisième jour et qui est le seul train au monde avec wagon-coiffeur
Le Trunk les éclipses et les petites voitures d'enfants Pour vous apprendre à épeler l'A B C de la vie sous la férule des sirènes en partance
Toyo Kisen Kaïsha
J'ai du pain et du fromage Un col propre
La poésie date d'aujourd'hui

La voie lactée autour du cou Les deux hémisphères sur les yeux
A toute vitesse II n'y a plus de pannes
Si j'avais le temps de faire quelques économies je prendrais part au rallye aérien
J'ai réservé ma place dans le premier train qui passera le tunnel sous la Manche
Je suis le premier aviateur qui traverse l'Atlantique en monocoque 900 millions

Terre Terre Eaux Océans Ciels J'ai le mal du pays
Je suis tous les visages et j'ai peur des boîtes aux lettres
Les villes sont des ventres

Je ne suis plus les voies Lignes Câbles Canaux Ni les ponts suspendus !
Soleils lunes étoiles Mondes apocalyptiques Vous avez encore tous un beau rôle à jouer
Un siphon éternue Les cancans littéraires vont leur train Tout bas A la Rotonde
Comme tout au fond d'un verre

J'ATTENDS
Je voudrais être la cinquième roue du char
Orage
Midi à quatorze heures
Rien et partout

Les Boubous

Oh ces négresses que l'on rencontre dans les environs du village nègre chez les trafiquants qui aunent la percale de traite
Aucune femme au monde ne possède cette distinction cette noblesse cette démarche cette allure ce port cette élégance cette nonchalance ce raffinement cette propreté
cette hygiène cette santé cet optimisme cette inconscience cette jeunesse ce goût

Ni l'aristocrate anglaise le matin à Hydepark
Ni l'Espagnole qui se promène le dimanche soir
Ni la belle Romaine du Pincio
Ni les plus belles paysannes de Hongrie ou d'Arménie
Ni la princesse russe raffinée qui passait autrefois en traîneau sur les quais de la Neva
Ni la Chinoise d'un bateau de fleurs
Ni les belles dactylos de New-York
Ni même la plus parisienne des Parisiennes
Fasse Dieu que durant toute ma vie ces quelques formes entrevues se baladent dans mon cerveau

Chaque mèche de leurs cheveux est une petite tresse de la même longueur ointe peinte lustrée
Sur le sommet de la tête elles portent un petit ornement de cuir ou d'ivoire qui est maintenu par des fils de soie colorés ou des chaînettes de perles vives
Cène coiffure représente des mois de travail et toute leur vie se passe à la faire et à la refaire
Des rangs de piécettes d'or percent le cartilage des oreilles
Certaines ont des incisions colorées dans le visage sous les yeux et dans le cou

et toutes se maquillent avec un art prodigieux
Leurs mains sont recouvertes de bagues et de bracelets

et toutes ont les ongles peints ainsi que la paume de la main
De lourds bracelets d'argent sonnent à leurs chevilles et les doigts de pieds sont bagués
Le talon est peint en bleu
Elles s'habillent de boubous de différentes longueurs qu'elles portent les uns par-dessus les autres

ils sont tous d'impression de couleur et de broderies variées
elles arrivent à composer un ensemble inouï d'un goût très sûr où l'orangé le bleu l'or ou le blanc dominent
Elles portent aussi des ceintures et de lourds grigris
D'autres plusieurs turbans célestes
Leur bien le plus précieux est leur dentition impeccable et qu'elles astiquent comme on entretient les cuivres d'un yacht de luxe
Leur démarche tient également d'un fin voilier
Mais rien ne peut dire les proportions souples de leur corps ou exprimer la nonchalance réfléchie de leur allure

Alice de Chambrier551

Pourquoi Mourir?

La fourmi demanda quelque soir à la rose;
« Pourquoi faut-il mourir? » La belle fleur frémit:
« Je ne le sais, fourmi, lui dit-elle et je n'ose
Songer à cet instant où tout sombre et finit.
Va demander au chêne; il te dira peut-être
Pourquoi, s'il faut mourir, il faut quand même naître. »
La fourmi s'en alla vers le chêne géant:
« On doit savoir beaucoup, chêne, quand on est grand,
Dit-elle; réponds-moi: pourquoi faut-il mourir?
Il serait si beau d'être et de ne point finir! »
Mais l'arbre tristement branla sa haute cime:
« Comment saurais-je ça, fourmi, pauvre être infime
Que je suis? Va plus haut, arrête le nuage;
Peut-être qu'il pourra t'en dire davantage. »
La fourmi s'en alla: « O nuage, dis-moi,
Tu dois bien en savoir la raison, dis, pourquoi
Devons-nous tous mourir et quitter cette terre?
Exister est si doux; mourir est chose amère! »
Le nuage pleura: « Va demander plus haut
Pourquoi nous devons tous disparaître si tôt;
Je ne fais que passer..., la lune dans la nue
Peut-être le saura; ce soir, à sa venue,
Va la questionner. » Quand l'astre de la nuit
Sur la terre jeta son doux regard qui luit,
La fourmi s'avança: « Belle lune, dit-elle,
Dis-moi, sais-tu pourquoi tu n'es pas immortelle? »
La lune soupira: « Monte jusqu'au soleil,
Il est plus grand que moi, va guetter son réveil. »
Quand le jour fut venu: « Soleil dit la fourmi,
Pourquoi faut-il mourir? On est si bien ici. »
L'astre du jour pâlit: « Ah! demande à l'étoile!
Pour elle, elle si haut, le ciel n'a point de voile. »
Mais les astres brillants, à la voûte du ciel,
Dirent: « Demande à Dieu, lui seul est éternel! »

Conte De Fées

Tout près d'ici je sais un beau prince enchanté
Qu'éveille quelquefois une fée à la brune
En lui mettant au front un nimbe de clarté:
Ce prince, c'est le lac, et la fée est la lune.

La fée aime le prince, et le prince lui rend
Cet amour qu'une nuit d'étoiles vit éclore;
Mais l'espace se trouve entre les deux si grand
Qu'ils en pleurent parfois jusqu'aux feux de l'aurore.

Lui l'attend tout le jour, sombre et chagrin souvent,
Lorsqu'il voit sur le ciel s'étendre un gros nuage
Qui, rapide, poussé par le souffle du vent,
Va lui prendre, rival, sa mignonne au passage.

Elle, toujours sereine en ses calmes splendeurs,
Le voyant malheureux et morose loin d'elle.
Lui jette, lumineux jusqu'en ses profondeurs,
Son regard débordant de tendresse éternelle.

Et sous l'humide éclat de ce regard si pur,
Le prince sent la paix qui rentre dans son être;
Celle qui tout là-haut rayonne dans l'azur
N'est plus si loin de lui qu'elle paraissait être....

Ils s'aimeront ainsi jusqu'à la fin des temps,
Sans voir encor le jour de leur union poindre:
Elle ne peut quitter ses parvis éclatants,
Et lui dans l'infini ne saurait la rejoindre....

Il existe, endormis sous un pouvoir fatal,
Bien des princes, ayant tous leur fée adorée,
Et les princes c'est nous, la fée est l'Idéal
Dont notre âme ici-bas se trouve séparée.

À quoi bon revenir.

A quoi bon revenir encore avec envie
Au souvenir des lieux que nous avons quittés!
Que nous fait le pays où coule notre vie?
La nature partout a les mêmes beautés.

Pourvu qu'un coin du ciel sur notre tête brille,
Pourvu qu'un arbre vert ombrage notre seuil,
Que le soir, en rentrant, une douce famille
Nous réchauffe le coeur par son joyeux accueil,

Que nous faut-il de plus et qu'importe le reste?
Oui, pourquoi ces désirs et ces vagues regrets
Qui ramènent nos coeurs à quelque site agreste,
Que nos regards, hélas! ne reverront jamais?

Sachons donc oublier nos inutiles rêves,
Oublier un passé qui ne peut revenir,
Employer le présent et ses heures trop brèves
Sans y mêler le fiel d'un amer souvenir.

Soyons indépendants des lieux, sinon des hommes,
Nous dont toute la vie est un long changement,
Et sachons vivre heureux dans l'endroit où nous sommes,
N'importe où, quelque part sous le bleu firmament.

Mais nous cherchons en vain à contraindre nos âmes
De ne plus revenir au songe caressé:
Il faudrait pour cela qu'aux lieux où nous passâmes
Un peu de notre coeur ne se fût pas fixé.

Sur les monts, dans les bois, dans la neige ou la glace,
Sur les chemins cachés, dans les prés onduleux,
Nous avons, en marchant, dessiné quelque trace,
Notre coeur a pensé sous leurs horizons bleus;

Et comme la brebis au sentier solitaire
Laisse aux buissons sa laine en flocons blancs et doux,
Les lieux où nous avons vécu sur cette terre
Gardent toujours, hélas! quelque chose de nous.

Maurice Chappaz552

Ludivine, Marguerite, Catherine

Femmes aux pressureurs, aux laboureurs,
éraflées et moulues,
vidées d'elles-mêmes comme par les pics-verts,
ne possédant plus rien de leur vie de jeune filles,
ayant couché avec le Valais ivrogne à la sainte trogne porcine
soufflant le foehn qui est cigare et plain-chant.
Femmes aux minces yeux myrtille,passées par les barbus :
qui ont dit le grand oui
et depuis murées comme des sphinx sous la coiffe sombre.
Vérité de vérité :
elle jaillira de leur sein, elle vaincra le monde.
Coffre puissant, bestial
le sourire de la sagesse et leur enfant, la parole,
pareille à une sauterelle sur la langue des muets.
Parole, bond à travers les horreurs et les pudeurs
des calvaires sur le Rhône.
Eh, Ludivine, Marguerite, Catherine,
dites tout de vous,
dites tout du Valais sec et sombre,
femmes de vigne,
arbres de la passion,
vases de silence.

Je voudrais que les baisers...

Je voudrais que les baisers remplacent les chants d'oiseaux.
Qu'ils pépient dès l'aube sur tes joues, tes paupières.
Je voudrais que la nuit remplace le jour,
que la prière remplace le travail,
que le silence remplace les paroles.
Je voudrais que l'éternité remplace cette vie
ne serait-ce qu'un instant.

Le Calice et la Faucille

Nos vies sont des calices,
vies de rien, orgie de tout;
vide le calice,
goût muscat
et coutelas.

Nos vies font les faucilles
sur les champs et sur l'abîme;
broie le seigle,
avec pour dessert
le désert.

Si tu n'es pas d'ici
tais-toi;
tu ne peux pas comprendre
le pain noir
et le vin jaune.

Voici la flagellation,
voici les hosannas;
l'épi lourd,
l'homme soûl,  
le dieu fou.

Jacques Chessex553

Brocéliande

Madame je dirai qu'un jour en votre val
Ayant erré par les déserts de Brocéliande
J'ai goûté comme un autre au sang que Perceval
Quêtait par la forêt annoncée et la lande au bois secret
Madame où l'odeur de la brande
Avec le sang le terreau noir brouet du saint
S'exerçant à manger vos charmes en essaim

0 miel enfoui et lait de votre Brocéliande
Si le sang dans la fente a la vertu du sacre
Et ma bouche au grillage du confessionnal
Parle un même langage au nom de Perceval

Alors qu'au val ouvert à la lueur de nacre
Madame je retrouve un peu de son arroi

À m'approprier ce sang ombreux sans effroi

Élégie de l'âme

Âme, tu dois savoir que j'ai pensé aux autres âmes
Plutôt qu'à toi, mon âme
Comme si j'eusse à créer un vaste nombre
De circonstances possibles et de formes
Avant de songer à ma seule éternité
La mort me fera-t-elle entrer au vide pur auquel cas je n'ai plus de destin
Ou me fondrai-je dans la lumière annoncée et là mon âme
Sera moulue et confondue aux autres âmes dans le Tout
Fait de toutes les âmes sans nom dans l'Un

Ou partiras-tu solitaire en voyage, âme dans l'Intemporel
si bien délivrée des catégories
Que je ne puis même imaginer ton chemin innommable si loin de moi qui suis

vue, ouïe, poids, durée et langue à chercher le mot juste
Alors qu'il n'y a plus de mots là où tu seras
Rien que la lumière ou le vide ou rien
Et tu ne seras même pas le souvenir de ton nom

Tu ne seras rien et je travaille à imaginer ce rien
En me désencombrant de toute pensée

Tu devrais savoir ces choses, âme
Et ne pas m'en vouloir de mon triste corps
Ni de ma mine distraite ou basse
Je me dis souvent que j'ai le temps
Que je penserai plus tard à toi à l'éternité ou au vide
Surtout quand le vent fait bouger dans le noir les grands sapins
Comme si j'étais déjà mort
Et que je les gardais en souvenir dans l'Immobile

Albert Cohen554

Pleurer sa mère

Pleurer sa mère,
c'est pleurer son enfance.

L'homme veut son enfance, veut la ravoir,
et s'il aime davantage sa mère
à mesure qu'il avance en âge,
c'est parce que sa mère,
c'est son enfance.

J'ai été un enfant,
je ne le suis plus
et je n'en reviens pas.

Ô seins

ô seins de terrible présence,
féminines deux gloires, hautes abondances,

bouleversants étrangers
devant toi intouchés, présents et défendus,

cruellement montrés,
trop montrés et pas assez montrés,

angéliques bombes,
doux reposoirs dressés en leur étrange pouvoir,

désirable récolte,
tourmentantes merveilles et jeunes fiertés,

l'une à droite
et l'autre à gauche, ô tes deux souffrances,

ô les fruits tendus
de complaisante sœur, ô les deux lourds

de ta main si proches.

Arthur Cravan555

Quelle âme se disputera...

Quelle âme se disputera mon corps?
J'entends la musique : Serai-je entraîné ?
J'aime tellement la danse et les folies physiques
Que je sens avec évidence
Que, si j'avais été jeune fille
J'eusse mal tourné.

Mais, depuis que me voilà plongé dans la lecture de cet illustré
Je jurerai n'avoir vu de ma vie d'aussi féeriques photographies :
L'océan paresseux berçant les cheminées,
Je vois dans le port, sur le pont des vapeurs,

Parmi des marchandises indéterminées,
Les matelots se mêler aux chauffeurs ;
Des corps polis comme des machines,
Mille objets de la Chine, les modes, et les inventions;
Puis, prêts à traverser la ville,
Dans la douceur des automobiles
Les poètes et les boxeurs.

Ce soir, quelle est ma méprise,
Qu'avec tant de tristesse, tout me semble beau ?
L'argent qui est réel, la paix, les vastes entreprises, Les autobus et les tombeaux ;
Les champs, le sport, les maîtresses,jusqu'à la vie inimitable des hôtels
Je voudrais être à Vienne et à Calcutta,
Prendre tous les trains et tous les navires,
Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.
Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur,
Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange, et noceur,
Millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau;
Lâche, héros, nègre, singe, don Juan, souteneur, lord, paysan,
chasseur, industriel, faune et flore.
Je suis toutes les choses, tous les hommes, et tous les animaux !
Que faire?

Essayons du grand air,
Peut-être y pourrai-je quitter ma funeste pluralité !
Et tandis que la lune, par-delà les marronniers, attelle ses lévriers.
Et, qu'ainsi qu'en un kaléidoscope,
Mes abstractions élaborent les variations des accords de mon corps,
Que mes doigts collés au délice de mes clés
Absorbent de fraîches syncopes,
Sous des motions immortelles vibrent mes bretelles;
Et, piéton idéal du Palais-Royal,

Je m'enivre avec candeur même des mauvaises odeurs.
Plein d'un mélange d'éléphant et d'ange
Mon lecteur, je balade sous la lune ta future infortune.
Armée de tant d'algèbre, que, sans désirs sensuels,
J'entrevois, fumoir du baiser.
Con, pipe, eau, Afrique et repos funèbre,
Derrière les stores apaisés, le calme des bordels.
Du baume, ô ma raison!

Tout Paris est atroce et je hais ma maison.
Déjà les cafés sont noirs.
Ne reste, ô mes hystéries ! Que les claires écuries des urinoirs.
Je ne puis plus rester dehors.
Voici ton lit; sois bête et dors.
Mais, dernier des locataires, qui se gratte tristement les pieds.
Et, bien que tombant à moitié, si j'entendais sur la terre
Retentir les locomotives,
Que mes âmes pourtant redeviendraient attentives !

Jacques Davy du Perron556

Confession amoureuse

et regret d'avoir aimé
une infidèle et inconstante Beauté.
(...)
Je confesse, Seigneur, que dès mes jeunes ans,
Suivant tous ces plaisirs d'apparence plaisants,
J'ai très mal employé l'orient de mon âge,
Et que depuis toujours approchant mon midi,
Au lieu de m'embellir je me suis enlaidi :
Qu'est-ce que le péché que l'ardeur de courage ?

(...) Mon esprit de regret, c'est d'avoir trop longtemps,
Vainquant de fermeté les esprits plus constants,
Adoré constamment une inconstante dame.

Pour les vaines douceurs d'un vain contentement
J'ai péché, j'ai parlé, j'ai fait injustement,
Mon penser, ma parole, et mon effet m'accuse,
Mais las ! tous ces pensers, ces propos et ces faits
Procèdent d'un sujet qui parmi mes forfaits
Sans sa déloyauté me servirait d'excuse.
(...) Je brûle d'une ingrate, hélas ! qui fait toujours
Que ma constance au bruit de si lâches amours
Est par leur infamie à bon droit diffamée.

Je m'en confesse donc, et me repens d'avoir
Au giron de ce sexe endormi mon devoir,
J'en demande pardon, et m'en voulant résoudre,
Pour avoir en horreur les changements soudains,
Écoutez ma simplesse, ô généreux dedains,
Qui bravez les beautés, et m'en veuillez absoudre.

Arrière donc, Amour d'un sexe si maudit,
J'estime médisant celui qui n'en médit,
J'estime trop cruel celui qui ne l'offense.
Les humains offensés d'un sexe si pervers
Devraient contre sa rage armer tout l'univers,
Car contre un mal commun, commune est la défense.

Or je courus fortune où ce sexe voulut,
Mais maintenant entré dans le port de salut,
Je laisse ces trois vers au front de ce rivage :
Un pénitent d'Amour, et de simplicité,
Ayant été longtemps sur ce flot agité,
Est par sa repentance échappé du naufrage.

Louis Duchosal557

Posthuma

Je ne commettrai pas le crime poétique
De m'endormir parmi les parfums et les fleurs ;
Les fleurs dont j'ai saisi le langage mystique
Ont trop fait couler de mes pleurs.

Ma mort sera plus lente et sera non moins sûre ;
Il est d'autres moyens que la vague ou l'acier :
Le fleuve rend sa proie, on panse une blessure,
Ton parfum n'est pas meurtrier.

Friedrich Durrenmatt558

Grec cherche grecque

Des nuits où nageaient les autos, les amours se collaient entre les jambes des gens.
-- Septième crayon derrière l'oreille de l'évêque du dernier rang.
-- Dans un royaume, voleraient superbes généraux, discrète collection de Poussin.
-- Des canons atomiques étaient sur de moëlleux coussins dans une église.
-- Lancer des lubrifiants, c'est l'avenir. Perdre l'ensemble de vue, c'est odieux.
-- Croyez en un chrétien dans un peignoir à rayures bleues.

Les physiciens

Newton :  Rentrons dans notre rôle et jouons la démence. Je rôderai comme le fantôme de Newton.
Einstein : Je me remettrai à racler mon violon : Kreisler et Beethoven...
Möbius :  Je ferai réapparaître Salomon
Newton :  Fous mais sages
Einstein :  Prisonniers mais libres
Möbius :   Physiciens mais innocents  (...)
Möbius :   Une pensée, une fois conçue, on ne peut ni l'abolir, ni la rattraper

La panne

Nous ne vivons plus sous la crainte d'un Dieu, d'une Justice immanente, d'un Fatum, comme dans la Cinquième Symphonie, non ! plus rien de tout cela ne nous menace (...) C'est dans ce monde hanté seulement par la panne, dans ce monde où il ne peut plus rien arriver sinon des pannes, que nous nous avançons désormais. (...) il ne reste plus guère que quelques rares histoires (...) où la malchance va déboucher dans l'universel, une justice et sa sanction se manifestent dans le reflet que jette le monocle d'un vieil homme soûl". Et ce charmant vieux monsieur, juge à la retraite, qui invite un sympathique représentant de commerce en panne de voiture à dîner copieusement chez lui avec ses amis - anciens avocat, procureur et bourreau - et à s'amuser à reconstituer un vrai procès, va prendre le visage du Fatum : "Oui, c'est avec la sentence que le geste de la Justice prend sa signification véritable. Et quoi de plus haut, de plus noble, de plus grandiose que la condamnation d'un homme à mort ?"

Francis Giauque559

Anne

Anne, je suis avec toi sur la terre des morts. J'aurais voulu t'aimer, j'aurais voulu que tu puisse me soustraire aux forces du mal, mais il est trop tard.

Terrain vague. Détritus. Toujours la pluie. J'ai laissé la ville derrière moi. Les banlieues misérables, les façades grises, lézardées, les murs envahis par l'ombre. Terrain vague, minuit. L'heure de faire le bilan. Degré zéro du coeur.
Blessures jamais refermées. On avance encore, on essaie d'avancer, on n'avance plus. Terminus. Autour de moi, des statues mutilées, des bicyclettes rouillées, des boîtes de conserve écrasées.

La mort est là, qui s'est faite si douce pour se loger aux sources du silence. La mort qui m'attend. La mort que je ne rejette plus, marée  chaleureuse dont les bras liquides se refermeront sur moi à jamais.
Malade, foudroyé. La dernière parcelle de vie qui se liquéfie sous le feu de la souffrance. Solitude aussi. Enfermé des mois dans des cliniques, parmi le troupeau des maudits. Surtout ne dites pas que vous comprenez. Toute clarté dévorée par les ténèbres. Et la peur. Angoisse comme une déchirure atroce au fond des entrailles. Retranché pour  toujours dans l'enclos des ténèbres.

Anne, je crie ton nom dans le soir glacé. Je voudrais que ma mort creuse une petite ravine tout au fond de ton âme, une petite ravine où j'aurais encore ma place après des années de silence.

Fernando Grignola560

La page enchantée

Ne me pose pas de questions ! Chaque mot
sur la page enchantée n'est plus à moi
ni à toi. Il est poésie,
langue de tous !

Il est tout ce qui ne reste pas toujours
muet à l'intérieur de nous561.

Georges Haldas562

L'absente

Permettez que j'en parle
Permettez que j'allume un feu de vents amers
Permettez que je croise vos mains qui sont de fer
Permettez que j'octroie au silence ma voix
Que je vide l'été
Que je solde un à un de mon cerveau d'argent les peupliers du soir qui hier encor chantaient vos noms si doucement
Permettez que je tue le géant
Que je vive plus que veuve à présent

Il y a maintenant dans mon travail obscur je ne sais quoi de massacrant qui s'obstine et qui dure
La pendule remarche et le bruit de la rue me revient comme avant
Mais ce n'est pas Non ce n'est pas le même sang qui coule
le même homme qui va
Et moi je ne suis plus la chambre d'autrefois
Suis-je folle ?
On dirait que moi aussi je marche à présent comme une ombre qui a trouvé son pas
Dans une barque éteinte
Je dors à petit feu
La vie me porte et je la porte
Une voix tremble

La maison se recueille
Le jour n'a pas de nom

Maison du soir

A pas lents nous irons vers la maison du soir où brillent les olives où les poissons eux-mêmes après leur mort revivent
Où l'huile a la douceur et l'éclat de l'enfance
On reverra ceux-là qu'on avait tant aimés partager le repas
La nappe sera blanche
Le pain sera coupé par des mains fraternelles
Le vin par toi versé
On entendra dans l'ombre les cigales se taire
Un oiseau bleu voler
Et le sel de la nuit versera sur nos plaies un peu d'éternité

Markus Hediger563

Dans le cendrier du temps

Dans le cendrier du temps
je trouve un souvenir écrasé
mais paraît-il bien vivant.

Mots qui sont là dans la tête,
soudain se mettant en mouvement,
quelques-uns, parfois descendent
sur la page où prenant forme et chair,
ils s'accouplent ou bien ils se mettent
en ménage à mille et trois, certains
se quittant aussitôt, retrouvant
célibat ou solitude,
d'autres encor t'emmenant vers où
tu n'imaginais aller.

Allez, quelques mots, n'importe quoi...

En rentrant, chez moi, tard ce soir bon
de novembre flagellé de foehn,
en sentant sur mon visage
ce souffle chaud des saveurs du sud
qui m'entre dans les oreilles, 
et là, qui sait pourquoi, là
je me dis que je les entends, eux,
les morts, les mots qu'ils murmurent
mêlés à la langue universelle
du vent qu'ils ont choisi pour demeure.

Hermann Hesse564

L'Art du Voyage

Voyager sans but plaît à la jeunesse,
Mais l'âge en venant m'affadit ce goût
Et je ne pars plus sans savoir par où,
Sans qu'un but précis, un désir me presse.

Hélas, pour celui qui suit un dessein,
Voyager n'a plus la douceur première
Dont l'étincelait forêt ou rivière
A chaque nouveau détour du chemin.

Pour rendre à l'instant la fraîche innocence
Que n'occulte plus quelque astre rêvé,
Voyager doit être un art retrouvé :

Du vaste univers partager lal danse
Et vers un lointain longtemps cultivé,
Même sans bouger, rester en partance.

Degrés

Toute fleur flétrit un jour, toute jeunesse
Se fane ; Ainsi fleurit tout degré de la vie
Fleurit chaque vertu comme chaque sagesse,
A son heure et n'atteindra pas l'éternité.
Le cœur, quand l'existence à nouveau l'y convie,
Doit être prêt pour les adieux, prêt à poursuivre
Un objet différent, sans larmes, avec fierté,
Prêt pour un destin neuf, une neuve amitié.
Chaque commencement recèle une magie
Qui sait nous protéger et nous aide à vivre.

Sereins, il faut franchir espace après espace
Sans faire d'aucun d'eux notre unique foyer
L'Esprit Universel ne veut pas nous lier.
De degrés en degrés vers de plus hautes places
Il nous mène. Aussitôt que nous nous reposons
Dans un doux cercle étroit, le sommeil, l'hébétude menacent.
Le départ vers d'autres horizons
Peut seul nous arracher à la lâche habitude.

Peut-être l'heure encore où nous devrons mourir,
jeunes, nous guidera vers des terres nouvelles...
La vie incessamment nous parle, nous appelle.
Prends donc congé mon cœur, ainsi tu vas guérir.

Sans toi

Mon Oreiller me regarde la nuit
Vide comme une pierre tombale ;
Je n'aurais jamais pensé que ce serait si amer
d'être seul,
de ne pas s'endormir dans tes cheveux.

Je suis allongé seul dans une maison silencieuse,
La lampe suspendue s'est assombrie,
Et j'ai doucement étendu mes mains
Pour rassembler les vôtres,
Et j'ai doucement pressé ma bouche chaude
Vers vous, et je m'embrasse, épuisé et faible -
Puis soudain je suis réveillé
Et tout autour moi la nuit froide se calme.
L'étoile à la fenêtre brille clairement-
Où sont tes cheveux blonds,
où est ta douce bouche ?

Maintenant je bois de la douleur dans chaque délice
Et du poison dans chaque vin ;
Je ne savais pas que ce serait si amer
D'être seul,
Seul, sans toi.

Philippe Jacottet565

Le livre des morts

Celui qui est entré dans les propriétés de l'âge, il n'en cherchera plus les pavillons ni les jardins, ni les livres, ni les canaux, ni les feuillages, ni la trace, aux miroirs, d'une plus brève et tendre main : l'œil de l'homme, en ce lieu de sa vie, est voilé, son bras trop faible pour saisir, pour conquérir, je le regarde qui regarde s'éloigner tout ce qui fut un jour son seul travail, son doux désir...
Force cachée, s'il en est une, je te prie, qu'il ne s'enfonce pas dans l'épouvante de ses fautes, qu'il ne rabâche pas des paroles d'amour factices, que sa uissance usée une dernière fois sursaute, se ramasse, et qu'une autre ivresse l'envahisse !
Ses combats les plus durs furent légers éclairs d'oiseaux, ses plus graves hasards à peine une invasion de pluie ; ses amours n'ont jamais fait se briser que des roseaux, sa gloire inscrire au mur bientôt ruiné un nom de suie...
Qu'il entre maintenant vêtu de sa seule impatience dans cet espace enfin à la mesure de son cœur; qu'il entre, avec sa seule adoration pour toute science, dans l'énigme qui fut la sombre source de ses pleurs.
Nulle promesse ne lui a été donnée ;
nulle assurance ne lui sera plus laissée ;
nulle réponse ne peut plus lui parvenir;
nulle lampe, à la main d'une femme jadis connue,
éclairer ni le lit ni l'interminable avenue :
qu'il veuille donc attendre et seulement se réjouir, comme le bois n'apprend qu'en la défaite à éblouir.
(...)
Mais si ce dont je parle avec ces mots de peu de poids était vraiment derrière les fenêtres, tel ce froid qui avance en tonnerre sur le val ?
Non, car cela encore est une inoffensive image, mais si la mort était vraiment là comme il le faudra une fois, où seront les images, les subtils pensers, la foi préservée à travers la longue vie ?
Comme je vois fuir la lumière dans le tremblement de toute voix, sombrer la force dans la frousse du corps aux abois et la gloire soudain trop large pour le crâne étroit!

Quelle œuvre, quelle adoration et quel combat l'emporterait sur cette agression par en bas?
Quel regard assez prompt pour passer au-delà, quelle âme assez légère, dis, s'envolera si l'œil s'éteint, si tous les compagnons s'éloignent, si le spectre de
la poussière nous empoigne?

Au lieu où ce beau corps descend dans la terre inconnue, combattant ceint de cuir ou amoureuse morte nue, je ne peindrai qu'un arbre qui retient dans son feuillage le murmure doré d'une lumière de passage...
Nul ne peut séparer feu et cendre, rire et poussière, nul n'aurait reconnu la beauté sans son lit de râles, la paix ne règne que sur l'ossuaire et sur les pierres, le pauvre quoi qu'il fasse est toujours entre deux rafales.
L'amandier en hiver : qui dira si ce bois sera bientôt vêtu de feux dans les ténèbres ou de fleurs dans le jour une nouvelle fois?
Ainsi l'homme nourri de la terre funèbre.

Pietro de Marchi566

Papier d'orange

Ce papier de soie bariolé,
bruissant entre les doigts
de celui qui l'étendait, le lissait avec soin
surtout dans les coins, afin d'élever
devant nos yeux un fragile cylindre,
une tour précaire, et puis de l'incendier
à l'aide d'une allumette, à l'extrémité ;
et nous qui attendions impatients
d'apercevoir ce soleil de Sicile
imprimé sur le papier s'élever
de l'assiette, avec un léger soubresaut
se muant ensuite en vol frémissant --

mais plus il s'élevait, plus il se consumait
et restant un instant suspendu dans les airs,
voici un bout de ce soleil noirci,
un fragment de tour tout en flammes,
qui retombe sur notre assiette ;
alors, tandis que du papier roussi
en confettis voltigeait toujours sur nos têtes,
même sans plus la moindre faim
je demandais encore une orange à peler,
j'implorais de le refaire, le répéter,
ce jeu avec le feu.

Narcisse567

boob-bypass

ah la télévision
elle procure des moments de bonheur à toute la famille
mais certaines images ne sont pas adaptées à tous les âges
et maman n'est pas toujours là pour surveiller
alors chez censurotron nous avons pensé à vos enfants
et nous avons développé... le boob-bypass
chef-d'oeuvre de technologie et de miniaturisation le boob-bypass détecte toute forme de poitrine dénudée et change instantanément de chaîne
la sensibilité de la détection peut être adaptée à l'âge de vos enfants ou à vos propres convictions à l'aide d'une élégante télécommande
boob-bypass
la télé sans seins
c'est sensass

même

même si les mots que j'aime
sèment moins la haine que des armes
même si les mots que j'aime
sèment moins la peine que des larmes
s'ils sèment moins la m que des âmes
s'ils saignent moins les veines que des lames
quand bien même

même si les mots que j'aime
sèment moins la haine que des armes
j'aime quand chacun de mes mots vous désarme
j'aime quand chacun de mes mots est une lame
car chacun de mes mots naît d'une larme
chacun de mes mots dit mon âme
pour moi
c'est ça
le slam

Anne Perrier568

Le petit pré

(...)

Entre les haies fleuries Je n'irai plus
Rasez ma vie Comme un talus
Prenez le trésor des greniers La maison le cellier Toute la vigne d'or
Je n'en veux plus
Ce temps hurle à la mort Et je ne peux dormir
Je m'en vais les pieds nus L'amour seul à dire

Je chante le très pauvre le très doux amour Qui m'a rompu le cœur
Ecoutez la fontaine en pleurs A la tombée du jour
Peut-être que la nuit va réveiller Celui dont on n'a pas voulu
Et qui mourut Cent mille fois martyrisé
Si vous le rencontrez Dans les yeux d'un enfant perdu
Vous comprendrez Pourquoi mon chant s'est tu

C'est le temps de l'humilité
De la petite source Aux yeux brisés
Nous finirons la course Aveugles dépouillés De tout
Frères vivants priez Pour nous
Parler haut N'a plus de sens

Et le silence Est un oiseau Perdu...
Peut-être qu'il faut Donner aux mots Une nouvelle naissance
Une douce innocence A l'orée du cœur
Ce qu'ils diront Tuera les fleurs
Et l'arbre dans l'amande Terre à nu tremble et demande
Pardon

Édouard Tavan569

Lassitude

Comme un lent voyageur, sous le fardeau penché,
Poursuit sa route qui dévie,
De rêve en rêve, jour après jour, j'ai marché
Dans la poussière de la vie.

J'ai marché si longtemps --- en vérité pourquoi ? ---
Sous les soleils, sous les averses !
Dans l'ombre, tant d'espoirs menteurs ont devant moi
Fait bleuir leurs flammes perverses.

Parti je ne sais d'où, mais jamais arrivé,
Poussé vers un but que j'ignore,
Cherchant je ne sais quoi que je n'ai point trouvé,
Je vais toujours, je vais encore.

Sur le passé, l'oubli de son voile brumal
Allonge les ombres moroses ;
Mais mon âme en lambeaux se souvient du long mal
Que font les épines des choses.

Les horizons moirés de rose et de lilas
N'étaient que vaines apparences ;
Plus d'azur ! et dès lors je traîne mes pieds las
Sous le ciel des désespérances.

Oh ! pouvoir en un coin de néant se blottir,
Étendre enfin sa lassitude ;
Ne plus lutter, ne plus vouloir, ne plus sentir,
Endormir toute inquiétude ;

Étouffer tout désir et noyer tout ennui,
Tout ce qui chante et ce qui pleure,
Au fond d'un grand sommeil de silence et de nuit
Que nul rêve jamais n'effleure !

Robert Walser570

Hiver

Il neige, il neige, couvre les toits et les gouttières en ribambelle de flocons qui ressemblent à des chansons d'Anna Siebel Un ramoneur dans la bourrasque sourit de même. A-t-il lui aussi, de-ci de-là, déjà fabricoté un poème ? Voilà que s'ouvre une mansardette, et que deux pommettes, qui à leur tour et par elles-mêmes brillent comme deux poémettes, se montrent au grelottant et que, belle à ravir, une menotte lui tend une tasse au bordelet orné de merveilleuses linottes. La plus belle des lèvres lui souffle gentiment : « Voici, mon petit chéri, Le chaud de ce breuvage t'aidera à franchir ta corniche. » Le ramoneur connaît les manières, il fait une gente courbette. J'espère que c'est à bon droit qu'à présent j'attends ma piécette.

Couplets

Je me dois de lire prochainement un volume de Marcel Proust ; sinon, n'ayant rien lu de cet homme éminent, je mériterai une rouste. De la maison Fugger à Augsbourg j'ai trouvé des reproductions dans une revue tout récemment, et, grâce à celles-ci, j'ai pu entrer dans l'ère de prospérité du commerce allemand. La chaise dont une demoiselle venait de se lever me parut, ô mes amis, briller avec blandices, en raison de rien d'autre que la satisfaction que procurent des propensions à rendre des services. Dans une église, un spécimen de cantatrice chanta d'une façon si indescriptiblement belle que, pardi, je m'apparus à moi-même premièrement pur comme neige, et par ailleurs prêt à fondre, tellement j'en étais amolli. Ce matin, j'ai reçu une lettre décontenancée et profondément affectée pour cause de vexation. Du fait de son contenu, qui n'aurait pas dû me laisser apaisé, je dormis àcfond d'un sommeil profond. Jusqu'ici, le divorce entre désir de vivre et pulsion créatrice n'a jamais étécpour moi bien longtemps un problème, la nature et un verre de vin dans une auberge de campagne m'ont chaque fois gaillardement raffermi en moi-même. Tolstoï mourut du dépit que la vie qu'il aimait n'eût plus le goût qui convenait à son bec ; un prince des poètes comme Shakespeare l'agaçait par son tragique limpidecet son comique sec. Ô, quelle florissante immortalité échoit à nouveau à Heinrich Heine, dont la personnalité fut pourtant si incomplète. Madame la Contemporanéité lui reprocha de n'être pas propre, mais la dame Postérité mit les choses avec lui au net.

TCHEQUE

Ivan Blatny571

Cinquième

Où peux-tu bien être maintenant, maintenant à cet instant même,
À cet instant précis, aujourd'hui, où je commence à écrire.
C'est ce fameux dimanche vide,
Cette voix bien connue, traînante, qui chante,
Désespérément monotone, da capo, du capo, du capo,
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo,
Et encore et encore.
Une formule incantatoire
Vole de balcon en balcon : Merde Dans le profond silence répond gravement
Das deutsche Volkskonzert.

Où peux-tu bien être maintenant, maintenant à cet instant même,
À l'instant précis où tu lis ce poème.
Était-ce après la guerre ? Était-ce l'automne ? Était-ce le printemps ? Quelqu'un dehors m'accompagnait à la guitare
Et c'était moi qui jouais.
C'était ce fameux dimanche vide,
Bouquet, fauteuil, rubans et ainsi de suite.
Chez vous il n'y avait personne elle était partie avec son amant.
Un monsieur vêtu de noir traînait une couronne funéraire.
C'était ce fameux dimanche vide.

Souviens-toi, Albertine, de ces jours ensuite,
Une piéride blanche gisait par terre,
On creusait des tranchées, des bombes tombaient sur Prague,
Une piéride blanche, transie de froid.
Vous auriez dû la tuer, a dit Françoise,
Elle pondra des œufs, bonjour les dégâts !
Souviens-toi, Albertine, de ces jours !
Das deutsche Volkskonzert traînait quelque part une couronne funéraire.
Cette voix bien connue, traînante, qui chante.
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo,
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo
Et encore et encore.

Frantisek Ladislav Celakovski572

Et la suite - je ne dirai pas

Autant que je rougis, 
j'aime entendre, j'aime entendre, 
ma chère quand il loue mes cheveux blonds,

ma joue lisse et mon cœur bon; 
et la suite - même si je le sais, 
non, non, non, je ne la dirai pas ! 

J'ai beau rougir, 
j'aime entendre, j'aime entendre, 
quand un être cher fait l'éloge 
de mes chaussons, mes pieds menus, 
puis de mes bas blancs; 
et la suite - même si je le sais, 
non, non, non, je ne la dirai pas !

Jana Cerna573

Pas dans le cul aujourd'hui

Mon amour, mon amour, mon amour, alors c'est comme ça, en deux mots, à ce que je sache j'ai emprunté cette machine à écrire pour produire de quoi subvenir aux besoins des enfants, aux nôtres, bref à nos besoins à tous et me voilà installée devant une lettre d'amour -- il y a quelque chose qui cloche quelque part -- où c'est peut-être le contraire et rien ne cloche, sauf que d'un autre côté je suis dans la merde, alors on a du mal à trancher.
Pas dans le cul aujourd'hui j'ai mal. Et puis j'aimerais d'abord discuter un peu avec toi car j'ai de l'estime pour ton intellect. On peut supposer que ce soit suffisant pour baiser en direction de la stratosphère. (...)

Je me sens infiniment bien, je n'ai pas la moindre idée de ce qui nous attend, je ne puis imaginer combien de temps nous sépare du moment où tout ceci portera enfin ses fruits et où tout ce que nous avons préparé pendant ces années d'étrange coexistence deviendra réalisable, je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut encore se mettre en travers du chemin et avec quelles difficultés nous allons maîtriser et faire disparaître tout cela, mais je me sens bien et j'ai la certitude que tout est pour le mieux, qu'il n'arrivera rien qui ne doit arriver.( ...) Comment cela arrivera n'est pas de notre ressort, je n'ai aucune intention de forcer le destin et je m'accorde le luxe de cette insouciance d'un cœur léger. 

Peut-être en arriverons-nous un jour au point d'être vraiment ensemble avec tout ce que cela comporte, et ce sera plus que le bonheur, mais je déguerpirai sur le champ à l'instant où ça sera perdu ce sens réel, unique et véritable, je déguerpirai pour épouser un ingénieur commercial possédant une Spartak Skoda parce qu'alors il n'y aura plus aucune différence. 
Je t'aime infiniment, c'est la vérité -- le verbe aimer est un peu absurde ici parce qu'il s'agit d'autre chose encore, je suis liée à toi par tout ce qui m'est propre et c'est encore autre chose qu'aimer -- mais voilà justement pourquoi je suis absolument libre dans cette relation et je peux non l'anéantir, mais anéantir sa réalisation si celle-ci devait l'abaisser au niveau banal des atrocités conjugales commises contre le corps et l'esprit.
J'ai toujours besoin de savoir que tu partages avec moi ce qui compte, jusqu'à la limite où cela peut se partager, et même un peu au-delà. 

Mais je ne cesserai de regretter cette nuit, je n'y peux rien, je n'ai pas appris à considérer l'excitation comme quelque chose qu'il faille supprimer dans le renoncement et chasser comme le diable et j'estime qu'un désir aussi fort que le mien aujourd'hui ne se contente pas d'attendre sa satisfaction, mais la revendique à cor et à cri et n'accepte ni ascèse, ni renoncement.
Je n'ai pas reçu la capacité de m'exciter à ce point, de sentir sur chaque centimètre de ma peau ce désir fou que j'ai de toi, pour le chasser à coup de douche froide et de jeûne, non merci, permettez-moi de passer mon tour. Et si ce sont là les leurres du diable, alors ce diable commence à m'être tout à fait sympathique.  

Pourquoi est-ce que je ne peux pas me coucher sur toi dans la jubilation d'une tendresse presque asexuée et, tout en faisant l'amour, parler de ce que nous avons mangé à dîner ou du temps qu'il fait ? S'il te plaît, c'est quoi, cette bêtise, pourquoi n'es-tu pas là ? Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? Pourquoi sacredieu n'ai-je pas ta langue dans ma chatte alors que c'est mon plus ardent désir...
L'imagination est une chose que certaines personnes ne peuvent même pas imaginer.
Je n'ai jamais été trop encline à me comporter de manière raisonnable, sans doute simplement parce que je ne suis pas du tout raisonnable ou parce que tout ce qui est sain et raisonnable me répugne de manière presque physique. Tout ce que j'ai fait dans ma vie et dont j'ai eu honte, je l'ai fait parce que c'était raisonnable. Le raisonnable, ce sont les affiches antialcooliques, la gestion d'État, les préservatifs et la télévision, c'est la poésie stérile qui sert la bonne cause  ; pour l'amour du ciel, épargnez-moi le raisonnable, j'ai assez de vitalité pour en supporter plus que n'importe qui d'autre, mais le raisonnable me ferait mourir en moins d'une semaine de la mort la plus triste qui soit, le raisonnable détruit en moi tout ce qui fait sens, il m'ôte toutes mes forces, qu'elles soient érotiques, intellectuelles ou autres. Donc je veux bien croire que ce n'est pas parce que je suis raisonnable que je me dis que si nous restons ensemble, ce ne sera qu'après une décision vraiment libre. Et c'est justement parce que je n'ai pas une miette de cette vanité si respectée et honorée dans ce monde irrationnel -- (comme il est d'ailleurs bizarre que ce monde irrationnel s'appuie sur sa propre rationalité) que je ne sais pas m'imposer de limites, ou plus exactement que je refuse de m'en imposer. Elles ne sont pas de mon monde. Si je sens ton baiser, je veux un autre baiser et je me dis qu'il doit en être ainsi. 

Le diable seul sait pourquoi la plupart de ceux qui s'occupent à produire de la poésie s'imaginent qu'elle doit être utile à quelqu'un, qu'ils en arrivent à cette absurdité d'écrire pour des gens dont ils n'ont rien à faire et à qui ils ne payeraient même pas un petit verre de rhum avec leurs honoraires, mais qu'ils veulent coûte que coûte gratifier de leur production. Ce qui corrompt tout à la fois la poésie et ceux à qui on l'inflige comme une affaire de la plus haute importance, à qui on assène à grands coups dans la tête que cette poésie, produite par quelqu'un avec qui ils ne supporteraient pas de s'asseoir ne serait-ce qu'une demi-heure à la même table, que cette poésie leur apportera des émotions imprévues et une expérience culturelle pleine d'un bonheur épuré et raréfié.
Le moindre crétin de base qui a échappé au métier de comptable salarié grâce à un simple concours de circonstances ( ...), le moindre de ces imbéciles croit dur comme fer qu'il lui suffirait d'être aux commandes de la société pour en faire aussitôt « le meilleur des mondes ». Qu'on lui mette donc en main quelques kilos de littérature philosophique et vous verrez ce qu'il en fera, de ce monde.

Survivre dans ce monde, même dans les circonstances où nous avons survécu, c'est de l'instinct de conservation pur et simple, même si cet instinct est parfois très fort et très puissant. Mais éviter que cela ne fasse de vous un mort-vivant, ça, c'est quelque chose dont je dois remercier humblement le bon Dieu avec une réelle gratitude, la vie en elle-même n'est pas un cadeau, en elle-même la vie est un enfer absolu, mais ça c'est plus qu'un cadeau, c'est peut-être quelque chose qui ne porte qu'un seul nom - la grâce.
Et s'il est quelque chose qui me remplit d'optimisme et d'espoir véritable (...) au sens le plus profond du terme, tel que j'en ai besoin pour être sauvée, c'est la certitude que cette grâce, certitude empirique apportée par le vécu, non la certitude que nous avons reçu la grâce, mais que cette grâce existe. On n'est pas obligé d'avoir la foi, et on ne peut pas avoir de la vertu (...) l'homme n'a besoin ni de foi ni de vertu pour être sauvé.(...) Mais il faut de l'espoir (...) un espoir qui ne le protège de rien même pas de la damnation, mais qu'il emportera un jour là-haut ou en bas ou je ne sais où, comme la seule valeur véritable dont il est détenteur. Il n'est pas donné à tout le monde de recevoir cet espoir avec la même certitude que nous, c'est pourquoi je parle d'une grâce, non ce n'est pas donné à tout le monde.
Je viens de relire ce que j'ai écrit et ça m'a fait peur, mais je ne vais plus rien ajouter en fait d'explication.(...) Nous nous aimons très fort et nous ne sommes pas pressés, mais bordel, nous sommes aussi des êtres humains, pas « seulement » des êtres humains avec tout ce que cela comporte, même cette chose énorme qu'est un amour comme le nôtre, donc nous devons peut-être veiller un peu sur lui et ne pas le traiter à la légère comme on le ferait d'un batifolage dérisoire et insensé, tel qu'il affecte ceux qui ne sont « que » des êtres humains. Salut, Honza.

Karol Jaromir Erben574

La nuit est belle...

« La nuit est belle et claire, c'est l'heure
où les morts du tombeau se lèvent,
pour t'approcher sans crier gare -
n'as tu donc, ma mie, peur de rien ?"

"Que craindre ? Tu es avec moi,
l'oeil de Dieu est par-dessus moi. -
Dis-moi, mon aimé, dis-moi donc,
ton père est en bonne santé ?
Ton père et puis ta bonne mère
leur plaira t-il de me connaître ?"

"Combien tu poses de questions !
Dépêche-toi, tu verras bien !
Dépêche-toi, car le temps presse
et notre route est longue encore. -
Que tiens-tu, ma mie, dans la main ?"

"Je tiens mon livre de prières."

"Jette cela ! car la prière
est plus lourde que la pierre.
Jette-le, pour marcher légère,
si tu veux suivre mon pas."

Il prit le livre et le jeta,
d'un saut les voici à dix lieues.

Ils cheminent par les hauteurs,
par le rocher, le bois désert;
dans les fourrées, dans les rochers
aboyaient les chiens sauvages;
et la chevêche a annoncé
Qu'un malheur n'était pas bien loin.

Zbynèk Hejda575

C'est ton anniversaire...

C'est ton anniversaire aujourd'hui,
certains hommes envoient des fleurs à des femmes dans des villes éloignées,
les grands magasins de fleurs s'en chargent.
Je paie les fleurs à Prague, une main étrangère dans ta ville
prendra ces fleurs étrangères, et toi, tu auras des fleurs étrangères dans un vase.
Tu regardes les fleurs étrangères de tes yeux étrangers
et je sais que tu attends que quelque chose arrive,
et quelque chose va bel et bien arriver.

Par la porte, entre un homme étranger.
Mais toi, tu restes assise sur ton lit de métal, les yeux figés sur les fleurs de métal,
l'homme étranger sortira les fleurs du vase, de ses mains de métal, il vérifiera
si elles sont assez aiguisées contre la tige de ta gorge
et celle-ci ne tremblera pas le moins du monde
lorsque ces mains étrangères t'égorgeront.

Les mains du pendu n'attirent pas les oiseaux

Les mains du pendu n'attirent pas les oiseaux,
de loin déjà, l'oiseau les évite.
Il y a toujours un arbre, resté là comme mémoire du paradis
dont je ne sais rien d'autre que cet arbre.

De l'enfance, on nous a chassés aveugles,
nous appuyant à une canne, avec laquelle nous nous ruons
dans les ventres.

On s'y sent mieux, seulement d'un poil,
le temps d'une seconde.

Vladimir Holan576

Même si Dieu n'existait pas...

Même si Dieu n'existait pas, si l'âme n'existait pas
et si l'âme existait et était mortelle,
et s'il n'y avait pas de résurrection,
s'il n'y avait plus rien après, vraiment rien,
alors la part que toi et moi aurons prise à une telle comédie
n'aura été que de pitié, pitié pour cette vie
qui n'est qu'un souffle, et soif, et faim,
accouplement, maladie et douleur...

Un jour que je marchais au milieu des bruyères en fleur,
j'entendis la question que posait un enfant: Pourquoi?
et je n'ai pas su lui répondre. Et je ne pourrais, après tant d'années
pas davantage lui répondre même aujourd'hui que la lune est en son milieu,
car à l'enfant jamais ne suffit la réponse, non plus qu'à l'homme la question. Quand mon enfance resurgit et me prend doucement la main je me met à chanter.
Quand je pense à la couronne d'épines du Christ, l'épouvante me fait me taire.
Quand mon regard se pose entre les ronces et que j'y vois un nid d'oiseau
je reste là, pour écouter.
Mais dès que je reconnais l'homme, je me mets à sangloter...

Pour tout aller

Un mur... un mur par amour du verger, par haine de l'homme.
Du côté intérieur il y a plus d'arbres que de fruits.
Il y a à l'extérieur plus de péchés que de cuisses.
Ce mur, bien qu'épais, bien que haut et aigu, tente.
Pour tout aller, des vipères guettent dans ses fentes.
Un bon mur !

Vous pouvez

Il y a de la place en moi, plus encore: de l'espace
pour votre chagrin et pour vos blasphèmes,
et même pour votre joie... Non, rien ne vous empêche
d'entrer un jour de grand soleil
et pas seulement quand il fait de l'orage...
Ici, vous pouvez pleurer et maudire
et tout près du mystère, rire, même rire-
personne ne vous empêchera de repartir.
Moi, je suis là, et vous ne faites que passer577...

La Poésie

Tu ne sais d'où vient ce chemin
qui ne te mène nulle part.
Mais que t'importe, il était plein de charmes,
de femmes, de miracles, de désirs de liberté,
tu as vu, comme un cheval qui aurait été tué sous un ange,
l'ange s'en fut à pied, sur le chemin de l'oubli de soi,
ce n'est qu'après que tu as connu la douleur de l'homme,
et celle aussi de Dieu, qui recherche aussi le bonheur,
Dieu, cet amant malheureux...

Karel Hynek Macha578

Dans la cathédrale de Prague

Sur la cathédrale de Prague, la lune de minuit s'est levée.
Je suis seul avec ma tristesse dans l'église désertée,
Et la lueur pâle de la lune en larmes
N'attristera que mon seul cœur.
Le cœur des autres ? - Non ! car il n'est pas de lumière ni d'ombre
Qui pénètre les cercueils, qui se glisse au fond des caveaux.
Qui dissipe la nuit, qui dissipe les rêves,
Qui réveille le cœur des morts !
La lueur morte colore, sur les statues du mausolée,
La couronne infidèle et la face de pierre
Elle flotte sur les visages endormis,
Comme un sanglot calmé, comme l'ombre d'un sourire.
Aux pieds de chaque mort dort un lion de pierre,
Telle une force épuisée, telle une colère domptée.
L'ombre de la gloire disparue, et la peur de minuit
Planent sur la poussière humiliée de mes pères,
Mais la droite du fils infortuné est sans forces,
Et la puissance de sa bouche n'a que des grincements.

Franz Kafka579

Letter à Milena

« Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd'hui je n'écris qu'à la suite d'un hasard. Je n'aurais en fait pas à m'excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, -- ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l'intérêt général -- vient, si l'on veut, des lettres ou de la possibilité d'en écrire. Les êtres humains ne m'ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas c'est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l'écriture des lettres -d'un point de vue simplement théorique- doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde.
C'est une fréquentation des fantômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu'on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l'autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu'un d'éloigné et on peut saisir quelqu'un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l'être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu'ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu'à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture ils se multiplient incroyablement. L'humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d'entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l'auto, l'aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l'adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis.
Je m'étonne que vous n'ayez encore rien écrit à ce sujet, non pour éviter ou atteindre quelque chose par la publication, pour cela il est trop tard, mais pour au moins«leur»montrer qu'on les a reconnus.
On peut d'ailleurs aussi « les » reconnaître aux exceptions, en effet ils laissent parfois passer une lettre sans anicroches et elle arrive comme une main amicale, elle se pose, légère et bonne dans la vôtre. Bon mais cela aussi n'est probablement que l'apparence, et de tels cas sont peut-être les plus dangereux, dont l'on doit se protéger plus que des autres, mais, si c'est une tromperie, elle est en tout cas parfaite. ( ...)
Cette histoire de lettres m'a donné l'occasion d'écrire une lettre, et puisque j'écrivais, comment aurais-je pu alors ne pas vous écrire aussi, Madame Milena, à vous qui êtes celle à qui j'aime le plus écrire. (si tant est qu'on puisse seulement aimer écrire, ce qui n'est dit que pour les fantômes, ces êtres lubriques qui assiègent ma table).

Bohuslav Reynek580

Mon Dieu, je brûle...

Mon Dieu, je brûle de l'espoir
que les choses qui n'existent pas
adviennent
de voir le bout de la steppe dédaigneuse
où je risque mes pas en aveugle,
et de brûler :
je dormirai, comme un oiseau la joie viendra
m'ouvrir le cœur, comment - je ne sais pas,
et rageusement
tuera le serpent dedans, le monstre, le suspendra
en sang, à la branche, au plus profond humide des bois
du désespoir,
Et, sentinelle aux portes de mon âme,
adoucira de larmes les pervenches de l'attente
en chantant.

Jaroslav Seifert581

Toutes les beautés du monde

Le soir, alors que les cieux noirs des rues brûlèrent de lumières,
qu'elles étaient belles les ballerines sur les affiches entre les lettres noires,
des aéroplanes gris descendirent tout bas comme des pigeons
et le poète resta seul au milieu de fleurs, enivré.
Poète, mon ami, meurt avec les étoiles, fane avec la fleur,
personne ne s'ennuiera de toi aujourd'hui,
ton art mourra pour toujours avec ta gloire,
car ils sont pareils aux fleurs funéraires ;
les avions qui se ruent brusquement jusqu'aux étoiles
chantent à ta place, voyons, un chant aux tons de fer
et sont beaux comme les riches fleurettes électriques sur les maisons de la rue
sont plus belles que celles des balcons.

Pour nos poèmes, nous avons trouvé des beautés toutes neuves,
lune qui finit de brûler, île de rêves vains, éteins-toi.
Taisez-vous, violons, et résonnez, trompettes des automobiles,
que l'homme au milieu du carrefour soudain se mette à rêver ;
chantez, aéroplanes, un chant du soir comme des rossignols,
dansez, ballerines, sur les affiches entre les lettres noires,
que le soleil s'éteigne - des tours, les réflecteurs éclatants
lanceront dans les rues un nouveau jour flamboyant.
Les étoiles filantes se sont accrochées dans les constructions de fer des belvédères,
aujourd'hui, nous rêvons notre plus beau rêve devant l'écran du cinéma,
l'ingénieur construit des ponts dans la vaste plaine russe
et les trains peuvent rouler haut par-dessus des eaux
et nous nous promenons sur les toits des gratte-ciel
lorsque les lumières s'embrasent d'éclat, sans même se souvenir de dire des poèmes,
et, comme le rosaire qui s'entremêle parmi les doigts osseux pendant la prière,
cent fois par jours, entre les étages, monte l'ascenseur
et d'en haut lorsque tu regardes, devant s'étalent toutes les beautés du monde.

Et ce qui, encore hier, était de l'art sacré,
s'est changé soudain en des choses simples et réelles,
et les plus beaux tableaux d'aujourd'hui n'ont été peints par personne,
la rue est une flûte et qui joue sa chanson du matin jusqu'au soir
et au-dessus de la ville, les avions se sont élevés haut vers les étoiles.

Adieu donc, laissez-nous aller, beautés inventées,
la frégate commence à se mouvoir au loin vers la mer vaste,
Muses, laissez retomber vos longs cheveux,
l'art est mort, le monde vit sans lui.
Toujours, ne serait-ce que ce petit papillon, éclos de la chrysalide
qui s'est nourrie des pages du livre, et qui s'élève vers le soleil
est plus près de la vérité que les vers du poète qui étaient écrits dans le livre.
Et cela est un fait que l'on ne peut nier.

La danse des chemises de fille

une douzaine de chemises de fille
séchant sur un fil
motif de fleur en dentelle sur la poitrine
comme les rosaces dans les cathédrales
seigneur
protégez-moi du mal
une douzaine de chemises de fille
et c'est tout l'amour

jeux de filles innocentes sur la pelouse ensoleillée
et la treizième est une chemise d'homme
cela est le mariage
se terminant en adultère ou en un coup de pistolet
le vent qui coule dans les chemises
c'est l'amour,
notre terre est embrassée par sa douce brise :
une douzaine de corps aérés.
ces douze filles faites d'air léger
dansent sur la pelouse verte,
doucement le vent modèle leurs corps,
leurs seins, leurs hanches, un creux sur leurs ventres -
ouvert vite, ô mes yeux !

point ne veux déranger leur danse
je me glisse doucement sous leurs chemises,
et quand l'une tombe
je l'inhale comme un avare au travers de mes dents
et je mords sa poitrine.
Amour quand nous inhalons et broutons,
désenchantés,
l'amour que nos rêves ont accordé,
amour,
ces chiens notre ascension et chute :
rien du tout
que la somme de tout.
dans notre âge tout électrique
night-clubs sans baptême sont la fureur
et l'amour est pompé dans nos pneus,
Marie-Madeleine ma pécheresse ne pleure pas :
l'amour romantique a épuisé ses feux.
Foi, motos, et espoir.

Jan Skácel582

Les statues et la neige

La neige aime les statues et ses plumes blanchâtres
lors de leur chute se reposent dessus.
Sur les têtes des saints,
sur les revers des généraux
sur les poitrines de bronze ou de grès,
là partout la neige fait son lit.

Sur les vieilles places où, minuit passé,
tu n'entends battre que ton propre cœur,
sur le nez romain de Charles de Zerotin
partout un ange se dresse au-dessus d'une rampe
sur les torses sublimes la neige ne fond pas.

Te souviens-tu, un soir assombri comme au crayon
de toutes ces lignes, de fils traversant le ciel et de boue,
la première neige tombait et fondait sur tes cheveux
mais elle s'obstinait sur les statues.

Les vieux messieurs auraient tout rendu
les médailles de leurs manteaux
l'or des auréoles
et les sculpteurs auraient donné tout
même leur béret français pour que
sur les seins de Vénus sous l'arcade
durs comme de la pierre
une seule veine, gorgée de sang
devienne bleue sous le bronze

et de son front chaud et de sa joue brûlante
une première goutte,
une deuxième, une troisième, puis une cinquième...

Pouvoir lire dans la main morte

La ligne de vie est déjà noircie par la sueur
qui refroidit
sur les fenêtres les drapeaux de la tristesse
pendent avec fierté
on ne peut pas lire l'avenir
de la main d'un mort
puisque la mort ne peut pas même pas elle
se laisser déloger de la paume

Le contrat

Je ne veux pas qu'un dieu quelconque me gratifie. J'ai le mien depuis longtemps, à mon propre usage et pour ma rectitude. Et pour l'humilité dont j'ai besoin. Il arrive parfois que l'âme humaine pue comme un chien mouillé. Je ne blasphème pas. Je veux seulement que la douleur soit douleur et qu'une larme soit larme.

TZIGANE

Károly Bari583

Lendemain

N'y va pas
Tu as mis une lune en lame de couteau à ma fenêtre,
elle est montée, blanche, au-dessus des murs béants et s'est accrochée à l'ombre des arbres ;
elle pend là, sur les branches,
il est tard ne va pas au pré, un malheur est vite arrivé,
les crocs des fleurs t'écorcheront le pied,
l'herbe sera en sang,
la vase sera en sang,
le troupeau des forêts aux pas de tonnerre te tuera ;
les herbes telles des étincelles démentes qui chuchotent te piqueront,
des feux follets incendieront tes cheveux,
des chiens te mordront,
toi qui pour moi mets au monde les aubes
et personne ne saura que tu as mis
une lune en lame de couteau à ma fenêtre

Jenuz Duka584

Le toit de notre maison

Le toit de notre maison,
C'est le grand ciel tout nu.
Notre maison est solide.
Personne ne peut la renverser.

Les fondations de notre maison
C'est un coin de terre sans rien.
Notre maison est solide
Personne ne peut la ruiner.

Les murs de notre maison
C'est le froid et ce sont les vents.
Notre maison est solide
Personne ne peut l'atteindre.

A notre maison, il y a une fenêtre
A la fenêtre, tes yeux.
Notre maison est solide
C'est le cœur tsigane.

Oiseau

Je veux être un oiseau
Pour retourner près de toi,
Je veux poursuivre ma route,
Sans toi je ne peux pas.

Pourquoi m'as-tu quitté ?
Pourquoi m'as-tu m'oublié ?
Qu'ai-je fait pour celà, je me le demande,
Pourquoi me faire pleurer.

Je veux être un oiseau
Pour retourner près de toi,
Je veux oublier tout le reste
Et mourir près de toi.

Jean-Marie Kerwich585

Les jours simples

La nuit s'est endormie entre mes bras.
Je ne veux point qu'on l'éveille : ce n'est qu'une enfant.

Si le feu pouvait pleurer, la pluie ne serait pas aussi belle.

Au milieu de mille imbéciles, il y a un ignorant magnifique.

Le soir, quand j'ai terminé mon repas, je sors de ma roulotte : dehors, la nuit semble m'attendre comme une mère.

En construisant les murs, on détruit le vent.

Je me dis parfois que j'aimerais être riche. Mais à quoi bon ?
Et d'ailleurs, qui garderait mes petites pensées dans ma roulotte, si je les abandonnais pour faire fortune ?

Qu'il me plaît d'observer les arbres voyager !
Ils font escale sous chacune des étoiles.

L'ange qui boîte

La douleur était mon professeur de lettres.
J'étais le premier des derniers, au fond de la classe.
Je me revois les bras croisés sur mon pupitre.
Sur mon cahier j'écrivais des pensées qui ressemblaient à des chemins de blé. Chaque phrase était pareille à une feuille morte ou un caillou qui devenait un poème --- quand je ne savais même pas ce qu'était un poème.

Mes phrases sont des petites romanichelles.

Je n'aime pas écrire.
Si j'écris, c'est parce que je n'ai pas le droit de crier.
Alors mon âme m'enseigne la douce révolte de la pensée.

Le chiffonnier des mots

Je n'écrirai plus. Je réapprendrai à ne pas savoir écrire. Cette vie d'écriture ne fait pas partie de ma condition de nomade. Je ne suis pas fait pour la littérature. Je suis de la race des arbres, je crie avec le tonnerre quand il s'annonce. Je ne suis qu'un vagabond, un chiffonnier des mots qui ramasse des pensées enguenillées au bord du chemin de son âme. C'étaient les fleurs sauvages, les feuilles mortes, la pluie, le vent, les ronces et les arbres qui me demandaient de parler de leur vie. C'était une décision divine. Quand je rallumais mon feu de bois et me promenais dans des sentiers inconnus j'avais enfin appris à lire et à écrire. L'écriture était la roulotte où je vivais, mes poèmes étaient mes chevaux, mes pensées mes petites gitanes. Mais maintenant je dois retrouver ma vie nomade. Il est temps d'atteler mon cœur et de partir

Gusztav Nagy586

Métamorphose

Mon oiseau prisonnier,
mon cheval entravé,
mon chien lié à une corde.
Je jette les yeux autour de moi,
je me vois libre,
fort,
mordant.

Jovan Nicolić587

Le rêve dans le rêve

J'imagine en songe traverser une de tes nuits ordinaires
tu rêves d'autres ciels d'autres dieux et de toi dans cette grâce.
Je sors, je sépare les lettres vides
et je couvre de noir ton rêve,
j'entrevois par la fenêtre la lune de sang
(présage que ce sera la guerre).

Le néfaste augure tu le comprends bien,
tu scrutes le rêve
et rêves dans ton rêve de rêver.

Alexandre Romanès588

Les Tsiganes sont comme les oiseaux...

Les Tsiganes sont comme les oiseaux
qui volent contre le vent.

Ma femme est une gitane
hongroise redoutable.
À la seconde où je l'ai vue,
j'ai su que c'était l'ange
qu'on m'avait envoyé.

Au royaume de l'espoir
il n'y a jamais d'hiver.

« Je me souviens » et « il y a longtemps » :
ce sont les deux phrases les plus
poétiques de la langue française.

Je passe souvent du temps
avec des hommes et des femmes
qui ne sont rien dans cette société,
mais qui sont beaucoup pour moi.

Les deux plus grands poètes
de la langue française
ce sont deux femmes.

Le timbre de la voix et les mots utilisés
en disent plus sur un individu
que ce qu'il prétend être.

La sonorité délicate et somptueuse
de mon luth me transporte,
que je le veuille ou non,
dans le Royaume neigeux de la mélancolie.

Tu n'as plus tes beaux yeux, tes belles mains :
Ce qui reste de toi est sous la terre,
Sans ton cœur.
Les étoiles entassées dans le ciel,
La douceur de la pierre,
La générosité du vent
Te sont interdits,
Comme je me suis interdit
De penser à toi.

Ceija Stojka589

Le tournesol est la fleur...

Le tournesol est la fleur du Rom.
Elle le nourrit, elle est la vie.
Et les femmes se parent de lui.
Il a la couleur du soleil.
Enfants, au printemps nous avons mangé ses feuilles
Jaunes délicates et à l'automne ses pépins.
Il était important pour le Rom.
Plus important que la rose,
Parce que la rose nous fait pleurer.
Le tournesol, lui, nous fait rire.

Auschwitz est mon manteau

Moi Ceija
Je dis qu'Auschwitz vit
Et respire aujourd'hui encore en moi
Je sens aujourd'hui encore la souffrance
Chaque brin d'herbe chaque fleur là-bas est l'âme d'un mort
J'ai vu tout est là de nouveau out est proche de nouveau
Partout on sent que les âmes vous accompagnent.

Auschwitz 1944

Quelle bousculade
Il nous faut avancer
Mais nous ne devons
Pas perdre nos enfants
Ça sera bientôt terminé
Vous allez voir
Et de l'autre côté ce sera beau
Oui mes enfants
Ça y est venez à moi
Car sur la cheminée
Il y a encore de la place
Et regardez les pauvres en bas
Qui s'échinent encore à vivre
Et nous disent pauvres âmes

Nedeljko Terzić590

La pierre entre les dents

Le Soleil et la Lune aussi sont des Roms,
Seuls, pauvres et nu-pieds
ils n'ont que leur chemin sur la route qui mène à Dieu.
Sans maison, sans tombe...

Quand je me suis vu dans l'eau verte
enfanter de mon front des grenouilles
j'ai mis sur moi des pierres,
pour descendre mourir dans les eaux.

UKRAINIENNE ET COSAQUE

Taras Chevtchenko591

Le Testament

Quand je mourrai, enterrez-moi
En dressant ma tombe
Au cœur des steppes infinies
De ma chère Ukraine.
Pour que je voie les champs immenses,
Le Dniepr et ses falaises
Et pour que je puisse entendre
Son grondement puissant.

Quand de l'Ukraine il portera
Jusqu'à la mer bleue
Le sang ennemi, alors
J'abandonnerai
Montagnes et prairies et m'envolerai
Vers Dieu pour prier.
Mais jusque-là,

Dieu m'est inconnu.

Enterrez-moi. Mais vous -- Debout !
Brisez vos chaînes
Et abreuvez la Liberté
Avec le sang des ennemis.
Puis, dans la grande famille,
La famille libre et nouvelle,
N'oubliez pas de m'évoquer
À voix basse, tendrement.

Ivan Pidkova592

Il fut un temps... *

Il fut un temps, en Ukraine,
Où les canons grondaient ;
Il fut un temps où les Zaporogues
Savaient régner.
Ils régnaient et gagnaient
Leur gloire et leur liberté ;

Cela est passé, seules sont restées
Des tombes dans la plaine.
Hautes sont les tombes
Où sombrèrent dans le repos
Les corps blancs des Cosaques,
Drapés dans une toile écarlate.

Hautes sont ces tombes,
Noires, semblables aux montagnes,
Qui conversent à voix basse, dans la plaine,
De la liberté avec les vents.
Ces témoins de la gloire des ancêtres
Discutent avec le vent,
Tandis que leur descendant porte sa faux
dans la rosée,
En reprenant leur chant.

Il fut un temps, en Ukraine,
Où le malheur dansait,
Le chagrin s'enivrait à la taverne
D'hydromel par seaux entiers.
Il fut un temps où il faisait bon vivre
En cette Ukraine...
Souvenons-nous-en ! Notre cœur, peut-être,
Connaîtra un répit.

A quoi bon mes sourcils noirs et mes yeux bruns
et mes jeunes années de joyeuse fillette?
Mes jeunes années se perdent tristement, mes yeux pleurent,
le vent éclaircit mes sourcils noirs ;
mon cœur se fane, plein d'angoisse, comme un oiseau captif.
A quoi bon ma beauté, puisque je n'ai pas ma part?
Pour moi, orpheline sur cette terre, la vie est un fardeau.
Les miens me sont étrangers, je n'ai personne à qui parler,
personne à qui dire pourquoi mes yeux pleurent,
personne à qui raconter ce que mon cœur désire
et pourquoi, comme une colombe, mon cœur roucoule nuit et jour...
Pleure, mon cœur; pleurez mes yeux,
en attendant que je meure, pleurez bien fort, bien douloureusement,
pour que les vents entendent votre plainte,
pour que les vents orageux l'emportent par-delà la mer bleue,
jusqu'à celui qui m'a délaissée...

Leonid Kisselev593

Une voix

Et nous voici sans voix
Pourtant faut bien qu'il en reste une
s'échappant du bunker du silence
pour dire les lumières qui s'éteignent
les radios qui se taisent
les lits qui refroidissent
les frigos qui pourrissent
les autos ridicules
les passants invisibles
les animaux déboussolés
une voix pour chanter la sobriété
fut-elle à ce point malheureuse
Il faut bien qu'il y ait une voix
la mienne ou bien la tienne
assez tenace pour tenir tête
au premier atome venu
comme un nuage en embuscade
au coin des nues/des rues désertes

Dmitri Sadovnikov594

Stenka Razine

Rassemblez-vous et écoutez ce chant ancien
À propos de Stenka Razine le cosaque !
Au détour d'un méandre, au-delà de l'île
Là où s'élargit la Volga
D'élégants trois-mâts aux couleurs vives
Et multicolores fendent les eaux.

Sur le navire de tête, Stenka Razine
Grisé et d'humeur joyeuse
Est assis, passionné, avec sa princesse
Ils célèbrent leur nouvelle alliance.

Autour de lui l'équipage ronchonna
"Il nous abandonne pour cette fille
Qu'il a courtisée l'espace d'une nuit ;
Il en a perdu la tête.

Ô Volga, Volga, mère très chère
Volga, grand fleuve de Russie
Il vous reste à recevoir le présent
D'un cosaque du Don !" »

Vasyl Stus595

Qu'as-tu gagné...

Qu'as-tu gagné, chercheur de ton destin ;
En tirant sur la fibre de la souche éternelle ?
Qu'as-tu gagné ? Enfoui aux tréfonds, 
Tombé sur terre -- tête première ?
Déjà tu as oublié le ciel au-dessus,
Au-delà des monts brillants de cristaux.
Le jour encor peut-être reviendra ;
En nous, dans la pâle entraille de la nuit.

Tant de mots; ils sont comme des fantômes estropiés !
Ils frappent, comme des balles, de loin et de près
Mais manquent toujours l'essence de ma vie ;
Ils viennent en rangs.
À travers ces mots trompeurs, je marche et me traîne.
Il y a un combat; Je suis sur le champ de bataille,
Où tous mes soldats sont les mots que je manie,
Et la trahison est semée par des souvenirs qui se bousculent. . .
Ne finissez pas dupe quand vous êtes dans le bien en qui vous avez confiance,
Et ne vous perdez pas dans le bourbier de vos afflictions.
Plus on se souvient des choses, plus on se fatigue ;
Le jour où je me lasse, je mourrai et
me cacherai ainsi dans les teintes de la nuit invisible pour la plupart,
Où ils ne connaissent ni bonheur ni colère,
Où ils ne vivent pas mais mâchent leur propre mort.
Tant de mots; ils sont comme des fantômes estropiés !

Un étranger vit ma vie et porte mon corps

Un étranger vit ma vie et porte mon corps---
il commence à sembler qu'il passe mes années sur terre
Au lieu de moi.
Je n'ai ni yeux ni oreilles,
pas de bouche, pas de mains et de pieds. je suis éloigné
à l'intérieur de mon corps, et - une boule de douleur -
Je plane, enfermé en moi, dans l'obscurité totale.
À la naissance, votre psyché s'est retrouvée complètement nue :
vous n'avez pas réussi à vous greffer avec votre corps.
Vous n'avez pas réussi à atteindre votre chair.
Un passant qui transite entre les mondes---
tu remues, oublié, tout au fond
de soi de quelqu'un d'autre.
Cent nuits t'attendent, et cent nuits sont mortes.
Vous planez entre les deux - une poupée sans voix,
chauffé à blanc par une douleur brûlante auto-infligée :
un grain d'enfer, le cri de l'Univers---
laconique et intense, dépourvue d'issues...
Un plomb de fusil de chasse du soleil - vous avez erré
et perdu vos repères dans ce corps étranger.
Vous attendez toujours votre naissance---cependant,la mort est entrée dans votre existence depuis longtemps.

Nikolaï Touroveroff596

Nous quittions la Crimée

Nous quittions la Crimée
Au milieu du feu et de la fumée,
Depuis la poupe, en visant mal,
Je tirais sur mon cheval.

Et lui, il nageait, n'en pouvant plus,
Derrière la poupe élevée,
Ne sachant pas, ne croyant toujours pas
Que, ses derniers adieux, il me faisait.

Combien de fois, une seule sépulture,
Dans les combats, nous était  destinée.
Perdant ses forces, mon coursier nageait
Toujours, croyant en ma fidélité.

Mon ordonnance ne tirait pas à côté,
L'eau avait rougie légèrement...
La côte de la Crimée s'éloignant,
Jamais, je ne pourrai l'oublier.

Lyuba Yakimchuk597

Mort de vieillesse

grand-père et mamie sont décédés
ils sont morts le même jour
à la même heure
au même moment ---
les gens disaient qu'ils sont morts de vieillesse

leur poule a trouvé la fin
ainsi que leur chèvre et leur chien
(leur chat était sorti)
et les gens ont dit qu'ils étaient morts de vieillesse

leur chalet s'est effondré
leur hangar s'est transformé en ruines
et la cave s'est couverte de terre
les gens ont dit, tout s'est effondré de vieillesse

leurs enfants sont venus enterrer le grand-père et la grand-mère
Olha était enceinte
Serhiy était ivre
et Sonya n'avait que trois ans
ils ont tous péri aussi
et les gens ont dit qu'ils étaient morts de vieillesse

le vent froid a cueilli des feuilles jaunes et enterré sous elles
le grand-père, la grand-mère, Olha, Serhiy et Sonya
qui sont tous morts de vieillesse

Comment j'ai tué

je reste en contact téléphonique avec ma famille
mes communications avec toute ma famille sont sur écoute
sont curieux de savoir qui je préfère, maman ou papa ?
ce qui fait pleurer grand-mère dans l'appareil ?
intrigués comme toujours par ma sœur en guerre avec son copain
qui était aussi mon copain

toutes mes communications sont des liens du sang
mon sang est sur écoutes
ils veulent connaitre le pourcentage d'Ukrainiens
de Polonais, de Russes, s'il y a des Tziganes
ils veulent savoir quelle part j'en donne, et à qui
ils veulent savoir si c'est mon taux de glycémie
ou bien le toit qui s'effondre sur moi
et si on peut élever des frontières à partir des lambeaux

des centaines de tombes ont été creusées entre moi et ma mère
et je ne sais comment les enjamber
des centaines d'obus de mortier volent entre moi et mon père
et je ne peux les prendre pour des oiseaux
les portes en fer d'un sous-sol, coincées par une pelle
me séparent de ma sœur
un écran de prières pend entre moi et ma grand-mère
de minces murs soyeux étouffant les bruits, et je n'entends rien

c'est si facile de rester en contact par téléphone
d'ajouter des minutes sur ma carte, nuits sans repos, Xanax
ça doit être grisant
d'écouter le sang de quelqu'un battre dans vos écouteurs
tandis que mon sang se transforme en balle

BANG !

YIDDISH

Rivka Basman598

Un désert verdoyant...

Un désert verdoyant
Est-il impossible ?
Je suis un désert verdoyant
Mon aridité fleurit,
Mes étoiles éteintes
M'illuminent par le regard,
Parmi les sables
Je vois des traces
Éparpillées -
Qui donc les découvrira ?
Permettez-moi de demander encore
Est-ce qu'un désert
Peut verdir ?

Il arrive parfois
Que même une abeille
Oublie son gîte et son travail
Et reste la dernière,
Sur un arbre
A cause d'un lilas en fleur,
La grande nuit ne l'effraie pas,
Qui tourbillonne avec l'ailleurs.
Alentour il n'y a personne,
Elle seulement,
Amoureuse
Jusqu'à la mort
En fleur.

Marc Chagall599

Vers de hautes portes

Seul est mien ce pays
Qui se trouve en mon âme ;
Comme un familier, sans papiers,
Je m'y rends.
Il voit ma tristesse et ma solitude,
Il me couche pour m'endormir,
Me recouvrant d'une pierre d'odeurs.

Un vert jardin fleurit en moi, des fleurs imaginées,
En moi mes propres rues s'étendent.
Les maisons manquent
Depuis le temps de mon enfance elles sont en ruines,
Leurs habitants s'égarent dans les airs,
Ils cherchent un logis, ils vivent dans mon âme.

Voici pourquoi quelquefois je souris
Quand le soleil scintille à peine,
Ou bien je pleure
Comme une pluie légère dans la nuit.

Je me souviens d'un temps
Où je portais deux têtes...
C'était un temps
Où les deux têtes
Se couvraient d'un voile d'amour,
Se dissipaient comme le parfum d'une rose.

Il me semble à présent
Que même en revenant sur mes pas
J'avance
En direction de hautes portes
Qui cachent un chaos de murs
Où les tonnerres abattus passent leurs nuits
Et les éclairs brisés.

Ton appel

Je ne sais pas si j'ai vécu. Je ne sais pas
Si je vis. Je regarde le ciel
Et je ne reconnais pas le monde.

Mon corps s'en va vers la nuit,
L'amour, les fleurs des images
D'un sens à l'autre m'appellent.

Ne laisse pas ma main privée de bougie
Quand ma chambre s'obscurcira.
Comment dans la blancheur verrai-je ton éclat ?

Ton appel comment l'entendrai-je
Quand je resterai seul sur mon lit
Quand mon corps connaîtra le silence et le froid ?

Hirsh Glik600

Nous sommes là

Ne dis jamais que tu prends ton dernier chemin
Quand les jours bleus sont écrasés sous un ciel bas,
L'heure viendra que nous avons tant espérée
Frappant le sol nos pas diront : nous sommes là !

Des palmiers verts jusqu'aux lointains pays neigeux
Nous sommes là ! Le coeur en peine et douloureux,
Où notre sang goutte après goutte fut semé
Notre courage et notre force vont germer.

Soleil futur tu embellis le jour présent,
Hier est l'ombre où disparaîtront nos tyrans,
Si le soleil se perd avant le jour levant
Ttel un appel d'âge en âge soit notre chant.

Il fut écrit, ce cant, par le sang, par le feu,
Ce n'est pas le chant d'un oiseau dans le ciel bleu,
quand tout brûlait, parmi les murs qui s'écroulaient,
Fusil en main mon peuple a chanté ces couplets.

Ne dis jamais que tu prends ton dernier chemin
Quand les jours bleus sont écrasés sous un ciel bas,
L'heure viendra que nous avons tant espérée
Frappant le sol nos pas diront : nous sommes là !

Malka Heifetz-Tuzman601

Appel d'automne

Ah se peut-il que quelqu'un m'aime encore à la mort à la vie.
Aveugle qui ne voit le jeu si faste des couleurs terrestres,
Des plus rares vins en mon corps les fins bouquets furent choisis.
Alors, ah, se peut-il quelqu'un qui m'aime à la mort à la vie ?
A plaisirs et désirs comblés, ah, tout ce qui de l'été reste
Me brûle pour leurrer l'amour de luxure et de frénésie.
Alors, ah, se peut-il quelqu'un qui m'aime à la mort à la vie ?
Aveugle qui ne voit le jeu si faste des couleurs terrestres.

Guilboa

Me voici près de toi
Comme Ruth couchée aux pieds de Booz,
Mais nulle Noémie ne m'envoya,
D'eux-mêmes jusqu'ici se hâtèrent mes pas,
Mon amant Guilboa.
Tu vois, je suis femme stérile, dévastée,
Qui n'attend d'aide que de toi,
Mon amant Guilboa.
 On dit qu'en haut dans le creux
Large de tes paumes,
Fût-il invisible à mes yeux,
Il existe un baume,
Et qu'il y a des iris noirs là-bas,
Mon amant Guilboa.
 Ah, jette-moi l'un de ces iris noirs,
J'avalerai son feu son feu, je boirai son poison,
Mon amant Guilboa.
 Tu es si bon, tu es si grand et si puissant,
Couvre-moi, apaise en moi le gémir de mon sang,
La miséricorde émane de toi,
Mon amant Guilboa.
 Sème au-dessus de moi tes astres aveuglants,
Je donnerai le jour à tes agnelets blancs,
Et je saurai que Dieu est là,
Mon amant Guilboa.
 Te donner le jour encore une fois,
N'être plus, poussière infime, qu'une graine
Sur ton épaule à jamais que tu traînes,
Mon amant Guilboa.
Et moi je me tairai, sans parole et sans voix,
Car il n'est pas de mots pour une telle joie,
Mon amant Guilboa.
 Ah, jette-moi l'un de ces iris noirs,
J'avalerai son feu son feu, je boirai son poison, Mon amant Guilboa.

Itzhac Katzenelson602

Le chant du peuple juif assassiné

Ô douleurs, ô vous, mes douleurs, il fait bon pour vous, juifs, ah comme il fait
bon !
Il fait bon pour vous, délaissés, pour vous déjetés comme limon sur l'autre rive
de la mer,
et vous ne savez même pas, ah ! que si mes douleurs ouvraient la bouche
elles pourraient empoisonner votre vie et la plonger dans les ténèbres.
  Douleurs, vous grandissez en moi, vous poussez haut, vous croissez, vous
vous installez,
mais pourquoi sans cesse creuser ? Cherchez-vous à vous enraciner en moi ou
au contraire à vous délivrer de ma chair ?
Ne vous arrachez pas de moi, douleurs ! Croissez, croissez en moi silencieusement,
Restez muettes, vous qui me faites mal, ô mes douleurs, vous qui êtes
immenses,
  Car vous fouillez en moi et vous rongez sans vous lasser, taupes aveugles,
mâchoires dévorantes, vous ressemblez aux vers perforant les tombeaux, ô
douleurs, ô lancinement,
Alors restez en moi muettes désormais, au milieu de mes massacrés, gisez,
gisez dans l'éternel repos,
gisez douleurs en moi, pareilles aux vers dans la racine, dans le cœur déjà
dévoré.
  Ensanglanté, je suis l'homme qui fut témoin, celui qui a tout regardé,
celui qui a vu comment, comment mes enfants, mes femmes, ma jeunesse et
mes vieilles gens,
furent jetés sur les chemins comme des pierres qu'on entasse, comme des
bûches,
comment ils furent sans pitié battus, comment ils furent insultés.
  J'ai regardé par ma fenêtre et j'ai vu les bourreaux -- Dieu !
J'ai contemplé le bourreau et j'ai contemplé la victime,
Et j'ai tordu mes mains de honte... Ô honte et dérision !
On a exterminé les juifs avec les mains des juifs -- les miens !
  Convertis, futurs convertis, leurs bottes luisantes aux pieds et sur leurs têtes le
chapeau marqué de l'étoile de David pareille à une croix gammée,
et dans leur bouche une langue étrangère, un vocabulaire ordurier, ils nous
arrachaient de nos demeures, ils nous chassaient de notre propre seuil.
  Ils ont défoncé les portes, ils sont entrés à toute force, à toute force dans les
 maisons juives fermées : ils tenaient au poing leur gourdin levé,
ils nous ont cherchés, ils nous ont frappés, chassant sur les chemins jeunes et
vieux
dans la rue ! ils profanaient la lumière du jour, ils crachaient au visage de Dieu.
  Ils nous ont tirés de dessous les lits, des placards, nous couvrant d'injures.
« Le wagon attend ! Maudits soyez-vous ! Allons, en route vers le châtiment et
la mort ! »
Ils nous ont tous bannis de nos foyers et pourtant ils cherchaient encore
le dernier vêtement au fond de l'armoire, le dernier grain de kacha, l'ultime
miette de pain.
  Et dans les rues -- c'est à devenir fou ! -- dans les rues, regarde si tu peux
supporter ce degré de l'horreur !
La rue est morte dans un grand tumulte, dans un vaste cri.
La rue, elle paraît vide au loin, vide de bas en haut -- et pourtant la voici
peuplée,
Chemins couverts de juifs ! Regarde les chemins : sur les chemins la douleur
n'est plus qu'un grand cri.
  Chemins couverts de juifs ! On se tord les mains, on voudrait s'arracher les
cheveux,
et d'aucuns se taisent ! Ô les silencieux, ceux qui ne disent rien, ils crient plus
haut encore, en vérité,
ils regardent alentour ! Ah leur seul regard ! Est-ce un cauchemar, dites-moi,
ou la réalité ?
Et les policiers bottés et casqués, les policiers juifs sur la route -- ah, malheur !
  L'Allemand reste en marge et l'on dirait qu'il se sourit doucement à lui-même,
l'Allemand regarde de loin, l'Allemand ne s'en mêle pas,
Ô douleur, douleur, l'Allemand ! avec des juifs il a exterminé mes juifs !
Regarde les chemins ! Regarde la honte, regarde et vois la dimension de la
souffrance.
J'ai vu les chemins noirs, de ma fenêtre. J'ai entendu les cris de douleur
jusqu'au ciel et les gémissements silencieux -- à peine un chuchotement.
Ô chemins où ruisselait la souffrance, chemins vivants qui menaient à la mort !
les chevaux
marchaient et les roues, les roues tournaient elles aussi...
  Ô vous chevaux, ô vous idiots, pourquoi laissez-vous tristement pendre votre
tête ?
Pourquoi tournez-vous, roues de désolation ? Savez-vous seulement
où vous allez, où vous les conduisez ? Où vous emporter
les nobles filles de mon peuple et mes grands fils déjà mûris ?
Ah si vous saviez -- vous vous cabreriez sauvagement, vous vous dresseriez
sur vos pattes de derrière et sur vos pattes de devant comme des mains,
comme des mains tordues de désespoir devant le monde entier,
et les roues, les roues rondes, à tout jamais refuseraient de tourner !

Après la fin *

« Déshabillez-vous, rangez vos habits en tas, vos chaussures par paires,
laissez ici tous vos biens,
Vous en aurez besoin, vêtements, souliers, tout ce que vous laissez,
vous reviendrez le cherchez !
Vous arrivez de voyage, pas vrai ? De Varsovie, Paris, Prague,
Salonique ? Allez prendre un bain ! »
Et l'on en fourre mille dans une salle... Et mille attendent, nus, que
les premiers mille soient gazés.

Ainsi on nous exterminés, de la Grèce à la Norvège, et jusque devant
Moscou, près de sept millions,
Sans compter les enfants dans le ventre, seules sont prises en compte
les femmes enceintes, les futures mères,
Et s'il reste un juif en la lointaine Amérique, en la proche Terre d'Israël
 - toi, réclame à la face du monde,
Pour les enfants non encore nés et déjà assassinés, réclame pour eux aussi,
enfants gazés avec leurs mères dans le ventre des mères !

Pourquoi ? personne ne le demande, personne au monde, alors que tout,
tout demande : pourquoi ?
Ecoute, écoute ! Chaque demeure vide en ses murs dévastés, par mille
cités et villages par milliers,
Demande pourquoi... Ecoute, écoute ! Car les logis vides ne sont pas
longtemps vides, les foyers déserts ne sont pas longtemps déserts,
Un autre peuple vient y habiter, d'autres hommes, une autre langue,
autres les jours et les nuits.

Rachel Korn603

Sur mes souliers

Je porte à mes souliers tout l'argile bachkir
Et le sable brûlant du désert Kara-Koum,
La boue de la campagne et des bourgades russes,
La poussière gris-clair du sol d'Oyzbekistan.

Et le sang desseché des routes de Pologne,
Des ossements brûlés la cendre et la poussière.
Les yeux bandés toujours un ange me conduit
Au rivage des pleurs, de frontière en frontière.

Je ne sais pas encore où dormir cette nuit,
Ni dans quel lieu demain je trouverai asile,
Vers où je porterai, dans l'errance sans fin,
Mes souliers lourds de sang et de sable et d'argile.

Itsik Manguer604

La légende des mendiants

Trois mendiants sont assis près d'un sentier ombreux
Ils savent que pour toit ils n'ont que le ciel bleu
Et le vent dans les blés qui dort et vagabonde.
C'est l'hôte du Shabbat pieds nus courant le monde,
Ils savent que l'oiseau qui suspend à son nid
Un fêtu n'est qu'un brin, rien qu'une litanie.
Le premier fixe la poussière à ses chaussures
Et voilà qu'en lui-même on dirait qu'il murmure :
« Il coule un ruisseau sous le moulin noir
Sous le moulin noir l'eau n'est qu'un miroir
Quel miroir frais pour s'y reposer
laissant s'apaiser tant de jours usés ».

Le second fixe la poussière à ses chaussures
Et voilà qu'en lui-même on dirait qu'il murmure :
« Ah qu'i ferait bon d'aller par les champs
Mais gare au berger, gare au chien méchant,
Au bord du chemin, allons, je demeure
Berçant, effaçant l'usure de heures.

Le troisième se tait au profond de son coeur,
Des épis et du vin son silence a l'odeur.
De ses deux mains serrées il cache son visage
Mais à travers ses doigts sa clarté se propage.
Son silence, tous deux les yeux ouverts l'entendent
Comme neige tomber sur les champs et les landes :

« Ô ma pauvreté, toi mon seul royaume,
Tu es à la fois le fleuve et le saule,
Tu es mon repos, tu es mon souci,
Claire chanson de ma voix obscurcie,
Dans le cri du coq la prière douce
l'abeille d'or sur les corolles rousses ».

Son silence, tous deux les yeux ouverts l'entendent,
Comme neige tomber sur les champs et les landes.
Le troisième a noué son baluchon, déjà
Léger comme un oiseau regardez comme il va,
A pas lents comme il va pour ne plus revenir,
Il emporte son ombre ainsi qu'un souvenir,
Les deux autres, courbés, ont fermé le cortège
Et boivent son silence ainsi que de la neige.

Abraham le père morigène Loth

Loth, il me faut te dire -- Fi !
Tu bois chaque nuit, tu te saoules,
Hier encore , au Cerf d'or tu fis
Grand scandale parmi la foule !

Passe pour Manguer, tailleur à la manque,
Mais de toi ce n'est pas digne vraiment !
Il te faut élever deux filles,
Tu es grâce au ciel un juif opulent,

tu possèdes moutons et chèvres,
Obéis-moi, le Seigneur crains,
On dit déjà « saoul comme Loth »
De tout gentil qui boit son plein.

Je comprends parfois que l'on trinque
A table au soir du vendredi
Quand du Shabbat brûlent les bougies saintes
Quand on mange poisson farci,

Mais pas comme toi jour et nuit,
Un homme peut-il n'en être point las ?
Passe pour Gabriel le chrétien du Shabbat
Mais certes pas pour un bon juif !

Pense à ce qu'un jour on va dire :
«  Le père Abraham pour parent
Eut parfait ivrogne, et c'est chose pire
que conversion d'un croyant ».

Comme on en parle, alors écoute-moi :
N'es-tu pas un père ? -- Ah quel mal j'endure !
Rien ne te fait que le marieur évite
Ta porte et ton seuil comme tas d'ordure ?

Que même un quelconque enfant de tailleur
être ton gendre ne veut point ?
Vont s'argenter les tresses de tes filles
Tout cela pour l'amour du vin ?

Loth, il me faut te dire -- Fi !
Tu bois chaque nuit, tu te saoules,
Hier encore , au Cerf d'or tu fis
Grand scandale parmi la foule !

Passe pour Manguer, tailleur à la manque,
Mais de toi ce n'est pas digne vraiment !
Il te faut élever deux filles,
Tu es grâce au ciel un juif opulent.

Kadia Molodowski605

Une prière

Je me réveille à l'aube et ma prière
Est un poison amer.
J'appelle le déluge une nouvelle fois
A projeter plus haut que les tours et les toits
Tous les flots de la mer,
Que ne puise voguer nulle arche secourable.

O ! comme il sera bon le frôlement glacé
De la mort.
Peut-être éteindra -t-il la souffrance amassée
Dans nos corps,
Les décombres du cœur, la honte de mâcher
Le pain, au bord
Des cendres par monceaux de nos frères et sœurs.

O ! comme il sera bon de toucher les nuages
Dans cette nage d'agonie,
Sentir peut-être en moi cette douceur descendre :
Entendre de ces corps dont volèrent les cendres
Une voix pure.
J'apaiserai -- fermant le cercle de la vie --
Le cri de leur blessure.

Dieu de miséricorde

Dieu de miséricorde,
Choisis un autre peuple
Elu.
Nous sommes las de mourir, d'être morts
Et nous n'avons plus de prières,
Choisis un autre peuple
Elu.
Nous n'avons plus assez de sang
Pour être des victimes.
Notre demeure est devenue un désert
Et la terre pour nous est avare de tombes,
Plus de Livre pour nous des Lamentations
Plus de complaintes
Dans les vieux livres saints.

Dieu de miséricorde,
Sanctifie un autre pays,
Un autre mont.
Nous avons dispersé notre cendre sacrée
Sur tous les champs déjà, sur chaque pierre,
Nous avons payé
Avec des vieillards,
Des jeunes gens,
Des nouveau-nés
Chaque lettre de tes Dix Commandements.

Dieu de miséricorde,
Que ton sourcil de feu se lève :
Contemple les peuples du monde --
Et donne-leur les jours d'effroi, les prophéties.
En chaque langue on prêche ta parole,
Apprends-leur les actes
Et les chemins de l'endurance.

Dieu de miséricorde,
Donne-nous l'humble vêtement
Du berger parmi ses moutons,
Du forgeron à son marteau,
De la lingère et du peaussier,
Fussent-ils les plus grossiers.
Rends-nous encore une autre grâce,
Dieu de miséricorde :
Délivre-nous de l'aura du génie.

Angoisse

Ma plume tremblante
Et ma main de glace,
Un bout de papier,
Bougie clignotante,
Ombre qui nuage
Par-dessus ma main,
Et c'est un cercle et ce cercle prend fin.
Mais dans cet abîme
Où je suis assise
Passe en frémissant
Ainsi qu'un éclair
Ce visage en moi toujours qui me point.
Et l'angoisse
Flotte sur moi comme une écharpe,
Recouvre ma tête,
Le bout de papier,
Le vin de la vie
Et la lueur de la bougie
Et le malheur de la clarté.
Dans l'ombre de la table
Qui vient et qui va
Saoule se balance
Par-ci et par-là,
Chaque planche a sa part
Fendue et taillée,
Assurément c'est pour rire
Que je suis assise à présent
Croyant que j'écris
Et croyant que c'est un chant.

Dans la forêt

En haut sont proches les couronnes,
Les troncs -- chacun pour soi -- sont éblouis.
En haut s'enlacent les couronnes :
Sous terre d'aveugles racines luttent pour la sève et la pluie.

En haut, baignées de soleil les couronnes ;
L'ombre sur les troncs tombe et disparaît.
En haut l'oiseau chante dans les couronnes :
Sous terre des doigts aveugles creusent la forêt.

En haut avec le vent jouent les couronnes,
Les troncs brisent le grondement.
En haut avec le ciel bavardent les couronnes :
Sous terre d'aveugles racines se taisent éternellement.

Itzhak-Leibush Peretz606

Ma muse

Elle n'est point bleuet, ma muse,
Qui pousse sur les visions
Ni,voleur de baisers qui musent
Cherchant les fleurs, un papillon.

N'est point un rossignol, ma muse,
Point de trille et de mélodie,
Mais c'est une vieille commère,
Et racornie et enlaidie.

Une esseulée aux orphelins
Eparpillés de par le monde,
miséreuse, soir et matin,
Qui jure, qui crie et qui gronde !

Tout est vendu !

Il allait au-devant du monde
Le coeur plein d'ardeur.
Il séduisait ! Tout le monde
commandait du coeur.

Coeur au kilo, coeur au gramme,
On achète, ici le coeur !
Pour un sourire-les dames,
Les filles -- pour un doux pleur.

Pour la monnaie- les lecteurs,
Pour un centime ou même un tiers,
La foule en goûte l'odeur,
Aï pourtant le coeur est cher !

Pour lui, chose mirifique,
La demande était sans fin.
Mais il dut fermer boutique :
Le coeur s'est éteint.

Joseph Rolnik607

Poèmes

Dans ma querelle avec le monde
Me battant de tous les côtés,
Me voici tout seul dans ma chambre
Mais qui a tort en vérité ?

J'ai dit parfois ou je n'ai pas su dire
Ce qu'il fallait, ce qu'il ne fallait pas.
Avec tout l'univers on se déchire
Chacun poursuit, chacun se bat.
Monde, ô brave monde, j'enrage
Mais il faut bien se séparer,
Jamais je ne saurai te plaire
Ni toi me comprendre jamais.

Eliezer Steinbarg608

Le cordonnier

Petit cordonnier dans son atelier
Cloue et recloue au marteau les souliers,
et plante une pointe, et frappe, et répète.

Alors lui parle la clochette :
-Tête !
Pourquoi tintes-tu, si bête,
Toc, toc, toc et toc, toc, toc, toc...
Sonne clair ! Clair, clair, clair ! Écoute-moi,
Je vais sonner, moi, moi, moi.
Moi j'ai de l'esprit, je suis...

Tu es fille à tête vide,
Avec ta langue stupide,
Lui réplique le marteau,
Toi qui toute la journée
Dans la tête veut sonner
Mais que laisse ton écho ?
Nulle pensée, aucun chant,
Clair, clair, clair, son de néant
Et rien de plus !

Moi je frappe et travaille dur
Car l'enfant s'en va nu-pieds
Et je lui fais des souliers !

Aba Stoltzenberg609

Tendu comme un violon

Tendu comme un violon
J'attends intensément la main du virtuose
sur la soie de l'archet
Les yeux éteints.
J'attends comme un forêt sombre,
Embrase-moi de toutes parts,
Prends-moi comme on force une fille,
Je suis une salle fébrile,
Aux fenêtres illuminées,
bourdonne la soie fine et moi partout je tourbillonne,
Les sens béats comme des plaies à vif.

Avrom Sutzkever610

Les gazelles de Yamsuf

S'obstine le soleil couchant, astre tenace,
Demeurer à Yamsuf, quand surgissent le soir
Vers le palais des eaux les gazelles, de grâce
Et de rose innocent, pour apaiser leur soif.

De leurs ombres de soie se défont sur la rive
Et lèchent à Yamsuf des anneaux de fraîcheur.
Longs visages de violons. Il leur arrive
D'épouser le silence en noces de douceur.

A la fin elles fuient. Des taches roses sèchent
Dans le sable, un regret qui survit au reflux
Suit les gazelles du couchant, celles qui lèchent
Le silence de ceux qui déjà ne sont plus.

Les juifs gelés

Avez-vous déjà vu parmi les champs de neige 
Des juifs gelés en rangs l'immobile cortège

Sans un souffle étendus, marbrifiés et bleus,
Leur corps sont là, pourtant la mort n'est pas en eux

Car leur âme gelée a des lueurs fugaces,
Poisson doré saisi dans sa vague de glace,

Ni muets ni bavards: chacun pense sans bruit;
Le soleil a gelé aussi dans la nuit.

Aux lèvres roses par le gel déjà figées,
Un sourire est resté qui ne peut plus bouger.

Couché près de sa mère un enfant semble attendre
Ces bras pour le nourrir qui ne peuvent se tendre.

D'un vieillard nu le poing serré se pétrifie,
Il ne peut libérer de la glace sa vie.

J'ai connu jusqu'ici des morts de toutes sortes,
Je ne suis point surpris des masques qu'elles portent.

Pourtant dans ce Juillet si chaud, en pleine rue,
Comme un vent de folie un froid m'a parcouru.

Elles viennent vers moi les dépouilles bleuies
Des juifs gelés en rangs dans la neige éblouie.

Des sédiments marbrés s'étendent sur ma peau,
Et s'arrêtent soudain la lumière et les mots.

Et du vieillard gelé mon corps prend l'inertie,
Qui ne peut libérer de la glace sa vie.

Myriam Ulinover611

Vin d'havdala

Chacun boit le vin d'havdala,
J'en bois moi-même quelques gouttes,
Grand-mère me dit, tendre et garve :
- Ma chère enfant sois avertie

Qu'à boire le vin d'havdala
La barbe vient aux jeunes filles,
C'st écrit noir su blanc là-bas
Dans l'armoire aux anciens livres.

Tremblante de frayeur je palpe
Mon petit menton : Dieu merci
il est tendre et lisse. Rien d'autre
Que la peur ne le hérisse !

Moshe Waldman612

Sois douce pour moi

Nuit, sois douce pour moi
Comme tu l'es
Pour le moineau, pour la colombe,
Quand ils sont las tu leur donnes repos
Je te demande aussi le repos de l'oiseau.

Nuit, sois douce pour moi
Comme tu l'es
Pour l'arbre et l'herbe.

À l'heure de la nostalgie
Tu leur donnes silence
Et moi aussi je te demande
Le silence de l'herbe.

L'herbe et l'arbre
Qu'aujourd'hui le vent a bercés
Dorment calmement
Et moi j'attends
Avec ma nostalgie d'enfant
Qu'il me berce en silence.

Nuit, sois douce pour moi.

Rajzla Żychlińska613

Avril

Avril
La jeune verdure
Ne sait pas encore
Ce qu'elle désire
Comment fleurir
Rouge
Blanche
S'envoler peut-être ?
Elle s'éprend de la nuit,
De chaque étoile
Et le matin
La trouve roide,
Gelée.
Avril. 

Au soir

Au soir chaque feuille
Devrait être oiseau
Et moi je tourne en tenant une cruche
Pour y recueillir leurs larmes.
Sur les fleuves déjà les ombres
Des arbres se sont enlacées
Nouant leurs têtes calmement,
Les chiens bientôt vont aboyer,
Découper le silence
Avec de longs couteaux, jusqu'au ciel.
Les chiens bientôt vont aboyer
Et la cruche tremble à ma main.

Bronislawa Wajs (Papusza)614

Ma terre je suis ta fille
Ô terre, Ô forêt,
Je suis votre fille.
Bercée au son des arbres, rythmée au bruit du sol.
La rivière me transforme telle une mélodie
dans une chanson tsigane.
Je rejoins les montagnes,
dressées haut dans le ciel,
J'ai mis ma plus belle jupe,
cousue avec des fleurs,
et j'exalte, avec toutes mes forces,
cette terre polonaise, rouge et blanche  !

Mais terre, tu es en larmes  !
criblée par la douleur.
Mais terre, ton rêve pleure  !
tel un petit tsigane
venant naître sur ta mousse.
Ô terre, pardonne moi de t'avoir blessée
par mes chansons amères,
par la souffrance tsigane.
Faisons de nous deux un seul corps,
après tout, quand je mourrai,
tu m'accueilleras  !

Terre noire de la forêt,
sur toi j'ai grandi,
dans ta mousse je suis née.
Au milieu de toutes ces créatures,
qui ne cherchaient qu'à mordre
mon jeune corps.
Ô terre, tu prends dans ton sommeil,
mes larmes et mes chansons,
Ô terre, tu absorbes ma tristesse et mes joies.
Terre, je crois en toi, profondément.
Je peux mourir pour toi.
Personne ne pourra t'arracher de moi
et je ne te donnerai à personne.

Herschel Zynoberg615

Le 13 janvier 1943

La noirceur enveloppait encore les alentours
Le ciel morne pesait sur le ghetto toujours
Un léger vent soufflait dans la tempête
Et passait sans ambages ni presse

La soirée s'évapora et nous quitta
Un petit matin gelé la remplaça
Un brouillard inhabituel annonçait un problème
Une journée de souffrance, de vol, de meurtre et de peine

Dans l'immobilité on attendait les Malech Hamavos
Le cœur suspendu, la colère contenue,
Une voix supplia Shma Israel
De détruire les pas de l'ennemi

Soudain, un bruit menaçant se fit entendre
Le crissement d'une botte sur la neige gelée
Le père se mordit la lèvre
La mère cria de douleur

Une vieille personne soupira amèrement
Un jeune poing se ferma sur sa furie
Pour une troisième fois, une époque terrible nous fit trembler
Et nous figea dans l'effroi

Une fois encore, la neige blanche vira au rouge
Et les cœurs sombres s'enflammèrent 
Victorieux, ils affrontèrent la mort
Criant leur triomphe

Sans voir le matin
Sans voir qu'un jour venait de commencer
Parce que le diable m'étouffait
Et me blessait

Yiskor ! Aujourd'hui, je me souviens de toute ma souffrance
Je vois des âmes dans des vêtements de soie
Là avec les vertueux dans le Gan Eiedn
Notre chère ancienne Yiddishkeit

APPENDICE

Un curieux site de pouèmes publie un petit quatrain dont la version originale est en français, traduit dans 567 langues, chacune étant présentée avec un aperçu de sa culture, et les textes rédigés -- s'il y a une écriture propre - dans les caractères de leur alphabet, reproduits phonétiquement et lus. Il y a des difficultés inattendues : par exemple, dans telle langue encore parlée par les quelques milliers de survivants d'un peuple d'Amazonie, le mot glace (miroir) qui est le titre du poème n'existe pas. Un monument à visiter, incluant de très nombreuses langues en voie de disparition. Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, son poème n'est peut-être pas le texte le plus traduit au monde. L'alliance biblique universelle fait état, pour 2017, de 674 traductions intégrales de la Bible. Le petit prince ne serait édité que dans 526 langues.

Pour Elle !

Voici "La Glace", un poème d'amour français, "mon poème d'amour" pour elle, dans sa version originale, avec deux voix audio françaises. Ses 567 traductions, dans des langues du monde entier, pour certaines, rares et inattendues, le rendent tout à fait international. Elles en font sûrement le poème, et même le texte le plus traduit au monde.

Que mes quatre vers, emportés par le souffle de ces mots d'amour, s'envolent sur les cinq continents, comme un jour, le vent les lui apporta!
Peut-être qu'alors ses yeux en souriant lui diront : "Il a fait de moi, le plus beau poème français jamais écrit"!

Correction, audio, nouvelle traduction: pouemes(♡)free.fr
La Glace © Copyright Richard Bellon

Richard Bellon

La Glace

Ton image dans la glace
C'est mon plus beau poème
Mais fais vite il s'efface
C'est mon dernier je t'aime !


  1. Paul Celan : 1920 - 1970 

  2. Trad Jean-Pierre Lefebvre 

  3. 1956- 

  4. 1929-2022 trad Lionel-Édouard Martin 

  5. 1962- trad Philippe-Henri Ledru 

  6. Heinrich Heine : 1797 - 1856 

  7. Hermann Hesse : 1877 - 1962 

  8. Johann Wolfgang von Goethe : 1749 - 1832 

  9. 1943- 

  10. Frédéric Nietzsche : 1844 - 1900 

  11. Novalis : 1772 - 1801 

  12. Rainer Maria Rilke : 1875 - 1926 

  13. Friedrich von Schiller : 1759 - 1805 

  14. Richard Wagner : 1813 - 1883 

  15. Mathilde Wesendonck : 1828 - 1902 

  16. Trad Guy Laffaille 

  17. Rose Auslander : 1901 - 1988 

  18. Trad Gil Pressnitzer 

  19. Ingeborg Bachmann : 1926 - 1973 

  20. Trad Françoise Rétif 

  21. Thomas Bernhard : 1931 - 1989 

  22. Trad Suzanne Hommel 

  23. Trad Gil Presnitzer 

  24. Ignaz Franz Castelli : 1780 - 1862 

  25. Trad via l'anglais de Richard Wigmore 

  26. Hugo von Hofmannsthal : 1874 - 1929 

  27. Trad Jean-Yves Masson 

  28. Christine Lavant : 1915 - 1973 

  29. Trad Christine et Nils Gascuel 

  30. Ilse Aichinger : 1921 - 2016 

  31. Trad Rose-Marie François 

  32. Trad Henri Plard. 

  33. Rainer Maria Rilke : 1875 - 1926 

  34. Trad Maurice Betz 

  35. Georg Trakl : 1887 - 1914 

  36. Dritëro Agolli : 1931 - 2017 

  37. Nezim Frakulla : 1680 - 1760 

  38. Ismaïl Kadaré : 1936 - 2024 

  39. Trad Claude Durand /I Kadaré 

  40. Sulejman Naibi : nc - 1771 

  41. Pashko Vasa : 1825 - 1892 

  42. Hasan Zuko Kamberi : 1750 - 1800 

  43. extraits 

  44. Ivo Andrić : 1892 - 1975 

  45. Musa Ćazim Ćatić : 1878 - 1915 

  46. Tomislav Dretar : 1945 - - 

  47. Enesa Mahmic : 1989 - - 

  48. Senadin Musabegović : 1970 - - 

  49. Muhammad Nerkesîja : 1591 - 1635 

  50. Poème d'amour 

  51. Mile Stojić : 1955 - - 

  52. Trad Velibor Colic 

  53. Elisaveta Bagryana : 1893 - 1991 

  54. Christo Botev : 1848 - 1876 

  55. Trad Vera Boutchkova 

  56. Iana Boukova : 1968 - - 

  57. Trad Panayotis Ioannidis 

  58. Trad Jonathan Dunne 

  59. Damian Damianov : 1935 - 1999 

  60. Trad Vera Boutchkova 

  61. Blaga Dimitrova : 1922 - 2003 

  62. Trad V. Ionova 

  63. Dobri Jotev : 1921 - 1998 

  64. Trad Ralitsa Mihailova-Frison-Roche. 

  65. Kiril Kadiiski : 1947 - - 

  66. trad Sylvia Wagenstein 

  67. Lubomir Levtchev : 1935 - 2019 

  68. Trad Kris Vassilev 

  69. Christo Smirnenski : 1898 - 1923 

  70. Trad Vera Boutchkova 

  71. Nikola Vaptsarov : 1909 - 1942 

  72. Ivan Vazov : 1850 - 1921 

  73. Trad Jacky Lavauzelle 

  74. XIVème siècle 

  75. Trad Janine Matillon 

  76. Kresimir Bagic : 1962 - - 

  77. Trad Marin Andrijasevic 

  78. Dobriša Cesarić : 1902 - 1980 

  79. Vesna Krmpotić : 1932 - 2018 

  80. Marko Marulić : 1450 - 1524 

  81. Trad Janine Matillon 

  82. Antun Gustav Matoš : 1873 - 1914 

  83. Trad Janine Matillon 

  84. Slavko Mihali : 1928 - 2007 

  85. Trad Drazen Katunaric 

  86. Trad Vanda Miksic 

  87. Trad Janine Matillon 

  88. Vesna Parun : 1922 - 2010 

  89. Trad Marc Alyn et Zvonimir Mrkonjic 

  90. Trad Borka Legras et Anne Renoue 

  91. Sibila Petlevski : 1964 - - 

  92. trad Martina Kramer et Brankica Radić 

  93. Liljana Dirjan : - 2017 

  94. Trad Maria Béjanovska 

  95. Konstantin Miladinov : 1830 - 1862 

  96. Kotcho Ratsin : 1908 - 1943 

  97. Aco Sopov : 1923 - 1982 

  98. trad Jasmina Šopova et Edouard J. Maunick 

  99. trad Jasmina Šopova et Edouard J. Maunick 

  100. Gane Todorovski : 1929 - 2010 

  101. Matija Bećković : 1939 - - 

  102. Trad Ann C. Bigelow 

  103. Jovan Nikolaidis : 1950 - - 

  104. Trad Jasna Samic 

  105. Dejan Stojanović : 1959 - - 

  106. Ioan Alexandru : 1941 - 2000 

  107. Alexandru Andrițoiu : 1929 - 1996 

  108. Tudor Arghezi : 1880 - 1967 

  109. Trad Valeriu Raut 

  110. George Bacovia : 1881 - 1957 

  111. Ion Barbu : 1895 - 1961 

  112. Trad Constantin Frosin 

  113. Lucian Blaga : 1895 - 1961 

  114. Trad Sanda Stolojan 

  115. Ana Blandiana : 1942 - - 

  116. Mircea Cartarescu : 1956 - - 

  117. Leonid Dimov : 1926 - 1987 

  118. trad. D. Tsepeneag M. Deguy 

  119. Geo Dumitrescu : 1920 - 2004 

  120. (traduit du roumain par Marina Zamfirescu) 

  121. Mihai Eminescu : 1850 - 1889 

  122. Trad Constantin Frosin 

  123. traduction Emanoil MARCU 

  124. Alexandru Macedonski : 1854 - 1920 

  125. Daniel D. Marin : Vers 2000 - - 

  126. Gellu Naum : 1915 - 2001 

  127. Nichita Stănescu : 1933 - 1983 

  128. Traduit du roumain par Constantin Crisan 

  129. Ivo Andrić : 1892 - 1975 

  130. Miloš Crnjanski : 1893 - 1977 

  131. Trad Jean-Marc Bordier 

  132. Dragan Jovanovic Danilov : 1960 - - 

  133. trad Bojan Savic Ostojic 

  134. Trad Emmanuel Marcu 

  135. Trad Emmanuel Marcu 

  136. Vojislav Despotov : 1952 - 2000 

  137. Trad Boris Lazić 

  138. Trad Ottó Fenyvesi 

  139. Jovan Dučić : 1874 - 1943 

  140. Trad Jean-Marc Bordier 

  141. Radmila Lazic : 1949 - - 

  142. Trad Charles Simic 

  143. Sava Mrkalj : 1783 - 1833 

  144. Petar Petrovic Njegos : 1813 - 1851 

  145. Trad Jean-Marc Bordier 

  146. Branko Radičević : 1824 - 1853 

  147. Trad Jean-Marc Bordier 

  148. Jovan Zivlak : 1947 - - 

  149. Trad Tanja Pekic et Jean Portante 

  150. Maarja Kangro : 1973 - - 

  151. Trad Antoine Chalvin 

  152. Trad Maarja Kangro & Richard Berengarten 

  153. Doris Kareva : 1958 - - 

  154. Trad Antoine Chalvin 

  155. Trad Jean-Luc Moreau 

  156. Jan Kaus : 1971 - - 

  157. Trad Antoine Chalvin 

  158. Trad Antoine Chalvin 

  159. Trad Antoine Chalvin 

  160. Véronika Kivisilla : 1978 - - 

  161. Trad Antoine Chalvin 

  162. Trad Antoine Chalvin 

  163. Trad Antoine Chalvin 

  164. Igor Kotjuh : 1978 - - 

  165. Trad Antoine Chalvin 

  166. Asko Künnap : 1971 - - 

  167. Trad Antoine Chalvin 

  168. Trad Antoine Chalvin 

  169. Maria Lee : 1984 - - 

  170. Trad Antoine Chalvin 

  171. Juhan Liiv : 1864 - 1913 

  172. Trad Antoine Chalvin 

  173. Trad HL Hix & Jüri Talvet 

  174. Tonu Onnepalu : 1962 - 1962 

  175. Trad Antoine Chalvin et l'auteur 

  176. Trad Antoine Chalvin 

  177. Gustave Suits : 1883 - 1956 

  178. Debora Vaarandi : 1916 - 2007 

  179. Brèves poésies populaires -- Trad Nadine Vitols Dixon 

  180. Uldis Berzins : 1944 - 2021 

  181. Trad Ieva Lesinska 

  182. Marts Pujat : 1982 - - 

  183. Trad Lev Leshinska 

  184. Janis Rainis : 1865 - 1929 

  185. Gunar Salins : 1924 - 2010 

  186. Trad Biruté Ciplijauskaité Nicole Laurent-Catrice 

  187. Knuts Skujenieks : 1936 - 2022 

  188. Trad I.Geile-Sīpolniece. 

  189. Trad Ieva Lešinska 

  190. Trad Margita Gailītis 

  191. Trad Jean-Claude Lefebre 

  192. Kristijonas Donelaitis : 1714 - 1780 

  193. Elena Karnauskaitė : 1964 - - 

  194. Trad D. Sakalauskaitė et N. Barrière 

  195. Stasė Lygutaitė-Bucevičienė : 1936 - 2023 

  196. Trad Diana Sakalauskaitė et Nicole Barrière 

  197. Maironis : 1862 - 1932 

  198. Trad Lionginas Pažūsis 

  199. Justinas Marcinkevičius : 1937 - 2011 

  200. Trad Biruté Ciplijauskaité et Nicole Laurent-Catrice 

  201. Saloméja Néris : 1904 - 1945 

  202. Charlotte van den Broeck : 1991 - - 

  203. Trad Astrid Alben 

  204. Trad David Colmer 

  205. Hugo Claus : 1929 - 2008 

  206. Trad Marnix Vincent. 

  207. Jos de Haes : 1920 - 1974 

  208. Trad James S. Holmes 

  209. Paul van Ostaijen : 1896 - 1928 

  210. Trad James Holmes 

  211. Hedwig Speliers : 1935 - - 

  212. Mustafa Stitou : 1974 - - 

  213. Trad David Colmer 

  214. Karel van de Woestijne : 1878 - 1929 

  215. Tanis Invité 

  216. Constant Burniaux : 1892 - 1975 

  217. Marcel Lecomte : 1892 - 1966 

  218. Maurice Maeterlinck : 1862 - 1949 

  219. Henri Michaux : 1899 - 1984 

  220. Odilon-Jean Périer : 1900 - 1928 

  221. Louis Scutenaire : 1905 - 1987 

  222. Émile Verhaeren : 1855 - 1916 

  223. Liliane Wouters : 1930 - 2016 

  224. Janka Kupala : 1882 - 1942 

  225. Traduit par Vera Rich et Google 

  226. Trad Vera Rich et Google 

  227. Valiaryna Kustava : 1985 - - 

  228. Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich 

  229. Nicolas Minsky : 1855 - 1937 

  230. Trad Daria Kuntsevich (thèse) 

  231. Valzhyna Mort : 1981 - - 

  232. Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich 

  233. Ales Stiapanovitch Razanaù : 1947 - 2021 

  234. Anatol Sys : 1959 - 2005 

  235. Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich 

  236. Victar Zhybul : 1978 - -J7051962 

  237. Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich 

  238. 1907-1973 trad Jean Lambert 

  239. 1906-1984 

  240. Elizabeth Barrett Browning : 1806 - 1861 

  241. Trad Lauraine Jungelson 

  242. William Blake : 1757 - 1827 

  243. Trad Antonio Restrepo 

  244. Emily Brontë : 1818 - 1848 

  245. Rupert Brooke : 1887 - 1915 

  246. Trad Patrick Hersant 

  247. 1977- 

  248. Lord Byron : 1788 - 1824 

  249. Geoffrey Chaucer : 1340 - 1400 

  250. Traduction Gilles de Sèze 

  251. 1945- 

  252. 1969- 

  253. 1904-972 

  254. John Donne : 1572 - 1631 

  255. Trad Robert Ellrodt 

  256. 1955- 

  257. 1944- née à Cuba puis Chili, USA et Angleterre 

  258. Thomas Stearns Eliot : 1888 - 1965 

  259. Trad Michel Vinaver 

  260. 1942 Trad Christine de Clercq et Jacques Darras 

  261. John Keats : 1795 - 1821 

  262. Rudyard Kipling : 1865 - 1936 

  263. Edward Lear : 1812-1888 

  264. William Cosmo Monkhouse (1840-1901) 

  265. anonyme 

  266. 1947-1998 

  267. 1907-1963 

  268. John Milton : 1608 - 1674 

  269. Katherine Philips : 1631 - 1664 

  270. William Shakespeare : 1564 - 1616 

  271. 1947- Trad Christine de Clercq et Jacques Darras 

  272. 1902-1971 

  273. Edmund Spenser : 1552 - 1599 

  274. 1909-1984 

  275. William Wordsworth : 1770 - 1850 

  276. Robert Burns : 1759 - 1796 

  277. Angus Calder : 1942 - 2008 

  278. Colin Donati : 1962 - - 

  279. 1736-1796 

  280. Trad Pierre Baour-Lormian 

  281. Walter Scott : 1771 - 1832 

  282. Trad J 

  283. Gillian Clarke : 1937- 

  284. William Henry Davies : 1871-1940 

  285. Ifor ap Glyn : 1961- 

  286. Dafydd ap Gwilym:1320-1370 

  287. George Herbert : 1593-1633 trad. Jean Mambrino 

  288. Alun Lewis : 1915-1944 

  289. Owen Sheers : 1974- 

  290. Hedd Wyn : 1887-1917 

  291. Dylan Thomas : 1914-1953 

  292. Trad Lionel Edouard Martin 

  293. Trad Alain Suied 

  294. Ronald Stuart Thomas : 1913-2000 

  295. Samuel Beckett : 1906 - 1989 

  296. Eavan Boland : 1944 - 2020 

  297. Seamus Heaney : 1939 - 2013 

  298. James Joyce : 1882 - 1941 

  299. John Montague : 1929 - 2016 

  300. Thomas Moore : 1779 - 1852 

  301. Trad Marie-Laure Coulmin Koutsaftis 

  302. Jonathan Swift : 1667 - 1745 

  303. John Millington Synge : 1871 - 1909 

  304. William Butler Yeats : 1865 - 1939 

  305. Trad Gil Pressnitzer 

  306. Trad Dominique Grandmont 

  307. 1902-1999 

  308. 1942-2024 

  309. Gustavo Adolfo Becquer : 1836 - 1870 

  310. Rosalia de Castro : 1837 - 1885 

  311. Federico Garcia Lorca : 1898 - 1936 

  312. 1929-1990 

  313. Luis de Gongora : 1561 - 1627 

  314. 1875-1939 

  315. Federico Mayor : 1934 - 2024 

  316. Jean de la Croix : 1542 - 1591 

  317. Francisco de Quevedo : 1580 - 1645 

  318. Trad Michel Chandeigne 

  319. Trad Claude Esteban 

  320. Trad Jacques Ancet 

  321. Thérèse d'Avila : 1515 - 1582 

  322. 1939-2003 

  323. 1951- 

  324. Jakes Ahamendaburu : 1961 - 2022 

  325. Gabriel Aresti : 1933 - 1975 

  326. Trad Jean Haritschelhar / Mattin Larzabal 

  327. 1888-1981 

  328. Iratzeder : 1920 - 2008 

  329. Gema Lasarte : 1962 - - 

  330. Salvat Monho : 1749 - 1821 

  331. Trad Pierre Lafitte 

  332. Bernat Etxepare : Vers 1545 - - 

  333. Trad René Lafon 

  334. Arnaut Oihenarte : 1592 - 1667 

  335. Xavier Grall : 1930 - 1981 

  336. Paol Keineg : 1944 - - 

  337. Daniel Morvan : 1959 - - 

  338. Anne Albertini : 1931 - - 

  339. Marcu Biancarelli : 1968 - - 

  340. Rinatu Coti : 1944 - - 

  341. Francisco Micheli Durazz : 1956 - - 

  342. Ghjacurnu Fusina : 1940 - - 

  343. Alain Di Meglio : 1959 - - 

  344. Sonia Moretti : 1976 - - 

  345. Lucia Santucci : Vers 1950 - - 

  346. Ghjacumu Thiers : 1945 - - 

  347. Vicent Andrés Estellés : 1924 - 1993 

  348. Gemma Gorga : 1968 - - 

  349. Raymond Lulle : 1232 - 1315 

  350. Jordi de Sant Jordi : 1399 - 1424 

  351. Joan Maragall : 1860 - 1911 

  352. Ausias March : 1397 - 1459 

  353. Joan Margarit : 1938 - 2021 

  354. Francesco Parcerisas : 1944 - - 

  355. Carlos Riba : 1893 - 1959 

  356. Joan Vinyoli : 1914 - 1984 

  357. Jean Aicard : 1848 - 1921 

  358. Robert Allan : 1927 - 1998 

  359. Paul Arène : 1843 - 1896 

  360. Théodore Aubanel : 1829 - 1886 

  361. Bernard Mialet : 1956 - - 

  362. Frédéric Mistral : 1830 - 1914 

  363. Fernand Moutet : 1913 - 1993 

  364. Jorgi Reboul : 1901 - 1993 

  365. Alcman : -672 av JC - -612 av JC 

  366. Anacréon : -550 av JC - -444 av JC 

  367. Archiloque de Paros : -680 av JC - -545 av JC 

  368. Ésope : Vers -620 av JC - -564 av JC 

  369. Hésiode : Vers -775 av JC - VIIè siècle av JC 

  370. Homère : VIIIè siècle av JC - VIIIè siècle av JC 

  371. Méléagre de Gadara : -140 av JC- -60 

  372. Orphée : mythique - 

  373. Paul de Tarse : Vers -5 av JC - 67 ou 58 

  374. Pindare : -518 av JC - -438 av JC 

  375. Sappho : Vers -630 av JC - nc 

  376. Katerina Anghelaki-Rooke : 1939 - 2020 

  377. Constantin Cavafy : 1863 - 1933 

  378. Dinos Christianopoulos : 1931 - 2020 

  379. Odysseus Elytis : 1911 - 1996 

  380. Thanassis Hatzopoulos : 1961 - - 

  381. Viiè-Viè siècle av JC 

  382. Zoé Karèlli : 1901 - 1998 

  383. Nikos Karouzos : 1926 - 1990 

  384. Yorgos Markopoulos : 1951 - - 

  385. Trad [Francescu-Micheli 

  386. Pantelis Michanikos : 1926 - 1979 

  387. Athina Papadaki : 1945 - - 

  388. Stratis Pascalis : 1958 - - 

  389. Titos Patrikios : 1928 - - 

  390. Trad Amador Calvo i Ramo 

  391. Georges Séféris : 1900 - 1971 

  392. Trad Xoxox 

  393. Herman Hendrik ter Balkt : 1938 - 2015 

  394. Bernlef : 1937 - 2012 

  395. Willem Bilderdijk : 1756 - 1831 

  396. Anneke Brassinga : 1948 - 2021 

  397. Trad Oriol Bohigas. Amadeu J. Soberanas et Noemí Espinàs 

  398. Rutger Kopland : 1934 - 2012 

  399. Gerrit Kouwenaar : 1923 - 2014 

  400. Lucebert : 1924 - 1994 

  401. Philippe de Marnix : 1538 - 1598 

  402. Hanny Michaelis : 1922 - 2007 

  403. Hans Tentije : 1944 - 2020 

  404. Riekus Waskowski : 1914 - 1984 

  405. Endre Ady : 1877 - 1919 

  406. Janos Arany : 1817 - 1882 

  407. Jenő Dsida : 1907 - 1938 

  408. Gyula Illyés : 1902 - 1983 

  409. Attila József : 1905 - 1937 

  410. Sandor Kanyadi : 1929 - 2018 

  411. Lajos Kassak : 1887 - 1967 

  412. Sandor Petofi : 1823 - 1849 

  413. János Pilinszky : 1921 - 1981 

  414. Hélène Vacaresco : 1864 - 1947 

  415. Sándor Weöres : 1913 - 1989 

  416. Gabriele d'Annunzio : 1863 - 1938 

  417. 1975- Trad Gabriel Grossi 

  418. Dante Alighieri : 1265 - 1321 

  419. François d'Assise : 1181 - 1226 

  420. Giacomo da Lentini ; 1210-1260 

  421. Giacomo Leopardi : 1798 - 1837 

  422. Trad Marie-Laure Coulmin Koutsaftis 

  423. 1975- Trad Yannick Gouchan et Riccardo Donati 

  424. 1957- Trad Francis Catalano 

  425. Michelangelo Buonarroti : 1475 - 1564 

  426. Pier Paolo Pasolini : 1922-1975 

  427. Trad José Guidi 

  428. Trad René de Ceccatty 

  429. Cesare Pavese : 1908 - 1950 

  430. Francesco Pétrarque : 1304 - 1374 

  431. Luigi Pirandello : 1867 - 1936 

  432. Umberto Saba : 1883 - 1957 

  433. Giovan Battista Strozzi : 1504 - 1571 

  434. 1980- Trad Alain Bourdy 

  435. Catulle : -84 av JC - -54 av JC 

  436. Horace : -65 av JC - -8 av JC 

  437. Juvénal : . 55 - 127 

  438. Martial : . 40 - 104 

  439. Ovide : -43 av JC - 18 

  440. Virgile : -70 av JC - -19 av JC 

  441. Jan Kochanowski : 1530 - 1584 

  442. Adam Mickiewicz : 1798 - 1855 

  443. Czeslaw Milosz : 1911 - 2004 

  444. Oscar Vladislas de Lubicz Milosz : 1877 - 1939 

  445. Julian-Urszyn Niemcewicz : 1758 - 1841 

  446. Cyprian-Kamil Norwid : 1821 - 1883 

  447. Wyslawa Szymborska : 1923 - 2012 

  448. Eugenio de Andréade 1923-2005 

  449. Trad Michel Chandeigne 

  450. Al Berto 1948- Trad GY 

  451. Luis de Camoès : 1525 -- 1580 

  452. Gastão Cruz Trad Michelle Giudicelli 

  453. Nuno Júdice 1949 -- 2024 Trad Michel Chandeigne 

  454. Fernando Pessoa : 1888 - 1935 

  455. Trad Armand Guibert 

  456. Trad Armand Guibert 

  457. Trad Bernard Sesé 

  458. 1924-2013 

  459. Anna Akhmatova : 1889 -- 1966 

  460. Alexandre Blok : 1880 - 1921 

  461. Joseph Brodsky : 1940 - 1996 

  462. 1743-1816 rus 

  463. Sergueï Essénine : 1895 - 1925 

  464. Maxime Gorki : 1868 - 1936 

  465. Mikhaïl Lermontov : 1814 - 1841 

  466. Vladimir Maïakovski : 1893 - 1930 

  467. Ossip Mandelstam : 1891 - 1938 

  468. Vladimir Nabokov : 1899 - 1977 

  469. Nicolas Nékrassov : 1821 - 1878 

  470. Boris Pasternak : 1890 - 1960 

  471. Jacques Polonski : 1819 - 1898 

  472. Alexandre Pouchkine : 1799 - 1837 

  473. Fiodor Tiouttchev : 1803 - 1873 

  474. Ivan Tourgueniev : 1818 - 1883 

  475. Enrico Costa : 1841 - 1909 

  476. Remundo Piras : 1905 - 1978 

  477. Emil Aarestrup : 1800 - 1856 

  478. Hans Christian Andersen : 1805 - 1875 

  479. Herman Bang : 1857 - 1912 

  480. Thorkild Bjørnvig : 1918 - 2004 

  481. Steen Steensen Blicher : 1782 - 1848 

  482. Sophus Claussen : 1865 - 1931 

  483. Inger Christensen : 1935 - 2009 

  484. Tove Ditlevsen : 1917 - 1976 

  485. Tom Kristensen : 1893 - 1974 

  486. Nis Petersen : 1897 - 1943 

  487. Ole Sarvig : 1921 - 1981 

  488. Frans Mikael Franzén : 1772 - 1847 

  489. Uuno Kailas : 1901 - 1933 

  490. Aleksis Kivi : 1834 - 1872 

  491. Veikko Antero Koskenniemi : 1885 - 1962 

  492. Eino Leino : 1878 - 1926 

  493. Elias Lönnrot : 1802 - 1884 

  494. Johan Ludvig Runeberg : 1804 - 1877 

  495. Pentti Saarista : 1941 - 2024 

  496. Zacharias Topelius : 1818 - 1898 

  497. Josef Julius Wecksell : 1838 - 1907 

  498. Stefán Hörður Grimsson : 1919 - 2002 

  499. Hulda : 1881 - 1946 

  500. Matthías Johannessen : 1930 - 2024 

  501. 1885-1962 Trad Josef Kwaverko Robert Mélénçon 

  502. D. Stefansonn : 1887 - 1957 

  503. Bjarni Thórarensen : 1786 - 1841 

  504. Ivar Aasen : 1813 - 1896 

  505. Olaf Aukrust : 1883 - 1929 

  506. Bjørnstjerne Bjørnson : 1832 - 1910 

  507. Claes Gill : 1910 - 1973 

  508. Nordahl Grieg : 1902 - 1943 

  509. Inger Hagerup : 1905 - 1985 

  510. Olav Håkonson Hauge : 1908 - 1994 

  511. Knut Hamsun : 1859 - 1952 

  512. Henrik Ibsen : 1828 - 1906 

  513. Jorgen Moe : 1813 - 1882 

  514. Rudolf Nilsen : 1901 - 1929 

  515. Arnulf Øverland : 1889 - 1968 

  516. Tarjei Vesaas : 1897 - 1970 

  517. Johan Sebastian Welhaven : 1807 - 1873 

  518. Henrik Wergeland : 1808 - 1845 

  519. Carl Michael Bellman : 1740 - 1795 

  520. Bo Bergman : 1869 - 1967 

  521. Karin Boye : 1900 - 1941 

  522. Stig Dagerman : 1923 - 1954 

  523. Olof von Dalin : 1708 - 1763 

  524. Gunnar Ekelöf : 1907 - 1968 

  525. Vilhelm Ekelund : 1880 - 1949 

  526. Gustav Fröding : 1860 - 1911 

  527. Ola Hansson : 1860 - 1925 

  528. Erik-Axel Karlfeldt : 1864 - 1931 

  529. Johan Henrik Kellgren : 1751 - 1795 

  530. Pär Lagerkvist : 1891 - 1974 

  531. Artur Lundkvist : 1906 - 1991 

  532. Harry Martinson : 1904 - 1978 

  533. Hedvig Charlotta Nordenflycht : 1718 - 1763 

  534. Carl Snoilsky : 1841 - 1903 

  535. Édith Södergran : 1892 - 1923 

  536. August Strindberg : 1849 - 1912 

  537. Esaias Tegnér : 1782 - 1846 

  538. Tomas Tranströmer : 1931 - 2015 

  539. Jana Benova : 1974 - - 

  540. Stanislava Chrobakova Repar : 1960 - - 

  541. Robert Gal : 1968 - - 

  542. Mila Haugova : 1942 - - 

  543. Pavol Orszagh Hviezdoslav : 1849 - 1921 

  544. Rodolphe Jurolek : 1956 - - 

  545. Jozef Urban : 1964 - 1999 

  546. Henri-Frédéric Amiel : 1821 - 1881 

  547. Yari Bernasconi : 1982 - - 

  548. Hermann Burger : 1942 - 1989 

  549. Erika Burkart : 1922 - 2010 

  550. Blaise Cendrars : 1887 - 1961 

  551. Alice de Chambrier : 1861 - 1882 

  552. Maurice Chappaz : 1916 - 2009 

  553. Jacques Chessex : 1934 - 2009 

  554. Albert Cohen : 1895 - 1981 

  555. Arthur Cravan : 1887 - 1918 

  556. Jacques Davy du Perron : 1556 - 1618 

  557. Louis Duchosal : 1862 - 1932 

  558. Friedrich Durrenmatt : 1921 - 1954 

  559. Francis Giauque : 1934 - 1984 

  560. Fernando Grignola : 1932 - 2022 

  561. 1861-1882 Trad Caroline Chevallier 

  562. Georges Haldas : 1917 - 2010 

  563. Markus Hediger : 1959 - - 

  564. Hermann Hesse : 1877 - 1962 

  565. Philippe Jacottet : 1925 - 2021 

  566. Pietro de Marchi : 1958 - - 

  567. Narcisse : 1967 - - 

  568. Anne Perrier : 1922 - 2017 

  569. Édouard Tavan : 1842 - 1919 

  570. Robert Walser : 1878 - 1956 

  571. Ivan Blatny : 1919 - 1990 

  572. Frantisek Ladislav Celakovski : 1799 - 1852 

  573. Jana Cerna : 1928 - 1981 

  574. Karol Jaromir Erben : 1811 - 1870 

  575. Zbynèk Hejda : 1930 - 2013 

  576. Vladimir Holan : 1905 - 1980 

  577. 1878-1956 Trad Jacques Outin 

  578. Karel Hynek Macha : 1810 - 1836 

  579. 1883-1924 Trad : Robert Kahn 

  580. Bohuslav Reynek : 1892 - 1971 

  581. Jaroslav Seifert : 1901 - 1986 

  582. Jan Skácel : 1922 - 1989 

  583. Károly Bari : 1952 - - 

  584. Jenuz Duka : Vers 1970 - - 

  585. Jean-Marie Kerwich : 1952 - - 

  586. Gusztav Nagy : 1953 - - 

  587. Jovan Nicolić : 1955 - - 

  588. Alexandre Romanès : 1951 - 

  589. Ceija Stojka : 1933 - 

  590. Nedeljko Terzić : 1949 - - 

  591. Taras Chevtchenko : 1814 - 1861 

  592. Ivan Pidkova : 1533 - 1578 

  593. Leonid Kisselev : 1946 - 1968 

  594. Dmitri Sadovnikov : 1847 - 1883 

  595. Vasyl Stus : 1938 - 1985 

  596. Nikolaï Touroveroff : 1899 - 1972 

  597. Lyuba Yakimchuk : 1985 - - 

  598. Rivka Basman : 1925 - 2023 

  599. Marc Chagall : 1887 - 1985 

  600. Hirsh Glik : 1922 - 1944 

  601. Malka Heifetz-Tuzman : 1896 - 1987 

  602. Itzhac Katzenelson : 1886 - 1944 

  603. Rachel Korn : 1898 - 1982 

  604. Itsik Manguer : 1901 - 1969 

  605. Kadia Molodowski : 1894 - 1965 

  606. Itzhak-Leibush Peretz : 1852 - 1915 

  607. Joseph Rolnik : 1879 - 1955 

  608. Eliezer Steinbarg : 1880 - 1932 

  609. Aba Stoltzenberg : 1905 - 1987 

  610. Avrom Sutzkever : 1913 - 2010 

  611. Myriam Ulinover : 1890 - 1944 

  612. Moshe Waldman : 1911 - 1996 

  613. Rajzla Żychlińska : 1910 - 1983 

  614. 1908-1987 

  615. Herschel Zynoberg : 1917 - 1999